Il est parfois de bon ton, jusque dans les manuels de philosophie, d’ironiser sur la sagesse. On dira que le penseur à affaire à « la philosophie », au sens où il à affaire à « la Pensée », mais que ce que l’on nomme « les sagesses », tombe hors de la philosophie : Entendez par là, les formes de pensée dont l’origine tient à des traditions spirituelles et non à « la tradition philosophique », c’est-à-dire à une lignée de Socrate à Heidegger, hors de laquelle il n’y aurait point de salut. Le dernier avatar de cette attitude de dénigrement implicite de la sagesse se rencontre dans la philosophie politique, où il est là aussi de bon ton de voir dans la philosophie une activité intellectuelle dont la visée est politique, dont les valeurs se situent dans la laïcité, de sorte que la morale de la citoyenneté de notre époque donnerait à la philosophie son cadre et sa destination.
Il est assez curieux de constater que Luc Ferry, tout d’abord inscrit dans cette mouvance, ait fini par prendre conscience de l’insuffisance de cette définition de la philosophie. Il dit ainsi qu’auparavant, il ne voyait en tout et pour tout de valeur que la laïcité et que maintenant, il lui semble impossible de concevoir la philosophie sans une spiritualité. N’est-ce pas reconnaître implicitement que la tentative consistant à vouloir définir la philosophie en la coupant de la sagesse est dépourvue de sens ? La philosophie peut-elle se définir autrement que comme amour de la sagesse ?
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Le discours de la dérision vis-à-vis de l’ambition d’une sagesse philosophique de la vie ne date pas d’hier. Platon lui-même lui a donné une voix dans le personnage de Calliclès. Il est important de comprendre l’argumentation de cette imprécateur, porte-parole du mépris de la philosophie. C’est d’autant plus intéressant justement que Calliclès lui aussi fait front sur la comparaison entre politique et philosophie et discréditant la seconde en faveur de la première. Le discours de Calliclès commence ainsi :
1) « Voilà la vérité, et tu t’en convaincras si tu renonces à la philosophie pour aborder de plus hautes études. La philosophie, Socrate, n’est sans doute pas sans charme, si l’on s’y livre avec modération dans la jeunesse ; mais si l’on s’y attarde au-delà d’une juste mesure, c’est une calamité ». Nous voudrions savoir quelle est cette « vérité », quels sont donc les « plus hautes études » en question et en quoi l’étude de la philosophie serait une calamité. La réponse est assez claire, la « vérité » en question, c’est que « la politique, il n’y a que ça de vrai ». L’étude dont il est question, c’est l’art de commander aux hommes, l’art d’exercer le pouvoir. Enfin, la calamité, c’est de dédaigner le désir de pouvoir, de gloire, de richesse, au profit d’une vie simple, propre, ordonnée, qui trouve contentement dans ce que chaque jour lui apporte. Pour Calliclès, l’important, c’est « de devenir un homme bien élevé et considéré ». Si effectivement ne nous importe que la réputation et le souci conformiste d’être bien intégré, il y a peu de chance que nous trouvions dans l’étude de la philosophie de quoi flatter notre opinion sur nous-mêmes et nous apprendre à devenir un bourgeois bien nanti et bien pensant. Calliclès, c’est un homme qui se dit pragmatique, réaliste, c’est un homme qui pense savoir profiter de la vie. Il se dit opposé en toutes choses au philosophe qu’il se représente comme une sorte d’idéaliste incapable, d’ascète retiré des affaires humaines. Comme il prend soin de dresser en fait de lui-même un portrait avantageux, en rhéteur efficace, il disqualifie l’adversaire : « Le philosophe ignore les lois qui régissent la cité, il ignore la manière dont il faut parler aux autres dans les affaires privées et publiques ; il ne sait rien des plaisirs et des passions, et, pour tout dire d’un mot, sa connaissance de l’homme est nulle ».
Mais qui reconnaîtrait un philosophe dans un portrait de ce genre ?
(texte) A-t-on jamais vu ce genre d’hurluberlu écrire ou dire quoi que ce soit d’intelligent qui mériterait le nom de philosophie ? Ce n’est pas une description, c’est une représentation caricaturale. Implicitement pourtant, cette représentation en dit long sur les prétentions de Calliclès et sur la nature de sa pensée. Il prétend en effet bien connaître les lois de la cité, assurément pour s’en servir habilement, il prétend « savoir parler aux autres », dont être
un rhéteur persuasif en public. Quant à sa morale, elle tient dans ce qu’il dit ensuite : profiter avidement des plaisirs, donner libre cours à ses passions pour les assouvir. Ce qu’il appelle « connaissance de l’homme », c’est ce que Machiavel appelle connaissance de l’homme nécessaire au Prince.
