Nous ne pouvons pas être indifférent à la vérité. Il nous faut accorder un soin très particulier à la recherche de la vérité, car cette condition existentielle du chercheur répond à ce que nous sommes, à la condition humaine qui est la nôtre. Ce que nous sommes se mesure à l'échelle de la vérité que nous pouvons connaître et vivre à la fois. C'est très humain, nous voulons connaître, c’est-à-dire nous voulons comprendre ce qui est et sortir de l'ignorance qui ne peut que nous plonger dans l’égarement.
Pour cela, nous avons besoin de pouvoir identifier correctement le vrai. En partant de l'opinion, nous nous disons : il doit bien y avoir des marques qui nous permettraient, si elles étaient connues, de repérer le faux et de le dénoncer. Il doit être possible de discerner le vrai à certains caractères qui se manifestent avec lui. Ce serait pour nous un secours précieux que de pouvoir disposer d’une norme rigoureuse du vrai et du faux. Y a-t-il un signe qui permettrait de reconnaître le vrai du faux ?
* *
*
Mais la question est assez difficile. Elle demande que nous mettions au clair ce qu'est la vérité. La vérité est la caractéristique d’une connaissance qui atteint son but, car une connaissance valide, c'est une connaissance vraie. Mais sur quoi porte-t-elle exactement ? Pour le comprendre, il faut analyser la structure de la connaissance. Le processus de la connaissance comporte trois termes : connaisseur-connaissance-connu. La vérité est-elle une modalité spécifique appartenant en propre au connaisseur? Au connu? A la connaissance?
---------------1) Nous disons parfois des choses
qu'elles sont « vraies ». Mais est-ce que ce sont les « choses » qui sont vraies ? Nous disons qu’un tableau est un
"faux" ou un "vrai" Van Gogh. Un billet de banque peut aussi être faux, comme une commode Louis
XVIII qui n’est en réalité qu’une habile imitation. Ces termes de « vrai » ou « faux » rapportés aux choses sonnent
étrangement. Après tout,
une chose est ce qu’elle est, elle existe ou n’existe pas, strictement parlant, elle n’est ni vraie ni fausse. Le faux Van Gogh existe, comme le faux billet ou la fausse commode. Ils ne sont pas rien, ils sont quelque chose qui, dans l’existence est exactement semblable au vrai Van Gogh, au vrai billet, à la vraie commode. Cela n’a pas de sens de dire que l’objet est vrai ou faux, il est ou il n’est pas, il n’est pas
"vrai" ou "faux". Que voulons-nous dire alors ? C’est ce que nous connaissons de lui qui nous inquiète. Ici, plus exactement, on dira que le Van Gogh, le billet, la commode sont ou non
authentiques. Ce qui est authentique a ce caractère qui fait qu’une chose est exactement conforme à ce qu’elle paraît être, sa représentation est bien le reflet de son être. Le faux Vermeer n’est pas une peinture authentique, parce qu’il se donne dans notre représentation en simulant autre chose que ce qu’il paraît être. De même, une « vraie » joie n’est pas feinte, simulée, elle est un éclat spontané du
cœur. Une personne authentique de même est entière, en elle il n’y a pas de rupture entre ce qu’elle manifeste et ce qu’elle est. Un authentique musicien n’est pas ce lui qui fait
semblant de l’être ou qui en a seulement la réputation, un authentique musicien porte la musique dans son âme et il n’est pas seulement une dilettante. En d’autres termes, on dira aussi que ce qui est considéré dans l’objet comme étant « vrai » de cette manière relève surtout de notre attente à son égard, ou bien celle-ci est remplie (ceci est bien de l’or authentique) ou elle n’est pas remplie (ce n’est que du cuivre doré). Cela n’empêche pas évidemment le cuivre doré d’être tout aussi réel que l’or.
Heidegger dans
L'essence de la vérité écrit : « C’est pourquoi nous dirons plus clairement que : l’or réel est l’or authentique. Mais ‘réels’, ils le sont l’un et l’autre, l’or authentique ne l’est, ni plus ni moins que le cuivre doré. La vérité de l’or authentique ne peut donc être garantie par sa simple réalité ».
