Leçon 142.   L’affectivité     

    Nous disons, lors de l’annonce d’un décès avoir été affecté par la nouvelle. C’est au niveau de l’affectivité que nous pouvons être touchés, car elle est le royaume des  sentiments. Être affectueux dans ses relations, c’est donner une chaleur affective qui est celle de la proximité de cœur que donne l’amour. Pour autant que chacun d’entre nous est un être sensible, il n’est pas possible de quitter le terrain du sentiment. Ce qui différentie un ordinateur d’un être humain, n’est-ce pas avant tout cela ? : la possibilité d’être affecté par des sentiments.

    L’affectivité n’a cependant pas bonne presse dans la philosophie moderne, car son terrain n’est pas celui de la rationalité. Un sentiment, c’est très immédiat, ce n’est pas réfléchi. La force des sentiments n’est pas celle de la raison. Un sentiment n’est pas « clair » comme une idée claire et distincte en mathématique. Les élans du cœur ne sont pas déterminants à la manière des principes de la raison. L’affectivité a donc suscité la méfiance des rationalistes qui lui reprochent sa confusion. Avec Descartes et Galilée, la science moderne a instauré une méfiance à l’égard de la subjectivité et cette méfiance est bien entendue d’abord dirigée contre l’affectivité.

    Mais la vie n’est-elle pas par essence avant tout affective? Ne pas prendre en compte l’affectivité, c’est renier la Vie et la réduire à ce que l’intellect est à même de maîtriser dans des concepts. Que le sentiment soit souvent incontrôlable est une chose, qu’il ne faille pas en tenir compte en est une autre. Un philosophe contemporain de haute envergure, Michel Henry, s’est pourtant attaché, dans l’Essence de la Manifestation, à remettre l’affectivité au cœur de la philosophie. Michel Henry entend même pousser la phénoménologie de Husserl dans ses ultimes conséquences en devenant une phénoménologie de la Vie. Quelle rôle devons-nous reconnaître à l’affectivité ? Faut-il assimiler l’affectivité avec la réceptivité, la perception ou la sensibilité ? Affectivité et subjectivité, est-ce la même chose ? Doit-on, comme le fait Freud, ramener l’affectivité à l’inconscient et à la sexualité ? Enfin, y a-t-il une dimension métaphysique de l’affectivité ?

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A. Le sentiment et le registre de l’émotionnel

    Nous avons déjà partiellement répondu à ces questions, sans toutefois aborder directement l’affectivité. Nous avons vu que la subjectivité caractérise le fait qu’un vécu ne peut être éprouvé que par un seul sujet et que nul autre ne peut l’éprouver à sa place. La tristesse est mienne, comme la joie ou l’abattement. Par objectivité on désigne une représentation qui fait l’objet d’un consensus impliquant plusieurs sujets, comme la démarche d’une démonstration, d’une expérimentation ou simplement une constatation d’ordre scientifique. Le problème c’est qu’il y a dans la subjectivité de la sensation, tellement de variations possibles d’un individu à l’autre, que l’approche objective de la connaissance a cru nécessaire de la discréditer. Cependant, le reproche est excessif. Il risque de nous mener à cet extrême consistant à faire « comme si » on pouvait ériger une science sans tenir compte de la subjectivité. Or que la vie soit subjective, il est impossible de le nier et elle l’est parce qu’elle est fondamentalement affective. Que l’affectivité soit par principe fausse et doive être écartée est un a priori qui est dogmatique et ne procède d’aucun examen sérieux.

    ---------------1) Nous avons vu qu’une des caractéristiques essentielles du vécu est son immédiateté. A quoi nous avons ajouté deux remarques : le vécu est conscient, il se donne directement, sans intermédiaire, à la différence de ce qui est considéré comme inconscient. D’autre part, l’immédiateté renvoie directement à l’affectivité, car le propre du sentiment est de surgir en Soi-même dans les qualités que le cœur éprouve. Cependant, il serait bon, avec S. Prajnanpad, de distinguer entre l’émotionnel, avec son caractère confus et très réactif et le sentiment dans sa passivité primordiale et sa communication infinie.