Il faut voir dans les hommes des êtres cupides, dévorés d’ambitions, il faut
voir dans les hommes des êtres plutôt mauvais que bons et les considérer tels quels pour savoir les gouverner. Si le goût pour la philosophie est tolérable dans la jeunesse, il est clair que pour Calliclès, après, il faut passer aux « choses sérieuses » : l’ambition, le pouvoir, la politique. « celui-là mériterait d’être fouetté », qui garderait encore une âme de philosophe au sein de la vie active.
Ce type de discours, très postmoderne, on l’entend assez souvent, c’est celui de l'arrogance des technocrates qui privilégient l’action efficace et rentable à la réflexion. C’est ce qui fait dire à certains : « ils feraient mieux de faire du secrétariat et de la comptabilité au lieu de faire de la philosophie » ! ! Sous-entendu qui revient à dire : « faites en sortes qu’ils ne réfléchissent pas trop, mais deviennent des travailleurs efficaces, des techniciens compétentes, des citoyens obéissants ». Cela fait aussi penser au mot de Taylor devant la plainte d’un ouvrier à la chaîne, qui n’arrivait plus à penser : « vous n’êtes pas payé pour penser, il y en d’autres qui sont payés pour ça » ! Au fond, pour Calliclès, dans une société bien rodée, il faut que l’individu soit un rouage bien huilé et dans la postmodernité, un consommateur docile, qui ne se pose pas de questions, mais obéisse. Il est dans la même optique tout à fait souhaitable que le politique non plus ne se pose pas de question, mais agissent en manager efficace, pour faire tourner cette entreprise qu’est la société, tout en se réservant les moyens de préserver son pouvoir, de se ménager une vie de luxe, de plaisir variés, une vie où la liberté est enfin devenue licence. Evidemment, explique Calliclès, cette manière de vivre n’est pas à la portée du vulgaire, à la portée du peuple. Mais qu’est ce qu’un homme qui a entre les mains le pouvoir, peut bien devoir à la morale du peuple ? Il n’est pas bon que le peuple soit libre. La liberté est un privilège des forts. Que les plus faibles servent les plus forts et la société sera ordonnée ! C’est pour le peuple que l’on a inventé la « morale » et la « sagesse » et la « religion ». La morale est une invention arbitraire des faibles pour se protéger des forts. La sagesse, c’est un catalogue de règles de vie pour les impuissants. La religion, c’est l’opium du peuple, comme le dit Marx. Quand on a la puissance, quand on la richesse et le pouvoir, on se moque de la morale et de la sagesse et on n’a que faire de la religion. On satisfait ses désirs et on méprise ces histoires à dormir debout que racontent les philosophes et les prêtres, on n’a que sarcasme pour ces espèces de recommandations prudentes adressées aux faibles que sont les paroles de sagesse ! L’homme fort ne connaît qu’une loi, la loi du plus fort et il n’a que mépris pour la justice, la morale ou la sagesse. Ou plutôt, il est assez rusé ou malin pour dire : oui, la justice, la morale, la sagesse, la religion, c’est très bien pour le peuple¸ mais au fond de lui-même, il est assez malin pour penser le contraire sans se laisser duper et ne suivre que ses désirs.
---------------Cela signifie qu’en définitive, l’homme fort selon Calliclès vit, pense et décide à partir d’une représentation
cynique de la vie et s’y tient. Il est inutile d’ajouter combien le Calliclès de Platon serait au fond très à l’aise dans notre monde postmoderne ou le cynisme et dérision font si souvent bon ménage. Se moquer des philosophes est dans le ton de notre époque. Ricaner à la seule évocation de la sagesse est une attitude banale. Rigoler grassement sur le dos des philosophes est en effet la seule attitude qui convienne, pour nous maintenir dans notre
soucieuse insouciance, ou dans notre arrogance de prédateur dans la jungle économique.