(texte)
2) Est-ce que l’on peut dire des pensées du sujet qu’elles sont « vraies » ou « fausses » ? Si je regarde en face de moi le tableau sur le mur, dans un premier temps, je ne doute pas de le percevoir tel qu’il est. Je pense que ma perception est juste et que le tableau est bien comme je le perçois. Si maintenant je détourne mon regard, vers un autre objet, le tableau ne va rester en moi que comme une image dans ma mémoire. S’il s’écoule du temps, cette image risque de devenir plus floue. Je ne saurai plus exactement quelles étaient les formes, combien il y avait de personnages. J’ai appris de cette manière à bien distinguer ma perception et la chose même. En fait, en percevant, je ne me suis pas bien rendu compte que ma perception enveloppe une représentation, elle n’est pas la chose en soi, mais la manière dont la chose se présente à moi, comme une esquisse dans ma conscience. Il se peut que, me remémorant le tableau, j’ai à l’esprit trois personnages, alors que, vérification faite, il y en a quatre. L’erreur est-elle vraiment dans ma conscience ? L’image que j’ai du tableau est ce qu’elle est dans mon esprit, elle existe aussi à sa manière, à titre de représentation mentale sous la forme d’une image. Une image est présente dans mon esprit, existe à sa manière, comme mode de conscience. C’est sa réalité pour moi qui la considère. Allons plus loin, à ce titre, une hallucination est aussi réelle qu’une perception. Elle est réelle pour celui qui l’éprouve dans son délire, elle n’est pas "rien", sinon elle ne serait pas susceptible d’expérience, même si au bout du compte cette expérience est illusoire. Les modes de conscience du vécu se transforment dans un flux incessant, le flux de l’expérience dans le champ de conscience. Les vécus ne peuvent pas plus que les objets être qualifiés de « vrai » ou de « faux », ils se manifestent en moi ou ne se manifestent pas. Ma conscience de veille est conscience-de-quelque-chose, d’une pensée, d’un nuage dans le ciel ou d’un désir, mais ce n’est pas là exactement ce qui est appelé vérité. Elle se rapporte au réel à travers la perception et à l’irréel à travers l’imagination. Il y a seulement des modes de conscience.
3) Il n’y a qu’une solution qui tienne. La vérité ne réside ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais dans la relation entre le sujet et l’objet, le lien qui met en relation ma représentation de la chose avec la chose elle-même. Si ayant une image du tableau où je vois trois personnages, je me rends dans la salle où il est exposé et que je constate qu’il y en avait en fait un quatrième derrière, je me rends compte que je me suis trompé. J’ai fait erreur en croyant que ce que je jugeais du tableau était conforme à ce qu’il était. Mon jugement est susceptible d’être vrai ou faux. On ne peut pas dire d’une chose qu’elle est vraie ou fausse, ni d’une pensée qu’elle est vraie ou fausse, on peut dire seulement qu’un jugement est vrai ou faux. Que nous soyons pris dans nos pensées ou emporté par le cours des choses ne veut pas dire que nous n’avons pas de relation à la vérité. Nous n’arrêtons pas de proférer des jugements ! Nous élaborons constamment des constructions mentales qui peuvent comporter de la vérité ou de la fausseté. A certains moments, nous voyons bien qu’il vaudrait mieux suspendre notre jugement plutôt que dire des bêtises! A d’autres moments, nous constatons combien ce que nous avions pu juger vrai, s'est avéré complètement faux. Du point de vue de la logique le jugement est le lieu de la vérité et de l’erreur.
Comment sait-on qu'un jugement est vrai ou faux? C'est là qu'entre en scène l'idée de critère. Petit détour. Il nous faut maintenant donner la parole à l’opinion, car elle a des vues très arrêtées sur ce qui est vrai et ce qui est faux, sur les chances que peut avoir un jugement d’être vrai ou d’être faux. A quelles marques reconnaît-on en effet la vérité ?
1) Le critère le plus souvent partagé, (il est très postmoderne!) c’est celui du consensus des opinions du plus grand nombre. Si je peux me tromper tout seul,
la plupart des gens pourront m’aider à rectifier mes jugements.
Le critère de la vérité du consensus des opinions c'est qu'une idée, pour
être vraie, doit être largement partagée parmi les hommes. Si les hommes s’entendent globalement pour penser que telle idée est vraie, c’est qu’elle doit l’être. D’ailleurs n’est-ce pas là un critère
tout à fait démocratique ? La vérité dans bien des domaines de décision est suspendue à une majorité de suffrages en faveur d’une option. Il suffirait alors de se conformer à l’opinion du plus grand nombre pour être dans le vrai.
