Hegel, qui fait de la philosophie la science spéculative par excellence, pose que: « Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui réel est rationnel ». (texte) Avec pareille formule, ce qui tombe en dehors de la raison est de l’ordre de l’inexistant, de l’illusoire, ou du superflu. Il est dans la logique du rationalisme dogmatique de choisir le parti de chasser l’irrationnel en dehors de la réalité et de refuser de lui reconnaître une réalité, de n’accorder de pleine et entière réalité, qu’à ce que la Raison peut expliquer. Le rationnel, c’est tout ce qui a été expliqué ou maîtrisé par la raison qui se voit alors charger de la tâche de pourchasser l’irrationalité. De ce point de vue, l’irrationnel n’est que le fantôme de l’ignorance humaine.
Pascal nous présente un point de vue très différent. Pascal en effet, est à la fois un des esprits scientifiques les plus brillants de son temps, mais il est aussi doublé d’un mystique. Dans les Pensées il nous dit que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela ».Accepter qu’il puisse y avoir de l’irrationnel, c’est être rationnel. Il est rationnel de reconnaître les limites de la raison. Cette position s’allie aisément avec la foi. Les vérités de la foi sont supérieures à celles de la raison.
Y a-t-il à une contradiction ? La question est:donc : jusqu'à quel point la raison a-t-elle à s’occuper de l’irrationnel ?
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Poser un savoir comme rationnel demande immédiatement que l'on fournisse une définition de l’irrationnel : ce sont des termes qui duels. Il est d’usage, dans l’attitude naturelle, d’aller d’un contraire à l’autre, ici de penser en terme de rationnel/irrationnel, dans la logique de la dualité. Comment comprendre cette opposition ? (texte)
Une solution commode consiste à poser que le rationnel, c’est ce qui a le privilège d'une reconnaissance par le savoir scientifique, l’irrationnel marque le domaine de la pensée préscientifique. L’interprétation courante que l’on donne de la représentation scientifique marque une rupture, par rapport à une pensée dite préscientifique. Si la science progresse, c’est en gagnant du terrain contre son contraire, l'irrationnel. La rationalité scientifique se définit comme une conquête contre l’irrationnel, dont relève les formes de savoir qui n’ont pas encore reçu une formulation positive (= scientifique au sens d’Auguste Comte).
Tel est le débat inauguré par les Lumières, du combat de la Science, contre l'ignorance, mais réactualisé sous la forme d'un combat contre l'irrationnel. 1) sur le plan de son modèle, comme paradigme mécaniste d’explication de la Nature, contre les interprétations animistes de la Nature, l’anthropomorphisme et le finalisme etc. 2) sur le plan idéologique, pour faire valoir les acquisitions du savoir objectif dont la vocation est l’universalité contre tout ce qui n’en n’est pas. Et la liste est large : l’obscurantisme, sagesses traditionnelles, philosophies subjectives, superstitions, croyances religieuses, pseudo-sciences, ( celles qui usurpent le titre de science cf. la psychanalyse, le marxisme selon K. Popper), contre ce que les ultra rationalistes ont appelés les pata-sciences comme l’alchimie, l’astrologie, numérologie, iridologie, chiromancie etc. Contre aussi les médecines parallèles (acupuncture, homéopathie, médecine indienne et chinoise, sagesses traditionnelles etc.)
---------------Cependant, une critique ne suffit pas, il faut encore positivement exprimer l’idéal scientifique de la rationalité que l’on revendique.
La science, depuis ses débuts, afin de se développer, a dû expliciter,
démontrer et enseigner des paradigmes explicatifs. Elle a aussi dû combattre l’irrationnel en donnant des figures exemplaires de son idéal, montrer ce qu’est le scientifique et ce dont il est capable et en quoi il se démarque du non-scientifique.
