Leçon 155.   Apparence et réalité       

    Nous avons tous reçu la mise en garde qui dit qu’il faut se méfier des apparences. Ce qui est curieux, c’est l’usage très sélectif que nous faisons de ce genre de recommandation. Dans le sens commun, on préfère l’interpréter de manière négative et l’appliquer surtout aux personnes : « il a l’air gentil, comme cela, mais… il ne faut pas se fier aux apparences ». En d’autres termes, la réalité, c’est que les gens qui vous paraissent bons sont plutôt mauvais. Inversement, de celui qui affirme une hostilité cynique, on dira, pour l’excuser, « qu’il ne faut pas se fier aux apparences », parce qu’il a « un bon fond ». Curieuse attitude. Il faudrait ici, par esprit de soupçon, se méfier de la gentillesse et chercher une vilaine intention ; et là  faire un effort de bonne volonté pour trouver le contraire de ce que l’on voit, en prêtant une bonne intention à celui qui affiche tout le contraire. A côté de cela, on pourra fort bien vivre, s’amuser et consommer le nez en l’air, sans jamais se poser de questions. Ce que nous voulons, c’est seulement nous protéger de quelques déceptions. Pour le reste, vive l’inconscience !

    Quelle confusion ! Nous avons vu que, dans la spontanéité, le passage de l’intériorité vers l’extériorité est continu. Un visage exprime un état d’âme. Il est absurde de séparer la conscience de son expression charnelle. La colère intérieure tire les traits et éclate dans un visage furieux. L’apparence est l’expression de la réalité. D’autre part, la dualité apparence/réalité ne concerne pas exclusivement le statut de la personne humaine. On peut maquiller une devanture, un tableau, des comptes, une organisation etc. pour leur donner une apparence… qui ne reflète pas la réalité.

    En fait, la problématique apparence/réalité vient s’adjoindre à tout objet tombant dans le champ de la perception, pour autant que l’esprit soulève le problème de son authenticité. La commode Louis XV, en apparence est authentique… en réalité, c’est peut être un travail habile de brocanteur. Dans ce qui est authentique, l’apparence est conforme à la réalité. Dans ce qui ne l’est pas, la réalité est différente de ce que l’apparence suggère. La dualité entre apparence/réalité n’est-elle que le fait d’une intervention intentionnelle de l’homme ? Relève-t-elle d’un jugement ? Est-ce les choses qui ne sont pas ce qu’elles paraissent être ? La dualité apparence/réalité est-elle dans la structure même de l’Être ?

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A. Du manque de discernement

    Machiavel dans Le Prince, dit qu’il n’y a en ce monde que bien peu d’esprits perspicaces. La foule est crédule, elle se laisse aisément tromper, parce qu’elle croit dans les apparences qu’on lui offre et ne va pas plus loin. Quelques uns sont assez lucides pour ne pas entrer dans le jeu de dupes du pouvoir, mais ceux-là n’osent pas contredirent la foule et la peur suffit pour leur imposer le silence. Il suffit dès lors au politique, pour maintenir son autorité, de composer les apparences à bon escient.

    1) L’apparence, prise dans ce sens,  se définit par rapport à la réalité empirique. Notons qu’à la réalité empirique on oppose dans la dualité, deux couples : soit réalité/apparence, ou bien  réalité/illusion. L’apparence est ce qu’un phénomène parait être, mais entre ce qui parait et ce qui en est la cause, l’esprit trouve un hiatus, de sorte qu’il ne peut pas reconnaître la cause véritable. Le terme d’illusion va plus loin, parce qu’il implique un jeu de dupe où le sujet se prend lui-même pris au piège de l’apparence en lui prêtant une réalité qu’elle n’a pas. (texte)

    L’homme qui vit dans la conscience commune ne se pose pas de question, il a tendance à tout simplement prendre l’apparence pour la réalité. Il a peu de discernement et, en guise d’interprétation de se qu’il voit, il se contente souvent du jugement d’autrui. Le on juge pour lui. Nous avons vu que lopinion ne juge que sur les apparences. L’opinion est chose que l’on peut entretenir dans l’ignorance et manipuler. Il faut que la trahison perce de façon flagrante pour que l’homme, qui jusque là se contentait du sens commun, sorte de sa léthargie, s’éveille et exige la vérité.  (texte)

    Dans l’attitude naturelle, nous ne voyons que ce que nous voulons bien voir. C’est-à-dire que notre perception est télécommandée par notre pensée. Nos désirs, nos préoccupations, le harcèlement des choses à faire, des rendez-vous urgents, le train-train des habitudes, la répétition des mêmes actions chaque jour  s’accommodent d’une simple reconnaissance. Le mot re-connaissance, veut bien dire re-trouver ce que nous cherchons, en anticipant par avance ce à quoi nous devons nous tenir. La perception habituelle porte les œillères de nos attentes et l’anticipation de notre mémoire. Notre principal souci, c’est d’y confirmer la cohérence de notre représentation actuelle, en tissant par la pensée les fragments du monde que nous percevons. A dire vrai, si nous vivons dans le même monde de la vigilance, si nous sommes sensés être éveillés, (texte) nous n’observons pas vraiment. L’art d’observer suppose qu’un coup d’arrêt soit donné à la propension continuelle de la pensée à reconstruire mentalement les objets. Savoir observer avec attention, c’est suspendre le mouvement d’agitation de la pensée, rester dans l’ouverture que les sens nous offre et laisser la découverte faire son entrée dans la perception. Détailler. S’étonner. Se laisser surprendre. Laisser à la perception son véritable pouvoir qui est de révéler une présence riche et complexe. Parce que notre perception habituelle est bornée à la reconnaissance, elle est assez terne. Et c’est cette surface terne des choses que l’on peut appeler l’apparence dans laquelle nous vivons.