Vive les statistiques! A cela s’ajoute que, en tenant compte de l’opinion du plus grand nombre et en m’y conformant, je sauvegarde un lot commun d’idées pour la communication. On peut encore ajouter qu’après tout,
même dans le domaine des sciences, la vérité est affaire de consensus,
le consensus entre les savants sur la validité de certaines théories qui font l’unanimité et sur la non-pertinence d’autres théories qui ne recueillent dans la communauté des hommes de savoir que peu de suffrages. Il y a toujours dans la science normale, une doctrine officielle qui sert de base à l’enseignement et qui constitue la base de la formation des chercheurs.
Ce critère de vérité est très important, mais il doit être examiné avec méfiance. Supposer que l’opinion est toujours éclairée est très crédule. L’opinion est surtout confuse, on y trouve toute chose et son contraire, témoin ces proverbes qui souvent se répondent en disant une chose et l’inverse. Plus grave, il existe des illusions collectives. Qu’une opinion soit à la mode n’est pas un critère sérieux pour décider qu’elle est vraie. D’autre part, le consensus d’opinion dans les sciences est plus ouvert et moins dogmatique. Il s’appuie sur la possibilité d’une intersubjectivité comme base de l’expérience qui sert de terrain de validité de la théorie scientifique.
2) Le second critère fréquemment employé dans l'opinion est
l’argument d’autorité. Il consiste à admettre qu’une idée est vraie, parce qu’elle a été soutenue par une sommité
très respectable, soit dans la tradition, parmi les spécialistes dans un domaine donné, ou par rapport à la tradition
et les textes sacrés. (texte) On s’incline devant « ceux qui savent » avec une révérence presque superstitieuse, celle de l’ignorant devant le savant. L’argument d’autorité est d’un
usage très fréquent dans les médias, de la part de l’élève, de l’étudiant. Il est aussi d’usage pour citer abondamment, pour appuyer ce que l’on a à dire devant du beau monde, lors d’une conférence. Que serions-nous sans autorités sur lesquelles nous appuyer !
Ill est toujours commode de se retrancher derrière la pensée d’un autre pour éviter d’avoir à penser par soi-même.
Cf.
Malebranche
La Recherche de la Vérité
(texte) Ce qui fait poids sur la balance du jugement, c’est la révérence à la tradition, aux spécialistes, à la révélation. Nous préférons tenir des propos obscurs, mais émanant d’une autorité incontestable, que d’avoir une pensée claire, mais qui n’a pas d’autre appui que sa propre vérité. Nous avons si peu confiance en nous-mêmes que nous ne prêtons pas d'attention à l’évidence, nous préférons le poids de l’autorité... Et c‘est ainsi que perdurent parfois des préjugés.
Ayons donc le courage de penser par nous-mêmes et soyons méfiant vis-à-vis de l’argument d’autorité. On peut trouver dans l’histoire et dans la littérature de quoi illustrer n’importe quel propos délirant. Il y a tout ce que l’on veut y trouver, les cautions d’autorité y sont innombrables. Il ne suffit pas que A ou B ait dit quelque chose pour que cela soit vrai. La vérité n’est pas constituée par une autorité. Elle est sa propre autorité.
3) Dans un monde dominé par les impératifs économiques, on entend aussi souvent invoquer un critère : l'argument utilitariste dit que la preuve qu’une idée est vraie, c’est qu’elle marche, qu’elle réussit et donnent de bons résultats. C’est le pragmatisme propre au sens commun. Ce qui valide une tactique d’action, c’est sa réussite en termes de résultats. Comme la plupart d’entre nous, sommes en quête de résultats, il est effectivement tentant de considérer la vérité sous cet angle et de ne juger une idée que dans son application pratique. En d’autres termes, plus trivialement, il s’agit de remplacer la question « cette idée est-elle vraie ? », par une autre : « est-ce que cela rapporte ? ». Une idée qui « paye » sera considérée comme une idée vraie, une idée qui ne « rapporte pas » comme une idée fausse.
