Leçon 32.   Logique et progrès des sciences       

    Dans l’idée du grand public, la science est un savoir qui progresse par un processus d’accumulation sans fin. (texte) "On peut-être fier mon bon monsieur, on en sait aujourd’hui plus qu’on en savait autrefois !" On empile le savoir et les théories nouvelles, comme on empile des briques pour faire une construction et c’est ainsi que la cathédrale de la science s’édifie. De là une représentation du savoir scientifique pleine des certitudes accumulées par des générations de savants ; la fierté vis-à-vis des découvertes de la science qui permet de congédier le besoin de certitudes religieuses et de nous enorgueillir de nos avancées actuelles, que les générations passées ne pouvaient pas connaître. A nous, hommes actuels, les certitudes définitives, au passé les doutes et les superstitions !

    Mais le devenir de la science est-il un progrès linéaire ? Le savoir scientifique résulte-t-il d’une accumulation ? L'avancée du savoir amène-t-elle réellement des certitudes? N’y a-t-il pas dans les sciences des remises en question théoriques ? Pouvons-nous parler dans ce cas de cumulation du savoir ? La science ne consiste pas à mettre au goût du jour des découvertes anciennes. Elle est bien plutôt une refonte radicale, qui peut altérer jusqu’aux principes dans lesquels on a cru jusque là. Mais d’un autre côté, l’expansion du champ du connu nous ouvre aussi les frontières de plus en plus larges de notre ignorance. Dès lors que devient l’idée du progrès scientifique ? Plus radicalement, il faut s’interroger sur le processus de développement de la science. En une phrase, la question est : y a-t-il une logique du développement scientifique ?

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A. L’idée de progrès appliquée à la science

    Progrès signifie plus que changement. Un changement est une modification neutre, tandis qu’un progrès est une modification qui constitue par rapport à l’état précédent un véritable « plus », un « mieux », une amélioration. Il ne suffit pas qu’une tendance soit continue pour qu’elle marque un progrès, c'est-à-dire que toute progression n’est pas pour autant un progrès. La progression de la rage en Europe, ou de l'épidémie du SRAS n’est pas un progrès. L’idée de progrès prend tout son sens, quand elle enveloppe à la fois la constance d’une tendance répondant à une logique et une amélioration indiscutable. Le modèle du progrès en fait ce n’est pas dans la science que nous le trouvons, mais dans la technique. Entre nos moyens actuels de locomotion ou de télécommunication et ceux de nos ancêtres, il y a une telle différence, une succession d’améliorations si indiscutables que personne ne peut nier l’existence même du progrès technique, au sens du perfectionnement indéfini de ses réalisations. Appliqué à la science, ces prérequis soulèvent plusieurs questions :

    Peut-on dégager une logique constante de la découverte scientifique ? La science progresse-t-elle par un effet d’accumulation du savoir sur lui-même ? Si cela n’était pas le cas, ne faudrait-il pas dire plutôt que la science se trouve dans une révolution constante plutôt que de prétendre qu’elle est en progrès ? (texte)

    ---------------1) Il est exact qu’à la Renaissance, l’Occident a investi dans la science des espoirs extraordinaires. La philosophie de l’Histoire s’est appropriée l’argument que constitue l’aventure de l’histoire des sciences pour justifier la promesse d’un monde meilleur, préparé et bâti par la science nouvelle. Ainsi se départageaient parmi les esprits les « anciens », tenant de la culture antique, et les « modernes », nouveaux philosophes formés au contact de la méthode et des découvertes scientifiques. La science moderne a soulevé un immense enthousiasme pour le progrès, qui s’est prolongé jusqu’au début du XXème siècle. Elle permettait de s’approprier une idée du progrès d’origine religieuse, celle de l’avènement dans un temps linéaire, d’une sorte de paradis, tout en ne lui donnant pour contenu que les résultats pragmatiques de ce que la science devait apporter. On garde donc l’idée que le Temps file en ligne droite et à la place des étapes de la Création biblique, de l’apparition du Christ, du Martyr qui sauvera l’humanité, de la venue de la Jérusalem céleste, on met, comme Auguste Comte, des « états» du devenir de la société. Il y a d’abord eu un « âge théologique », le temps d’Homère et des dieux grecs. Puis vient un « état métaphysique », celui des philosophes grecs, de Platon et d’Aristote. Enfin, l’humanité se délivre de toute superstition et entre dans « l’état positif », celui du règne sans partage de la science, cet état qui est sensé délivrer un progrès sans commune mesure avec les états précédents. Cette théorie de l’Histoire, quand on l’explique à des élèves aujourd’hui suscite encore une sorte de fascination. Elle justifie une croyance et un espoir que l’on place dans la science. Elle donne substance à un immense besoin, celui de croire à une évolution. Et comme nous ne savons pas comment l’évolution peut-être conduite, nous en plaçons le moteur dans la science, parce que nous n’avons rien d’autre (texte).

