Leçon 82.   La féminité entre nature et culture      

Arrêtons-nous sur une application de la dualité nature/culture. Le monde postmoderne a fait de la femme un objet. C’est la femme-objet que voyons sur nos magazines, c’est la femme-objet qui sert à attiser la convoitise, à vendre, qui permet d’imposer des stéréotypes, de former un idéal esthétique au service de la publicité. La femme-objet est une représentation, une image omniprésente, comme peut être omniprésente la sollicitation de la sexualité dans notre culture. L’un ne va pas sans l’autre. Sommes nous pour autant mieux au fait de ce que peut être la féminité parce que l’image de la femme est partout ? On peut craindre que non. L’image de la femme de la postmodernité n’est qu’une image, ce n’est pas l’essence de la féminité ; ce qu’une culture comme la nôtre en a fait, ce qui est très différent. Mais peut-on parler d’une « nature » de la femme indépendamment de sa représentation dans une culture ?

Bien sûr, il y a eu la révolte du féminisme, la sainte colère contre les valeurs traditionnelles de la femme-à-donner-du-plaisir, de la femme-au-fourneau, de la femme-à-faire-des-enfants, de la femme-artifice de la publicité etc. Mais le féminisme, dans son combat, n’est-il pas souvent passé d’un extrême à l’autre ? A en croire certains textes, devenir une femme, ce serait au fond faire comme les hommes et cela sur tous les fronts. Une femme, pour être femme doit-elle devenir un homme ? C’est absurde. On ne définit pas une essence en opposition avec une autre, on la définit par elle-même. Avons-nous dans notre culture un problème d’identité sexuelle liée à la féminité ?

La question classique est celle-ci: la féminité est-elle un artifice de culture, ou une différenciation de nature ?

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A. Nature féminine et corps féminin

    Par nature, on entend – dans un contexte traditionnel – ce qui constitue les caractères propres d’une existence donnée, et ce qui oriente en quelque sorte son devenir. Il est dans la nature du feu de brûler. Il est dans la nature du gland de devenir un chêne et certainement pas un abricotier, il est dans la nature du bouton de rose devenir une rose et pas un lilas, ou un tournesol. La nature contient en germe les virtualités qui sont appelées à se réaliser, conformément à la Nature, conformément aux lois de la Nature, lois non humaines qui déterminent le devenir d'une chose naturelle. Aristote dirait que le petit écureuil contient en puissance (R) l’écureuil adulte et que la croissance ne fera que réaliser son Idée, l’Idée d’écureuil. Il ne peut faire autrement que de réaliser sa nature. Quand il devient adulte, il a réalisé en acte, ce qui était en lui en puissance.

   --------------- 1) Il ne vient pas à Aristote l’idée que l’homme pourrait faire exception à la règle, car lui aussi fait partie de la Nature. Cependant ici, Aristote pense bien évidemment au genre humain et non à la nature masculine. Cependant, nous serions en droit de parler aussi d’une nature de la femme qui est encore en puissance dans la petite fille, puis qui s’éveille quand elle devient jeune fille et que naturellement, elle devient femme, sans qu’intervienne autre chose qu’un processus naturel par lequel se réalisent ses potentialités féminines. Les potentialités de l’Idée de la femme s’ouvrent et se déploient comme le bouton de rose à un moment devient rose, sans que cela fasse mystère. La jeune fille devient femme et découvre ce qu’elle est, s’en étonne elle-même, car elle est devenue femme.

    J’entends d’ici l’orage des objections gronder ! Ce n'est pas du tout de cette manière que nous pensons aujourd'hui la féminité. 

    a) Première raison : ce type d’analyse ferait hurler les tenants du culturalisme !) Comment ! ! On ne naît pas femme on le devient (c’est Simone de Beauvoir qui le dit dans Le Deuxième sexe). Et puis, l’idée de « femme », c’est un concept culturel, au même tire que, la politesse, les croyances et le langage, un concept culturel parmi d’autres, un conceptMagritte La femme relatif, donc variable d’une culture à l’autre. Artifice de culture. Un point c’est tout.