Dès lors, c’est l’utilité qui devient le critère de la vérité. Le mot utile reste pourtant assez vague. W. James distingue trois sens : 1) est utile ce qui coordonne au mieux nos idées. Une idée utile si elle permet de faire des synthèses, de rassembler un ensemble d’idées sous une forme cohérente. L’idée utile permet de mettre en ordre nos idées. 2) L’utile c’est aussi « ce qui est en accord avec l’expérience », ce qui enveloppe chez W. James à la fois l’expérimentation et l’expérience subjective. 3) L’utile c’est enfin l’avantageux « ce qui est vrai est ce qui est avantageux de n’importe quelle manière. Ainsi James va jusqu'à appliquer ce critère à l’idée de Dieu : « Dieu est une chose dont on se sert ». En résumé, l’utile désigne le vrai au sens de ce qui assure un certain confort intellectuel. Si une représentation m’encourage à l’action, je n’ai même pas à me demander si elle est vraie, je la décrète comme vraie ! La vérité se dégagera de l’action et de l’expérience, la vérité est avant tout vérité par ses conséquence pratiques. Dans le champ de l'action, la vérité possède une dimension dynamique et progressive, elle se construit, et n’existe pas de façon statique. (texte) cf. John Stuart Mill L'utilitarisme.
Ce critère de la vérité a pour lui une certaine ouverture d’esprit typique du pragmatisme américain, qui veut que l'on ne juge pas une idée, un système, ou une entreprise, avant d’avoir examiné ses résultats concrets. Il a le mérite d’insister sur l’idée que la vérité existe au sein de réalisations humaines et ne se limite pas à une exigence purement théorique. Cependant, il soulève de graves difficultés. Des deux propositions :
Une idée est vraie parce qu’elle réussit.
Une idée réussit parce qu’elle est vraie
.Nous sentons bien qu’il n’y a pas équivalence. Il paraît tout naturel, ou logique, qu’une idée vraie puisse donner des résultats satisfaisants, parce qu’elle ne rentre pas en contradiction avec la réalité. Comme la connaissance est à la base de l’action et si la connaissance est faussée, elle engendre une action faussée qui mène à l’échec. Mais d’un autre côté, une idée qui se révèle pour un temps utile, est elle pour autant vraie ? Paul Valéry disait que les idées mènent le monde, mais il n’est pas nécessaire que ce soient des idées vraies ! L’histoire nous montre suffisamment que des mensonges, des erreurs, des superstitions, des illusions ont souvent porté leurs fruits et ont proliféré, donc redoutablement réussi. Nous avons vu l’efficacité d’idéologies dont les erreurs étaient flagrantes. Inversement, il est aussi possible qu’une idée vraie, qu’une intuition remarquable ne trouve pas son chemin en n’étant pas correctement comprise et appliquée. Dans l’histoire des sciences on a vu des idées vraies qui ont sur le moment échoué, parce qu’elles ont été mal appliquées ou mal comprises. Et puis, pourquoi la vérité devrait-elle être forcément rendue exploitable ? Les plus hautes vérités ne peuvent-elles pas valoir pour elles-mêmes sans aucune autre « utilité » ?
L’utilité est un terme confus qui doit être précisé. L'utilité peut recouper des intérêts égocentriques et porter tort à ceux qui n’en n’ont pas le bénéfice ou bien concerner des intérêts plus larges. L’utile ne peut être la marque de la vérité. Il ne faut donc pas, pour le seul bénéfice de susciter des bonnes volontés, confondre une orientation tactique de l’action avec les exigences de la vérité. La vérité n’est pas une stratégie d’action, mais la connaissance qui éclaire l’action. La vérité ne se confond pas avec la vérification pratique que l’on peut en faire. La vérité peut-être validée par ses conséquences, mais elle n’est pas construites par elles.
Le risque d'en rester à l'opinion, c'est de tomber dans le parti pris du
complet relativisme : à chacun sa vérité, comme on dit à chacun ses
goûts. Pour surmonter ces difficultés, il est tentant de sauter par dessus le caractère trop subjectif de l’opinion et de
prendre le parti de l’objectivité la plus rigoureuse. Cela revient à prendre pour modèle les sciences et à désigner pour critère de la vérité ce dont est capable l’approche objective
de la connaissance. Aux sciences donc d’assurer la conformité. Les sciences élaborent des constructions théoriques qui suivent des règles rigoureuses. Toute science vise le savoir et le savoir ne remplit sa fonction que s’il est une expression de la vérité. L’objectivité
scientifique enveloppe un critère de vérité qui doit être précisé.
