Leçon 174.   Conscience et animalité       

    Dans sa confrontation avec Descartes, Maupertuis soutient que tuer un animal équivaut à casser une montre. C’est une conduite stupide certes, mais pas moralement répréhensible. L’argument ne tient que si on admet au préalable la théorie de l’animal-machine, auquel cas, si l’animal n’est qu’une machine, c’est effectivement une simple chose vis-à-vis de laquelle nous pouvons avoir quelques précautions, mais pas du respect. Nous l'avons vu.

    Maupertuis avait cependant des doutes, en raison de l’aptitude de l’animal à souffrir et il n’a pas été le seul, car nombreuses ont été les réactions contre Descartes. Voyez par exemple celle de Voltaire. (texte) On peut toujours douter de ce que l’animal soit apte à la pensée, mais il est impossible de croire qu’il n’est pas sensible à la souffrance. En d’autres termes, même s’il n’avait pas d’aptitude relevant de la conscience réflexive, il possède indéniablement une conscience immédiate qui fait de lui une entité entièrement différente d’un objet mécanique. En réaction contre la théorie de l’animal-machine de Descartes, très vite on a vu apparaître ce que nous pourrions nommer le paradigme de l’animal-sensible. Condillac, (texte) par exemple, montre que la perception chez l’animal suppose une conscience sans laquelle elle serait incompréhensible. Rousseau, (texte) suivant Condillac, refuse de séparer l’homme et l’animal par la conscience que tous deux possèdent et il ne retient qu’un critère décisif : l’homme dispose d’un libre-arbitre que l’animal ne possède pas.

    La question de la conscience animale est malheureusement restée dans un état très polémique, car elle n’a été que rarement considérée en elle-même. Elle a été occultée par une préoccupation obsédante, celle de tracer une démarcation entre l’homme et l’animal. En portant constamment le débat sur la comparaison, il est inévitable que l’on suscite la polémique. Il faut y revenir de manière posée.  Quelle forme de conscience rencontre-t-on chez l’animal? Que peut-elle nous apprendre ?  

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A. Quelques observations préliminaires

    La conscience, nous l’avons vu, est d’abord la caractéristique de état de veille, et comme tel, une surveillance tournée vers l’objet, une vigilance. L’état de veille peut être distingué du rêve et du sommeil profond. L’alternance des trois états relatifs de conscience se rencontre très clairement chez les mammifères supérieurs et nous avons toutes les raisons de penser qu’elle appartient au règne animal dans sa totalité. Sur ce plan, il n’y a aucun sens à douter de la présence de la conscience chez l’animal. Un chien a ses périodes de veille, de sommeil agité ou de sommeil profond. Un chat qui s’aventure sur un territoire non-dégagé voit avec une grande intensité ce qui se trouve dans son champ de conscience, avec une vigilance qui nous est très peu habituelle. La rapidité de l’animal à se mettre sur le qui-vive devant un danger éventuel est tout à fait remarquable. Nous n’avons pas besoin de plus pour parler de conscience, car si la conscience consiste essentiellement à être présent à une situation d’expérience, nul doute que l’animal la possède à un haut degré. La conscience de l’animal est immédiatement perceptive, elle aussi globale et n’est pas consignée dans la forme langagière de reconnaissance d’un objet.

     ---------------1) Commençons par tirer parti du travail considérable mené par les éthologues contemporains. Rappelons que l’éthologie est littéralement « la science des mœurs » (ethos : « mœurs », logos : science) appliquée à l’animal. Elle désigne l’étude du comportement animal tel qu'il peut être observé, soit chez l'animal sauvage dans milieu naturel, soit chez l’animal en captivité, ou enfin chez l'animal domestique.

    Les observations pratiquées dans le contexte naturel sont les plus importantes, car elles minimisent l’intervention humaine. Quelques exemples tirés de J. Vauclair La Conscience de l’Animal.  

    (Cas N° 1) Les femelles des guêpes solitaires d’Amérique du nord préparent des terriers tubulaires qu’elles remplissent de proies capturées. Celles-ci doivent servir de nourriture aux larves qui se développeront dans le terrier. Une fois bien enfermées, les proies sont couvertes de terre et de petits cailloux. La guêpe dépose un oeuf et ferme le terrier. Elle sait ensuite attraper dans ses mandibules un caillou pour tasser la terre. La fonction de ce dernier travail est double : damer l’entrée et s’assurer que l’obturation du terrier est correcte.