    a) Ce que nous appelons "amour" est souvent confondu avec une excitation émotionnelle ou un sentimentalisme romantique. C’est dans ce registre que se situe le pathos sur lequel agissent les manipulations médiatiques sur le plan collectif. L’émotionnel peut être provoqué de façon artificielle, par exemple sous l’effet de suggestion de peur, d’angoisse ou de sollicitations du désir. On ne saurait nier que les supporters d’un club de foot dans un stade éprouve des « sentiments » en un sens, mais c’est surtout l’émotionnel qui est sollicité et même sollicité à l’excès. Le téléspectateur qui, rivé devant un spectacle de téléréalité tremble, se met en colère, ricane, verse une larme, tout en continuant à manger du pop corn, est bien « là dedans ». Dans de l’émotionnel. Il ne va pas aller au-delà, il ne va pas de l’émotionnel à l’exercice de l’intelligence ; et puis ce n’est pas pour cela que l’émission est faite. Ce qui compte, c’est le choc des affects, ce choc qui permet de vivre dans l’extase d’une vie qui n’est pas la mienne, mais celle de ces personnages qui sont dans la lucarne colorée. Une princesse lors de son mariage. Un milliardaire qui vous fait visiter son palace. Des petites gens qui vous racontent le suicide du petit frère à la suite de sa galère pour trouver un emploi. Une bonne dame qui s’est converti à la musique des jeunes et leur fait un clin d’œil. Mais c’est aussi tout le spectaculaire de l’information quand, scotché à l’écran, des millions de téléspectateurs regardent les bombes qui explosent lors d’un conflit lointain. Les avions qui s’écrasent sur les tours du World Trade Center. Ou encore l’enquête fort intéressante sur la nouvelle sexualité des français. Le record du monde du lancer d’espadrille et les prodiges de ce type qui mange des circuits d’ordinateur réduits en poudre. Et puis, il y a toutes les publicités comme s’il en pleuvait, cinq ou six coupures dans le même film etc. La course à l’audimat, on le sait, opère une terrible sélection entre ce qui est considéré comme « important » et ce qui est « secondaire ». Or la mesure en est d’abord et avant tout dans le choc émotionnel. L’usage de la négativité est pour cela privilégié. Pour rendre émotionnel un événement neutre, anodin, voire réjouissant, il faut lui rajouter une bonne dose de pathos outrancier. De même, les débats ont tendance à s’organiser sous la forme de joutes, dans la dualité raison/tort, avec à ma droite le combattant de tel gouvernement, et à ma gauche, un mercenaire de la parole du camp adverse. La dualité, cela favorise l’affrontement et là encore on est gagnant. Si le ton monte et que les insultes pleuvent, c’est tant mieux, cela met de l’émotionnel, cela donne de quoi faire un nouveau titre pour le journal d’après et faire monter l’audience. Comme les ressources des média dépendent des annonceurs, comme le tarif de la publicité dépend de l’audience, il faut évidemment tout faire pour la capturer. Le moyen le plus facile, c’est de jouer le plus possible dans le registre émotionnel. Les gens sont dressés à ce type de fonctionnement. Si le ton d’un débat est trop posé… ils vont zapper à la chaîne d’à côté ! Ils vont droit en fuyant, de ce qui pourrait être réflexion, vers tout ce qui est réflexe et sollicitation immédiate. Nous vivons à l’ère postmoderne dans une incroyable surexcitation mentale, dans une énorme manipulation du pathos collectif.  

    b)  L’émotionnel, peut aussi être étroitement lié au passif inconscient du sujet, c'est-à-dire aux traces de son expérience passée. C’est ce domaine qui a été finement examiné par Swami Prajnanpad. Toute expérience se déroule dans le présent, mais peut être vécue de manière complète ou incomplète. Une expérience incomplète est une expérience vécue dans un état de non-acceptation, de refus, dans une tension. Elle laisse invariablement une trace dans la mémoire, un peu comme un trait profond dans de la pierre. Une expérience complète est une expérience vécue dans l’acceptation lucide. Dans le oui à la vie l’expérience ne laisse pas de trace, mais demeure cependant dans la mémoire. On dit alors qu’elle est comme un trait dans l’eau qui retrouve ensuite sa forme. Les résidus de l’expérience passée sont appelés les imprégnations mentales, les vasanas. Ceux-ci s’agglomèrent dans la mémoire et composent les tendances individuelles appelées samskaras. La compréhension de la nature des samskaras est le pendant indien du concept occidental d’inconscient. Il est dans la nature des imprégnations mentales d’émettre des conditionnements, un peu comme des bulles qui remonteraient du fond d’une eau trouble vers la surface. Du subconscient vers le conscient. Les samskaras sont extrêmement puissants. Ils orientent largement les désirs du sujet et influent sur ses choix, et cela d’autant plus qu’ils ne sont pas remarqués en tant que tels. Ils induisent des situations répétitives dans lesquels le sujet se trouve invariablement confrontés aux mêmes problèmes irrésolus. Quand, dans l’expérience de la veille, le sujet se trouve dans une situation qui entre en résonance avec les imprégnations mentales, il s’ensuit une remontée émotionnelle du passé portant la même couleur, la même charge affective que dans l’expérience initiale. La réponse que le sujet adopte alors consiste invariablement à reproduire un modèle de comportement ancien, à savoir la première réponse qui a été adoptée. Le mental suit une compulsion. La conscience qui dit « moi » est le résultat de cette association de l’esprit à une expérience duelle. L’ego perpétue du passé, et il ne peut rencontrer le présent. La conscience de l’ego transporte en fait de la peur. « A la racine de toute espèce de vikâra (émotion), se trouve le « moi ». Etant confiné à l’intérieur des limites de mon corps, tout ce qui se trouve à l’extérieur, je le considère comme étranger : vous, lui, ceci, cela. La peur, qui prend possession de moi, que tout ce qui m’est étranger et qui est toujours présent va m’attaquer ou immanquablement me créer des difficultés ». (texte) Il faut bien comprendre que l’émotionnel qui surgit du passé est entièrement dans une réaction. Sous l’empire de l’émotion, le mental est subjugué. Il ne voit pas les choses telles qu’elles sont, mais telles qu’il craint de les voir, ou tel qu’il voudrait les voir. Ainsi se produit une projection d’illusion. C’est pour cette raison que l’on dit que les émotions nous aveuglent. En fait elles déstabilisent l’intellect. L’émotion me met « hors de moi », comme dans la colère. Parce que l’émotion est une répétition du passé, elle produit une vision faussée, une vision qui est colorée. Le sujet s’identifie à ce que l’émotion suggère et il lui faut retrouver son calme et voir les choses de manière plus sereine pour enfin avouer qu’il a perdu toute contenance. S. Prajnanpad enseignait qu’il est important de comprendre ce processus et de savoir couler avec les émotions sans être emportées par elles. Les vivre en pleine lucidité permet de voir de mieux en mieux d’où elles remontent et dans ce processus, la racine est dégagée. C’est ainsi que l’on peut devenir libre de son passé. Tout travail sur soi rencontre à un moment les formations subconscientes. Mieux, dans l’optique de Krishnamurti, il est essentiel de les rencontrer à chaque instant dans nos pensées et nos actes.