1) Il y a cependant plusieurs types d’objets scientifiques. 1) Pour le mathématicien, le point, la ligne, le nombre, l‘équation, la dérivée sont des objets. Ce sont les idéalités qui forment l’objet des mathématiques. L’objet mathématique est pensé à partir de définitions. Ses propriétés sont déduites par le raisonnement, dans des démonstrations constructives, dans des raisonnements par récurrence. Le jugement qui exprime une propriété est dit « vrai » quand la déduction à partir de prémisses admises est bien conduite.
Le critère de la vérité en mathématiques réside-t-il dans la possibilité de
déduire une propriété de définitions. C’est un critère formel. 2) Ce point de vue n’est pas celui du physicien. Lorsque le physicien formule des hypothèses théoriques, il attend plus qu’une cohérence interne, il soumet l’hypothèse à l’expérimentation qui fournit les preuves. Son jugement enveloppe aussi une probabilité qui peut-être seulement statistique. Le critère de vérité du physicien n’est pas celui du mathématicien, il suppose qu’une hypothèse puisse être confrontée à l’expérimentation
et soumise à la mesure. 3) De même, l’historien se doit aussi de raisonner différemment. Pour lui, le critère de la vérité
tient à la convergence de témoignages issus de documents dans le sens de l’hypothèse qu’il avance, quant à réalité des faits, telle qu’il estime qu’ils se sont effectivement déroulés. Un jugement porté sur le passé doit être confirmé. Il ne peut pas en appeler à une notion d’expérimentation qui serait celle de la physique, il ne peut pas retenir la seule déduction valide comme critère de vérité.
Il est inutile de continuer à parcourir toutes les sciences de cette manière. Chacune des sciences se donne un critère de vérité qui est conforme à son objet et diffère de celui qui est admis dans une autre science. L’empire de l’objectivité est varié, chaque région de l’être appelle une méthodes d’étude spécifique et un critère de vérité adéquat. Il en résulte donc que si nous en appelons aux sciences pour nous sauver du sentiment de ne pas disposer d'un critère universel pour juger de la vérité, nous serons plutôt désorientés. Ce n’est pas un critère que nous obtiendront, mais plusieurs, autant de critères que de sciences ! Cela ne résout pas notre problème initial. Chaque discipline est à même de dire ce qu’elle appelle vérité pour la région de l’être qu’elle considère, mais ne peut se prononcer en dehors de son domaine propre. Où est alors le point commun ?
2) Il n’est pas aisé de savoir à première vue comment distinguer un jugement vrai d’un jugement faux, mais par contre, ce qui reste possible, c’est de cerner la forme que prennent nos connaissances dans le cours du raisonnement. Il y a des raisonnements qui tiennent debout et d’autres qui sont incohérents. De là un critère formel de la vérité auquel nul ne peut échapper, pour autant qu’il s’exprime dans un discours. Toutes les sciences sont démonstratives. Toute connaissance qui s’efforce de mettre en forme un savoir se doit d’élaborer des théories non-contradictoires, des descriptions cohérentes. La contradiction est un des signes les plus communément reçus de l’erreur. D’où l’idée que le critère de vérité le plus universel que l’on puisse formuler, est le critère formel qui impose à tout savoir une cohérence et qui permet de détecter l'erreur par la contradiction. La vérité est alors vue comme une « construction de l’esprit », le critère d’une bonne construction, c’est sa stabilité, il s’ensuit que la connaissance, pour être valide, doit comporte une valeur de cohérence. La cohérence définit l’agencement correct des éléments du discours. L’incohérence est le signe de ce que l’édifice du savoir est éminemment instable, pas assez ordonné. Ce résultat est obtenu dans les sciences de la Nature quand il devient possible de montrer qu’un phénomène est lié à un autre phénomène qui le précède, suivant des lois, dans le cadre d’une théorie. Ce qui apparaîtrait en dehors de toute connexion ne manquerait pas de passer pour faux ou illusoire. C’est dire que la représentation du réel, en prenant une forme objective, prend aussi une forme systématique. La science est une connaissance en forme de système. Elle ne peut pas ne pas se sentir inquiétée quand sont mises à jour des incohérences dans sa représentation.