b) Il y a une seconde raison, plus large, qui nous permet, à nous autres modernes, de refuser le concept de nature. L’idée de nature d’une chose participe d’une représentation de la Nature qui est typiquement celle du paradigme finaliste, paradigme qui n’a plus court dans notre paysage intellectuel depuis des lustres. Pour nous autres modernes, la Nature est pensable d’abord selon le paradigme mécaniste, elle est d’abord et avant tout une vaste machine, régie par des lois physiques, des mécanismes que la science explique. La « nature » d’une chose, cela ne veut rien dire de précis dans ce contexte, il y a bien des propriétés biologiques, des propriétés physiques, des éléments, mais une « nature » ? C’est quoi ? C’est un terme vague pour nous, un terme qui enveloppe une sorte d’animisme primitif. La nature d’une chose, c’est un peu comme cet « esprit » que le « primitif » voit dans le vent, dans l’eau, dans l’antilope. Ce n’est pas objectivable, ce n’est pas très "scientifique". Nous avons été formé dans une science fondée sur un paradigme mécaniste, et dans ce modèle, il n’y a pas de place pour l’idée de « nature d’une chose ».

    c) L’implication concrète en est que, lorsque nous nous interrogeons sur la nature de l’homme, nous ne pouvons que la ramener à ce qui est objectivable, nous la réduisons immédiatement à son corps, à sa biologie. Le corps est le support de ce qui est inné, ce qui est naturel - et tout le reste, c’est de l’acquisce qui est culturel -. Dès lors, dans la logique même du paradigme mécaniste, il ne saurait y avoir un inné spirituel, une nature spirituelle, l’inné, c’est de l’organique. Nous nous glorifions d’avoir entièrement inventé l’homme comme être de culture, un être qui ne doit plus rien à la nature, rien à part ce corps-objet, somme de mécanismes biologiques. Il nous est donc par là même impossible de parler d’une « nature » de la femme. La femme, c’est une invention « sociale », une figure « historique », un « artifice » : un être de culture qui ne doit plus rien à la Nature.

    2) De ce point de vue, s’il y a du « naturel » dans la féminité, ce doit donc être dans la structure du corps et sur ce chapitre il n’y a beaucoup moins à dire par rapport à la réappropriation culturelle de l’idée même de femme. C’est vrai qu’une femme par son corps diffère d’un homme. Du point de vue physique : il y a des différences ; si tout être humain vit, sent, éprouve, souffre dans son corps de la même manière ; la femme a pour elle sur le plan objectif de sa physiologie des attributs distinctifs :

    - a) - qui ont trait à son apparence naturelle, ceux par lesquels justement de part son corps elle est féminine. Une femme a des proportions particulières, une intonation de la voix, une gestuelle, une manière d’être au monde, qui ne sont pas celle de l’homme. Il y a dans la démarche d’une femme un mouvement particulier qui identifie immédiatement la féminité. La musculature des femmes est moins développée que celle des hommes, globalement leur taille est plus petite. Le bassin des femmes est plus large que celui des hommes. Un biologiste ajouterait aussi que l’importance de la poitrine chez la femme lui impose un port particulier du buste pour soutenir le poids des seins, port que n’aura pas un homme. Il fixerait aussi d’autres détails : en ce qui concerne la pilosité de la peau qui est nettement moins abondante chez la femme que chez l’homme. Les traits du visage sont chez la femme plus fins et plus réguliers. Plus généralement, le corps féminin enveloppe une grande harmonie que celui de l’homme. De ce point de vue, il est tout à fait possible de regarde la femme comme un objet esthétique, un objet à la limite décoratif pour meubler l’existence d’une présence, comme on décore un mur avec un tableau. Une potiche qui doit pour les besoins de la cause est attifée correctement !

    - b) Des attributs qui ont trait à sa fonction naturelle, car elle seule peut porter l’enfant et donner la vie. L’allaitement et la maternité sont naturellement inclus dans la biologie du corps féminin. Au regard de quoi, pour être assez brut et vulgaire, on dirait que la femme est biologiquement une femelle. Une jeune fille découvre souvent sa nature de femme avec la grossesse. Porter l’enfant dans son ventre, c’est retrouver un caractère que la jeune fille ignore encore, celui de pouvoir donner la vie. La fécondité selon la chair est un attribut spécifiquement féminin, l’homme ne pouvant connaître que la fécondité selon l’esprit. L’allaitement instaure une relation dans la durée, la relation entre la mère et l’enfant par laquelle une femme découvre en elle ces qualités qui font d’elle un être qui s’épanouit dans le don de l’amour, dans le soin qu’elle a pour l’enfant. La femme, de ce point de vue, se définit dans sa fonction qui est de porter l’enfant et de l’éduquer. La réduction de la femme à sa fonction biologique est une représentation commune, une représentation machiste. Dans les campagnes, on juge la valeur d’une nouvelle jument à sa capacité de faire des poulains : « une belle bête  qui va bien donner ». On a souvent regardé les femmes de la même façon en guise de préparation au mariage : « une femme bien faîte avec des hanches bien larges qui te donneras des enfants solides » !