    (Cas N°2) Le pinson pic des Galápagos utilise des épines de cactus de 10 à 20 cm pour piquer des larves d’insectes à l’intérieur des orifices des arbres. Il sait ou bien percer l’insecte ou remuer la tige pour l’obliger à remonter dans le trou. Une fois obtenue cette nourriture, soit il abandonne l’outil en question, soit il le maintient contre l’insecte avec ses pattes pendant qu’il le mange. Il peut même parfois se déplacer de branche en branche en portant sa brindille pour trouver d’autres proies.

    (Cas N°3) Un écureuil sait se servir du sable pour le jeter en direction d’un serpent, pour l’aveugler et le mettre en fuite.

    (Cas N°4) La loutre de mer va chercher une pierre au fond de l’eau et s’en sert comme d’un enclume pour ouvrir les moules dont elle se nourrit. L’opération est assez compliquée, parce que la pierre une fois ramassée au fond est remontée à la surface. La loutre se retourne, tient la pierre contre son poitrail et elle frappe la moule à plusieurs reprises pour finir par la briser et la manger.

    (Cas N°5) Les exemples d’utilisations d’outils chez les primates sont nombreux. Un des plus célèbres est l’utilisation courante par le chimpanzé en contexte naturel, de différents objets pour réussir à se procurer de la nourriture. Par exemple, pour obtenir des termites dans un nid, il faut insérer une fine branche dans un trou de termitière, mais pour que cette pèche à la termite soit efficace, il faut aussi que l’outil en question ait une longueur appropriée. Cela veut dire qu’il doit être préparé avant. Il est nécessaire de détacher un rameau puis de le rendre lisse. La technique ensuite demande un peu de patience, une fois la brindille introduite, le temps que les termites s’y accrochent. Ensuite, le chimpanzé retire la tige et prélève les insectes par un mouvement de balayage de la bouche.

    Plus sophistiqué, chez la même espèce, l’art difficile (et qui nécessite des leçons de la mère vers son petit!) de casser des noix. En Côte d’Ivoire, les noix de variétés Coula et Panda ont une coque particulièrement dure. Pour en venir à bout, il faut les poser sur une sorte d’enclume et utiliser soit un marteau de bois, soit une grosse pierre. Étant donné la forte résistance des noix, les chimpanzés sont obligés de sélectionner les meilleurs marteaux et de les transporter aux pieds des arbres. Ils doivent se souvenir du lieu où l’outil à été déposé. Mieux : le chimpanzé sait optimiser ses déplacements. Il commence par faire un calcul stratégique en sélectionnant un arbre ; ensuite, il choisit un instrument en fonction de la distance à parcourir. Il n’est pas facile de porter une pierre de 3 kg sur une longue distance. Pour minimiser l’effort, il faut donc, en fonction des arbres, choisir son outil !... Ce que le chimpanzé sait très bien faire.

    Dans ces différents cas et dans des milliers d’autres du même type, l’animal sait ajuster à une fin (obtenir de la nourriture, faire fuir un prédateur etc.) un moyen. Il sait résoudre un problème d’ordre pragmatique en utilisant un outil. Si l’ingéniosité est la forme d’intelligence qui consiste à résoudre un problème pratique, en ajustant, dans une stratégie, des moyens à des fins,  il est hors de doute que nous ayons affaire chez l’animal à une forme d’intelligence.

    (Cas N°6) L’ingéniosité suppose une certaine créativité, une initiative de comportement adaptée à une fin à atteindre. On peut toujours penser que l’animal, ne l’utilise que dans un contexte de survie. Mais que dire, quand s’y ajoute une certaine dose de jeu ? Prenons le cas des castors dont il est question dans L’Émergence de la Conscience de D. Denton. Ils semblent à l’évidence programmés pour construire, retoucher en permanence des édifices de digues assez compliqués. Sous entendus génétiquement bien sûr. Or, ce qui est étonnant, c’est que ce sont par ailleurs, comme les dauphins, des animaux très joueurs qui, dans certains cas ne se comportent pas du tout comme des automates cartésiens. Non seulement ils savent s’adapter et inventer dans des situations inédites, mais ils semblent aussi carrément jouer à trouver de nouvelles solutions pour résoudre un même problème. Ils peuvent dégrader leurs digues pour trouver une solution neuve capable de les satisfaire ! Ce qui va dans le sens contraire de leur programmation naturelle. Quand l’eau commence à geler en surface, ils vont percer leurs propres barrages pour faire baisser le niveau. Le but est de faire baisser le niveau pour nager sous la glace. Selon l’éthologue Donald Griffin, le castor est capable d’un « comportement versatile », innovant et pas automatique. Il témoigne de l’aptitude à constituer un modèle interne de leur environnement. Dans ces conditions, il devient très difficile de ne pas parler d’un esprit élaborant une représentation. Les castors peuvent élaborer un projet collectif et ensuite en cherche sa réalisation par essai et erreurs. Ce qui témoigne d’une forme élémentaire d’intentionnalité.