    Il serait plus exact de dire  avec Bergson, qu’un voile (texte) constamment s’interpose entre nous et l’objet. Un voile qui est celui de notre inconscience. Par exemple, nous avons une propension invétérée à simplifier ce que nous voyons. Il me suffit d’avoir identifié que cette femme, qui avance dans la rue, est Mme Thomas, pour que je n’ai plus besoin de lui porter une attention. Pourtant, elle a aujourd’hui un visage particulier, un regard effaré qui n’est pas son sourire habituel. En contraste, son vieux chien jaune est d’humeur encore plus folle que d’ordinaire. Au moment où je vais la croiser, elle va se composer une apparence tout à faire correcte. Elle posera dans son personnage de vieille dame sérieuse, distinguée, et toujours bien mise. Ce qui est très commode au fond pour moi, c’est une invitation à en rester à l’identification habituelle. Et pourtant ce regard ! Ce regard qu’elle avait dans la rue, au moment où elle ne posait pour personne ! C’est à travers lui que  le voile se déchire, qu’une profondeur se découvre en cascade, par-delà les masques et les propos convenus. Elle ne dira rien dans la salutation et les petits mots sur le temps qu’il fait. Mais si je lui accorde un peu d’attention, elle laissera percer un peu de son désarroi. Si  elle se sent en confiance et qu’elle peut parler, elle racontera son histoire. En attendant, elle fait comme tout le monde, elle cherche à sauver les apparences en donnant à penser que tout va bien, alors qu’au fond d’elle-même, elle est au plus mal.

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Ces deux expressions : « se composer une apparence » et « sauver les apparences » nous ramènent à la subversion que la sociabilité ordinaire entretient. D’un côté nous jouons la comédie d’une apparence composée à dessein pour autrui, qui est l’exact reflet de l’image que nous souhaitons lui donner. Un personnage qui nous va comme un gant. De l’autre, nous nous bornons à noter rapidement la présence d’autrui sous une forme par avance déterminée. Les deux pris ensemble maintiennent la perception en surface et confinent l’attention dans l’apparence qui devient ipso facto la réalité. La promiscuité de la famille, des loisirs et du travail n’entame en rien cet effort de paraître pour poser dans une apparence. C’est pourtant dans les réunions de famille  que finissent par éclater ces tensions nouées en chacun par-delà les apparences, et qu’un peut de vérité refait surface. Comme l’expression l’indique, il y a une pointe de désespoir dans la nécessité de devoir « sauver » les apparences, comme on tente de sauver ses biens alors que le navire est en train de couler. Tension d’une contradiction entre la réalité et l’apparence dans laquelle la réalité menace de reprendre le dessus et contre laquelle il faut lutter… pour que cela ne se sache pas. Et le mécanisme est le même partout : on peut tenter de « sauvegarder les apparences » de la bonne santé d’un État, d’une entreprise, d’une institution, d’un club, d’une association etc. Alors que la réalité que l’on masque est très différente. On peut même vouloir persuader à tout prix, dans des apparences brillantes, à grand renfort d’images rassurante que le Monde va très bien et que la Terre se porte comme un charme. Même s’il y a mille preuves du contraire et que l’insurrection du réel vient hurler sous nos fenêtres qu’une crise majeure est en cours. Les grands craquements de l’Histoire sont là pour disloquer les apparences que seule la manipulation du discours peut maintenir.

    2) - La subversion de la réalité dans l’apparence semble de prime abord relative à une intention délibérée d’effectuer une mise en scène afin :

    - a) soit de dissimuler la réalité sous la couverture d’une représentation telle que le sujet aura peu de chance de soulever, de sorte qu’il ne soit même plus possible de distinguer l’apparence de la réalité, tant celle-ci sera devenue crédible. On connaît, dans le blanchiment de l’argent de la drogue, le rôle des sociétés écran qui sont là pour dissimuler les véritables trafics. En politique, la manipulation d’informations peut aussi produire ce résultat. A l’égard de la justification d’une mesure, il suffit d’accréditer une interprétation officielle et d’éliminer systématiquement les véritables motivations, les véritables enjeux. Surinformer dans l’ordre de l’interprétation officielle, désinformer sur le plan de l’accès aux motivations véritables. Nous avons vu que ce type de procédé existe en politique. Il peut aussi exister dans le domaine scientifique, comme il existe partout où l’information comporte un enjeu de pouvoir.

     - b) de simuler  une réalité, en sorte que, si la question se posait de savoir s’il faut oui ou non croire dans les apparences, l’explication serait suggérée par avance et deviendrait évidente. Ce qui est la meilleure façon d’arrêter un questionnement qui menacerait de s’orienter vers les véritables raisons ou les vraies causes. La paresse intellectuelle fait que l’esprit s’arrête quand il a obtenu une explication satisfaisante. Il cesse de poser des questions et accepte une représentation qui lui permet de lier logiquement une apparence à sa cause dite « réelle ». C’est une question de confort intellectuel. Vivre dans l’inconnu et accepter le doute est moins facile.