    ---------------- c) La différence que nous mettons le plus souvent en valeur entre un homme et une femme est avant tout sexuelle. Le corps féminin est, du point de vue de la vitalité fruste qui ne voit dans la femme que ses attributs sexuels, un corps-objet, l’objet du désir de l’homme. C’est sur ce concept que s’appuie la pornographie. La femme ainsi définie, est cet objet capable de procurer du plaisir, objet d’une l’étreinte fugitive, objet de fantasmes dont l’unique finalité est d’assouvir le plaisir sexuel, d’atteindre l’orgasme pour évacuer au plus vite la pulsion, en lui donnant satisfaction. Le corps-objet ne vaut plus alors que par l’exhibition de ce qui appelle la pulsion : seins plantureux promis à des mains avides et orifices de chair livrés aux violences du mâle en rut. Tout ce qui dans le corps-objet appelle la pulsion est démultiplié dans l’image et toute l’inventivité de la représentation n’est plus alors que la redite ennuyeuse des fantasmes préliminaire à la pénétration, tout ce qui reste du corps féminin, n’est plus que son usage comme vagin, un gant de chair au service de la masturbation. Il est indéniable que la culture occidentale a réussi en ce domaine à franchir toutes les limites que les cultures traditionnelles avaient fixées. Elle a tellement su ramener le corps à un objet, qu’elle a ramené le corps féminin à un corps-objet du plaisir de l’homme. Ce faisant, elle a fini, avec forces représentations, par dissoudre la violence faite à la femme dans l’esthétisme, au point que la violence elle-même finisse par passer pour de l’amour. (texte)

    Le point commun entre ces différents aspects de la féminité, c’est de ne la voir que d'un point de vue extérieur, que du point de vue de l’objet, que du point de vue du corps-objet, de ne chercher dans la féminité que son caractère objectif. Or la féminité n’est pas une détermination objective. Elle ne vient pas seulement comme une détermination dont la cause serait le corps-objet de la biologie. La féminité est essentiellement subjective, elle se comprend de l’intérieur, non de l’extérieur, et elle se comprend dans l’expression de l’intériorité en extériorité. On ne s’expliquerait pas le contraste entre le corps objectif et le sentiment intérieur sans cela. Un homme peut éprouver un désir amoureux à l'égard de celui qui est du même sexe dans la relation homosexuelle. il en est de même pour une femme. Il est des femmes qui ne se sentent pas à l’aise dans un corps de femme, qui se sentent masculines. Des hommes qui rejettent la nature masculine. Les uns et les autres vont parfois jusqu’à la chirurgie et les traitements hormonaux lourds pour tenter de « rectifier » ce que la nature a fait, pour tenter de faire correspondre le sentiment de soi et la nature biologique. Le transsexuel serait incompréhensible si la féminité ou la virilité se résumait à un fondement purement biologique. La féminité peut-être refoulée dans ce qu’elle a de plus intime : ce qui peut vouloir dire qu’elle est de toutes façon présente en chacun de nous et que d’une certaine façon, elle est seulement actualisée d’avantage chez la femme que chez l’homme. Un homosexuel, c’est d’une certaine façon, un être en qui la nature physique et la nature psychique ne se correspondent pas, qui se doit d’affirmer une nature qui n’est pas la sienne car socialement, il est difficile de vivre cette contradiction, affirmer sa féminité, alors que l’on est né homme.

B. Thème et variations sur la féminité

    Il y a bien dans la nature de la femme des éléments qui ne semblent que de l’ordre d’une différenciation naturelle : une femme a un bassin plus large, une poitrine plus développé, des organes sexuels spécifiques, cela, la culture n’y peut rien. La différenciation naturelle fait bien d’une femme un être différent d’un homme, mais cela ne suffit pas pour comprendre la féminité dans son essence. Cela n’a trait qu’à sa manifestation objective. Comment comprendre la dimension subjective de la féminité ?