   Tel est le mythe du progrès qui résonne dans la conscience de l’Occident jusqu’à nos jours. Nous avons eu longtemps besoin de voir l’Histoire comme un chemin royal d’accomplissement humain et de Rédemption et c’est pourquoi les plus vieux mythes de progrès se réincarnent sous des formes si diverses. Stephan Zweig l'a dit dans Le Monde d'hier : « Le dix-neuvième siècle, avec son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu qu’il se trouvait sur la route droite qui mène infailliblement au ‘meilleur des mondes possibles’. On ne considérait qu’avec dédain les époques révolues, avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, on jugeait que l’humanité, faute d’être suffisamment éclairée, n’y avait pas atteint la majorité... cette foi en un « Progrès » fatal et continu avait en ce temps là toute la force d’une religion. Déjà l’on croyait en ce « Progrès » plus qu’en la Bible et cet évangile semblait irréfutablement démontré par les merveilles sans cesse renouvelées de la science et de la technique ».

    2) Que s’est il donc passé entre-temps, pour que nous parlions ainsi de la foi dans le progrès au passé ? Nous avons, dans la postmodernité, perdu la foi dans le mythe du progrès scientifique. Les guerres, les violences humaines se sont poursuivies de plus en plus violentes, l’inculture, les injustices, les inégalités sont toujours là et nous avons récolté en plus des problèmes écologiques liés à l’application de la science, la technique. (texte) La science a complètement changé le monde, elle a rendu possible des transformations considérables, mais au fond il semble que l’homme est resté le même ! Il n’y a pas eu de progrès de l’homme intérieur. (texte) Le seul changement important, celui dans lequel on croyait aux siècles des Lumières, le changement de la conscience de l’homme, nous ne l’avons pas vu. Nous savons maintenant qu’il est vain d’attendre de la science ce qu’elle ne saurait donner. La science n’est pas une religion, elle n’est pas une idéologie, elle n’est pas une sagesse, ni même une philosophie. La science est un savoir objectivé, l’espérance d’un progrès est tout à fait autre chose. Il n’est pas contradictoire de concevoir une techno-science surdéveloppée dans un monde moralement barbare et inculte (texte). Cf. Baudelaire.

    La seule idée qui reste tenable au sujet de la science en ce qui concerne son progrès, est celle d’un progrès du savoir dégagé de toute mythologie. Ce type de progrès, nous l’avons sous nos yeux. Personne ne conteste que depuis l’antiquité notre science ait progressé. Mais y a-t-il dans cette progression une logique ?

B. Conjectures audacieuses et réfutations sévères

    Pour qu’il y ait un progrès du savoir, il faut que celui-ci réponde à une logique constante que l’on puisse dégager en toute clarté. Nous avons vu que le nerf de la science tient à ses théories. Si le savoir scientifique progresse, est-ce que cela ne vient pas de l’application continue d’une certaine logique de la découverte théorique ?

    1) L’empirisme anglais a souvent présenté la logique de la recherche scientifique comme l’application d’une méthode dite « inductive ». Le savant est sensé faire des observations et ensuite en tirer des généralisations. Claude Bernard, pour rendre compte de la capacité qu’a le chercheur de trouver une hypothèse explicative, disait que « le fait suggère l’idée ». Ce qui est sous-entendu, c’est que l’observation répétée des mêmes faits, permet à l’esprit d’opérer une induction, donc d’amplifier une généralisation, qu’il s’agira alors de convertir dans une loi physique au sein d’une théorie. Newton avait pour devise « je ne feints point d’hypothèses ». Mais la généralisation de l’observation d’un fait a-t-elle une quelconque rigueur logique? A-t-elle une quelconque nécessité ?