    De là suit que nous devrions être particulièrement attentifs à l’émotionnel en nous et ne pas prendre pour argent comptant toutes ses suggestions.

     2) Maintenant, cela ne veut certainement pas dire que tout ce que nous éprouvons affectivement tombe dans cette catégorie. Il faut éviter de ravaler toute sensibilité à n’être que de l’émotionnel. Ce serait une erreur. Prajnanpad est très clair à ce sujet. Il faut distinguer l’émotion du sentiment. L’émotion est impure, parce qu’elle mélange au présent quelque chose qui ne s’y trouve pas et que nous croyons y voir, et que nous avons en réalité projeté. Elle a l’éloquence de ses sources. Le sentiment, lui, est une émotion pure. Si on ôte son impureté à l’émotion, elle redevient ce qu’elle est, un pur sentiment dit Prajnanpad. Le sentiment, c’est l’être passivement affecté, le Soi qui change de qualité. Dans la sympathie, je peux très bien être envahi par la détresse de quelqu’un d’autre. Cette détresse n’est pas la mienne. Elle n’est pas de mon passé, elle m’est communiquée par le cœur. Le Cœur peut prendre toutes les couleurs du sentiment. Le Cœur éprouve l’unité avec l’autre et dans ce cas, il ne ment pas. Il dit ce qui est, en révélant ce qui est. L’intellect lui ne peut que penser. Il ne sent jamais rien. La représentation n’est pas l’affectivité. Elle la recouvre avec la pensée. Un être qui serait libéré des imprégnations de son passé ne perdrait pas pour autant la mémoire et il ne deviendrait pas intellectuel et froid. Il serait encore sensible et même plus intensément sensible que celui qui vit avec un passif considérable et fait de temps à autre une crise de nerfs, parce qu’il ne parvient pas à assumer ses émotions. Le Sage est devenu le Cœur. C’est pourquoi la lucidité la plus vive est aussi alliée avec la sensibilité la plus haute. C’est dans cette pure affectivité que l’amour se déploie.

    Dans un autre registre, la musique de même, ne s’explique pas seulement de manière purement « émotionnelle » au sens où nous venons de le montrer. La musique éveille le cœur, parce qu’elle parle directement au sentiment, parce qu’elle le touche directement. Les arts, dans la mesure où ils savent toucher, parlent toujours au cœur. Il est ainsi possible que l’art touche une fibre de sensibilité qui est universelle en tout être humain. L’appréhension de la beauté est purement affective et n’a pas de compte à rendre à la représentation. Contrairement à ce que disent beaucoup d’esthète, l’art ne s’adresse pas seulement à l’individualité sous la forme de l’ego. Si c’était vrai nous ne serions pas sensibles à grand-chose.

    A son étage inférieur bien sûr, l’art retrouve aussi l’émotionnel sous toutes ses formes et il est naturel qu’il en soit ainsi. Un roman peut bouleverser une personne, opérer une catharsis radicale et laisser complètement indifférent une autre personne. Pourquoi ? Il y parvient quand il touche ce que l’on appelle hridayagranthi, les nœuds du cœur. Supposons qu’il y ait en moi un nœud ancien lié à une expérience d’enfant, une angoisse A. Si jamais je croise dans un roman ou au cinéma, une évocation imaginaire B qui rentre directement en résonance avec A, je vais voir remonter en moi la bouffée émotionnelle A. Submergé par l'émotion, il me sera difficile de comprendre qu'un autre,  Nathalie ou Pierre, ne ressente rien dans pareil cas. C'est l'ordre de l'affectivité marquée par l'individualité qui l'apparaît. En bref, tout ce que nous appelons notre vécu "personnel". (texte)

    Mais il y a aussi dans l'art des œuvres dont la résonance universelle va bien au-delà de la personne. Quiconque a un tant soit peu fréquenté Jean Sébastien Bach le sait par expérience. Il y a très peu de pathos personnel chez Bach et pourtant, le registre des sentiments est fabuleusement riche et d’une profondeur inouïe. Prenez Seulement l’exemple de la Chaconne. Un véritable univers esthétique, un monde harmonique qui, on l’a souvent dit, dépasse le plan simplement humain. Ce n’est pas du tout un hasard si la plupart des musiciens reviennent vers Bach. Nous en dirions autant de la poésie la plus inspirée qui elle aussi est traversée par un souffle, une vie qui parle dans les profondeurs de l’affectivité par delà  l’ego. Nous l’avons montré ailleurs, le cœur est le pont qui de l’esprit ramène vers le Soi. Du côté de celui qui éprouve l’art, à la différence du cas précédent, la poétique du sentiment prend ici une valeur universelle et c’est pour cette raison que nous cherchons du regard autrui pour tenter de partager cette émotion esthétique.

    En résumé, nous voulons dire qu’il est abusif de ramener tout sentiment à du pathos personnel, il est excessif de mettre dans le même sac tout ce que nous éprouvons, soit pour appeler cela du « sentiment », soit pour s’en méfier pour y voir du « subjectif », ou de « l’émotionnel ». La difficulté est donc de comprendre la différence. Autant l’émotionnel peut être trompeur, illusoire ; autant le sentiment est juste, car il est la voix de l’âme. C'est pour cette raison que même nos proverbes formulent cette contradiction: on dit que "les sentiments nous aveuglent", et on dira aussi que "les sentiments nous ouvrent les yeux". Pour plus de clarté, nous distinguons l'émotionnel du sentiment.