    Notons que la dissimulation et la simulation ne sont pas des procédés relatifs à une société organisée, ou au monde de la techno-science. Ils sont, comme nous l’avons montré, dans la nature même de l’ego confronté à la relation à autrui. (texte)

     - Il est possible de défendre l’idée selon laquelle la subversion de la réalité dans l’apparence serait dans la nature même de l’apparence, indépendamment du sujet. Ainsi dit-on que « les apparences sont trompeuses », ou encore que « l’apparence nous égare souvent ». On invoque en faveur de ce point de vue toutes les formes d’illusions d’optique, en disant qu’alors le sujet est victime du caractère trompeur de l’apparence. Nous avons déjà répondu à cet argument. La perception est ce qu’elle est et c’est tout. L’apparence n’est pas « trompeuse », c’est le jugement qui peut être erroné. Il l’est quand l’esprit ne redresse pas l’apparence alors qu’il devrait le faire. L’exemple souvent cité du soleil qui est plus gros à l’horizon qu’au zénith  correspond à cette situation. Nous savons qu’il se produit un effet d’optique et qu’il serait erroné de dire que le soleil grossit et diminue. Nous savons que la réfraction et la chaleur provoque des miroitements dans le désert qui peuvent être pris pour des étendues d’eau. Cela s’appelle un mirage. Mais là encore, il est stupide d’accuser la perception de quoi que ce soit. Si nous voyons le serpent dans la corde, c’est que nous l’avons cherché. L’apparence de l’arbre n’est pas « menaçante ». Elle ne l’est que parce que j’ai peur. Seul le jugement est en cause. Pourquoi ? Parce que c’est dans le jugement que commence l’interrogation sur la vérité. La perception en tant que telle n’est ni vraie ni fausse, elle est, elle est la présentification d’un objet au sujet et c’est tout. Nous avons vu, dans le même ordre d’idée, que c’est la pensée qui, interrogeant une chose, se demande si elle est ou non authentique : si elle est bien ce qu’elle parait être. Une chose est tout simplement réelle pour le sujet qui en fait l’expérience. Elle existe. La bague en cuivre plaqué existe autant que la bague en or.

     - Il faut donc admettre que la subversion de la réalité dans l’apparence est plutôt une caractéristique qui est dans la nature même du mental. L’ego qui se raconte une histoire s’efforce de la démontrer aux autres et de la faire accroire. Et c’est vrai qu’il y parvient s’il est persuasif. Il est facile d’observer que chez celui pour qui le divorce entre la réalité et l’apparence est devenu flagrant, la nécessité de raconter des histoires pour persuader du contraire de ce que nous pourrions observer, l’oblige à être particulièrement volubile. Sinon, comme dans le conte d’Andersen, nous pourrions dire que le Roi est nu. Une part très importante de la rhétorique des bavards sert à masquer ce qui est et à masquer ce qu’ils sont. Pour donner le change. Pour faire illusion. Y compris pour soi-même. A force de raconter des histoires, on finit par se persuader soi-même qu’elles sont vraies ! Le mental peut s’auto-illusionner. Et comme l’illusion, par définition, n’est pas, comme l’illusion ne tient que dans la croyance qui l’entretient, il faut donc l’alimenter en permanence de discours afin d’éviter que les soupçons puisse s’éveiller. Raconter des histoires. Le mental a plus d’un tour dans son sac. C’est un grand illusionniste. Ses tours de magie sont des constructions mentales et plus celles-ci sont éloignées du réel, plus il faut un grand renfort de discours pour les soutenir. Le langage se porte aussi à sa rescousse, lui aussi permet la subversion du réel (texte). Il remplace les choses-mêmes par les mots et donne à penser que le mot est la chose. L’alliance fourbe du mental et du langage endort la lucidité et détourne de l’observation directe de ce qui est. Elle maintient la croyance dans l’apparence, tout en la faisant passer pour le réel même.

    Être perspicace, veut donc dire : ne pas s’en laisser compter, parce qu’on ne veut pas s’en laisser conter. Avoir assez de discernement pour séparer le vrai du faux, le réel de l’illusoire. En sanskrit, cela s’appelle viveka, l’art de la discrimination par l’intellect. Celui qui manque de discernement est pris dans les limbes du mental. Il n’arrive pas à se dépêtrer des filets tissés par un discours composé à son intention. Non seulement il y a pour lui un voile sur le réel, mais en plus, il est serré et collant. Manquer de discernement c’est rester englué dans une apparence qui a été justement composée pour qu’il soit très difficile d’aller plus loin. C’est ne pas avoir de distance, ne pas pouvoir observer dans la position de témoin, rester scotché dans une représentation commune. Nous comprenons donc ce que signifie le fait que le sens commun a tendance à prendre toujours les choses au premier degré. Le premier degré, c’est celui de la croyance. Pour qu’il en ait un second, il faut que le sujet à se distinguer dans une réflexion qui lui soit propre. Moins j’adhère à l’ordre de la croyance et plus j’ai d’aptitude au discernement. Plus l’intelligence est libre. Ce qui suppose la capacité de mettre entre parenthèses tout jugement allant prétendument de soi.

B. Le savoir pour fonder les apparences

    Par définition, l’apparence est seulement l’aspect extérieur, donné au regard, d’une chose ou d’une personne. L’apparence, c’est ce qu’une chose semble être, ce n’est pas ce qu’elle est. Elle peut être séduisante, floue ou vraisemblable, mais elle est toujours superficielle. L’apparence n’épuise pas la réalité dont elle ne fait manifester un aspect visible. D’autre part, elle ne se tient pas toute seule, sans aucun contexte. Une apparence qui serait l’apparence de rien n’aurait aucun sens et une apparence isolée de son contexte n’en n’a pas non plus.

    ---------------Or si nous cherchons à savoir, c’est parce que nous ne pouvons pas nous en tenir aux apparences. La dualité apparence/réalité a un sens épistémologique.

     1) L’approche objective de la science introduit déjà cette perspective. Chercher à savoir,  ce n’est pas s’en tenir au phénomène apparent, (texte) mais bien plutôt chercher des causes et en déterminer des lois. Or, si l’apparence est vue, mais n’est pas la réalité, les causes et les lois sont réelles, mais elles ne sont pas vues. Le poids apparent d’un corps plongé dans un liquide, ce n’est pas son poids réel, c’est la différence entre le poids réel et la poussée d’Archimède. La dimension réelle du Soleil, ce n’est pas sa taille apparente, pas plus quand on l’observe à l’horizon qu’au zénith. L’aspect réel de la Terre, ce n’est pas la platitude apparente de la surface de l’océan, mais cette forme sphérique qui nous a été magnifiquement transmise pour la première fois dans les photographies des missions Apollo.