   Si une fois, deux fois, cent fois, j’ai vu un cygne blanc, ai-je le droit d’en tirer une loi selon laquelle tous les cygnes sont blancs ? Non. Il suffit d’un seul contre-exemple pour mettre par terre cette induction. « Peu importe le nombre de cygnes observés, il ne justifie pas la conclusion que tous les cygnes sont blancs ». L’induction n’a pas de rigueur logique. Ce n’est pas en réalité à une démarche d’induction que l’on doit l’élaboration conceptuelle des sciences. (texte) L’induction expérimentale est un mythe d’épistémologue. Elle ne correspond pas à la Logique de la Découverte scientifique.

    Mais cela ne veut pas dire que la méthode scientifique soit dépourvue de logique, seulement, la logique de la pensée scientifique est a chercher dans les exigences déductives imposées à toute théorie et non pas dans le processus de l'induction. Ce qui signifie que dans la science, ce qui prime, c’est 1) l’examen interne de la cohérence de la théorie, 2) la manière dont la théorie se trouve confrontée aux faits et 3) la relation que les théories entretiennent entre elles.

    La science ne peut pas recevoir en son sein une théorie qui comporterait des contradictions internes. La cohérence logique d’une théorie nouvelle se doit d’être éprouvée. La théorie de la relativité, même si elle rompt avec les facilités de la représentation commune de l’espace et du temps, conserve une cohérence logique. En second lieu, elle apparaît bien, en comparaison de la mécanique céleste de Newton, un progrès scientifique. Dans le cadre de la théorie de la relativité, la théorie de Newton semble un cas particulier, adapté à l’échelle des perceptions humaines. Elle est dépassée, sans être niée ; elle semble donc une approximation d’une description qui est mieux achevée dans le système logique de la relativité. Enfin, le plus important, c’est que nous pouvons en déduire des conséquences et trouver des applications empiriques concrètes dans lesquelles elle peut-être testée.

    Sous cet angle, on est donc en droit de penser que la logique de la découverte scientifique est seulement déductive et non pas inductive ; comme le moment inventif de la science est par excellence l’hypothèse, Karl Popper en retient le caractère de conjecture audacieuse. Une hypothèse scientifique nouvelle, c’est un pari, un risque pris, une audace théorique. Mais comme il s’agit bien de science et non de religion ou d’idéologie, cette audace, cette liberté d’inventer, doit se soumettre logiquement à la sanction des faits. Pas de conjecture audacieuse sans des « réfutations sévères ». La thèse qui en résulte, c’est que le progrès du savoir scientifique se situe dans la dialectique continue qui va des conjectures audacieuses aux réfutations sévères, dans la succession des théories scientifiques. La mise à l’épreuve d’une théorie est déductive. Elle s’opère en déduisant de ses hypothèses fondamentales des prédictions, qui sont alors soumises à un protocole d’expérimentation ou d’observation. Si le résultat est positif, « c'est-à-dire si les conclusions singulières se révèlent acceptables, ou vérifiées, la théorie a provisoirement réussi son test : nous n’avons pas trouvé de raison de l’écarter ». Mais il n’est pas exclu qu’une observation, ou une expérience, puisse un jour la prendre en défaut. En attendant, on dit alors qu’une théorie « a fait ses preuves », ou bien qu’elle est « corroborée ».

    Dans le cas contraire, où une prédiction se trouverait démentie par les faits, nous sommes obligés de considérer que les conclusions ont été falsifiées. (texte) Comme le cheminement est logiquement déductif la falsification des conséquences oblige de falsifier les principes et donc la théorie elle-même : « cette falsification falsifie également la théorie dont elle était logiquement déduite ».