2) C’est aussi la raison pour laquelle il est aussi très intéressant aujourd’hui de lire ce que Platon ou Epicure pouvaient répondre à Calliclès. Dans le Gorgias, ce que Socrate rétorque à Calliclès, c’est tout d’abord que l’on ne peut pas faire de la licence une règle de vie. La volonté de puissance libérée, sans maîtrise de soi, sans mesure, sans le moindre sentiment du tort qu’elle peut causer, ce n’est que de la brutalité, que de la violence en acte. Ce n’est évidemment pas une morale, c’est le choix délibéré de l’immoralisme, le choix délibéré de laisser libre cours à la folie et à la démesure de l’ego. Morale de brute si on veut, c'est-à-dire pas de morale du tout. Mais ce n’est même pas une règle de vie satisfaisante pour soi-même ; car se donner pour règle, comme le propose Calliclès, de chercher à satisfaire des désirs innombrables, dès qu’ils apparaissent, c’est se condamner au supplice de l’éternel inassouvi, c’est être comme un tonneau percé que rien ne parvient jamais à combler. La volonté de puissance, non seulement est moralement injustifiable, mais elle est aussi un esclavage vis-à-vis du désir. Son destin est de tracer pour qui la suit aveuglément, un chemin pavé de souffrance. Il est de beaucoup souhaitable, rétorque Socrate, de préférer à une existence inassouvie et sans frein, une existence contente, réglée et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte : il est beaucoup plus souhaitable de se conduire dans la vie avec plus de sagesse et moins d’emportement, que d’emprunter le chemin dangereux de la volonté de puissance.
Mais une fois que ceci a été compris, la question revient, car la sagesse peut-elle s’apprendre ? Il ne faut pas ici précipiter une réponse sans examiner attentivement la question. Or il est essentiel de remarquer que le chemin de la sagesse, c’est la philosophie elle-même et rien d‘autre. C’est exactement ce que signifie le chemin de la philosophie que cet apprentissage long et patient d’une vie plus sage. Le philosophe est l’ami de la sagesse, non qu’il se prétende sage, mais du moins qu’il a pour la sagesse une aspiration, un désir et un attrait, et cela suffit pour comprendre que c’est là une étude qui mérite d’être poursuivie. Nous ne pouvons pas chercher la sagesse pour un résultat, pour des raisons qui tiendraient à l’efficacité ou à la compétence, nous ne pouvons rechercher la sagesse que pour la sagesse même. Pourquoi la Bonté, la Beauté, la Noblesse devraient-elles être recherchées, si ce n'est pour elles-mêmes? Ce qui est en jeu, ce n’est pas la rentabilité de l’action, mais la santé de l’âme.
Et ce n’est pas une question qui ne mérité d’être posé que par l’adolescent qui
s’affronte aux grandes questions métaphysiques de la vie.
« Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à s’adonner à la philosophie, et quand on est vieux, il ne faut pas se lasser d’en poursuivre l’étude. Car personne ne peut soutenir qu’il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l’âme. Ceux qui prétendrait que l’heure de philosopher n’est pas encore venue ou qu’elle est déjà passé, ressemblerait à celui qui dirait que l’heure n’est pas encore arrivée d’être heureux ou qu’elle est déjà passée ». Il y a une relation intime entre l’étude de la philosophie, la santé de l’âme et le bonheur. L’étude de la philosophie, telle que la conçoit Épicure, ouvre les yeux de l’intelligence et seul un esprit sage peut vivre heureusement dans une relation saine avec le corps et avec la vie. Seule la santé de l’âme rend possible une vie digne et heureuse.
« Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissance des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu’offre une table luxueuse, qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante, qui recherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter et qui rejette les vaines opinions, grâce auxquelles le plus grand trouble s’empare des âmes ». (texte) Le terme la raison vigilante mérite d’être commenté, car il est la clé du problème et le problème lui-même. La sagesse tient à la maîtrise de soi, la folie à l’absence de maîtrise. La sagesse suppose que l’intelligence inspire et gouverne les choix que nous avons à faire quotidiennement. La sagesse suppose un sens aigu de la discrimination entre ce qu’il convient de faire et ce qu’il convient d’éviter. La sagesse suppose la lucidité dans laquelle prend place la décision juste et l’action juste. Qu’est-ce qui trouble l’esprit et finit par l’égarer ? Les opinions vaines. Un esprit imbu d’opinions vaines est confus, car il n’a pas pris conscience de la vanité même de ses propres croyances ; comme il en est inconscient, il croit nécessaire de poursuivre ce qui n’a pas vraiment de valeur et au bout du compte, il est le jouet de sollicitations incohérentes. Il est dans le trouble, ce trouble qui « s’empare des âmes » et la plonge dans l’égarement. (texte)
Mais cette analyse laisse en suspend de nombreuses questions : faut-il en conclure que la recherche du bonheur personnel est-elle en définitive la seule ambition de la sagesse ? Qu’est-ce que cette conception de la sagesse, opposée à la folie des hommes, a à voir avec la folie au sens proprement psychiatrique du terme ? Que veut dire se conduire de manière sage ? La sagesse se réduit-elle une attitude particulière face à la vie ?