    Considérons, avec Bertrand Russel, dans Problèmes de philosophie, la perception d’une chose, celle de la table : « Pour l’œil, elle est rectangulaire, brune et luisante, pour le toucher, sa surface est polie, froide et dure; lorsque je la frappe de la main, elle rend un son de bois. Tout autre que moi, s’il voit et palpe et entend la table, sera d’accord avec la description que j’en fais; on pourrait donc penser qu’il n’y a là aucun problème». (texte) Le consensus que plusieurs sujets passent dans des témoignages convergent, le consensus qui fait que l’expérience de l’un ou de l’autre peut donner lieu à une description identique est précisément ce que l’on appelle l’objectivité.

    Cependant, le consensus au sujet de l’apparence de la table est une résultante assez pauvre et limitée de la perception. Une très légère variation révèlerait assez vite des différences. La couleur de la table n’est pas uniforme. Elle dépend de l’éclairage, elle varie avec la distance de l’observateur, de son angle de vision etc. En tenant compte de ces variations : « Si donc plusieurs personnes regardent la table au même moment, il n’y en aura pas deux qui verront les couleurs de la même façon, car il n’y en aura pas deux qui verront la table exactement sous le même angle et toute différence d’angle transforme la façon dont la lumière est réfléchie ». Du point de vue de l’attitude naturelle, de l’homme réaliste, les différences ont bien peu d’importance. Nous nous contentons dans la vigilance quotidienne, comme dit Bergson, d’une simplification pratique. Par contre pour un être très sensible, les différences sont vivantes ont une importance extraordinaire, car c’est justement là que se révèle l’individualité des choses et des êtres. C’est par exemple le cas du peintre. Pour citer encore Russel : Dans la pratique, ces différences sont sans intérêt, mais pour un peintre, par exemple, elles sont d’une importance capitale; le peintre doit perdre l’habitude de penser que les choses se présentent à l’œil sous l’apparence de leur couleur "réelle", à savoir celle que le sens commun leur attribue, il doit apprendre à voir les choses exactement comme elles se manifestent à lui». La perception esthétique va donc au-delà de la simplification pratique du témoignage sensoriel qui sert de base au réalisme ordinaire.

     2) Le réalisme ordinaire est encore plus insuffisant quand il s’agit d’envisager l’analyse scientifique du monde matériel. Le ciel étoilé que je contemple les soirs d’été est pour l’astronome une simple apparence. La lumière ayant une vitesse finie, il est possible que cette luciole que je contemple soit le dernier éclat d’une étoile qui a en fait disparu après son stade de naine rouge. Le différentiel de temps qu’introduit la relativité le suppose. La théorie incite à ne pas prendre au pied de la lettre l’apparence.

Le plus surprenant, nous l’avons vu, c’est la manière dont la nouvelle physique décrit la réalité du monde physique. La table est solide, dure en surface, froide, brune, du point de vue d’un observateur humain placé dans l’état de veille. Il est impossible de dissocier les qualités observées du sujet qui les observe. L’observation est un processus qui ne se comprend que dans la triade : observateur-observation-observé. Elle se révèle parfaitement adaptée à l’échelle qui est la nôtre, pour tout ce qui concerne les questions pratiques. Elle ne l’est plus dans l’univers macroscopique. Elle ne l’est pas davantage dans le monde de l’infiniment petit auquel notre perception habituelle n’a pas accès. La table qui parait « solide » ne l’est qu’à notre échelle. En réalité, est constituée d’énergie gelée dans une forme et elle est pour l’essentiel faite de vide. Dans la physique classique, on sait déjà que l’armoire solide et massive, si on éliminait les espaces entre la couche d’électrons et le noyau des atomes qui la compose, se réduirait  à une bille minuscule. Si nous avions une perception fine de l’agitation qui règne au cœur de la matière, nous verrions que cette apparence inerte qui nous entoure est en réalité d’un dynamisme infini où tous les contours se dissolvent.

Prenons la gravité. Il nous faut parfois quelques efforts pour nous lever le matin, mais, tant bien que mal, nos muscles savent  vaincre la gravité. Nous avons appris depuis Newton que cette même force qui nous maintient les pieds sur Terre, est aussi présente dans le cosmos et elle maintient les planètes en mouvement dans leur rotation autour du Soleil. Il nous semble donc que cette force est d’une puissance colossale. Mais pour les physiciens quantiques, ce n’est encore là qu’une apparence et non la réalité. La gravité est en fait une force très faible, comparée aux forces électro-magnétiques, aux interactions faibles et aux interactions fortes qui structurent le noyau de l’atome et rendent compte de l’électricité et la lumière.  La libération des forces de cohésion qui maintiennent la structure atomique produit une énergie prodigieuse, avec une quantité de matière très très faible. C’est le  principe de la bombe atomique. Pour la perception empirique, la poignée de sable est une chose inerte, dépourvue d’énergie propre. Il faut utiliser la gravité pour renverser le sable du camion-benne. En réalité la petite poignée de sable contient une énergie des milliards de fois supérieure à celle qui est dépensée pour la jeter à terre.