C’est aux historiens des sciences qu’il incombe de repérer les prémices de la science, de raconter et d'expliquer comment la pensée scientifique s’est formée, en s’émancipant des représentations irrationnelles qui ont pu la précéder, celles de la religion, des représentations anciennes. Ainsi souligne-t-on, par exemple, chez Roger Bacon, au Moyen-âge, le mérite d’avoir été un des premiers génies scientifiques de la modernité. Il aurait été le précurseur de la méthode expérimentale, le premier grand savant du Moyen Age. Il est d’usage de souligner chez lui la dénonciation de la magie pour sa nullité, son combat contre l’obscurantisme de son temps. Telle est l’interprétation orthodoxe qui est donnée de Bacon. Mais si on lit ses textes eux-mêmes, on y trouve pourtant tout autre chose. Il y a chez Bacon une moisson énorme d’écrits qui ferait hurler notre rationalité contemporaine ! Il évoque par exemple des remèdes que les sages d’Ethiopie font avec les dragons pour lutter contre les maux de la vieillesses ! Il dénonce certes la magie, mais fait nettement l’éloge de l’astrologie et de l’occultisme ! (texte)
Autre exemple :
Giordano Bruno, parce qu’il a soutenu que l’espace et l’univers sont infinis et qu’il existe une infinité de mondes analogues au nôtre, a été rangé dans l’avant-garde de la science moderne. Il est devenu aussi la figure exemplaire du martyr de la science. Son côté iconoclaste séduit. Il a été brûlé pour avoir contesté plusieurs
dogmes de l’Église, en particulier parce qu’il avait affirmer l’infinité de l’univers,
et qu'il admettait la réincarnation. Le mythe du martyr de la science est né avec lui. Il est facile de projeter sur lui un concept du scientifique moderne, en ne retenant que ce qui cadre avec notre interprétation actuelle, de ce que doit être la rationalité scientifique. Mais quand on lit ses textes, que découvre-t-on ? C’est avant tout un philosophe de la Nature, qui entre mal dans le schéma de la représentation mécaniste de la science moderne. Il ne semble même pas avoir compris les travaux de Copernic. Il ne croit pas aux mathématiques. Il est dans son orientation très loin de l’idéal scientifique moderne. C’est plutôt un
philosophe de la Nature mû par un enthousiasme mystique. C’est d’ailleurs ce qui a séduit les Romantiques. Il
révère l’âme des astres et toute son
œuvre est empreinte d’une vision lyrique d’une finalisme très éloigné du mécanisme. Giordano Bruno est l’exemple de ce que la religiosité cosmique constitue un ressort puissant de la recherche scientifique. Ce n’est pas vraiment un scientifique au sens que l’on donne à ce mot aujourd’hui.
Newton passe pour une sorte de Père fondateur de la Science moderne. Il est connu pour ses Principes mathématiques d’une philosophie de la Nature et la célèbre théorie de l’attraction gravitationnelle. C’est à lui que l’on se réfère pour dire que le savant ne doit pas « feindre d’hypothèse », mais seulement observer, induire les hypothèse de l’observation. La forme géométrique de sa présentation des Principes est aussi un modèle que l’on admire pour son application rigoureuse de l’idéal de la
mathésis universalis.. Newton est non seulement une autorité, mais il devenu un mythe de la science moderne. Au point que la majorité des historiens font l’impasse sur le reste de son
œuvre et en gomme les aspects les moins orthodoxes. Ce n’est qu’à demi-mot que l’on dit que Newton s’est « un peu » intéressé à l’alchimie et qu’il faisait aussi de la théologie. Mais ce « peu » est énorme ! Newton a beaucoup écrit sur l’alchimie, plus encore que sur la théologie. Il connaissait très bien les alchimistes du Moyen-Age. Une historienne, Betty Dobbs précise : « Newton avait lu les alchimistes grecs, les alchimistes arabes, les alchimistes de l’Occident latin médiéval, de la Renaissance et de sa propre époque ». Il a même été chercher confirmation de ses propres vues dans la philosophie de
Pythagore et sa mystique des nombres. Étrange scientifique que ce Newton !