B. L’affectivité comme auto-affection

    Mais le sentiment réside-t-il dans le fait qu’un objet m’affecte ? C’est bien ce que nous croyons d’ordinaire. Partant de la perception, nous raisonnons sur le sentiment dans la dualité sujet/objet. Nous disons être affecté par la tristesse, comme nous serions conscient d’avoir vu un chat sur la gouttière. Le sujet, moi, identifie l’objet, un chat, sur la gouttière. Mais un sentiment, comme la tristesse, est-il un « objet » ? Faut-il pour le comprendre faire intervenir la relation intentionnelle sujet-objet  ? Ai-je conscience d’un sentiment, comme j’ai conscience d’un objet sensible ? La sensibilité et l’affectivité sont-elles identiques ou différentes ?  Il revient à Michel Henry  dans L’Essence de la Manifestation d’avoir montré qu’il n’en n’est rien et que l’affectivité précède ontologiquement la conscience elle-même.

     ---------------1) L’entreprise de la phénoménologie de Husserl s’inscrit tout entière dans le cadre défini par l’intentionnalité, c’est-à-dire la relation sujet-objet. Husserl ne cesse de rappeler que toute conscience est conscience de quelque chose. La description du vécu chez Husserl, partant de l’ego cogito de Descartes, se définit comme une phénoménologie de la conscience. Toute perception est perception de quelque chose, le cogito n’existe par le cogitata et l’intentionnalité est le lien permettant de comprendre la direction attentive de la conscience vers un objet. De même, tout désir est désir de quelque chose, tout souvenir est souvenir de quelque chose, toute imagination est imagination de quelque chose etc.

    Effectivement, dans l’état de veille le sujet conscient n’existe qu’en relation avec un objet. Une conscience qui ne serait conscience de rien n’aurait aucun sens, ou plus exactement, ce type de conscience désigne la fin de la vigilance dans le sommeil profond. Dans le sommeil, je n’ai conscience de rien, la dualité sujet/objet est complètement résorbée, tandis qu’elle se déploie dès que j’entre dans l’état de veille, comme elle se déploie aussi dans l’état de rêve, quoique sur un plan onirique. Pourtant, la peur vécue en rêve, comme pur sentiment, ne diffère pas de la peur vécue à l’état de veille. Elle est la même, qu’il y ait ou non un monde objectif. Le Soi éprouvant est identique. En un sens dans l’apaisement bienheureux du sommeil profond la tonalité affective est encore présente, même si la conscience n’y est pas. Le Soi demeure dans son enstase originelle, antérieur à tout déploiement temporel. L’intentionnalité ne connaît son déploiement complet, dans la relation entre un sujet, l’ego, et les choses, que dans la vigilance. Aussi est-il juste de penser que la phénoménologie de la conscience et la phénoménologie du Monde ne sont qu’une seule et même chose, car le monde ne m’est donné dans son horizon intersubjectif que dans la conscience que j’en prends. Nous soutenons ici, et nous avons montré ailleurs, que la phénoménologie de Husserl est en réalité une phénoménologie de la vigilance et qu’elle n’a pas été au-delà. Elle ne recoupe en fait qu’une partie des vues que l’on rencontre dans l’ancienne avastha-traya, la théorie des trois états du Vedânta.

    L’originalité de Michel Henry est d’avoir accomplit un dépassement de la phénoménologie de la conscience en direction de ce qu’il nomme une phénoménologie de la vie que Husserl a manqué. Si l’intentionnalité est le fondement de la phénoménologie de la conscience, c’est l’affectivité qui est le fondement de la phénoménologie de la vie.
    On confond souvent la sensibilité, comme réceptivité à l’égard des cinq sens, l'enregistrement de données  sensorielles et l’affectivité. C’est une erreur. Par la sensibilité, « vient à nous tout ce qui nous touche. En elle s’institue notre communication vitale avec l’être de la nature ». Michel Henry ajoute :  « La pression qu’exerce sur nous l’étant est en réalité celle du monde ». Mais le monde est fondamentalement constitué par la conscience. C’est la conscience qui pose l’espace-temps-causalité dans lequel l'ego met en forme ce qu’il appelle le "monde réel". En-deçà de toute conscience réside l’affection pure, l’affection du sentiment qui ne dépend pas de l’expérience externe, car elle est le Soi s’éprouvant lui-même au sein de l’expérience. L’opposition entre le domaine de l’étant et l’affectivité pure est donc pour Michel Henry fondamentale. « L’opposition rend possible la manifestation de ce qui est comme tel, comme être manifeste, susceptible de nous toucher, en sorte que l’affectant n’est jamais l’étant lui-même mais l’objet donc la possibilité réside dans l’être opposé, c’est-à-dire dans le monde ». Ce que l’on appelle expérience empirique est précisément de cet ordre établi dans la dualité sujet/objet, celle d’un sujet moi sensible à ce qu’il constitue comme un objet dans le monde. La totalité des données qui servent de référence à la science se situe dans ce registre. La science se définit comme une approche objective de la connaissance. Son effort est de constituer un ordre de faits qui échappe à la variabilité des vécus. Appréhender toutes choses comme un objet est donc sa tendance la plus constante et la plus avérée et elle ne peut opérer qu’en s’appuyant sur les données des sens. La science effectue une réduction de l’ordre des données sensorielles dans une schématisation théorique propre à la représentation. Ce faisant, elle outrepasse toujours le milieu purement sensible dans lequel elle s’effectue, à savoir l’invisible sentiment de soi du sujet pur. Ce royaume dans lequel aucune dualité sujet/objet n’est possible, ce domaine de pure immanence qui est l’affectivité. « Ce qui se sent sans que ce soit par l’intermédiaire d’un sens est dans son essence affectivité. L’affectivité est l’essence de l’auto-affection, sa possibilité non théorique et spéculative, mais concrète ».  Le domaine théorique et spéculatif est le domaine de la pensée et il appartient à la représentation constituée par la conscience. Il est par essence de l’abstrait, car « l’essence de la pensée est la représentation ».