---------------Comment sommes-nous cohérents ? La cohérence est présente quand nous respectons dans nos raisonnements globalement
le principe d’identité. Celui-ci se formule ainsi : A=A. Par exemple, quand je dis :
« la pluie est la pluie »,
C’est là une vérité certaine, car identique ! Elle ne saurait être contestée, puisque c’est le même concept qui est à la fois sujet et attribut. Évidemment, c’est aussi un truisme qui ne nous apprend rien de nouveau ! Mais c’est aussi un modèle d’identité logique. On appelle cette formulation une tautologie. Une formulation de ce type ne prend tout son intérêt, que lorsque que l’on montre que par exemple A=B.
« la rose est une fleur »
« le fer est un métal »
Le problème revient alors à montrer que B se réduit à A (texte). Un système conceptuel consiste en un agencement de jugements permettant d’opérer la liaison à l’identique. Cela revient à se demander si dans la définition de A est contenu B. Il faudrait en conséquence opérer l’analyse de la notion pour s’avoir si une réduction à l’identique est effectivement possible dans un cadre strictement logique. Mais ce genre de démarche n’est concevable qu’en mathématiques. En effet, les mathématiques opèrent sur de purs concepts. Ailleurs, pour tout ce qui touche aux sciences de la Nature, c’est beaucoup plus difficile à établir. En réalité, pour reprendre une distinction de Leibniz, (texte) nous avons deux ordres de vérités :
dont la logique peut rendre raison |
qui sont tirées de l’expérience |
a priori |
a posteriori |
universelles |
particulières |
Le critère formel de la cohérence suffit à des disciplines eidétiques ou formelles. Là il n’est question que de raisonnement bien conduit ou de faute de raisonnement. Ailleurs, il faut bien confronter ce que la théorie affirme avec des faits et ne pas se contenter de sa cohérence. En d’autres termes, ce dont la logique est capable, c’est de repérer la faute de logique dans une système. Mais c’est tout. Elle ne peut pas trancher sur le problème de l’erreur tenant à un contenu, un état de chose qui serait ou ne serait pas de fait présent dans la réalité.
Par extension, il faut distinguer la forme et la matière de la connaissance. (cf. texte) la logique a seulement en vue la forme du raisonnement. Elle ne peut se prononcer sur la pertinence des propositions dont on part. En d’autres termes, il ne faut pas mélanger la faute logique et l’erreur sur le fond.
Forme |
matière |
vérité formelle |
vérité matérielle |
relève de la logique |
relève de l'analyse de l’expérience |
cohérence/incohérence |
vérité/erreur |
sur la forme |
sur le fond |
Comme l’explique Kant, le critère simplement logique de la vérité est bien une condition sine qua non de toute vérité, mais ce n’est qu’une condition négative et la logique ne peut nous mener plus loin. (texte) Le seul effort d’éviter la contradiction ne permet pas découvrir la vérité.
Les oppositions peuvent se révéler complémentaire ne sont pas toujours l'indice de l'erreur quand elle proviennent de la complexité même de l'objet. Quand la réalité est paradoxale, nous ne sommes pas tenus de nous en tenir à une logique exclusive de la dualité vrai/faux.
Le critère logique ne nous place pas immédiatement dans le vrai, dans le vérité des choses mêmes. Kant ajoute que cette relation est celle du concept et de l’intuition. En effet, dans l’ordre de la représentation de fait, il est indispensable qu’au concept renvoie une intuition. Sans intuition, toute notre connaissance manquerait d’objet et resterait vide. On peut toujours se payer de mots, spéculer sur les mots, mais si le concept ne renvoie à aucune expérience possible, le discours restera verbal. C’est l’expérience qui délivre le remplissement intuitif (R) du concept. Le concept est en creux, ce que l’expérience délivre en plein, l’intuition. Si les deux s’emboîtent, on peut construire une connaissance valide.
Il ne faut donc pas trop demander à la logique, lui demander une critère de vérité qu’elle ne peut pas fournir, s’il dépasse la forme du discours.
C’est là que notre problème devient particulièrement complexe, car comment juger une connaissance indépendamment de sa forme, et par son seul contenu ? Peut-on juger du contenu d’un jugement sans devoir retomber dans la particularité de l’objet et un critère spécifique à chaque science ?