Dans notre contexte postmoderne, la sagesse, quand on veut bien lui reconnaître une valeur, reste pour la plupart d’entre nous un terme extrêmement vague. Quand on tente de le préciser, il n’évoque qu’une sorte d’attitude dans la vie qui revient à une utilisation juste, moralement valable de l’expérience. Sinon, c’est un mot qui est associé à un savoir historique érudit, celui qui porte sur la nébuleuse de l’histoire des philosophes grecs.
1) Dans l’Antiquité, le sens en était beaucoup plus riche et plus vivant. La sagesse résultait de la Connaissance de l’Être, mais elle était aussi l’habileté et la compétence qui en résulte, et par suite la rectitude de jugement d’un homme réellement qualifié. Ceux que l’on appelait les sept sages de la Grèce étaient des législateurs compétents, le sage étant le philosophe accompli, l'homme vertueux, raisonnable, intelligent et instruit. Cela fait pour nous figure d’étrangeté. C’est mettre ensemble des choses dont nous nous faisons aujourd’hui une représentation très fragmentaire. Nous mettons à part la « compétence » en l’assimilant à une maîtrise technique ; pour nous, la « Connaissance » est aussi à part, elle est le savoir scientifique. Nous ne savons plus guère ce que veut dire « vertu » si ce n’est sous la forme d’une vierge effarouchée qui veut se protéger des assauts du désir d’un homme. « Raisonnable » est un terme qui a fini par équivaloir à « prudent » dans un sens timoré. « Intelligent » est un concept que nous ramenons à « intellectuel ». Quant à « instruit », ce n’est qu’un mot qui renvoi à une culture d’ordre universitaire. Bref, nous sommes bien loin de comprendre ce que pouvait représenter dans les traditions anciennes la figure du sage. Par contre, nous savons très bien ce qu’est l’intellectuel, l’aventurier, le technicien, l’homme politique, le scientifique. (texte)
Pour tenter de comprendre ce qu’est la sagesse, parce que l’idée en est confuse, il est nécessaire de procéder par négation, ce que en Inde on appelle neti, neti, pas ceci, pas cela. Nous ne pouvons approcher en toute clarté et en toute distinction ce qui est authentique qu’en nous libérant de ce qui ne l’est pas. Le vrai n’apparaît de lui-même que dans l’élimination du faux. C’est à ce genre d’exercice que Platon se livre dans ses premiers dialogues, dit dialogues socratiques. Dans le Charmide Platon entreprend l’examen de la sagesse. Charmide sert de porte-parole à l’opinion, Socrate lui, examine attentivement ses réponses et distingue le vrai le faux.
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La première définition de la sagesse examinée est formulée ainsi : « on dit souvent que les gens calmes sont sages ». C’est vague répond Socrate. Le calme, peut-être seulement une apathie, une forme d’inertie. Il est bien des situations dans la vie où il faut savoir faire preuve de promptitude pour répondre immédiatement à la situation d’expérience. Répondre à une situation d’expérience avec vivacité et énergie, c’est assurément bien plus sage que de rester passif et indolent. Rester mou et sans réaction ce n’est certainement pas faire preuve de sagesse. La sagesse ne se réduit pas à une forme de lenteur. Cependant, il y a dans l’absence de précipitation, dans la modération et le sens de la mesure une attitude qui peut effectivement traduire une conduite sage, mais le problème, c’est que cela ne nous dit pas sur quoi elle est fondée. De plus, la sagesse est avant tout une très haute vertu, elle ne se réduit pas à une sorte de bon sens pratique que l’on puisse définir par un calme, ou une modération.
Charmide se reprend et propose une seconde définition : « Il me semble que la sagesse développe le sens de l’honneur et rend l’homme sensible à la honte et qu’ainsi, la sagesse, c’est la pudeur ». Le mot pudeur n’est pas à prendre au sens où nous l’entendons le plus souvent, comme une sorte de souci de se faire-voir, ici, c’est une manière de désigner la conscience morale comme une qualité qui a trait à l’intégrité du sage. Le sage est une vivante incarnation du sens vrai de l’honneur, il a la sensibilité à ce qui est un mal et le sens de ce qui est juste et droit. Le sage est maître de ses passions et il ne se donne pas en spectacle. Ce qui est donné par là à entendre, c’est peut-être que l’intériorité vivante ne peut se donner en représentation, elle est la pudeur, car elle est la Vie invisible qui jamais ne se donne à voir. Dans le même registre enfin, la sagesse est associée à la tempérance, à la chasteté, à la décence, à la sobriété en toutes choses. En résumé, elle est le sens de la mesure.