    Une falsification de ce type nous est donnée par le contre-exemple que livrait l’observation astronomique du périhélie de Mercure, par rapport aux calculs dans la théorie de la gravité de Newton. La planète Mercure arrive au point le plus proche du soleil en un temps sensiblement plus court que celui prédit par la mécanique céleste de Newton.C’est là un fait qui ne cadre pas avec la théorie de Newton. Ce fait est pour un temps une étrangeté inexpliquée, mais qui contient toute la force d’un fait polémique. Or, est apparue ensuite une théorie, celle de la relativité, qui a livré des prédictions avec plus de précision. Là les doutes ne sont plus guère possibles. La mécanique de Newton est une théorie qui  montré son caractère approximatif et elle se trouve falsifiée. Nous avons, avec la théorie nouvelle, un point de vue qui englobe le point de vue précédent et qui possède une fécondité explicative meilleure, une précision accrue.

    2) Le passage de l’une à l’autre est un progrès. Mais ce progrès a un prix assez lourd : il nous oblige à reconnaître qu’une théorie scientifique est mortelle autant qu’elle est provisoire. (texte) Une théorie scientifique ne vaut que tant que l’on n'a pas pu en trouver de meilleure. Une théorie est mortelle parce qu’elle est scientifique. Pour prendre la métaphore du filet et des poissons, on peut dire que la première théorie ramenait des poissons, mais ses mailles trop larges en laissaient passer beaucoup. La seconde possède des mailles plus serrées. Elle se révèle plus satisfaisante. Mais il n’est pas exclu que l’on découvre qu’elle laisse aussi échapper du poisson ! En d’autres termes, il est possible que des faits polémiques soient observés, qui ne correspondent pas à ce que l’on serait en droit d’attendre. En physique, au sujet de la relativité, ces faits existent déjà. On attend celui qui sera capable de construire une synthèse satisfaisante entre la théorie de la relativité et la nouvelle théorie quantique, deux physiques qui ont des points de vue extrêmement différents. Nous devons avoir conscience du caractère relatif de notre savoir actuel.

    Nous comprenons alors mieux ce que peut-être la relation logique d’une théorie scientifique à une autre et par là ce que pourrait être la logique de la découverte scientifique. Quand il est avéré que des faits peuvent toujours être découverts, qui prennent les explications que l’on possède en défaut. Mais cette logique est une dialectique polémique qui ne semble pas avoir de trêve, un combat qui semble sans fin, vers un Idéal de savoir total que l’on ne parvient jamais à atteindre et qui recule au fur et à mesure où l’on avance. Les analyses de Popper permettent d’autre part de tracer une frontière entre ce qu’est la théorie scientifique et ce qui ne l’est pas. La théorie scientifique entre dans la dialectique de la falsification, la théorie non scientifique s’y dérobe. Il n’y a pas moyen de la prendre en défaut et du coup, elle s’exclut de la dynamique du développement théorique de la science. Tel est le statut de la psychanalyse et du marxisme : « Le marxisme et la psychanalyse sont hors de la science précisément en ce que et parce que la structure même de leurs théories, ils sont irréfutables ».

C. Les révolutions scientifiques

    Mais il y a un autre aspect remarquable dans le devenir des théories scientifiques qui dépend de conditions qui sont sociologiques (texte) plus que logiques. Ce qui fait la dynamique des révolutions scientifiques, ce n’est pas seulement la relation des théories avec les faits, ou la relation des théories entre elles, c’est le règne successif de paradigmes dans la pensée scientifique. C'est la thèse élaborée par Thomas Kuhn dans La Structure des Révolutions scientifiques. Un paradigme est un modèle explicatif qui s’installe dans la conscience collective des scientifiques d’une époque et devient une référence commune. Le mot en grec signifie exemple : un paradigme est une explication exemplaire. Le finalisme est un paradigme de la physique grecque que l’on rencontre chez Aristote et les stoïciens. Il s’exprime dans l’image de la Mère Nature qui pourvoit aux besoins de toutes choses. Le mécanisme est un paradigme de la physique classique que l’on rencontre chez Descartes. Il s’exprime dans l’image de l’horloge de l’univers.