    1) la première réponse à cette question consiste à dire que la féminité est subjective parce qu’elle est une création de la culture dans laquelle la femme devient proprement femme. On dit que la féminité est artifice culturel. Qui dit artifice dit d’abord a) ce qui est le produit d’un art et n’est pas spontanément apparu dans la Nature. Tout ce que produit l’homme au sens premier est artifice, car par ses propres moyens, il tire de la Nature ce qu’il transforme avec art. Le bois est naturel. Le portemanteau est un produit artisanal humain. Cependant, b) artificiel a un second sens, qui voisine avec superflu, inutile, tapageur, futile, tape-à-l’œil etc. Dans ce sens, l’artificiel est un apparat qui n’exhibe que du faire-voir, du faire-valoir, histoire de se montrer, alors que cela n’a rien de nécessaire de trafiquer l’apparence, pour être ce que nous sommes. Le terme de "féminité nous dit que l’artifice est ici relié à la culture, qu’il en est directement un sous-produit. Ce qui est entendu, c’est que chaque culture (civilisation) produit ses propres artifices quant à la manière de régler ce qui a trait au désir, ce qui a trait à la morale, la manière de vivre etc. S’agissant de la féminité, cela implique que la culture définit en quelque sorte un concept artificiel de la féminité, concept qui se révèle relatif, car différent dans une autre culture. En occident, la femme doit souvent jusqu’à la provocation, faire valoir l’érotisme pour se montrer femme, dans bien d’autres culture, la femme doit au contraire sauvegarder son mystère dans une grande pudeur. Parler d’artifice de culture, c’est invoquer quelque chose qui n’est pas inné, mais acquis en société, selon un modèle ambiant. Voyez John Gray Les hommes viennent de Mars les femmes viennent de Vénus.

    La nature a créé les seins, la culture a inventé les soutien-gorge ! Et le soutien-gorge est devenu dans la culture occidentale un symbole de la féminité ! Dès l’enfance, on prescrit au petit garçon et à la petite fille un système de règles culturelles différentes : on va en occident habiller le petit gars en bleu et la petite fille en rose. Il y a dans cette mise en place des peurs étranges : « vous n’allez tout de même pas l’habiller en fille, vous allez en faire un homosexuel ». « Ne lui mettez pas cela, vous allez en faire un garçon manqué ». Il y a des repères culturels du garçon et des repères culturels de la fille. On va donner aux petites filles des poupées et dès deux ans, elle jouera à la maman ! L’insertion de l’individu dans une société donnée est l’apprentissage d’une culture et c’est dans les repères culturels que sont fixés l’image de la femme et l’image de l’homme selon une culture donnée. Dans la tradition japonaise, il y a une image de la femme spécifique. La geisha est là pour entourer l’homme de beauté, de raffinement artistique. Elle cultive la musique, l’art de la décoration (cf. les compositions florales), l’art de recevoir, de se montrer avec un soin particulier, avec l’esthétique du maquillage, du parfum, de la démarche. Elle n’est en aucun cas une prostituée qui vend son corps. Elle n’est pas un objet, elle construit comme une œuvre d’art son rôle de femme. Toute cette éducation s’apprend et se transmet. La jeune fille apprend à être femme selon la tradition de sa culture. Elle apprend ce qu’il faut faire et ne pas faire, au point que le statut de femme est quasiment le produit d’un art subtil et complexe où rien n’est laissé au hasard. La coquetterie n’est pas naturelle en ce sens, c’est une construction complexe régie par des règles définies.

    ---------------Dès que nous changeons d’univers culturel, nous modifions radicalement l’image de la femme. L’indienne apprend à être indienne, elle apprend son rôle de femme, elle apprend ce que la tradition lui enseigne sur ce qu’elle doit être. Elle porte le sari, avec cette coloration si variée qui tranche avec l’uniforme jean bien souvent adoptée par les jeunes filles en occident. Elle voilera sous le sari son corps, ne laissant pas apparaître sa poitrine. Pourtant, elle se baignera nue dans le Gange sans que cela ne choque personne. Ce qui ferait scandale pour un européen élevé dans une morale austère. Pour l’indien, la pudeur est dans le fait de fermer les paupières pour ne pas la regarder. Règle de politesse élémentaire qui est aussi culturelle. Il y a une blague sur ce sujet : une anglais très victorien visite l’Inde et approche du Gange et exprime son indignation : « c’est une honte de voir des femmes se dévêtir ainsi. C’est choquant ». Le boy indien lui répond : « Tu sais, la Mêre divine lui a procuré des habits pour se voiler, elle a pour habits les paupières de tous les passants… sauf les tiennes ! » C’est déjà une question d’éducation que le regard que l’homme porte sur la femme. On ne regarde pas le patriarche de la famille, comme on regarde le mari, son épouse, la jeune fille. Le regard est codifié par la politesse et la politesse est régie par la culture.