    En fait le concept de chose qui nous sert à penser les apparences, pour leur donner une réalité, n’a aucune validité dès que l’on considère les niveaux les plus subtils de la matière. Tout raisonnement chosique perd sa signification dès que l’on aborde le domaine quantique de la matière. L’idée, par exemple, qu’une chose doit nécessairement être « là » et ne pas être « ailleurs» n’a plus aucun sens. La théorie quantique ne raisonne qu’en terme de probabilité d’événements et de champs. Il existe une probabilité – elle est extrêmement faible mathématiquement – que ma voiture, que j’ai rangé dans le garage, soit demain matin dans la pelouse. Cela paraît absurde dans la logique chosique avec laquelle nous interprétons d’ordinaire les apparences. Ce n’est pas absurde d’un point de vue physique. Nous pensons le monde comme fait d’objets distincts, séparés et notre idée de la causalité fondée sur la vigilance est locale. Vivant dans une représentation fragmentaire du réel, notre sens de la relation, de l’interaction, de l’intrication des phénomènes entre eux est très pauvre. La nouvelle physique établit très nettement que le monde physique n’obéit pas à cette logique. Au cœur de la matière, il n’y a pas de distinction stricte entre des « objets », pas de séparation et la causalité est non-locale. Ce qui conduit notamment à la possibilité d’une corrélation infinie des événements et d’une information simultanée au niveau du champ unifié de la matière. (texte)

    S’il ne s’agissait que de spéculations en l’air, nous pourrions certainement dire que cette réalité dont nous parle la physique n’est pas établie. Toutefois, ce n’est pas du tout le cas. La théorie quantique est d’une puissance de prédictivité remarquable et elle n’a toujours pas été prise en défaut. Jusqu’à présent l’expérimentation lui a toujours donné raison. Sa fonctionnalité est étonnante. (texte) Ce qui pose problème, ce n’est pas l’accord avec l’expérimentation, c’est le casse-tête de pouvoir concilier la théorie quantique avec l’autre grande branche de la physique qu’est la relativité. On a là deux théories dont la première est excellente dans le domaine de l’infiniment petit, la seconde est brillante à l’échelle des objets astronomiques. Or ces deux théories sont complètement incompatibles dans leurs principes ! Des efforts importants sont menés par les physiciens aujourd’hui pour tenter de les concilier dans une seule théorie globale, la Théorie du Tout, appelée aussi Théorie des cordes, qui n’a jusqu’à présent pas reçu de confirmation expérimentale.

    La physique ne nous parle pas d’un autre monde, une sorte d’arrière-monde qui serait tapi derrière les apparences. La conversion mentale qu’elle impose signifie surtout que, pour rendre compte du monde matériel, nous ne pouvons plus nous en tenir à des concepts forgés pour penser une réalité qui se situe à notre échelle. Il s’agit toujours d’expliquer le même monde, le monde dans lequel le ballon tombe et rebondit sur le sol, dans lequel la lumière se réfracte dans la brume sous la forme d’un arc en ciel, le monde dans lequel vivent des êtres humains, des animaux et des plantes, sur cette magnifique planète qu’est la Terre. Seulement, pour en rendre raison de manière rationnelle, il faut traverser les apparences et trouver dans quelle trame intelligible elles sont tissées. Ce qui suppose que non seulement nous soyons à même de construire un modèle théorique valide, mais que celui-ci prenne une forme mathématique précise, de sorte que nous puissions, par des expérimentations, le confronter à la mesure. Dans tous les cas, l’approche objective de la connaissance aboutit à une représentation qui sera très éloignée de celle que nous pouvons construire avec les seuls moyens conceptuels du réalisme empirique ordinaire. On serait tenté de dire que la physique contemporaine mobilise une nouvelle perception, une puissance intuitive radicalement différente de la pensée chosique qui nous sert communément. Un sens de l’unité dynamique du réel disent les théoriciens quantiques.

C. La conscience, l’apparence et l’Être

    La philosophie contemporaine, échaudée par une lourde tradition critique, se montre souvent timorée quand il s’agit de poser la question ontologique du statut de la réalité. Il est étonnant de remarquer à quel point, sur la même question, la nouvelle physique, elle, est sans complexe. A travers un renouvellement assez surprenant, c’est un retour à ce que le mot méta-physique indique. Si le monde physique est la réalité empirique dans laquelle nous vivons, ce qui  le fonde et le soutient, ce qui en en forme l’architecture subtile, c’est le méta du physique. Si nous étions encore dans le paradigme de l’objectivité forte de l’ancienne physique, nous pourrions croire dans une Réalité existant en-soi, indépendamment du sujet. Mais ce n’est plus possible. Avec l’adoption de l’objectivité faible, l’abandon du réalisme absolu, nous savons que le méta vers lequel pointe la physique ne peut plus être dissocié de la conscience du sujet.  

     1) La question de la nature de la réalité et sa relation avec l’apparence,  met en cause la structure de l’Être dont l’apparence est la manifestation. L’apparence est toujours apparence pour un sujet et elle ne peut pas être dissociée de la conscience. Quoi que l’on puisse affirmer de la réalité ultime de la matière, nous ne pourrons le dire qu’en enveloppant dans nos descriptions l’esprit qui décrit la réalité. Quel que soit le phénomène que nous pouvons considérer, il est toujours phénomène de quelque chose, et en définitive, la phénoménalisation du Monde lui-même, tel qu’il nous est donné à l’intérieur de l’état de veille. Nous sommes obligé de revenir à la structure de l’état de veille, car la réalité empirique n’a de sens que par rapport à la vigilance. Nous le savons déjà dans l’alternance des trois états, il suffit que le sujet bascule dans le rêve, puis dans le sommeil profond, pour que sa réalité se modifie. Ainsi, c’est seulement la plus haute conscience qui est à même de reconnaître la plus haute réalité.