Nous voyons bien par là que c’est une définition insuffisante que de réduire la sagesse à la pudeur. La sagesse s’exprime dans la pudeur, mais la pudeur n’est pas la sagesse. La pudeur est inséparable des situations relatives où elle se manifeste, tandis que la sagesse n’est relative à rien. La pudeur, issue de la conscience morale, est marquée par la dualité bien/mal. La pudeur, comme vertu, est non seulement relative aux situations de la vie, mais elle est ambivalente comme elles.
Désemparé, Charmide recours alors à un argument d’autorité pour aligner une nouvelle opinion sur la sagesse : « je me souviens d’avoir entendu dire à quelqu’un qu’être sage, c’est s’occuper de ses propres affaires ». La formule est très obscure. Elle peut s’entendre :
a) comme une incitation au repli sur soi, dans l’indifférence à l’égard d’autrui. Au fond, c’est le slogan par excellence de l’individualisme postmoderne. L’utilitarisme du XIXème siècle donnait le même conseil : chacun est compétent quand il s’agit de déterminer ce qui est de l’ordre du bien privé. A chacun de s’occuper de ses propres affaires et la société ira pour le mieux ! Oui, mais justement, le souci exclusif de l’intérêt privé est ce qui fait la folie de notre monde. L’indifférence est ce qui rend l’homme à la fois insensible et cruel. Il faudrait avoir un tour d’esprit particulièrement retors pour continuer à croire que l’égocentrisme est sagesse.
b) « S’occuper de ses propres affaires » peut aussi vouloir dire, chercher à réaliser soi-même tout de dont on a besoin, de manière à n’être dépendant de personne. C’est une sorte de volonté systématique d’autarcie. Économiquement, c’est une négation de l’échange. Psychologiquement, c’est une volonté de rupture, mais qui est aussi le risque de l’affirmation de la séparation. Est-il vraiment sensé de voir le sage comme un « marginal » ?
c) Enfin, la formule que met en avant Charmide a aussi le sens d’accomplir son devoir personnel, en se méfiant des grands idéaux, des idéologies qui risquent de servir d’alibi, et risquent de nous détourner des exigences de notre situation d’expérience actuelle. Cela revient à dire, mieux vaut nettoyer devant sa porte que de vouloir changer le monde. Mieux vaut centrer son action sur les choses qui dépendent de nous (texte) que de rêver un monde différent : pour aller très loin, il faut d’abord s’attacher à ce qui est très proche. C’est dans ce sens que Camus se défendait d’être un sage, et qu’il pensait ne pas avoir assez de lumière pour pouvoir changer le monde. Camus disait qu’être homme, c’est seulement tenter d’incarner quelques valeurs fondamentales. C’est pour lui le devoir de l’homme révolté. Il y a dans la sagesse bien plus qu’une révolte et elle n’est assurément pas une rêverie idéaliste. Le sage n’est pas « l’intellectuel engagé ».
L’ambiguïté de la définition de Charmide est patente. Cela suffirait pour l’écarter. Ce que souligne Platon, dans la bouche de Socrate, c’est aussi que la séparation des individus de toute manière n’existe pas. L’autarcie absolue ne rend pas justice à la solidarité de tous. Nous vivons en relation. L’individualisme au sens de l’égocentrisme n’a pas de sens, ce dont nous avons besoin pour gagner plus de sagesse, c’est bien au contraire, une conscience de l’unité humaine, et une conscience de l’unité dans la diversité.
A ce moment du dialogue, Critias vient porter secours à Charmide. Il assène alors une forte définition : « pour ma part, j’affirme que celui qui ne fait pas le bien, mais le mal, n’est pas sage ; et que l’est celui qui fait le bien et non le mal. Pour te donner une définition nette, je dis que la sagesse est la pratique du bien ». Dans le texte, Socrate n’entreprend pas de réfuter Critias. Il examine sa définition non pas en considérant qu’elle contient de la fausseté, mais en la voyant comme incomplète. Il y a en effet une difficulté : cet homme qui fait le bien, se connaît-il lui-même ? Quand il fait le bien, le sait-il ou en est-il inconscient ?
Ce qui reste en suspend, c’est la relation entre la connaissance de soi et la sagesse. Il arrive que le médecin applique un traitement sans savoir exactement ce qu’il fait, cependant, s’il a agi utilement, on dit qu’il a agi avec sagesse. « Quand il lui arrive d’appliquer un traitement utile, il agit sagement et il est sage, mais il peut ne pas savoir qu’il l’est ». La sagesse est-elle une sorte d’inspiration heureuse qui permet à un homme de faire le bien ? (texte) Mais cela voudrait dire que celui qui fait le bien de cette façon le fait sans intention, sans motif, sans connaissance consciente. Une action qui ne repose pas sur l’intentionnalité est sans finalité consciente. Elle ne saurait être attribué à un moi désirant, un moi mu par des motivations, par des fins. Est-ce à dire que l’homme qui est sage n’est pas conscient de lui-même ? Ou bien est-ce que l’homme sage est dépourvu de sens de l’ego ? A suivre Critias, il semblerait que le sage pourrait être en un sens ignorant.