1) La réponse que donne Kant mérite d’être développée. Kant donne un principe général : non seulement le discours doit être cohérent, afin d’éviter toute faute logique, mais il doit en plus renvoyer à
une expérience possible. « L’expérience possible est la pierre de touche de la vérité » matérielle. Kant appelle
usage dialectique de l’entendement, une manière de raisonner qui outrepasse les limites de l’expérience possible pour spéculer dans le vide. Les sciences empiriques se prémunissent contre l’usage dialectique de l’entendement en se confrontant constamment àl’expérimentation, mais il n’en est pas toujours de même pour toutes les formes de connaissance. Devant un discours dont nous ne discernons pas la vérité, nous sommes en droit de demander « sur quelles expériences ces affirmations sont-elles fondées ? ». Peut-on trouver une expérience capable de délivrer ce type d’intuition ? S’il existe bel et bien une expérience à partir de laquelle une représentation prend tout son sens, la condition est remplie. Il peut y avoir vérité.
Un discours est vrai en tant qu’il possède une cohérence interne et qu’il renvoie
aussi à une expérience possible.
Toute la question est alors de cerner l’ordre de l’expérience. Kant, pour sa part, ne reçoit d'expérience valide que ce qui relève de l’ordre de l’expérience empirique, dont nous avons déjà montré les limites. Il est possible d’élargir le critère de l’expérience possible au champ de l’esthétique, de l’éthique et du spirituel, (texte) afin d’envelopper toute expérience humaine possible.
Se poseront alors des problèmes délicats. Qu’est-ce qui nous assure qu’une expérience n’est pas une hallucination ou une illusion ? Comment aborder un ordre d’expérience qui n’est pas partagé par la plupart des êtres humains ? Si le consensus culturel délimite ce qui est recevable à titre d’expérience valide, il y aura toujours des types d’expériences qui n’entreront pas dans le champ communicable de l’intersubjectivité d’une culture. Il suffit de comparer des contextes culturels différents pour observer que ce consensus varie. L’interprétation de l’expérience spirituelle, par exemple, pose des problèmes difficiles. Comment pourrons-nous en juger ? Comment décider de l’authenticité d’une expérience, de sa recevabilité dans l’ordre de la vérité ? Comment approcher ce qui relève de l’infra-rationnel ou du sur-rationnel ? Faut-il enfermer la vérité dans les bornes de ce que l’homme commun est capable de saisir à travers son expérience limitée ?
2) N’y a-t-il pas aussi une expérience intellectuelle de la rencontre de la vérité ? Rencontrer la vérité, n’est-ce pas tout simplement éprouver la force d’une évidence ? La vérité d’une idée se rencontre dans l’expérience, mais pourtant, cela ne signifie pas que la vérité se réduise à une collection de faits. Le fait m’apprend qu’une chose existe, mais pas comment cette chose existe et encore moins pourquoi cette chose devrait être ainsi et non pas autrement. Si par exemple, j’ai vu un jour un navire se briser sur des rochers, j’ai constaté par expérience un fait, mais c’est un hasard, c’est un événement contingent : la constatation n’est pas la raison. Connaître un événement et ignorer son essence, c’est ne rien connaître du tout. Connaître qu’une chose doive être ainsi et pas autrement, c’est connaître une chose dans la nécessité qui lui est propre, c’est connaître l’essence. La connaissance du cercle ne vient pas de la simple constatation qu’il existe des cercles de bois, le cercle du soleil etc.
Non seulement, il faut partir de l’expérience, mais il faut en dégager l’essence. Or l’essence, explique
Spinoza, consiste en idée. L’idée, sitôt qu’elle est connue, s’affirme par elle-même dans l’esprit comme évidence. Quand l’idée est adéquate, non pas mutilée, incomplète ou confuse, elle délivre sa propre évidence. Quand l’idée de cercle s’impose à moi, je ne suis plus en mesure d’en faire ce que je veux, elle a des propriétés que je dois reconnaître. La vérité de l’essence n’est pas attestée de ce qu’elle est conforme à un objet extérieur, elle est vraie par elle-même. A la limite dit Spinoza, l’artisan qui conçoit une
machine ingénieuse, dont la structure est exactement conforme à son usage, a une idée vraie, même s’il ne la fabrique pas! Une idée n’attend pas pour être vraie qu’un objet existe d’abord qui lui corresponde dans l’ordre de la factualité. Dès lors, ce n’est pas la correspondance extérieure qui fait la vérité, mais un caractère intrinsèque, de la vérité qui ne manifeste qu’elle-même.