    1) Un paradigme met un certain temps pour s’imposer. Une fois partagé par la communauté scientifique, il instaure une période de science normale. « La science normale désigne la recherche solidement fondée sur un ou plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe scientifique considère comme suffisants pour fournir le point de départ d’autres travaux ». La science normale se développe dans des manuels et des cours qui sont enseignés aux étudiants. L’université enseigne d’abord la science normale. Elle permet de transmettre et de prolonger une tradition. C’est l’étude des paradigmes qui permet à l’étudiant de se sentir membre d’une communauté scientifique. Mais c’est aussi ce qui permet au chercheur non seulement de puiser à des acquis communs, mais de s’opposer au travail de ses collègues sur des points fondamentaux, quand il s’avère qu’un paradigme est devenu insuffisant. La science est pratiquée de manière collective et par des groupes qui s’attachent au paradigme dominant d’une époque et n’ont pas envie d’en changer pour des raisons d’écoles, de milieu scientifique. La science possède ses chapelles. Elle a son propre conservatisme, quand un paradigme s’est finalement installé dans la conscience collectives des scientifiques.

    Ce conservatisme ne fonctionne, que jusqu’au moment où des esprit brillants seront à même de porter des coups très durs au paradigme régnant. Et cela ne peut advenir que lorsque s’accumule des objections, des observations contradictoires, des problèmes non résolus. On entre dans la science en crise. La science normale ne représente pas la novation, mais une activité très cumulative qui revient à exploiter des paradigmes sans vraiment remettre en question leurs hypothèses fondamentales. Le génie scientifique inaugure une rupture. Ce sont les crises de la connaissance qui forment les conditions d’apparition de nouvelles théories.

    Le paradigme de Ptolémée, mis au point deux siècles avant J.C. finit par aboutir à un état de crise en raison de ses résultats imparfaits et approximatifs. Le système de Copernic va rompre avec la représentation établie en changeant le paradigme. Le paradigme copernicien vient succéder à celui de Ptolémée pour résoudre l’état de crise. (texte)

    ---------------C’est aussi l’exemple précédent du passage de la mécanique céleste de Newton à la relativité d’Einstein. Il apparaissait que des faits polémiques s’accumulaient qui refusaient de coller avec la conception de Newton.

    C’est au point de crise, qu’un esprit de génie a une grande idée qui passe d’abord pour une hérésie au regard de la science de son temps. Mais attention, cela ne veut pas toujours dire qu’une idée nouvelle soit absolument neuve ! Elle trouve à se manifester avec puissance dans une nouvelle exposition, alors qu’elle a pu être entrevue bien plus tôt, mais sans avoir réussi sa percée. Aristarque de Samos avait en Grèce déjà eu l’idée d’héliocentrisme. Depuis des millénaires, dans l’astronomie indienne, cette vue était présente, ainsi qu’une datation étonnamment exacte de l’âge de la Terre. Mais ce n’était pas en Occident. Ce qui compte, c’est qu’une idée soit appropriée par la collectivité des scientifiques. Cette étrangeté met en question la notion même de progrès scientifique (texte).

   Une révolution scientifique est le renversement, le passage de l’ancien à un nouveau paradigme, qui loin de se faire dans une continuité cumulative sans heurt, se produit au contraire dans une rupture difficile qui oblige à des révisions radicales de ce qui passait auparavant pour des fondements assurés. « Le passage d’un paradigme en état de crise à un nouveau paradigme d’où puisse naître une nouvelle tradition de science normale est loin d’être un processus cumulatif, réalisable à partir de variantes ou d’extension de l’ancien paradigme. C’est plutôt une reconstruction de tout un secteur sur de nouveaux fondements ».  