Mais il y a encore plus curieux dans la réception du travail scientifique de Newton. Comment a-t-il été considéré par ses pairs ? Newton inventait en fait un nouveau paradigme au sein de l’explication mécaniste de l’univers, le
paradigme de électro-magnétisme. Et c’est le modèle scientifique qui a été critiqué par le mécanisme néo-cartésien. Ce qui a choqué les
cartésiens, c’est l’obscurité de la notion nouvelle de force et l’idée d’une « action à distance » et non par contact. La théorie de la gravitation s’est heurtée a des résistances considérables quand elle est apparue, de la part les tenant du
paradigme mécaniste issu de Descartes. Leibniz lui reproche d’avoir dans l’idée d’attraction universelle, introduit une « qualité occulte ». Selon le mécanisme en effet, la causalité suppose un contact. C’est ce qui permet de comprendre clairement une relation linéaire de cause à effet. Une boule de billard cogne une autre boule et se trouve projetée mécaniquement. Comment admettre que deux masses puissent s’attirer « à distance » ? « Recourir à une force occulte, s’était aux yeux des partisans de Descartes une monstruosité épistémologique qui caractérisait les pires formes de la métaphysique ou de la magie ». Le
comble en l’affaire, c’est que Descartes avait pourtant proposé une « théorie des tourbillons » pour rendre compte des mouvements dans la nature sans recourir à l’action par contact ! Et Newton y était vigoureusement opposé ! ! Qu’est-ce que donc en définitive que la
force pour Newton ? Un concept scientifique ? Non. Pas du tout! Il n’hésite pas à parler d’un « esprit très subtil. Qui circule à travers les corps grossiers », grâce auquel les particules de matière s’attirent lorsqu’elles sont éloignées les unes des autres, esprit qu’il applique aussi à l’explication des phénomènes optiques. Ce fameux « esprit » n’est
pas un flux de particules matérielles, car Newton refusait d’admettre, comme Descartes, que la nature soit seulement composé de matière et de mouvement. Comment expliquer alors son attachement au concept de force et son rejet du mécanisme cartésien ? La force a pour Newton un aspect nettement
psychique. Newton voulait en fait sauvegarder certaines des intuitions des alchimistes et leur donner une forme nouvelle. Loin de vouloir rompre avec l’alchimie, il y cherchait une
confirmation des ses propres vues. Il se faisait délibérément de la notion de force une idée qui pour nous semble très irrationnelle.
Nous pourrions trouver quantité d’autres exemples du même genre, mais le cas Newton nous montre bien qu’il est illusoire de vouloir opposer la rationalité scientifique à une interprétation préscientifique, animiste de la Nature. Ce n’est même pas une question d’histoire. A-t-on jamais rencontré ici-bas un « pur » scientifique ? « Le » scientifique délivré de la représentation pré-scientifique n’est-il pas un être de raison ? (texte)
La coupure n’existe pas entre un âge préscientifique/ âge scientifique, elle est verticale et non temporelle, l'idée même de coupure est une fiction. La rationalité scientifique plonge de tout temps ses racines dans l’irrationnel. Selon un aveu des ultra-rationalistes, la rose pousse sur le fumier. Le lotus pousse dans la vase, sans la vase il ne pourrait même pas pousser ! Il ne faut pas se laisser abuser par la rigueur trompeuse des Principia mathematica philosophiae naturalis. Cette présentation peut laisser penser que Newton avait conduit une œuvre objective et rationnelle, mais ce n’est là qu’une méthode d’exposition. Selon les historiens contemporains, même ses expérimentations ne lui ont peut-être pas servi à faire des découvertes, mais seulement à vérifier ce qu’il savait déjà.
Il serait très facile de multiplier les exemples, jusque chez les scientifiques les plus récents. On n’aura aucun mal à montrer comment une intuition, dite "scientifique", qui a trouvé sa mise en forme rationnelle, a pu être puisée dans des influences « irrationnelles ». L’erreur est ici de croire que la science est de part en part rationnelle. Non seulement on ne peut pas opposer strictement le rationnel et l’irrationnel, mais le rationnel naît sur le terrain de l’irrationnel. Sans l’alchimie, il n’y aurait pas eu de chimie, sans l’astrologie, il n’y aurait pas eu d’astronomie, sans les sciences « occultes », il n’y aurait pas eu de science « positive ». Seul le puritanisme rationaliste peut encore croire que la science est purement rationnelle, or tabler sur cette croyance, c’est prendre une position idéologique.
Quelles sont les justifications d’une position idéologique en matière de rationalité ? On peut toujours soutenir une position idéologique de la rationalité, ne serait ce que pour livrer combat contre l’obscurantisme galopant ! Il peut y avoir dans ce débat deux attitudes doctrinales extrêmes :
1) celle du dogmatisme rationaliste.
Le dogmatisme rationaliste prend le parti de la raison comme on s’engage en religion. Hors de la raison, point de salut !
En d’autres termes, il fait du combat de la raison un enjeu
idéologique. Ce n’est pas une position nouvelle. C’est un thème constant depuis
l’aube de la modernité. L’attachement à la méthode cartésienne nous a appris à
n’accorder de valeur qu’aux idées claires et distinctes et à nous méfier des idées obscures. Mais comment définir "l'obscur" sans faire intervenir un changement de paradigme? Depuis les Lumières, on a souvent présenté les théories obscures, comme ce qui tombait hors de la rationalité. Newton a été considéré comme un auteur obscur. Einstein aussi. Ce langage du rationalisme militant prend un tour éminemment idéologique quand le rationaliste se voit comme investi d’une mission : dresser un rempart pour protéger
la science et repousser les hordes barbares de l’irrationnel et de ses formes ! Il faut conserver le terrain conquis par la science dans la culture occidentale.