    2) Maintenant, cette grille d’interprétation culturelle est-elle applicable à la femme postmoderne en occident ou bien faut-il comprendre la femme occidentale à travers d’autres enjeux que ceux d’une image culturelle ? La postmodernité n’a pas de tradition. Elle fonctionne sous le régime de la mode et de la consommation, ce qui est entièrement différent. On pourrait raisonner comme nous venons de le faire à propos des « provençales », des « bretonnes », ou des « flamandes » dont parle la chanson de Jacques Brel.

Les Flamandes dansent sans rien dire
Sans rien dire aux dimanches sonnants
Les Flamandes dansent sans rien dire
Les Flamandes ça n'est pas causant
Si elles dansent c'est parce qu'elles ont vingt ans
Et qu'à vingt ans il faut se fiancer
Se fiancer pour pouvoir se marier
Et se marier pour avoir des enfants
C'est ce que leur ont dit leurs parents
Le bedeau et même Son Eminence
L'Archiprêtre qui prêche au couvent
Et c'est pour ça et c'est pour ça qu'elles dansent
Les Flamandes
Les Flamandes
Les Fla - Les Fla - Les Flamandes

Les Flamandes dansent sans frémir
Sans frémir aux dimanches sonnants
Les Flamandes dansent sans frémir
Les Flamandes ça n'est pas frémissant
Si elles dansent c'est parce qu'elles ont trente ans
Et qu'à trente ans il est bon de montrer
Que tout va bien que poussent les enfants
Et le houblon et le blé dans le pré
Elles font la fierté de leurs parents
Et du bedeau et de Son Eminence
L'Archiprêtre qui prêche au couvent
Et c'est pour ça et c'est pour ça qu'elles dansent
Les Flamandes
Les Flamandes
Les Fla - Les Fla - Les Flamandes

Les Flamandes dansent sans sourire
Sans sourire aux dimanches sonnants
Les Flamandes dansent sans sourire
Les Flamandes ça n'est pas souriant
Si elles dansent c'est qu'elles ont septante ans
Qu'à septante ans il est bon de montrer
Que tout va bien que poussent les petits-enfants
Et le houblon et le blé dans le pré
Toutes vêtues de noir comme leurs parents
Comme le bedeau et comme Son Eminence
L'Archiprêtre qui radote au couvent
Elles héritent et c'est pour ça qu'elles dansent…

    Brel met l’accent sur une tradition dans tout le poids de son conformisme. La « flamande » est un concept, c'est une représentation culturelle qui se perpétue dans une tradition, comme se perpétue une idée de la femme dans une culture. Ce sont des attitudes typiques : on voit « comment pousse les enfants », un costume « toutes vêtues de noir », une morale pour « faire la fierté des parents ».

    Mais les flamandes  n’existent plus guères, pas plus que les bretonnes ou les alsaciennes. Il n’y a autour de nous que des femmes postmodernes, un ensemble de caractères qui font « la femme occidentale ». La « femme occidentale » est un pur concept, fait de stéréotypes flottants, qui sont d’abord des produits de consommation. Cela ne renvoie à aucune culture et cela ne renvoie à personne. C'est une simple image qui n'est portée par aucune tradition. Les magazines féminins véhiculent ces stéréotypes et l’imitation des stéréotypes donne un engouement général qui dessine ce que nous appelons la "femme d’aujourd’hui" (ce qui ne veut rien dire tant c’est vague). Un stéréotype règne, jusqu’à ce que la mode change et que d’autres stéréotypes s’imposent. Nous disons bien que certaines femmes sont plus féminines que d’autres. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Qu'elles mettent moins de maquillage? Une jupe et pas un pantalon? Le plus souvent, cela signifie qu’une femme met en valeur artificiellement ses attraits féminins en suivant les stéréotypes du moment. Une femme d’affaire, cela s’habille avec un tailleur gris, une jupe courte, des bas foncés, un uniforme qui inclut une coupe de cheveux courts et un maquillage net, mais pas excessif. On reconnaîtra le stéréotype facilement en disant : « Elle sait se mettre en valeur, elle joue bien de sa féminité » ! Mais ce n’est qu’une mode qui peut aisément changer et n’a rien d’une tradition.