     2) De là découle des propositions très paradoxales en regard de quasiment toute la philosophie occidentale, au regard de toutes les philosophies de la représentation. « L’affectivité n’a rien à voir avec la sensibilité avec laquelle on la confond depuis toujours». En effet, « Le pouvoir de sentir quelque chose, c’est-à-dire de le recevoir et d’être affecté par lui, pour autant que cette affection s’accomplit par l’intermédiaire d’un sens et, finalement du sens interne, nous l’appelons sensibilité ». Ce pouvoir suppose la dualité sujet/objet de l’expérience. L’erreur que nous commettons le plus souvent, c’est d’interpréter l’affectivité à partir de la sensibilité, or ce que nous ne comprenons pas, c’est que l’objet pointe en réalité sur l’ultime sujet qui est la propre cause du sentiment qu’il éprouve de soi à soi. Ainsi, il nous arrive de penser qu’un objet peut « causer » le bonheur éprouvé, comme l’eau bouillante peut « causer » une brûlure de la peau. Jusqu’au jour où nous comprenons dans un éclair que le bonheur est sans cause, ne jaillit que de Soi en étant de manière impropre appliqué aux objets. Pour la même raison, nous pensons qu’il faut accumuler des conditions objectives pour obtenir ce résultat « objectif » que sera le bonheur. Et nous sommes interloqué de voir la souffrance sur le visage de ceux qui « ont pourtant tout pour être heureux »! Ce que nous disons là, à propos du bonheur, et bien nous pourrions le dire de tout sentiment. Ainsi, « le sentiment n’est jamais et ne peut être senti ». Le sentiment n’est pas un dehors visible et il n’est pas donné par les sens. Il est la Vie se donnant à elle-même dans son intériorité pure. De même, « parce qu’il n’est pas susceptible d’être senti, le sentiment ne peut non plus être perçu ». On ne découvre pas un sentiment, comme on trouve un haricot sur la table, tombé en dehors de l’assiette. Un sentiment n’est pas perçu, il est éprouvé. « Il n’y a jamais, en ce qui concerne l’amour ou l’ennui, comme un pouvoir de sentir différent d’eux et qui serait chargé de les recevoir, de les sentir précisément comme un contenu opposé ou étranger. C’est l’amour, bien plutôt, ou l’ennui, c’est le sentiment lui-même qui se reçoit et s’éprouve lui-même, de telle manière que cette capacité de se recevoir, de s’éprouver soi-même, d’être affecté par soi, constitue précisément ce qu’il y a d’affectif en lui, est ce qui fait de lui un sentiment».

      Ainsi, pour Michel Henry, il n’y a pas « d’autre » dans le sentiment. Il n’y a que le Soi aux prises avec soi. Le sentiment est « précisément ce qu’il est toujours et nécessairement sentiment de soi ». En d'autres termes, « l’affectivité est l’essence de l’ipséité ». Et de là suit, « parce que l’affectivité est l’essence de l’ipséité, que tout sentiment est en tant que tel, comme sentiment de soi, est un sentiment du Soi ». Bien sûr, nous aimerions régenter nos sentiments. L’ego moralise, l’ego ordonne. L’ego  idéalise et voudrait différencier les sentiments nobles, de ceux qui doivent être rejetés. Mais le Soi accepte infiniment le jeu du sentiment et sa diversité. Il goûte sa propre saveur comme sentiment et il ne rejette rien. Chaque sentiment est sentiment de soi et non quelques uns parmi d’autres, fussent les plus nobles. Ce n’est pas un simple état psychologique à côté d’autres qui n’auraient pas cette qualité, le sentiment est la condition ontologique propre à l’Être même. Livré à Soi, l’Être est indéfectiblement son propre souffrir et son propre jouir. Plus profondément, et là nous touchons ce qui est l’intuition centrale de Michel Henry : « l’expérience de l’être comme originairement passif à l’égard de soi est sa passion». « L’affectivité est la révélation de l’être tel qu’il se révèle à lui-même dans sa passivité originelle à l’égard de soi, dans sa passion ». Nous l’avons vu, l’erreur la plus commune à cet égard consiste à croire que l’on peut apporter de l’extérieur de la passion à la vie en lui fournissant un objet. « Trouve-toi une passion !» dit-on à l’adolescent démotivé, ce qui veut dire invariablement un divertissement de plus à une vie qui n’en peut plus de continuellement se fuir. Mais la Vie est Passion, Passion parce qu’elle est originellement affective et la Passion est sublimement éprouvée pour autant que justement la vie est vécue. Le Feu de la Passion est la Vie elle-même et cela n’a strictement rien à voir avec un objet quelconque et moins encore avec le di-vertissement ; car précisément, c’est dans la totale coïncidence à Soi que la vie fait l’épreuve d’elle-même. L’in-vestissement total et sans compromis est bien plus près de l’essence de la vie que l’impossible et contradictoire tentative de fuite hors de soi. De là suit bien sûr qu'est futile la tentative de donner à la vie un sens hors de soi et dans un futur éloigné. La vie est son propre Sens et son propre but immédiatement atteint dans la plénitude du sentiment. Le but de la Vie est de vivre. La Vie ne cherche rien, ne poursuit rien à titre de projet, ne vise rien en dehors de sa propre expansion et son ultime expérience de Soi. Le Feu de sa puissance infinie est son impuissance infinie à l’égard d’elle-même et c'est aussi simultanément son Jeu infini.  « Vivre, comme l’avaient déjà aperçu les Grecs et comme, plus près de nous, devaient le reconnaître à leur tour Nietzsche, Heidegger, signifie être, de telle manière qu’il ne s’agit pas ici, avec l’intervention du sentiment dans son rapport avec la vie, d’un mode particulier et arbitrairement choisis de réalisation de celle-ci, mais de la structure interne de tout ce qui est». En d’autre termes : de l’Absolu. « L’Absolu… qui fonde toute manifestation possible en général, la fonde en tant qu’il se manifeste lui-même et, précisément, dans cette manifestation de soi».