    Les marches usées de la cathédrale, le cri des pigeons, le pas indifférent des touristes affolés et préoccupés de rejoindre leur bus, quelques nuages qui bourgeonnent à l’horizon, tandis que le vent se lève, deux gamins qui claquent la porte en criant, contents d’être libérés par leurs parents de la corvée d’une visite, pour avoir le droit de dégainer leur console de jeu sur les marches de l’église, un gobelet de soda qui roule et rejoint les restes d’un repas pris à la sauvette… Cela est. Bien réel. La perpétuelle transformation de ce qui est déroule le Devenir vivant du monde. Ici est Je, là-bas le fronton de pierre, l’agitation de la foule, au loin, la chorégraphie des voitures autour de la place. La fenêtre de réalité qui est mienne se dessine en arc de cercle, en vagues ondoyantes dans ma situation d’expérience présente. (texte) Pour la conscience, tout ce qui est, est ici et maintenant. Irréel est ce qui ne s’y trouve pas, ce que je voudrais y mettre, ce que je voudrais modifier, irréel, ce que j’attends du futur et ce dans quoi ma pensée s’embrume. Dans l’éclat de la lucidité, il n’y a rien à retirer ni à ajouter à de ce qui est. Dans le présent, aussi bien pour ce qui est du monde extérieur des objets, des faits, des événements, qu’en ce qui concerne le monde intérieur  des émotions, des sentiments, des désirs, ce qui est, offre dans sa plénitude la donation de réalité. A même la perception, embrassé dans une libre attention, dans le jeu infini de la complexité vivante et inattendue du maintenant. Dans la Manifestation, entre la réalité et l’apparence, il n’y a pas de coupure ontologique, mais une solution de continuité, une procession non-duelle. Il n’y a pas à trancher entre un monde qui serait « subjectif » et un autre, qui serait « objectif ». Il n’y a rien à chercher « derrière » l’apparence, car l’apparence ne s’oppose pas à une réalité qui serait cachée. (texte) Elle est sa donation en personne, un moment de son essence ici et maintenant, dans la situation d’expérience qui est la mienne. Elle  forme avec elle une totalité insécable dont l’exploration est possible à l’infini, car toutes les potentialités de l’Être sont présentes en chaque manifestation phénoménale. Le caractère superficiel de l’apparence est le corrélat exact du déficit criant de notre sensibilité et de la pauvreté de notre compréhension du réel. Ce que nous considérons comme « sans grand intérêt », « banal » ou « allant de soi », n’est rien de plus que la seconde peau déposée sur les choses par une pensée terne qui en a déjà fini avec le monde, avant même que d’avoir appris à l’observer.

    ---------------Qu’est qu’un être humain réduit à son apparence ? Son corps. Un corps, pour Descartes, c’est une simple chose étendue. Ne considérer que l’apparence, revient à chosifier autrui. Mais un être humain est-il une chose qui se promène dans le monde sans esprit et sans âme ? Alors c’est un de ces automates de Descartes qui passent sous la fenêtre cachés sous « des chapeaux et des manteaux « ! Ou bien, c’est un de ces objets inconscients dont parle le béhaviourisme.  

    Faut-il alors réduire Socrate à son physique disgracieux et le juger à sa figure de satyre ! Pourtant, dans le regard, dans la parole de cet homme, il y avait assurément une profonde intelligence et une grandeur d’âme que ses contemporains ont su reconnaître. L’esprit de Socrate est encore parmi nous par-delà les siècles.  S’il est une âme du monde, (texte) il a sûrement contribué à son éveil. Mais de cela, nous n’en parlons que dans les livres. Ce n’est pas ce qui fait l’objet de nos préoccupations. A défaut de profondeur, de sérieux et d’engagement humain, notre époque vénère les apparences. Voyez ce qu’il en est dans la conscience commune où l’identification au corps joue à fond. Jusque dans les familles des bons bourgeois, l’important c’est surtout de « présenter bien », même si c’est avec une tête de linotte, des qualités humaines étriquées et une incompétence caractérisée ! Il faut surtout « présenter bien » ! Cela veut dire aussi, que si une disgrâce physique nous atteint, nous serons largement encouragés à croire dans le délit de salle gueule, et nous imaginerons que nous sommes à tout jamais consignés dans notre apparence. Même avec un dévouement sans limite, un amour du métier ardent et sincère, il faudra porter le fardeau d’une identité sociale où l’apparence est infamante. Dans ces conditions, la personne est vraiment devenue la petite personne, elle s’est même rétrécie et agglutinée autour d’une image de soi. Celle d’une petite chose honteuse. Ce qui est un meurtre métaphysique, une négation de l’esprit et un oubli de l’âme. Inversement, qu’est-ce qu’un joli minois, au déhanché ravageur, habillé par la haute couture peut donc offrir de plus que des apparences avantageuses ? En termes qui se joue ainsi des apparences ? Qui est réellement la personne ? Le sait-elle vraiment ? Et une personne  est-elle toujours une personne quand elle n’est pas consciente d’elle-même ?

    L’apparence de mon corps est ce que j’offre au regard d’un autre et non ce que je suis pour moi-même. En un sens, si nous mettons de côté l’identification, dans l’attitude naturelle, nous faisons exactement ce que nous devons faire : nous prenons soin de nos apparences : il n’y a rien à dire ici, parce que cela fait partie du soin que nous devons à notre corps. La négligence à l’égard du corps est un manque de soin. Prendre soin de son corps, c’est aussi respecter l’alignement métaphysique de l’Etre qui veut que mon apparence appartienne aux autres. Seulement, mon apparence n’est pas ce que je suis. Le soin que je dois à mon corps ne veut pas dire que je dois m’identifier à lui. Avons-nous bien conscience de la présence qui est donné dans je suis ? Même dans l’expérience de l’incarnation, le corps n’est pas dans le faire-voir, il est dans le sentir du corps, il est dans l’épreuve pathétique de la chair. Or là aussi, il n’y a plus aucune apparence. Nul ne « verra » la conscience d’un autre s’éprouvant elle-même dans le plaisir et la douleur. Nous ne pouvons pas davantage  penser à la place de qui que ce soit, ni à entrer dans les méandres du drame intérieur d’un autre. La fenêtre de l’âme qui s’ouvre dans le point d’application de la présence au monde, est le champ d’expérience de Je, et ici, dans l’intériorité, il n’y a aucune apparence. Je suis est à tout jamais, au cœur de l’affectivité fondamentale, donné à sa propre Réalité. (texte) Sans aucune distance. C'est-à-dire dans l’Invisible, l’inapparent, le pré-donné et l’Insaisissable ; bref dans la Vie elle-même et son éternelle donation à Soi. 