    La formule de Simone de Beauvoir « on ne naît pas femme, on le devient », prend alors un sens complètement différent. La femme devient femme en imitant, en suivant la mode, l’idée qui est momentanément reçue de ce qu’elle doit être en tant que femme sous le regard des hommes !Si on enlève à une femme tous les moyens artificiels de créer une image de que restera t-il de sa féminité ? Rien en un sens pour autant qu’elle croit qu’être une femme, cela implique s’identifier à tel ou tel stéréotype et ressembler à ce qui est pour le moment un modèle. Elle se doit de paraître conforme à une image qui facilite sont identification, elle doit être l’image, elle doit être snob, artificielle et futile, comme une simple image qui en jette, mais qui n’est qu’une image. Et c’est au fond une nécessité économique : que les femmes soient snobs, artificielles et futiles est excellent : tout cela est très bons pour la consommation. Victime de la mode, tel est son nom de code dit MC Solaar ! En ce moment, sur les magazines, les filles sont minces, à la limite de l’anorexie. « Il faut que je fasse un régime, que je perde du poids ». Les magazines sont farcis de conseils de régime. « Heureusement qu’il y a Laetitia Casta, elle au moins, elle est plus ronde, cela me déculpabilise, sinon j’aurais honte de moi. Quand je me vois dans la glace… » Or, comme dans ce monde postmoderne, la femme est femme-objet, elle en suit la logique. Un objet, cela se consomme et se jette. La sentence implicite est « avec votre look, vous n’êtes pas à la mode, vous n'êtes pas tendance ». Il s’agit bien du vous n’êtes pas à la mode. Vous êtes démodée. Comme la femme-objet est un objet et qu’un objet, cela se consomme et se jette, c’est un peut comme si on disait... vous êtes bonne pour la poubelle ! Vous existez dans la mode, parce que docilement, vous obéissez au conditionnement collectif qui impose une image, vous existez dans la mode parce que vous vous identifiez avec ces femmes idéales que l’on étale sur les magazines. Vous voudriez leur ressembler pour avoir le sentiment d’être une « femme ». Comment peut-on être soi-même quand on cherche à être exactement comme les autres ? Vous n’existez plus en dehors de cette identification que l’on renforce constamment dans l’hallucination des images dans laquelle nous sommes engloutis à travers les média. L’extase des images, c’est toujours l’extériorité, une autre que soi, jamais soi, et on fait tout dans ce monde postmoderne pour que, pas un seul instant vous ne pensiez à être seulement vous-même, à être naturelle ! On célèbre la femme-objet, on vend de la femme-objet. On se sert même de la beauté de la femme pour fabriquer des images et vendre ce qui vous « donnera du naturel » !!!

    Ce qui fait la valeur du féminisme, c’est d’avoir combattu l’idée de la femme-objet. C’est d’avoir voulu redonner à la femme une identité, de lui rendre son statut de personne. A l’égale de l’homme. Il est quand même assez stupéfiant que nous ayons dû attendre si tard pour entendre ce qui est pressant dans l’appel des droits de la femme. Le droit de vote pour les femmes est d’apparition récente. Le droit à une éducation pour les femmes n’est même pas partout respecté. Le droit qu’a une femme de disposer d’elle-même, de participer à l’activité humaine est récent, jusqu’à une période très proche de notre passé, la femme étaient confinée dans un rôle de mère ou de courtisane. Le mérite du féminisme est d’avoir initié un mouvement d’émancipation de la femme, d’avoir donné toute son importance à l’indépendance, la liberté de la femme. Le féminisme a su secouer le joug de traditions trop rigides, il a su chiffonner une image de la femme par trop consignée dans une fonction réduite à la mère au foyer et d’épouse idéale.

    Mais ce qui est singulier, c’est à quel point on passe aisément d’un extrême à l’autre. Le militantisme féministe finit par dire : « le mariage, c’est une prostitution légale ». Pour affirmer la féminité, on en vient à vouloir en tout faire comme les hommes et c’est là que tout s’inverse, la femme émancipée désirant prendre la place de l’homme et s’approprier les attributs de la virilité dans le pouvoir, la force, le carriérisme, la volonté de puissance et même la folie des armes et de la guerre. La femme-soldat est-elle le triomphe de la lutte pour la reconnaissance de la femme ? Il faudra donc dans ce combat de reconnaissance combattre les hommes pour faire valoir la femme libérée !