(texte)
---------------Paul Feyerabend n’a ainsi aucune difficulté à montrer à quels enjeux conduisent les luttes idéologiques. Il explique que le
colonialisme s’est donné cette justification, quand il s’agissait d’éduquer les peuples en montrant les mérites d’une civilisation fondée sur la
raison chez les "sauvages" », les "« peuples primitifs" », les "« barbares". Curieusement, l’activité missionnaire chargée de convertir les païens à la religion catholique, a coïncidé avec la mission consistant à répandre les lueurs de la
science sur des peuples "«encore dans l'enfance de la raison". Or, simultanément, les deux entreprises se conjuguent pour détruire la validité des cultures traditionnelles condamnées pour leur "« animistes", pour leur « paganisme », ou pour leur « polythéisme » etc. C’est cette impérialisme de la raison que
Feyerabend
(texte) dénonce dans Adieu la Raison.
La rationalité scientifique est une vision du monde, et non pas la seule possible. Qu’elle ait assuré son empire sur le savoir en Occident, puis sur la Terre entière ne prouve aucunement qu’elle soit la seule forme de culture ou de savoir. Elle n’a pas non plus montrée qu’elle était la meilleure forme du savoir.
(texte)
De même, que penser du souci de créer une démarcation stricte, une frontière indépassable entre science et non-science ? N’est-ce pas là un combat avant tout
idéologique ? L’essentiel, c’est que la science avance, qu’importe si elle tire son inspiration de telle ou telle source ! Selon Feyerabend, toutes les idées sont bonnes, dans la mesure où elles sont fécondes. « Il n’y a pas d’idée, si ancienne et absurde soit elle, qui ne soit capable de faire progresser notre connaissance ». Paul Feyerabend prend le contre-pied du dogmatisme rationaliste pour l’anarchisme méthodologique. Toute idée peut faire fonctionner le savoir, c’est dire que sa provenance n’a même pas à être jugée.Rendons à l’esprit scientifique sa liberté ! Libérons la créativité de la recherche du carcans de la méthode, des règles imposées par les logiciens, des paradigmes établis. L’essentiel, c’est que la science garde une ouverture d’esprit et que l’on cesse d’en faire une idéologie conquérante.
2) Si, maintenant on tient à maintenir une opposition systématique vis-à-vis de « l’irrationnel », tout en se gardant bien de préciser ce qu’il faut entendre par « rationnel », si on refuse l’ouverture positive que réclame Feyerabend, il ne reste que le repli dans la posture du scepticisme critique.
La revendication de la rationalité peut se satisfaire d’une attitude purement critique, de la position du refus apposée à toute explication nouvelle. C’est une attitude largement partagée, qui amène à définir la philosophie uniquement comme démarche critique. Personne ne peut vous soupçonner de collusion avec « l’irrationnel » si vous vous en tenez systématiquement à une dénonciation critique ! Le scepticisme s’accorde aussi avec le ton de la dérision que les mass media affectionnent. Il est dans l’air du temps, puisque nous sommes bien à un temps des incertitudes. Le temps des incertitudes, c’est le temps où les sceptiques sont rois. Comme il est très difficile de dire ce sur quoi les hommes peuvent s’entendre, de formuler un canon positif précis de la rationalité, il reste que l’on peut prendre le plus petit commun dénominateur qui est l’exigence critique. En campant dans cette attitude, il est possible de dénoncer par le détail les errances de la théorie quantique, les dangers de l’écologie, les irruptions de la morale au sein de la science etc. Il est possible de définir le modèle dont s’inspire le dogmatisme rationaliste, celui de la science mécaniste, par contre, le sceptique est insaisissable. Il ne revendique rien, ou peut-être une sorte d’aristocratie du doute, le pouvoir d’exercer librement la puissance critique que recèle l’intellect. Mais qu’y gagnons-nous sur le fond ? La critique pour la critique fait-elle réellement progresser la connaissance ?