    2). C’est en ce lieu où la division sujet/objet n’existe plus, où l’intentionnalité perd son sens, où la représentation n’a pas accès, où aucun regard extérieur ne peut entrer, que réside l’ultime Réalité. C’est dire qu’il n’est donc plus possible ici de parler de conscience au sens habituel de l’état de veille. La Présence Je suis  n’est pas la vigilance, la Présence témoigne de la vigilance. L’Etreté qui s’éprouve elle-même comme Soi transcende les trois états relatifs de conscience. Dans le Vedânta, elle est appelée turiya, le quatrième état ou pure Conscience. Dans la condition phénoménale du flux temporel des trois états, (texte) la pure Conscience est voilée. L’ignorance est un état dans lequel l’objet prédomine, tandis que le Soi n’est pas reconnu. Quand l’objet seul demeure et que le Sujet pur s’est oublié, le monde se détache de la conscience du sujet et le sujet se prend lui-même pour un objet du monde. Ce que nous nommons vigilance définit en ce sens strictement la condition de possibilité de notre réalité empirique. C’est la raison pour laquelle, les textes du Vedânta reviennent constamment sur une proposition qui paraît incompréhensible à première vue : « vos problèmes n’existe que dans l’état de veille ». Dans le passage de la vigilance à la lucidité, à un niveau de conscience plus élevée, l’évaluation serait complètement différente.

    Ce qui est extraordinairement neuf dans cette perspective, c’est qu’un changement d’état peut se produire, qu’une percée décisive est possible, et qu’alors une conscience différente peut émerger. Une conscience qui intègre la Présence non-duelle. Le Soi. Cette percée est appelée l’Eveil. L’Eveil est la jonction consciente entre la vigilance ordinaire et la conscience de Soi. La conscience-de-soi n’est pas, comme les trois états, toujours en changement et relative. Elle est non-changeante, absolue,  toujours déjà là, dans le courant de conscience sous-jacent à toute phénoménalité, dans lequel la Vie cohère en permanence avec elle-même. Dans le quatrième état. Dans le cadre expérimental du Yoga, le quatrième est décrit avec précision et nommé samâdhi. Il ne s’agit pas d’extase, d’une sortie de soi, au sens d’une échappée de ferveur émotionnelle et mystique. La traduction correcte de samâdhi est enstase.  Ce n’est pas un « état » dans le sens habituel d’un vécu particulier qui vient et s’en va. Il ne s’agit pas non plus d’une réalisation du mental spéculatif, mais de la rétrocession du mental dans sa Source. Ce n’est pas une concentration de l’esprit sur une idée, mais bien plutôt le déplacement de l’attention (texte) depuis l’idée vers la page blanche de Silence dans lequel elle peut être formulée. Ce n’est pas une « chose », c’est plutôt la non-chose (texte) par excellence dans laquelle une chose peut apparaître, l’Espace de l’intériorité et sa Vacuité. Cela ne se trouve pas « quelque part » et ne peut donc pas être atteint en quoi que ce soit, c’est là, plus proche que le plus proche, plus intime que le plus intime et pour cette raison même, toujours présent et complètement ignoré.

     Nous savons que tout changement d’état de conscience modifie notre perception de la réalité. La torpeur lourde du sommeil profond est biffée par la phénoménalité lumineuse du rêve. De la même manière, nous biffons la réalité onirique en entrant dans la vigilance, ce qui nous permet de renvoyer le rêve tout entier à l’illusion. Le voyageur qui est au fond de la vallée en a une représentation, qui lui est commune avec ceux qu’il rencontre. Quand il monte sur le flanc de la montagne, le spectacle devient très différent. Chaque fois qu’il fait une station à une hauteur plus élevée, son panorama se modifie. De même, nous pouvons comprendre que d’un point de vue plus élevé que celui de la vigilance, le monde des objets  de la veille entre dans une perspective radicalement nouvelle. Le Vedânta n’est compréhensible que dans une perspective d’une conscience plus élevée que celle de la vigilance, celle de la conscience d’unité.  Parce qu’il s’agit ici d’une transformation radicale de la conscience, d’une transfiguration de la vigilance et non d’une simple acrobatie spéculative, le Vedânta désigne ce passage sous le nom d’un cinquième état de conscience, celui de la conscience libérée. Le point focal, c’est la conscience d’unité. Cette conscience d’unité, Plotin a dit qu’il l’avait connu à plusieurs reprises, mais qu’il ne l’avait pas stabilisée. En fait, toute sa philosophie est comme irriguée de l’intérieur pas cette expérience et elle tend, dans un immense désir nostalgique, sans cesse à y revenir. Le moyen des concepts du mental fondé sur la vigilance trouve vite ses limites devant Cela. Plotin dépose son lecteur au seuil du Silence, dans le pressentiment de l’Unité. Il sait très bien qu’il y a ici un saut quantique de la vision que nul ne peut accomplir pour quelqu’un d’autre. (texte) La Percée se fait en soi-même et strictement rien de ce que le mental peut élaborer ne peut s’y substituer. Dans les textes, en l’absence de la vision de l’unité, pour le mental, tout est obscur, étrange et contradictoire ; dans la vision de l’unité tout s’éclaire  de l’intérieur, une familiarité apparaît et le paradoxe devient la réalité vivante. Il y a tout de même des aides. Par exemple, Douglas Harding, dans ses ateliers, à travers des exercices simples, réussit remarquablement à ouvrir la voie de la Vision de Qui Je suis. (texte) Toute démarche qui permet à la vigilance de cesser de se disperser dans les objets, de se suspendre, toute démarche qui déploie l’attention de l’extérieur vers l’intérieur, revient vers la Présence. Il y a un travail à faire, parce que l’habitude de se perdre dans l’objet, ou de se disperser dans les constructions mentales est le résultat d’un très long conditionnement de l’esprit. Cependant, l’évidence première est toujours là.  Je suis est le cœur de la toute réalité, le centre et une fois réintégré, la conscience témoin devient spontanée. Ce qui veut dire que la conscience retrouve immédiatement son assise intemporelle. Tout le contraire de la vigilance qui, nous l’avons vu ne se définit que dans le temps psychologique. (texte) Ce qui se produit alors, c’est une réorchestration complète de l’énergie consciente et simultanément, une réorchestration complète de la réalité. Eckhart Tolle ajoute qu’entre en action une qualité d’intelligence (texte) complètement différente de la pensée habituelle.