La seule manière d’éviter la thèse de Michel Henry sur l’affectivité, c’est de soutenir, avec Levinas, que si l’affectivité n’est effectivement pas attachée à l’objet, elle est liée par contre à l’expérience d’autrui. Nous avons vu en effet que pour Levinas, autrui est ce visage qui provoque un décentrement radical, un arrachement à soi et me propulse  vers l’infini de l’Altérité. En gros on peut dire que Michel Henry bâtit une philosophie de l’Immanence radicale de l’Absolu, Levinas construit une philosophie de la Transcendance radicale. Le sens commun se reconnaîtra dans la seconde, car nous avons tous tendance à réduire l’affectivité au champ des relations interpersonnelles. Bref, nous parlons d’affectivité dans le domaine des déchirures de l’attachement. L’attachement est très « affectif », comme on dit! Dans l’affectivité, on repère par excellence la difficulté relationnelle. Autrui, paraissant dans mon champ de conscience, polarise l’affectivité, rend manifeste la demande et l’attente d’une vie qui n’est pas mienne, mais celle de l’autre. Autrui s’immisce entre moi et moi et me décentre en me demandant secours, de sorte qu’exister affectivement veut dire exister pour un autre. Nous n’allons pas rentrer dans des polémiques entre ces deux auteurs. Notons cependant que Levinas dit avoir été ébloui par la lecture de Michel Henry et avoir dû par la suite infléchir la tendance objectiviste de sa propre philosophie. Levinas a compris qu’il s’égarait dans une conception de la manifestation fondée sur l’ekstase ; ce qui condamnait l’Être à être perpétuellement hors de soi. Autrui en conséquence, comme tout-Autre, ne pouvait être qu’un mirage de la représentation.

C. Affectivité et non-dualité

Mais n’est-il pas indispensable, pour s’affirmer, de se détourner de soi et se détourner de soi n’est-ce pas la liberté ? S’arracher à l’affectivité, n’est-ce pas le libre-arbitre ? Rimbaud ne disait-il pas je suis un autre ? Si le pur sujet Soi se tient en soi, dans le champ de l’affectivité, ne peut-on pas dire qu’il n’y a pas de liberté possible ? Ne doit-on pas se séparer de soi pour s’affirmer comme un moi personnel ? Le moi ne s’affirme-il pas lui-même en trouvant son salut dans l’évasion hors de soi en direction des autres ? D’ailleurs, n’est-ce pas exactement ce que disait Sartre, quand il affirmait que la conscience elle-même est une fuite hors de soi ? La liberté n’est-elle pas cette fuite hors de soi dans lequel le moi peut prendre toutes les formes et jouer tous les personnages ?

 1) Il est important de cerner ce que signifie la passivité métaphysique à l’égard de Soi. Elle était souvent rappelée dans les conférences de Michel Henry. Elle est très fortement soulignée par Karl Renz dans Pour en finir avec l’Éveil et autres erreurs conceptuelles : « Tant que tu veux le salut, tu restes enchaîné. Chercher le salut, s’évader, cela signifie : se fuir, ce qui est impossible. Tu peux te prendre cent fois la vie, tu continueras d’exister. Tu ne peux t’évader de ce que tu es, personne ne le peut. Je peux seulement attirer ton attention sur la complète vanité d’une telle entreprise. Elle est sans espoir. Lorsque tu auras pleinement reconnu qu’il n’y a pas d’évasion possible, que tu ne peux t’évader de l’évasion, alors tu laisseras s’évader qui le veut ! » Dans l’idée qu’il y a une issue, qu’il y a un espoir, est déjà entrée en scène la possibilité, d’un second, d’un autre : la dualité. Une fois la dualité déployée dans la vigilance, il y a l’altérité objective, ce monde des objets « extérieurs » que l’on peut saisir, dont on peut s’emparer, dont on peut meubler notre « intérieur », ce monde hostile contre lequel je me cogne, qui me résiste, ce monde déchirant de la lutte pour la vie. Il y a l’altérité temporelle, un futur à atteindre, un but à réaliser, un passé perdu que l’on aimerait retrouver, l’imagination d’un ailleurs et d’un autrement : le temps psychologique et le rêve d’une perpétuation du moi. Il y a l’altérité ---------------relationnelle, la quête éperdue, fantasmée d’une fusion avec un autre, une âme-sœur, la grande confusion dans des « autres » pour tenter, ne serait-ce qu’un moment, de parvenir à oublier mon malaise d’exister. Le conflit et l’absence de communication. Bouffées délirantes d’une illusion qui n’a pas été reconnue comme telle et qui, par conséquent devient ipso-facto la réalité ! Et là, au milieu de l’enfer, le moi s’arque boute et proclame fièrement l’existence d’un concept béni et salvateur : le libre-arbitre ! Renz s’amuse sur cette question : « Le diable a crée le libre-arbitre afin de pouvoir exercer la domination sur toi, parce que le libre arbitre signifie en fait concevoir que tu existes comme être séparé » ! « Seule l’idée d’avoir perdu quelque chose ou de devoir atteindre un objectif fait naître l’enfer, fait naître la croyance selon laquelle l’être humain est doué de libre-arbitre, avec lequel nous pouvons énergiquement nous préoccuper. Le libre-arbitre naît de la notion d’un moi. C’est la pensée-moi qui génère l’apparente séparation. Nous croire séparés d’autrui et du monde, c’est ça l’enfer. Avec la pensée-moi naît l’enfer. C’est le système diabolique – « dia » signifiant séparation en grec. Le diable est celui qui crée la dualité » ! Et le diable et le moi, c’est la même chose ! « Et tant que le moi paraît réel avec ses croyances à la rédemption et au libre-arbitre, l’enfer est partout » ! « L’enfer c’est les autres » de Sartre proposition fausse, écho maladif de l’ignorance. L’enfer c’est l’altérité surmultipliée née de la magie de l’ego. Le malin génie, c’est moi. Moi dans la dualité = moi. Absence du déploiement de la dualité = plus de moi. Un sans second. Soi. Et là, pas le moindre libre-arbitre, parce qu’il n’y a pas de choix dans ce que tu es. Ce que tu es, tu l’es immédiatement, ontologiquement, avant tout choix possible et concevable, dans la totale coïncidence du sentiment de Soi. C’est pourquoi on répète dans le Vedânta que le Soi se tient dans l’immanence du sentiment et non dans la représentation que pose la pensée. La représentation, quelque soit le concept qu’elle manipule, qu’il soit sublime (y compris le concept de l’éveil !) ou terre à terre, (mes soucis de fin de mois), c’est toujours la re-présentation de ce qui est. Un redoublement de ce qui est dans le mental. La pensée ne peut pas atteindre l’Etre, car justement il l’a précède toujours par avance comme Soi. C’est quand la pensée désespère d’atteindre quoi que ce soit, quand pathétiquement elle avoue sa nullité, quand l’ego lâche prise que quelque chose se produit. La percée. Quand la carapace mentale se fendille, que reste-t-il ? Rien. Rien de rien. Vacuité. Silence. Pur Sentiment de soi illimité.