    Un changement de paradigme inaugure une nouvelle façon de penser les vieux problèmes. Pendant un temps, en raison du conservatisme de la science normale, on aura plusieurs modèles théoriques explicatifs en concurrence, chacun revendiquant une explication de certains faits, la solution de certains problèmes, sans qu’il y ait jamais de chevauchement parfaits. « Durant la période transitoire, il y a chevauchement, important mais jamais complet, entre les problèmes qui peuvent être résolus par l’ancien et le nouveau paradigme. Mais il y a aussi des différences décisives ». Aussi, quand la transition s’achève, les spécialistes ont ils une manière très neuve de considérer leur propre domaine. Il faut par exemple penser quel séisme a pu provoquer à son apparition la relativité au sein de l’ancienne physique issue de Newton, pour bien se rendre compte de ce que signifie le changement de modèle. Au lieu de parler d’évolution de la représentation scientifique, il faut bien ici parler de véritable révolution scientifique avec toute la composante polémique et subversive que cela suppose. Kuhn fait une comparaison avec les révolution politique en disant que de même qu’une révolution apparaît dans le sentiment que les anciennes institution ont « cessé de répondre de manière adéquate aux problème posés », les révolutions scientifiques se présentent dans le sentiment que l’ancienne vision de la science est devenue caduque devant la nouvelle. Il n’est plus possible de croire comme auparavant dans une théorie dont on perçoit des failles de tout côtés et dont la nécessité de la remplacer par une meilleure est devenue pressante. La science en crise suppose l’apparition du doute, des remises en question. Elle fait surgir l’idée que la science ancienne n’a de caractère que celui d’une connaissance insuffisante, approximative et incomplète. Inversement, la théorie nouvelle fait surgir l’espoir et l’enthousiasme pour une renouvellement complet des perspectives. D’un côté on a la science faite, de l’autre, la science en train de se faire. D’un côté une science qui s’est assoupie dans une tradition, qui répète de vieux schémas, de l’autre une science plus éveillée, inventive, créative et révolutionnaire. Ainsi, en poussant à l’élaboration d’une théorie plus complexe, la crise de la science n’est pas seulement destructive, elle devient instructive. La relativité, en supplantant le paradigme newtonien, a permis de résoudre des travaux inachevés, des anomalies qui ne pouvaient s’intégrer dans l’ancienne physique. On en est venu à penser que les vieilles lois de la mécaniques n’étaient pas si universelle qu’on l’avait cru. Leur domaine de validité était restreint, leur validité ne s’étendait pas à la galaxie considéré comme un tout, ou au domaine des particules les plus fines.

    2) Compte tenu de son pouvoir supérieur de prédiction et de sa portée, on pourrait s’attendre à ce que le nouveau modèle l’emporte assez rapidement. Mais cela n’arrive jamais. Le problème est que l’on ne peut saisir le point de vue exact d’un nouveau paradigme, tant que l’on n’a pas abandonné l’ancien ! L’idée nouvelle demande un saut intuitif (R) et la nouvelle perspective impose un remaniement profond dont les scientifiques, élevés dans la science normale, sont rarement capables. Ceux qui ont travaillé avec fruit dans l’ancien paradigme, y sont attachés par habitude. Même confrontés avec des évidences, ils peuvent s’entêter et tenir à une conception fausse mais familière, tandis que le nouveau paradigme gagne de proche en proche une influence. Une génération nouvelle finit par modifier le rapport et faire accepter la nouvelle idée. Quand suffisamment de scientifiques ont saisi une perspective nouvelle, il se forme un consensus, ce qui fait que l’on ouvre alors une nouvelle période de science normale. (texte) Et le processus recommence ! Il ne manquera jamais d’esprit rigoureux pour se rendre compte que le paradigme en place est insatisfaisant sur plusieurs points.

    Le mérite des analyses de Kuhn est de nous montrer un processus de révolution dans la science et la résistance qui l’accompagne. Il a aussi le mérite de montrer que la science est une entreprise collective. C’est la conscience collective des scientifiques qui structure le consensus de ce qu’une époque appelle ses vérités objectives, et son savoir scientifique. (texte)

    En laissant de côté pour l'instant quelques réserves, nous pouvons rassembler sous la forme d’un tableau les analyses précédentes en mettant ensemble les points de vue de Popper et Kuhn :

 

1 ®

2 ®

3 ®

4 ®

Théorie 1 :