     (Cas N°7) Dans les leçons précédentes, nous avons évoqué l’aptitude intuitive de l’intelligence humaine à la vision en profondeur, ou vision pénétrante. Pour Krishnamurti, c’est une caractéristique immanente à la lucidité. En anglais, le terme est insight. Or c’est exactement le mot employé par les éthologues pour désigner chez les chimpanzés la capacité de comprendre en un éclair. Au cours d’expériences menées à Tenerife dans les années 1920, Wolfgang Köelher, a repéré des «insight» chez les chimpanzés. Le chimpanzé Sultan voit la scène d’un seul coup : le fruit en hauteur, deux bâtons à terre. Ou bien des caisses. Une seconde après, il construit une baguette avec les deux bâtons pour attraper le fruit, ou il empile les caisses, pour se faire une échelle.  Tout cela sans avoir tâtonné. Donc sans essai et erreurs. C’est ce qui fait dire à Griffin que l’on a bien affaire un « insight ». Une compréhension soudaine de ce qu’il faut faire. Pour nous, êtres humains, par un anthropomorphisme spontané relatif à notre mode de fonctionnement mental habituel, il doit s’agir d’un raisonnement déductif très rapide. Problème : celui-ci suppose nécessairement que l’on ait affaire à un esprit habitué à un certain degré d’abstraction.

     ---------------2) La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure ces conduites étonnantes sont conscientes et de quelle manière. Il y a plusieurs façons de considérer le problème :

    - a) Dans la perspective du paradigme cartésien de l’animal-machine, (texte) il est hors de question de parler d’esprit. Il faudrait même éliminer la possibilité d’un « fantôme » dans les mécanismes et reconstruire entièrement le comportement de l’animal sous la forme d’un système de stimulus-réponse conditionnel, donc sans recourir à la possibilité d’une opération mentale.

    - b) Ou bien nous disons que les aptitudes remarquables d’une espèce sont liées à la structure de son système nerveux. On a montré que la complexité du système nerveux rend possible des aptitudes élevées. Si les performances de l’animal sont des opérations liées à son système nerveux et que par ailleurs celui-ci est directement lié à sa conscience, il faut bien que d’une manière ou d’une autre, l’animal  participe des opérations ingénieuses qu’il peut développer. Ce qui veut dire qu’il les pense

    - c) On se souvient de ce que Kant disait au sujet de la finalité dans la Nature et du soin qu’elle prend à l’égard de l’animal. Kant soulignait qu’une intelligence étrangère à la sienne prend soin de sa vie. Si l’intelligence de la Nature opère, l’animal est constamment guidé dans ses actes, parfois avec une précision admirable, mais il ne participe pas consciemment à ce qu’il fait.

    La difficulté, c’est que pour nous, êtres humains, si nous prenons modèle sur notre vigilance régie par l’intentionnalité, la mise en place d’une stratégie cohérente pour atteindre une fin est non seulement une opération mentale, mais s’y adjoint le plus souvent une opération verbale qui passe par la mise en place d’un savoir conceptuel lié au langage. Or nous avons affaire ici à une forme d’intelligence non-verbale ! La reconnaissance de la complexité de l’intelligence animale a conduit les éthologues à l’abandon pur et simple du paradigme de l’animal-machine. Plusieurs remarquent en effet qu’il est impossible à qui observe le comportement animal de douter qu’il ait affaire à un être conscient. Sous les coups de boutoirs des observations répétées, on a assisté à un démontage systématique de la notion du « propre de l’homme », parce qu’on s’est rendu compte que ce que l’on croyait spécifique à l’humain existait déjà chez l’animal. Les exemples 1) 2) 4, 5) sont suffisamment éloquents. L’homme n’est pas le seul à savoir se servir d’outils. Le paradoxe, c’est que c’est justement la définition la plus réductrice de la pensée comme computation effectuée, pensée calculatrice dans l’agencement de moyens en vue d’une fin, stratégie, qui semble pouvoir s’appliquer à l’animal. C’est ce que Hobbes appelle la raison !