   2) Nous avons vu précédemment, dans l’analyse du paradoxe, qu’il y avait dans l'usage du langage des formules assassines qui prennent la forme d'injonctions paradoxales. Nous donnions celles-ci :

« Ne sois pas ainsi ! ».

« Efforce-toi d’avoir envie de travailler !»

« Je voudrais être heureuse à satisfaire mon mari ».

    Nous sommes maintenant mieux en mesure de comprendre toute l’absurdité de ce genre de formules, car elle tient à la mécompréhension radicale de  l’affectivité. Comment peut-on me reprocher d’être ce que je suis ? Je suis ce que je suis. Immédiatement donné à moi-même dans mes sentiments. Je ne peux pas me défaire de ce que je suis, je suis livré à moi-même dans mes sentiments. C’est me demander l’impossible de m’imposer de n’être pas ce que je suis. Que je sois affecté d’une noire déprime, que dans l’instant je sois le rire niais, les propos futiles, l’arrogance imbécile ou la timidité fragile, c’est. Je peux certes en prendre conscience, mais je ne peux pas me chasser moi-même du sentiment qui se manifeste dans la donation pathétique de soi à soi. La lucidité ne consiste pas à vouloir me changer pour être ce que je ne suis pas, à lutter contre moi-même, mais à éclairer ce que je suis.

     Qui ne voit dans le second exemple l’impossibilité contenue dans l’injonction ? L’effort est incapable d’atteindre l’essentiel qui est le sentiment lui-même. N’y a-t-il pas quelque chose de benêt dans la formule vide « faites des efforts », quand le cœur n’y est pas ? Comment peut-on croire qu’un « effort » de l’ego, puisse initier quoi que ce soit ? L’ego n’a jamais rien « fait » de fondamental, car tout ce qui est fondamental vient du Cœur, car vient du Soi. L’effort introduirait une division, une contrainte, ce qui est l’exact contraire d’un élan  qui surgit de l’intérieur jaillit d’un sentiment du cœur. C’est la joie qui brille dans le cœur qui propulse l’enthousiasme. Et quand l’enthousiasme est là, l’effort s’oublie de lui-même, il n’y a plus qu’une énergie vivante, l’envie  est portée, elle devient désir d’excellence et le travail cesse d’être une torture ! C’est toujours le cœur qui est l’étoile et l’étincelle. Un professeur qui communique son enthousiasme déplace des montagnes et n’a jamais besoin d’exiger des efforts. Pourquoi ? Parce qu’il a donné de son amour et que cela, le cœur peut l’entendre.

 Qui ne voit dans le troisième exemple l’horreur contenue dans une telle injonction ? La volonté, c’est l’ego, mais peut-on à force de volonté imposer au cœur ce qu’il « doit » éprouver ? Entretenir une telle division entre soi et soi en cherchant à s’imposer la fiction d’un sentiment que l’on n’éprouve pas, c’est un mensonge à soi-même. C’est cacher une détresse que l’on a soi-même engendrée et vivre dans la fiction. Qu’est-ce que la volonté a à voir avec le bonheur ? Rien. Rien du tout. La volonté, c’est l’ego et le bonheur ne survient que quand l’ego n’est plus là. C’est dans l’absence du moi que l’auto-affection infinie de la Vie se donner à elle-même sa Plénitude, l’immensité du sentiment de l’Etre : le bonheur. Encore faudrait-il ne pas entretenir perpétuellement la division entre soi et soi, le conflit et la contradiction interne. Ce qui engendre la souffrance. Et cette souffrance, justement, elle est là, elle est là bien réelle en tant que sentiment. Immédiatement. Le premier pas, n’est-ce pas de la reconnaître en toute lucidité ? Tout ce devoir être contenu dans le « voudrais » est un produit de la pensée qui masque ce qui est. La donation en personne du sentiment. Mieux vaudrait une bonne colère où je suis intégralement moi-même (enfin !) que cette conduite d’évitement qui ne prend jamais en compte le sentiment, sous de beaux prétextes moralisants. On aurait envie de dire : Bon sang, ayez donc le courage d’être vous-même, même si ce n’est pas très « correct » ! Respectez ce que vous êtes en respectant ce que vous éprouvez ! Mieux vaut un péché intègre qu’une vertu hypocrite et rongée de culpabilité.