C. L’éternel féminin et les visages de l’âme

    La guerre des sexes n’a aucun sens. L’opposition des sexes n’en n’a pas non plus. C’est vouloir fragmenter ce qui est intimement lié et intimement lié en chacun de nous. Dire que les hommes viennent de Mars en cherchant l’opposition pour dire de l’autre côté les femmes viennent de Vénus, c’est installer une division dans l’unité, c’est fragmenter l’unité humaine. Ce n’est pas en fragmentant que l’essence est mise en valeur.

   --------------- 1) Les mots qui en français finissent par « té » désignent souvent une essence (la beauté, la créativité, l’inventivité, la bonté), l’essence de ce qui est beau, de l’acte créatif, de l’acte inventif, de l’acte bon). Une essence est l’universel qui se réalise dans le particulier. Dans tout acte courageux, il y a l’essence même du Courage. Dans toute femme réside l’essence de la Féminité. Ainsi entendue, la féminité n’est pas seulement l’image de la femme selon les mœurs qui sont les nôtres (ceux de la postmodernité) qui veut qu’elle soit « féminine » selon la mode. Ce n’est pas seulement non plus la représentation culturelle de la femme (celle de l’Occident, celle de l’Inde, celle du Japon, de la Chine, etc.). La féminité, ce n’est pas seulement non plus ce qui est un caractère biologique quand à une fonction de la femme par rapport à l’homme : la femme, ce n’est pas seulement une femelle, comme l’homme ne se réduit pas au mâle. La féminité enveloppe dans son essence ce qui est caractéristique de la femme, ce qui implique qu’il doit y avoir des valeurs féminines, une sorte de direction féminine de la Vie. Il doit y avoir une dimension intérieure de la féminité. C’est en cela qu’il est peut-être possible de parler d’un éternel féminin.

    La direction féminine de la Vie, comme l’orientation masculine de la vie, sont des principes qui sont également présent dans l’âme. Platon dans le Banquet en donne le symbole sous la figure de l’Androgyne, un être dans lequel féminin et masculin sont réuni. L’androgyne symbolise la figure de l’unité du Soi. Platon nous raconte que si les androgynes étaient très forts et purent défier les dieux, c’est qu’ils étaient Un et non-divisés. C’est alors que Zeus prit la résolution de les couper en deux pour les rendre faibles, chacun devant alors retrouver sa moitié, l’homme cherchant la femme, la femme cherchant l’homme afin de retrouver l’unité primitive. L’idée est donc que l’âme retrouverait sa totalité, son intégrité si elle retrouvait l’unité du féminin et du masculin. (texte) S’il y a déséquilibre dans la vie en faveur des valeurs guerrières du masculin, c’est peut-être justement qu’il est nécessaire de ramener la vie davantage dans sa direction féminine. Renouer avec la féminité en soi.

    C. G. Jung apporte un autre éclairage dans le même sens. Selon Jung, dans les profondeurs de l’âme naissent les archétypes fondamentaux. Dans ses termes anima et animus sont présent en chacun de nous comme Formes archaïques. L’animus est un archétype fondamental qui fonde l’idée que nous nous donnons de l’homme. L’animus représente les valeurs de la force, le sportif, l’homme d’action, le professeur. L’anima est un archétype qui symbolise les valeurs attachées à la féminité : la douceur maternelle, la beauté, la grâce, l’amour, la profondeur des sentiments, la paix. Ces valeurs de la féminité sont représenté dans chaque culture par des noms de femmes qui enveloppe une symbolique typique : Dans la culture grecque à chacune des divinité féminine est attachée une connotation particulière : Aphrodite, diffère d’Athéna, de Héra. Dans la culture chrétienne, Eve, symbole de la première femme, puis Marie. Eve est la matrice primordiale de l’humain, la première femme. Marie la vierge incarne le courage, la dévotion et l’amour la Mère divine.