    Nous savons que conscience et mémoire ne peuvent pas véritablement être dissociées. Or dès qu’il y a mémoire, il y a une possibilité d’une référence à l‘expérience passée et surtout une aptitude à apprendre par imitation. Le cassage des noix chez les chimpanzés en est une bonne illustration. Il faut des années aux jeunes pour le faire correctement. Si vraiment c’était inné, ils sauraient le faire directement, or ils l’apprennent. On voit que les petits imitent les adultes ; ils font des erreurs et ce sont les adultes qui viennent les corriger, en remettant par exemple la noix dans une position correcte. La capacité d’apprendre est partout dans la nature, même chez une pieuvre qui est capable d’ouvrir une boîte contenant un crabe, en observant comment procède un congénère dans l’aquarium voisin. Beaucoup d’animaux sont capables de « singer » le comportement d’une autre espèce et même celui de l’expérimentateur. Des dauphins ont été surpris en Afrique du Sud en train d’imiter les manières, la nage et les postures des phoques et des tortues de mer. Ils savent imiter le plongeur qui vient nettoyer l’aquarium et aller comme lui racler le fond avec un objet qu’ils prennent dans leur bouche. Ils jouent à imiter les sons des bulles d’air qui sortent des scaphandres. Cela n’a l’air de rien, mais une imitation qui culmine dans le jeu requiert un très haut niveau de conscience. Elle implique que l’animal n’est pas du tout collé à une conduite dominée par l’exigence de survie et qu’il accède à une méta-compréhension au-dessus de l’instinctif. « Faire semblant » implique que l’animal se dégage du comportement de pulsion d’attaque ou de défense. Le système fuite-inhibition-combat de Laborit. Faire semblant, de mordre, de montrer les dents, simuler une agression, « juste pour jouer », fuir, mais sans vraiment fuir, c’est ce dont se montrent capables le chien, le perroquet, le corbeau, le dauphin, le singe etc. Il faut que l’animal en quelque sorte photographie un schéma moteur, pour ensuite le mimer. La conclusion qu’en tire l’éthologue, c’est qu’il n’y a vraiment rien d’anthropomorphique, au vu de l’expérience, à postuler l’existence d’une expérience mentale chez beaucoup d’espèces animales. Pas plus en tout cas que de vouloir comparer leur système nerveux au nôtre. Donald Griffin a inventé le terme mentaphobie pour désigner la pratique purement idéologique consistant à censurer toute interprétation du comportement animal pour le priver de la possibilité d’avoir une conscience propre.

B. De la socialité animale

    Dans la pensée politique, on aime assez les clichés qui permettent d’opposer radicalement la société animale, forcément totalitaire, comme dans la termitière ou la ruche, avec la société humaine, fondée sur le langage et rendant possible l’expression de la liberté. Il n’est pas sûr que l’on gagne beaucoup dans ce genre d’opposition idéologique. L’observation montre que la sociabilité animale est bien plus complexe que ne le donnent à penser nos caricatures.