Conjecture audacieuse

Faits polémiques

Réfutation sévère

théorie2

Conjecture audacieuse

Faits
polémiques

Réfutation sévère

Déductions vers les faits

Mise à l’épreuve

Déductions vers les faits

Mise à l’épreuve

Cohérence d’un système

Apparition d’incohérences

Cohérence d'un nouveau système

Apparition d’incohérences

Ex : la mécanique de Newton

 

Ex : la relativité d’Einstein

 

Théorie qui a fait ses preuves

Insuffisances

La théorie 1 est dépassée, mais conservée

insuffisances

Science normale = manuels scolaires

Science en crise = incertitudes

Science normale = manuels scolaires

Science en crise = incertitudes

Paradigme 1

 

Paradigme 2

 

Consensus des savants d’une époque

Discussions critiques

Consensus des savants d’une époque

Discussions critiques

 

    Comment dès lors pratiquer une démarcation stricte entre théorie scientifique, parce que admise comme telle, et théorie non scientifique, parce que non acceptée par la communauté scientifique pour un temps ? N’est-ce pas un combat idéologique ? Le souci de séparer science et non science n’est il pas lui-même idéologique ? Les revirements de l’histoire des sciences, le scandale qu’ont toujours apporté les théories nouvelles, devraient nous rappeler qu'il faut rester très prudent.

    Ce qui est clair, c’est que la notion de progrès des sciences ne repose pas sur un processus cumulatif. Si nous en restions à la conception commune, nous pourrions imaginer que le lycéen entrant dans des études supérieures, irait de certitudes en certitudes. Mais c'est tout l’inverse qui se produit ! Il découvre que même les fondements qu’il croyait assurés se discutent avec âpreté ! Il faut que nous ayons conscience de ce que toute avancée du savoir se fait dans une conquête de l’inconnu. Cela veut dire aussi que se multiplient les avenues de la découverte. C’est un peu comme si un spéléologue trouvait l’entrée d’une grotte. Au début, il peu se vanter de sa découverte. Sa suffisance tombe quand il se rend compte que la première salle ouvre sur cinq autres qui elles-mêmes possèdent plusieurs entrées. Ce n’est qu’un début ! Ce qu'il nous reste à découvrir est encore plus vaste que ce que l’on sait déjà. Prenons l’exemple de la connaissance du cerveau. Les premiers à avoir découvert les régions du cerveau pouvaient être très fiers. Mais ce n’était qu’un premier pas qui ne faisait que révéler des immensités encore à explorer. En ce sens, plus la science avance... plus elle fait progresser l’ignorance !

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    Nous ne pouvons plus afficher autant de fierté qu’autrefois au sujet du « progrès des sciences », il faut apprendre l’humilité et la modestie. L’histoire des sciences contemporaines s’est ainsi découverte comme le temps des incertitudes, (texte) parce qu’elle a pris conscience d’une complexité que ne soupçonnaient pas les hommes du XVIIIème siècle.

    Nous devrions toujours comprendre qu’une explication scientifique se doit toujours d’être encadrée par une formule du genre : « dans l’état actuel de notre savoir, la meilleure explication que l’on puisse donner est que... » Nous savons que la science est en devenir. Le savoir admis à une époque tisse une forme d’intersubjectivité, celle de la mise en commun du savoir. A partir de là, nous pouvons tenter une démarcation avec ce qui ne relève pas des idées ou des théories admises. (texte) Cf. Bachelard. Mais il faut prendre garde de ce que ce souci de démarcation ne devienne pas idéologique. Ce que la science rend possible, c’est d’étendre et de partager notre savoir sur le monde. Sans cette ouverture, elle pourrait se scléroser

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Vos commentaires

Questions:

1. Quels sont les différents sens que nous pouvons donner à l’idée de progrès ?

2. Pourquoi  la science n’est-elle pas une sagesse?

3. Pourquoi l’induction  n’a-t-elle pas de rigueur logique ?

4. Connaissez-vous des exemples de falsification théorique dans les sciences ?

5. En date d’aujourd’hui, la théorie des cordes est dites non-falsifiable. Dit autrement, cela implique quoi ?

6. Comment expliquer la résistance à l’apparition d’un nouveau paradigme?

7. Pourquoi le mouvement du savoir est-il révolutionnaire et non pas cumulatif ?

    © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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