Il est dans la nature de la raison d’être une exigence de justification qui ne peut pas s’arrêter à un refus, mais se doit d’envelopper un souci d’explicitation, qui est aussi une conscience de soi. La raison est en l’homme la faculté de synthèse du savoir. La rationalité est une manière de mettre en forme le savoir de manière systématique. Un savoir est dit rationnel quand il s’ordonne dans un discours logique que la raison élabore. La rationalité scientifique ajoute une exigence de modeler le savoir sur des paradigmes, acceptés par la communauté scientifique. (exercice 3e)
1) Contrairement à ce que le dogmatisme rationaliste a pu croire, la rationalité n'a pas de contenu définitif. La raison n’énonce aucun dogme. Elle est avant tout une exigence intellectuelle. De là suit que la raison n’est pas une idéologie et aucune idéologie ne peut se prévaloir d’être « rationnelle ». L’état de nos connaissance à une époque, commande la conception que nous nous faisons du paradigme de la rationalité. Personne ne peut dans l’absolu décréter qu’une théorie, qui possède son cortège de raisons, mais semble aujourd’hui irrationnelle, ne deviendra pas demain une forme admise de la rationalité. La rationalité, comme la science, est en devenir. La notion « d’obscurité » attachée à une théorie est une notion relative et relative à la soit disant « clarté » du savoir avec lequel on la compare. Elle n’a pas de sens absolu. Pour dénoncer de l’irrationnel, il faut d’abord mettre à jour ce que nous appelons le rationnel et prendre conscience du paradigme que nous privilégions et de sa justification. (texte)
Le paradigme mécaniste n’est qu’un paradigme pour penser le réel. Son succès depuis le XVII ème siècle tient à ce qu’il s’accorde avec une interprétation matérialiste de l’existence qui recueille une adhésion facile dans nos esprits. Mais qu’adviendrait-il si nous devions effectuer une radicale remise en cause du mécanisme ? Nous perdrions les repères rationnels de la science normale que nous avons gardé depuis l’aube de la science moderne. Cela mettrait notre vision de la science en crise. Jacques Monod dans le hasard et la nécessité, Jean Pierre Changeux dans l’homme neuronal sont clairement d’obédience
mécaniste.
(texte) Ils se situe entièrement à l’intérieur du paradigme mécaniste qu’ils ne mettent pas en cause
(texte) et dans lequel ils voient un modèle de rationalité.
David Bohm, Bernard d’Espagnat,
Fridjof Capra et bien d’autres tenants de la nouvelle physique, entreprennent directement de mettre à terre le mécanisme classique. On-ils pour autant pris un parti pris irrationnel ? Qui est « rationnel » en l'affaire? Qui est irrationnel ?
A quoi sert d’ailleurs de vouloir répartir des clans opposés ? Pour suivre la logique de la dualité de l’attitude naturelle ? Qu’adviendrait si au lieu de marquer une opposition, nous marquions une continuité ? Le Réel, n’est-ce pas la totalité rationnel-irrationnel ? Dit autrement, le Réel est a-rationnel. C’est le mental qui découpe en zones distinctes, ce qui n’est pas divisé. Il est réaliste de penser que le réel déborde en richesse et complexité le formel et le rationnel. Il est rationnel d’admettre que nos modèles sont toujours limités. Il ne faut pas confondre la rationalisation et la raison. La rationalisation est la tentative de tout soumettre à une logique pour refuser ce qui ne s’y plie pas. « La rationalisation, c’est une logique close et démentielle qui croit pouvoir s’appliquer sur le réel et, quand le réel refuse de s’appliquer à cette logique, on le nie ou bien on lui met les forceps »... La raison, bien comprise, doit être ouverte. « elle reconnaît dans l’univers la présence du non-rationalisable , c'est-à-dire la part de l’inconnu et la part de mystère ». E. Morin, Science avec conscience.
2) Laisser la porte ouverte à l’inconnu est humilité de la raison. Il importe surtout d’éviter de tout mettre dans le même sac et sur le même plan. Comme le montre très bien S. Aurobindo, : l’irrationnel enveloppe :
L’infra-rationnel, ce qui se situe en dessous de toute raison. Si la raison est une faculté de synthèse capable d’ordonner notre vison du monde, la déraison se manifeste comme un discours sans ordre, qui ne peut plus se justifier, qui reste dans la confusion ou le délire. C’est par exemple ce qui relève de l’instinctif, de l’habitude mécanique, de la démence, des pulsions, de la bestialité, des formes les plus obscures du vital. C’est cet aspect de l’irrationnel qui nous inquiète quand nous voyons quelqu’un que l’on croyait équilibré, mesuré, rationnel dans sa vie, comme il l‘était dans ses actes ou dans ses écrits, tuer sa femme ou se tue lui-même dans un accès de colère ou de folie. Il y a des actes si incontrôlables et dépourvus de justifications qui nous paraissent incompréhensible. Il y a dans les tendances inconscientes une obscurité qui effraie, un gouffre qui semble parfois s’ouvrir sur les abîmes du mal ou du délire, du non-sens et de l’absurdité. Nous ne pouvons pas nous cacher ,que nos émotions parfois éclatent et que nous perdons notre contrôle. Dans la psychanalyse, l’infra-rationnel se situe dans l’inconscient ,que Freud appelle le ça, dans lequel il trouve la pulsion de mort. C’est aussi la face obscure de l’humain que l’on porte en soi-même. C’est aussi à une attirance pour l’infra-rationnel que l’on peut repérer quand on voit proliférer une curiosité pour l’occultisme des tables tournantes, des esprits frappeurs, de la magie noire, de la possession et des rituels obscurs etc.