Critias ne veut pas aller dans cette direction il veut maintenir l’idée que le sage est conscient de sa sagesse et qu’il possède une connaissance de lui-même : impossible en effet d’admettre « qu’un homme puisse être sage s’il ne se connaît pas lui-même ». Et il ajoute : « se connaître soi-même, c’est cela la sagesse, et je suis d’accord avec l’auteur de l’inscription du temple de Delphes ». Il y a deux manières d’approcher la connaissance de soi, celle de la Voie négative, qui met l’accent sur le rejet du faux, celle de la Voie positive qui cherche à lui donner des attributs, un contenu. La question est de savoir s’il est possible de donner de la connaissance de soi une formule définitive, en sorte que le Soi puisse être cloué comme un papillon dans une boîte, ou bien s’il n’est pas nécessaire en d’en rester à la négation de ce qui n’est pas le Soi.
Sur la voie positive, se trouve bien évidemment la distinction intentionnelle sujet/objet, donc du sujet défini par son objet et comme distinct de son objet. « Si la sagesse consiste à connaître quelque chose, il est évident qu’elle est une science, … ou bien ne l’est-elle pas ? » La connaissance de soi sera alors définie comme une science, ou comme savoir, et nous n’avons pas de peine à lui fournir un contenu : connaître son identité culturelle, son personnage, son rôle social, corps, son tempérament, son caractère, sa personnalité, son histoire personnelle, sa personne morale, son petit moi, objet d’introspection etc. Il y a des tonnes de livres qui en donnent les recettes, les magazines sont farcis de tests d’évaluation en tout genres, présentés comme des formes de connaissance de soi. Toute la tradition philosophique est aussi là pour fournir une abondante analyse de ce qu’est l’homme, comme objet de connaissance de soi, comme sujet de l’histoire, sujet moral etc. L’homme sage est-il celui qui a rassemblé tout ce savoir ? Comment l’accumulation de cet énorme savoir pourrait-il rendre un homme plus sage ? Un homme deviendra-t-il plus sage pour avoir couru tous les psychologues, écrit son journal intime, lu le contenu d’une bibliothèque ? Non. Le sage n’est pas « l’érudit ».
---------------Définir la sagesse comme une science engage dans une impasse, car dans la connaissance de soi, le Soi ne peut pas être connu comme un objet. Le Soi est
sujet et non objet. La seule solution serait de regarder la connaissance de soi non comme une forme de savoir, mais, comme une forme plus élevée de conscience. Socrate accepte pourtant de se laisser conduire dans cette impasse du savoir.
(texte) Si la sagesse était science, on pourrait la classer parmi les autres sciences, à côté de savoir produisant des techniques comme la médecine et l’architecture. Il est vrai que la sagesse produit des effets tels que la maîtrise de soi, la modestie, l’humilité. Cependant il y a bien des différences entre les limites régionales des sciences et le caractère universel de la sagesse. On ne peut pas ranger la sagesse « à côté » des autres sciences. C’est absurde. Critias, le comprenant, en arrive donc à l’idée que la sagesse est le couronnement du savoir, la reine des sciences, la « sciences d’elle-même et des autres sciences ». Ce qui est remarquable, c’est que sur cette voie piégée, Critias finalement redécouvre la plus haute ambition de la Pensée : il est de l’essence même de la philosophie que de chercher la connaissance et la Connaissance est toujours la Connaissance de l’Englobant. Connaître, c’est connaître l’Être comme un tout et non le diviser en parties. La sagesse serait la connaissance de l’Être en tant qu’Être, ce qui enveloppe toutes les existences particulières. C’est la définition de l’ontologie, la science de l’Être. C’est exactement ce que tente de formuler un système philosophique. C’est ce qui fait la grandeur de Platon, d’Aristote, de Spinoza, de Leibniz, que d’avoir cette ampleur. Cependant, ce que Socrate veut montrer, c’est qu’il ne faut pas confondre le « penseur » et le sage.