Le vrai est sa
propre marque. « Qui a une idée vraie, sait en même temps qu’il aune idée vraie et peut la distinguer d’une idée fausse ».
(texte)
Le critère intrinsèque de la vérité tient à l’illumination de l’intelligence par l’évidence de l’idée. L’expérience de la vérité tient à une intuition spirituelle, l’intuition d’une essence singulière. Ce qui donne l’expérience de la vérité, c’est la vision pénétrante que l’esprit en a.
Le malheur, c’est que nous prenons souvent pour intuition des impressions sensibles assez confuses. L’évidence (texte) n’est pas une perception ni une impression psychologique, elle n’est pas une projection, elle est fondée sur une intuition intellectuelle. Descartes donne de l’intuition cette définition : « par intuition, j’entends non la confiance que donnent les sens ou le jugement trompeur d’une imagination mauvaise. Mais le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans nul doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison »
. (texte) Règles pour la Direction de l'Esprit . Nous avons vu plus haut que le cogito était à ce titre un modèle de l’évidence. Il ne s’agit pas de prendre pour des évidences toutes les fabulations, les attentes du désir, ses craintes, ses espoirs, ses illusions. Le critère de l’évidence est bien plus précis qu’on le croit d’ordinaire, mais il n’exclut pas que l’on soit obligé de réeffectuer une opération de remplissement intuitif pour renouveler l’expérience de l’évidence. Husserl ajoute que la connaissance se caractérise par « l’évidence, la certitude lumineuse qu’est ce que nous avons reconnu ou n’est pas ce que nous avons rejeté, certitude que nous devons comme il est bien connu, distinguer de la conviction aveugle, de l’opinion vague ou de l’opinion sous quelques formes que ce soit ».Il serait absurde de se méfier de l’évidence, dans ce sens précis, ce serait opter d’emblée pour des préférences vagues et subjectives. Se méfier de l’évidence n’a de sens que pour mettre en cause l’opinion subjective qui n’a d’appui que dans un parti pris irrationnel. Dans l’évidence, c’est la chose même qui se donne à nous, sous la forme de l’essence. Refuser cette donation, ce serait refuser la vérité et prendre un parti pris irrationnel.
* *
*
Nous voyons que l’idée de critère de la vérité recoupe en fait deux exigences :
- l’exigence idéaliste qui demande que la connaissance soit en accord avec elle-même et intuitivement satisfaisante. Ce critère est la tentation de toutes les approches éprise de l’esprit de système.
- l’exigence réaliste qui veut que la connaissance ne soit pas seulement un jeu gratuit des concepts, mais se rapporte bien à l’être, ce qui justifie le principe d’accord avec l’être du réalisme.
Nous ne pouvons renoncer ni à l’un ni à l’autre. Nous avons vu qu’aucun critère purement extrinsèque ne suffit. Il ne s’agit pas d’aller chercher une bougie pour aider à voir le soleil. C’est la vérité elle-même qui est éclairante. Ce qui est par contre évident, c’est que notre quête de la vérité part d’une situation de grande confusion. Il faut un travail de discrimination très sérieux pour aider à en sortir. Pour cela nous avons besoin de méthode, une méthode pour nous débarrasser du faux. La méthode consistant à se débarrasser du faux ne mettra pas la vérité en évidence (expression qui ne veut rien dire), pourtant, le seul de découvrir le faux, laisse l’évidence s’épanouir.
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Questions:
1. A vivre en permanence dans le faux, ne donnons-nous pas une consistance réelle à nos illusions ?
2. En quoi la domination des médias fait-elle difficulté sur le plan de la vérité ?
3. Quelle différence marquée entre le consensus dans les sciences et le consensus dans l’opinion commune ?
4. Pourquoi est-il si difficile de penser sans l’appui d’une autorité ?
5. Quel mérite peut-on reconnaître au critère utilitariste ?
6. Quel est le contenu du consensus culturel ?
7. Pourquoi la vérité est-elle sa propre marque ?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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