    Dans le contexte très riche de la culture indienne, on donnerait d’autres noms pour spécifier autant de pouvoirs attachés à des aspects de la féminité. Saraswati est la déesse de la sagesse. Lakhsmi incarne la beauté. Parvati est la puissance d’engendrement immanente de la Nature associée à Shiva le divin en tant que transcendant au monde etc. Dans le shivaïsme, il est expliqué que la nature du principe masculin est caractérisé par les nombres impairs, tandis que le principe féminin est caractérisé par les nombres pairs, c’est pourquoi la féminité est double : humble, soumise et exaltée, esclave et déesse, la femme est aussi amante soumise et mère toute puissante. Comme amante, elle est la puissance créatrice du principe masculin qui sans elle serait stérile. Elle est l’image de shakti, Force des dieux qui sans elle n’ont pas même de réalité. C’est dans le ventre de la mère que se situe le passage du non-manifesté, l’avyakta, au manifesté, vyakti, le lieu où l’ultime principe de la Manifestation vient à se manifester, le point où le divin et l’humain se touchent et se rencontrent. C’est en quoi la Mère est la source, le principe de la Vie. C’est ainsi en tant que Mère que la femme est vénérée. La Mère est elle dépourvue d’artifice, elle est sans maquillage, niranjanâ. Elle est paix et réconfort pour l’homme perdu dans le désert du monde. Elle est le pardon, la compassion sans limite. Elle est l’image de la Nature, prakriti, principe nourricier qui est la base de la réalité matérielle. Elle est l’axe de la famille, son pôle de stabilité, centre de toute cellule sociale. Mais le centre reste, à l’image de la femme, intérieur et caché, il est le sanctuaire où réside la déesse devant laquelle le père de famille accomplit les rites d’initiation.

    Le symbolisme permet de figurer un visage féminin de l’âme. Il est bien sûr variable d’une culture à l’autre, mais selon Jung, il repose sur des archétypes universels. Il y a par exemple des correspondances assez remarquables entre le panthéon des dieux grecs et le panthéon indien. Selon l’hypothèse de Jung, la féminité serait en quelque sorte une manifestation de l’âme qui réside dans les profondeurs de la conscience et ne constitue en rien le moi de surface. Les valeurs féminines sont des manifestations subtiles de l’âme, dont les interprétations culturelles sont une expression de surface. Que dans une culture, on révère la vierge noire, Marie, ou Sita, c’est pour manifester l’essence de la féminité, essence qui transcende l’espace et le temps où se déploient les cultures.

    Cette essence de la féminité, dans ses valeurs les plus délicates, dans tout ce que la femme peut représenter en terme d’amour, de compassion, de soin universel, de beauté, de délicatesse, dans ce que la femme incarne en tant qu’autorité tendre et ferme à la fois, nous ne pouvons pas ne pas penser que le monde de demain en a un urgent besoin. André Breton disait « la femme est l’avenir de l’homme », ce n’était peut-être de sa part qu’un jeu de mots. Nous pourrions en appeler le programme et souhaiter que d’avantage de féminité descende dans ce monde brutal qui est le nôtre. Pourquoi ne pas vouloir un monde où les valeurs féminines seront enfin respectées comme des valeurs modèles ? Pourquoi ne pas tenter de reconstruire le monde sur un mode féminin ?

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    Il y a une différence entre être femme et être féminine. Être femme est une caractéristique qui se fonde sur la nature. Être féminine est une caractéristique qui est une acquisition culturelle. Peut-être est-ce un faux débat : tout est naturel et tout est culturel en l’homme, ce n’est qu’une différence de concept, de point de vue qui nous fait privilégier soit ce que la nature a fait, soit ce que la culture reprend, modifie, interprète.

    La féminité est, en langage platonicien, est une essence, elle est intemporelle, tandis que l’image culturelle de la femme est elle temporelle, de même que le féminisme lui est historique. L’essence ne se laisse rencontrer que dans la dimension de l’intériorité. L’âme porte en elle à la fois le féminin et le masculin, il y a des valeurs qui sont plus orientées d’un côté et de l’autre.

    Il est assez remarquable de constater que cette dimension intérieure peut-être appréhendée en contradiction avec la nature biologique. Est-ce seulement une question d’image culturelle ? Non. Le problème ne se pose que parce qu’il y a une question d’identité. Si je pense être un homme, si je pense que mon identité est masculine, et que la nature a fait de moi une femme, alors cette recherche de l’identité précipite la difficulté d’être dans un corps que je ne reconnais pas mien. Peut-être que je me trompe et que ma véritable identité est au-delà de cette opposition masculin/féminin. Les valeurs de la féminité ne se réduisent pas à en tout cas, à une caricature, telle que la femme-objet, pas plus qu’elles ne sont pleinement éclairées par le militantisme féministe. L’essence de la féminité touche au Sacré, à la divinité en l’homme, à la divinité telle qu’elle s’incarne ne la femme.

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    © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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