Chez Socrate l’Enseignement philosophique est d’abord Eveil avant d’être système. En fait, ce qui intéresse au plus haut point Socrate, c’est la possibilité qu’a l’intériorité de se révéler à elle-même. Ce que croise Critias, sans le reconnaître, c’est le paradoxe de l’auto-référence de la connaissance du Soi. La Conscience, comme Soi ne peut-être connue que par elle-même et non par référence à un objet, elle est auto-référente. La connaissance de soi ne signifie pas acquérir un savoir sur un objet, mais seulement à prendre conscience de soi. Et la prise de conscience de soi est susceptible de provoquer en l’homme une transformation. La connaissance de soi qui rend sage n’est pas un savoir objectif, elle n’est rien d’autre qu’un constant éveil, une constante lucidité. Et ce qui est fascinant, c’est qu’elle ne se distingue pas de la conscience elle-même, pas plus qu’elle ne se situe dans l’ordre de l’objet. Elle est l’illumination du sujet, conscience indéfiniment en acte et indéfiniment consciente d’elle-même. Eveil.
Nous en sommes là et nous n’avons besoin de rien d’autre : de plus de lucidité à l’égard de nous-mêmes, comme de plus de lucidité à l’égard du monde, comme de plus de lucidité à l’égard de notre relation au monde. A la question : en quoi la philosophie peut-elle se définir comme amour de la sagesse ? La réponse est dans l’amour lui-même.
1) Dès l’antiquité, les grecs marquaient une nuance entre le philosophe et le sage. Le philosophe est l’ami (philo) de la sagesse (sophia). L’ami est celui qui aime. Cet amour de la sagesse enveloppe le désir d’une vie plus sage et le désir trace le chemin qui fait de l’homme un chercheur de vérité, c’est-à-dire un philosophe : un homme sur le chemin de la sagesse. Quand la recherche s’accomplit et que l’âme réalise ce qu’elle cherche, l’amour de l’unité se transforme dans l’Unité elle-même, et le philosophe est devenu un sage, la sagesse n’étant rien d’autre que l’accomplissement vivant de la philosophie. Ce qui manque dans la postmodernité à la compréhension de la sagesse, c’est l’ouverture qui réside dans l’amour de la sagesse. Notre époque est certainement très
cynique, mais il y une différence entre le cynisme et la
lucidité. Le cynisme est la lucidité sans amour. Et il faut insister et le marteler pour que cela soit parfaitement clair, dans philosophie il y a amour de la sagesse. Jamais l’un sans l’autre. Sans l’amour, l’activité de la pensée est une boucherie de l’intellect et manque de compréhension, sans la sagesse, l’activité de la pensée est seulement un calcul froid, technique, sans grandeur ni générosité.
Qu’est-ce qui est nécessaire pour que s’élève en chacun l’âme de philosophe ? Le contraire d’une pensée froide et cynique. Platon répond dans La République, ce qui est essentiel, c'est: la sincérité. « Disposition naturelle à ne point admettre volontairement le mensonge, mais à le haïr et à chérir la vérité… Il est de toute nécessité que celui qui ressent de l’amour pour quelqu’un, chérisse tout ce qui s’apparente et tient à l’objet de son amour… Par suite, celui qui aime réellement la sagesse doit, dès sa jeunesse, aspirer aussi vivement que possible à saisir toute vérité ».
Avec l’amour de la vérité et sincérité vient le détachement vis-à-vis des valeurs relatives que sont l’avidité de la richesse et l’avidité du désir ; avec l’amour de la vérité et sincérité vient la tempérance et la grandeur d’âme. « Prend garde qu’il n’y ait aucune bassesse de sentiments : car la petitesse d’esprit est peut-être ce qui répugne le plus à une âme qui doit tendre sans cesse à embrasser, dans leur ensemble et dans leur totalité, les choses divines et les choses humaines ». Cette âme éveillée regardera la vie humaine dans son caractère mortel, mais pour elle la mort ne sera plus à craindre. Un être humain, ayant cette ouverture d’esprit, sera sociable et juste, « exempt d’avidité, de bassesse, d’arrogance et de lâcheté ». L’ouverture d’esprit donne enfin le sens de l’impartialité et libère l’intelligence. Pourvoir contempler le monde en témoin impartial est la seule position qui convienne à l’esprit de la philosophie et si quelque chose doit être fait pour nous apprendre à observer attentivement et de manière impartiale ce qui est, cela mérite par excellence d’être enseigné. Philosopher, c’est être libre de contempler ce qui est et les richesses que délivre la contemplation philosophique sont sans limite. C’est ce que dit magnifiquement Bertrand Russel : « L’esprit qui s’est accoutumé à la liberté et à l’impartialité de la contemplation philosophique, conservera quelque chose de cette liberté et de cette impartialité dans le monde de l’action et de l’émotion ; il verra dans ses désirs et dans ses buts les parties d’un tout, et il les regardera avec détachement comme les fragments infinitésimaux d’une monde que ne peut-être affecté par les préoccupations d’un seul être humain ».