 La coïncidence avec soi est force, la non-coïncidence avec soi est la mère de toute faiblesse. La coïncidence avec soi n’est pas quelque chose que la pensée peut réaliser. Elle n’est pas de l’ordre du « faire », elle est de l’ordre de l’être. Elle est toujours déjà réalisée dans le sentiment. Alors, comment ne pas comprendre qu’en cette région indicible du sentiment, aucune entité née de la représentation ne peut intervenir ?  Je ne peux pas « faire » l’être, je ne peux que l’être. Ce qui veut dire pathétiquement être soi. Affectivement.  C’est mal comprendre l’affectivité et ne pas avoir la moindre idée de ce qu’est l’intelligence du cœur que de s’imaginer que l’on puisse « faire » quoi que ce soi. D’un autre côté, le cœur n’est pas muet, il ne parle pas le langage de la pensée de la représentation, il parle le langage des sentiments. Ce langage, nous ne savons pas l’écouter au moment même où il se donne, c’est-à-dire dans l’instant. Et moins nous l’écoutons, et plus nous donnons dans les palabres interminables, la justification et les rationalisations indéfinies. L’ego discute beaucoup. Surtout pour recouvrir un autre discours, celui du cœur. Le cœur lui n’impose rien, n’exige rien par la force. Il est faible, comme tout sentiment est faible, parce que l’affectivité est précisément ce qui est en l’homme est le plus vulnérable. Mais cette faiblesse là est aussi une grande force, car c’est un amour qui ne dit jamais son nom. Dans son immanence radicale, la vie s’aime elle-même éperdument et s’est toujours aimée. Elle est amour de Soi. Mais il y a l’autre ! L’ego, et celui-là il ne s’aime pas beaucoup et par conséquent il ne sait pas aimer du tout, parce qu’il ne s’est pas accepté lui-même, alors que sa propre Vie lui tend les bras.

 Un Enseignement fondé sur l’intelligence du cœur sera toujours très éloigné de la férule d’une morale et des tentatives de manipulation de l’ego. Il aura la délicatesse du sentiment lui-même. Il n’attendra rien, mais sera toujours ouvert. Il parlera dans l’ouverture du cœur. S’il est possible de donner ici une indication, elle ne comportera pas de contrainte, pas de violence, pas le moindre effort : pas de scission entre soi et soi. Ce sera un accueil. Comme le dit Jean Klein « Donnez vous entièrement avec toute votre intelligence du cœur à ce qui se présente à vous ». Ou encore, de manière négative : « évitez de fuir, de compenser ou de surimposer ». Soyez là dans la situation où vous êtes, dans le sentiment et laissez le s’épanouir. Fuite, compensation, surimposition sont des produits du mental, c’est-à-dire de la pensée. Or la pensée ne fait que construire à partir de l’intention en se servant du passé. Elle oblitère la spontanéité qui émerge à partir du sentiment. La spontanéité libre ouvre des possibilités que la pensée ne verra jamais. « La pensée intentionnelle utilise le déjà connu, la mémoire. La pensée spontanée surgit de la toute possibilité ». L’intelligence du cœur n’est pas un vain mot, elle est à l’origine des inspirations les plus fécondes, des intuitions les plus neuves, des transformations les plus radicales. Elle est peut être la voix la plus féminine en tout être humain, ou encore la direction féminine de la vie. Il n’est pas très facile de l’écouter quand on vit dans la conscience de l’ego qui est toujours macho ! En musicien, Jean Klein parle d’invitation silencieuse et de musique de l’âme. Exactement la même expression employée par Bergson au sujet des sentiments. L’intériorité pure disait Bergson, est musicale et la vie intérieure est telle une symphonie dans laquelle aucune rupture n’est possible, parce que la vie du sentiment cohère originellement en elle-même. C’est bien ce qui donne toute son étrangeté au souvenir, comme Proust l’avait compris : à la fois la fluidité d’une histoire et aussi un accès à l’intemporel, c'est-à-dire à Soi.

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    Il faut rendre justice à Michel Henry pour avoir réintroduit en philosophie l’affectivité. Il fallait revenir à cet impensé que toute philosophie de la représentation écarte et lui redonner la place qui lui revient. Il était essentiel de ne pas laisser ce terrain à la seule psychanalyse qui l’a encombré de spéculations confuses et l’a réduit à une singerie de la sexualité. Il est malheureux de constater à quel point aujourd’hui nous sommes devenus maladroits pour approcher l’intériorité radicale. La psychologie du soupçon du freudisme n’a fait qu’en barrer l’accès en introduisant un porte à faux constant et finalement en identifiant l’affectivité à la névrose elle-même.

    Ceux qui auront lu Michel Henry gagneront aussi une ouverture extraordinaire pour comprendre la philosophie indienne. On a rarement vu une proximité aussi remarquable dans toute l’histoire de la philosophie occidentale. Ceux qui sont familier de la spiritualité contemporaine seront extrêmement surpris, mais pas du tout décontenancé, dans la découverte de Michel Henry. Nous ne pourrons que nous en réjouir car nous sommes ici exactement dans la perspective philosophie et spiritualité.

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  © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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