---------------Le
supra-rationnel, ce qui se situe au dessus de la raison. C’est exactement ce que veut dire Pascal dans les Pensées.
Admettre qu’il y a une réalité au-dessus de la raison, ce n’est pas aller contre la raison.
Il y a dans l’inspiration artistique un mystère que l’on ne peut pas ramener simplement à une production rationnelle. Là où un artiste est le meilleur, c’est aussi là où il semble toucher un plan presque surhumain d’harmonie, un ordre qui dépasse les constructions rigides de la raison. Dans ce qu’il a de plus élevé, l’art n’est pas « rationnel », ce qui ne veut pas dire qu’il soit pour autant bestial. Dans l’ordre de la mystique, ou de l’expérience spirituelles il y a aussi une forme d’expérience que l’on ne peut ni ramener à un ordre rationnel, ni réduire à un sous-produit de tendances inconscientes. L’artiste tire ici-bas, par la puissance de son imagination, des formes que la raison ne peut produire. L’expérience spirituelle se situe à la frontière du dicible, au contact de ce qui semble dépasser le mental. S. Aurobindo dit le surmental.
Ce qui est ne se laisse pas facilement découper en catégories tranchées et les choses sont souvent mêlées. Les œuvres poétiques par exemple contiennent une inspiration qui peut osciller entre les deux sources, ou, dans un certain académisme de la forme, relever d’une mise en forme très rationnelle. On en dira autant de toute production humaine, des actes humains et même de nos pensées. Qui peut prétendre posséder sur ses pensées un empire rationnel qui soit constant ? Chaque nuit, quand nous dormons, notre pensée est livrée à elle-même et aux folies irrationnelles du rêve. Même si nous revêtons de rationalisations nos décisions, elles peuvent fort bien en même temps être une poussée d’un irrépressible désir, contre toute raison.
* *
*
Il y a une sagesse de l’incertain qui commande retenue et ouverture, retenue devant ce que l’on ignore, sans la crédulité, ouverture devant le possible qui excède toujours ce que nous pouvons en connaître. Il est délirant de prétendre de croire enfermer la réalité dans un système quel qu’il soit. Aucun système conceptuel ne peut enfermer la réalité dans toute sa complexité. Il est aussi délirant de faire fi de toute raison au point de renoncer à la tâche de comprendre, pour ne faire que croire. La foi aveugle sans la raison est le péril de l’intelligence.
L’intelligence consciente d’elle-même se tient entre des extrêmes. Ce qui la concerne vraiment c’est le désir constant de comprendre et le refus de s’en tenir à des explications toutes faites. L’intelligence est pleinement éveillée quand elle a le souci d’une vision pénétrante du réel. Sa tâche est avant tout de déceler les illusions et d’y mettre fin. Mais il faut garder mesure et ouverture, la complexité du réel est un défi qui laisse place à un étonnement renouvelé. Pouvoir s’étonner, c’est laisser ouverte notre curiosité pour apprendre, c’est laisser la porte ouverte à l’Inconnu.
* *
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Questions:
1. Ne faut-il pas reconnaître que la notion d’irrationnel est historique et idéologique ?
2. Peut-on se faire une idée précise de l’irrationnel ou est-ce en soit contradictoire ?
3. N’y a-t-il pas un facteur irrationnel important dans les découvertes scientifiques ?
4. Sous quelles formes l’irrationnel apparaît-il dans le processus d’invention scientifique ?
5. A quoi se résume la critique de la raison de Feyerabend ?
6. Dire que la raison ne peut pas tout appréhender, n’est-ce pas avouer en définitive qu’il y a une intelligence qui passe notre intellect ?
7. Dire que le réel est a-rationnel est différent que de prétendre que le réel est irrationnel. Où se situe la différence ?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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