Non seulement cela, mais, contrairement à ce que croit le sens commun, l’impartialité n’est pas détachée de l’amour, elle est au contraire la condition d’une compassion qui ne mesure pas son amour à l’aune d’un simple objet ou d’une morale. « L’impartialité qui, dans la contemplation, naît d’un désir désintéressé de la vérité, procède de cette même qualité d’esprit qui, à l’action, joint la justice, et qui, dans la vie affective, apporte un amour universel destiné à tous et non pas seulement à ceux qui sont jugés utiles ou dignes d’admiration ».
2) L’impartialité ne provient pas de l’attitude naturelle, d’une conscience limitée, de cette conscience qui, comme le dit Russel fait de nous « des citoyens d’une forteresse en guerre avec le reste du monde ». Elle fait de nous « des citoyens de l’univers ». Elle n’est pas le fruit de la vigilance de l’attitude naturelle, mais vient d’une conscience plus vaste. C’est bien Russel, penseur de notre temps, et non un sage indien, qui écrit encore dans le même texte : « grâce à la grandeur du monde que contemple la philosophie, notre esprit est lui aussi revêtu de grandeur et devient capable de réaliser cette union avec l’univers qui constitue le bien suprême ». Et la proximité de formulation est telle, nous pouvons sans hésitation penser que, certes les philosophies peuvent certainement être différentes, mais ce vers quoi elles convergent en tant que sagesse est un. Et pour le coup, nous pouvons comprendre que ce Bien suprême qui est la conscience d’unité avec tout l’univers doit pouvoir se rencontrer partout, dans toutes les cultures et être de tous les temps. Est un sage celui qui vit dans la conscience d’unité. C’est pourquoi nous n’avons aucune hésitation à dire ici qu’il y a une grandeur de la sagesse de Plotin dans l’Antiquité, de Ma Ananda Moyi, de Ramana Maharshi, de Sri Aurobindo en Inde etc. et que plus près de nous, il y a des personnalités remarquables comme Jean Klein, Stephen Jourdain etc. qui, par leur expérience de la conscience d’unité, ont pu voir le monde avec le regard de la sagesse.
---------------Il faut donc revenir encore et toujours encore à la lucidité. La philosophie est un exercice de lucidité. Qu’est-ce que cela veut dire être lucide ? En un mot : voir. Voir avec les yeux de l’intelligence, tout en étant en même temps porté par l’intelligence du cœur. Voir ce qui est. Voir ce qui constitue l’activité du mental, le fonctionnement de l’ego, sans fuite, sans division, sans condamnation. Dans les termes de Krishnamurti : « Voir tout cela n’est pas seulement la vérité mais la sagesse. C’est à partir de cette sagesse que vient l’intelligence qui fonctionnera dans la vie quotidienne, qui ne créera pas de confusion ». La lucidité rassemble l’énergie de l’intelligence et lui permet d’entrer en action.
Le voir de l’intelligence est ce qui doit présider à l’étude de la philosophie. C’est ce à quoi pense Descartes quand il écrit : « c’est proprement avoir les yeux fermés, sans tacher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie ; et enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas ».
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Bien sûr, même en concédant cela, on peut encore ironiser. Ironiser en taillant à la hache une séparation brutale entre le philosophe et le sage, en disant que « l’homme » peut tout au plus avoir un peu de goût pour la philosophie, mais ne saurait être sage. Ce qui revient à caricaturer à la fois la philosophie et la sagesse. Mais tant pis (texte). Nous n’allons pas nous battre contre la dérision et le cynisme ambiant. Mieux vaut allumer la lumière que de maudire l’obscurité dit un proverbe indien !
Il est assez triste de constater à quel point la sagesse a été perdu de vue, et perdu de vue de l’horizon des philosophes eux-mêmes. Nous ne rendons pas justice à ce que représente la philosophie. Tirons en une conclusion : dans notre histoire récente, il y a beaucoup de penseurs, des penseurs spéculatifs, des penseurs existentiels. Il y a peu de philosophes. Un universitaire a pu même écrire que Spinoza était le dernier philosophe en Occident, qu’après lui, il n’y avait plus que des penseurs et plus de philosophes ! C’est très excessif, mais c’est un jugement significatif de l’air du temps. Il est tant que nous entamions un retour à la philosophie, un retour aux sources, comme d’autres l’ont fait, à l’image de Lacan prônant le retour à Freud pour sauver la psychanalyse de ses errances.
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© Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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