    La vision de l’unité est le contraire d’une pensée fragmentaire dans laquelle le sujet est enclot dans un mode de représentation qui le porte à opposer dans la dualité, ou à disjoindre dans l’alternative. Dans la pensée fragmentaire, le sujet est comme effaré par ses propres pensées et englué dans l’apparence. Il ne parvient à se déprendre, ni de ses propres constructions mentales, ni du harcèlement de l’objet. Il n’a ni position de recul, ni appréciation de la profondeur. La dualité apparence/réalité est là, bien présente, mais elle est surtout le lot des déconvenues qui portent chacun de nous, à nous méfier de ceux qui nous ont plus d’une fois abusé. Dans un monde dans lequel les apparences sont maquillées et où la vérité est mêlée au mensonge, la pensée du soupçon est en effet une mise en garde qui a une valeur. Pourtant, la méfiance reste finalement à la surface des choses. Elle ne fait qu’inviter à remplacer une chose par une autre. Un regard en biais, n’est pas franc et il est oblitéré par le besoin compulsif de toujours chercher ce qui cloche dans le réel. Ce n’est pas la pensée du soupçon qui peut lever un coin du voile jeté sur le Réel, mais une lucidité sans faille, sans présupposés et sans jugement, sans condamnation, ni identification. La lucidité reconduit chacun  à une vision en profondeur de ce qui est. La vision de l’unité est sensible à la complexité du réel, à cet insondable mystère par lequel par-delà la différenciation des apparences, toutes choses se joignent en une seule au sein de l’Etre. Et le Mystère des mystères, c’est que de plus la connexion avec cet Un réside en moi. Ce n’est pas une idée. C’est. Cela est. Autrement dit, ce n’est une idée pour nous que parce que nous n’avons pas conscience que c’est. Cela fait peut être partie d’un jeu que nous jouons avec nous-mêmes, que de feindre d’ignorer Qui nous sommes, pour sauvegarder notre sens du moi qui lui, ne tient que sur la conscience de la différence.

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    De l’infiniment petit à l’infiniment grand, la réalité demeure en solution de continuité, chaque étage de l’Être soutenant l’étage qui le suit, dans une totalité qui est celle de l’Univers. Dans l’Être, en-soi, pas d’apparence. Il n’y a d’apparence que pour celui qui pratique un découpage et se demande s’il a le droit d’inférer de ce qu’il voit une quelconque proposition valide, pour savoir ce qu’il en est vraiment de la réalité. La réalité est ainsi pensée comme les poupées russes, elle est faire d’emboîtements successifs. En distinguant l’apparence et la réalité, nous sommes sûr qu’après avoir ouvert une boîte, nous allons en trouver une autre. C’est le principe même où nous conduit l’analyse. Il est impossible de dissocier la dualité apparence/réalité de la conscience percevante et tout particulièrement, de la structure de l’état de veille. Un événement majeur s’est produit au XXième siècle à l’intérieur de la physique quand il est devenu évident désormais que l’objectivité ne pouvait pas se penser indépendamment du sujet conscient. Auparavant, on avait en quelque sorte une physique sans physicien, une observation sans observateur, ce qui était une mémorable illusion. Bien qu’aujourd’hui encore beaucoup de physiciens continue de raisonner dans l’ancien dogme, il est clair que beaucoup de physicien ne le font plus. C’est ce qui est tout à fait passionnant dans notre époque. Ce qui s’ensuit, c’est  renouvellement du problème du statut de la réalité d’une audace ahurissante. La rencontre entre physique et spiritualité n’est pas un vœu. C’est aujourd’hui un fait. Ce qui reste plus difficile et problématique dans cette affaire, c’est le renouvellement de la phénoménologie elle-même.

    A partir du moment où nous pouvons opérer une mise en cause de l’apparence, il n’est plus possible de s’y résigner. Nous avons les moyens, soit de la dénoncer, soit de cerner une profondeur que le sens commun ne verra jamais. Attention toutefois, l’apparence n’est pas l’illusion. La distinction reste importante. Il ne s’agit pas de renvoyer la totalité de ce qui est perçu au rang d’un jeu d’ombres chinoises. L’intérêt de la notion d’apparence, c’est qu’elle a aussi une portée esthétique,. Elle flambe pour parler au désir, elle s’enveloppe de mystère pour laisser deviner une profondeur insoupçonnée, elle donne le vertige parfois, car elle nous fait sentir que derrière le visible se cache pour virtualité qui s’envole dans l’Infini.

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  © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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