     1) Selon une théorie très largement admise par les éthologues, la socialité animale commence avec le stade grégaire, celui des blattes par exemple. C’est une première forme d’interaction qui se limite à une attraction réciproque et le regroupement dans un abri commun. Le stade suivant, dit subsocial voit l’apparition de comportements parentaux. Il existe beaucoup d’espèces qui se reproduisent sans prendre soin de leur progéniture, d’autres qui élèvent des descendants pendant une durée plus ou moins prolongée. Chez les mammifères, la femelle élève ses petits jusqu’au sevrage. Chez les oiseaux, l’incubation des œufs est obligatoire. Les insectes sociaux comme les abeilles et les fourmis soignent et nourrissent leur couvain. Le comportement parental semble un pré requis de l’évolution sociale. Le stade dit colonial désigne des comportements d’élevage dans un site commun à plusieurs femelles ou le site joue le rôle fondamental de nid protecteur. C’est le cas des insectes qui creusent des galeries dans le bois où les femelles pondent des œufs, comme de nombreux coléoptères. Les larves se nourrissent du bois, chaque femelle travaille pour son compte et ignore ses voisines. Le stade communal  correspond à une structure dans laquelle les femelles coopèrent dans le soin à donner aux petits, mais sans qu’il y ait pour autant spécialisation dans les tâches accomplies. D’où par exemple le comportement de toilettage chez les singes verts. A ce stade le toilettage social est un biais par lequel se noue des liens sociaux. Enfin, les éthologues appellent eusocialité le stade le plus élaboré, quand trois critères sont rencontrés : coopération pour les soins aux jeunes, assistance donnée par les jeunes à leurs parents pendant une partie de leur vie et division du travail. Dans le Dakota du sud, les chiens de prairie nous montrent ce type de société. Chaque nid est composé de 8 à 12 individus qui pratiquent une forme de vie sociale complexe pour élever collectivement de leur progéniture. Chez une espèce ayant une eusocialité avancée, la spécialisation fera que des individus seront par exemple dédiés à la reproduction, tandis que d’autres accompliront les tâches nécessaires au bon développement de la société. Dans cette catégorie des animaux hautement eusociaux, on trouve les insectes sociaux : abeilles, guêpes, bourdons, termites, mais aussi les crevettes vivants dans les éponges des récifs de corail, ou encore les rats-taupes du Kalahari. Cette division en cinq stades de la socialité et l’ensemble des observations qui vont avec, ont déjà pour conséquence de montrer qu’il est abusif de ramener la socialité animale au seul stade grégaire. 

     Mais ce n’est pas tout, l’éthologie a accompli une véritable révolution intellectuelle en montrant que beaucoup de conduites que l’on croyait jusque là réservées à l’homme en société existaient déjà chez l’animal. Quelques exemples :  

     - Les corbeaux et les geais savent tromper leurs congénères. (Cas N°8) A la station de recherche Konrad Lorenz de Grünau, en Autriche, Thomas Bugnyar a monté une expérience dans laquelle il disposait de la nourriture dans des boîtes de couleur pour des grands corbeaux. Un jeune trouve la nourriture et se révèle assez habile pour repérer les bonnes boîtes. Le mâle dominant du groupe l’observe de loin, le laisse chercher et attend qu’il trouve la nourriture, puis il vient lui voler. Le jeune qui a fait cette expérience va alors changer de stratégie.  A un moment, il se dirige vers des boîtes vides et fait semblant d’avoir déniché de la nourriture, ce qui a bien sûr pour effet d’appâter le vieux corbeau. Pendant que le dominant est occupé à chercher pour rien… il se précipite vers les boîtes contenant de la nourriture ! Et le tour est joué.  

    - (Cas N°9) Le geai est connu pour sa capacité à cacher de la nourriture. Seulement, vivant en groupes, il lui est assez difficile de dissimuler quoi que ce soit. Le pillage des cachettes est donc fréquent. Et c’est à partir de là qu’apparaissent les ruses. Si un oiseau sent qu’il a été vu par un de ses congénères, il revient plus tard et cache son butin dans un endroit où il y a peu de chances qu’on le trouve. Et attention, cette stratégie de protection n’intervient que si l’animal a déjà eu l’expérience du larcin. Le plus intéressant, c’est que cela veut dire, soit qu’il a été volé, mais surtout qu’il a lui-même volé ses congénères. L’expérience montre que le voleur se conduit exactement comme s’il pensait : « puisque j’ai volé les autres, je dois me méfier, ils peuvent en faire de même à mes dépends ». De manière similaire, un corbeau qui se sait avoir été observé est même capable de construire une fausse cachette pour tromper ses congénères !

    - Au bout de trois ou quatre jours d’observations d’un clan de chimpanzé, l’observateur humain commence par se rendre compte qu’il a affaire non seulement à une société architecturée, mais aussi à des individus très différents les uns des autres : il y a ceux qui sont malins, d’autres qui le sont moins, il y a le fourbe, le timide, le démonstratif, le vantard, etc. Quiconque a une fois gardé des chèvres fera la même remarque. La stupéfaction passée, il devient alors tout naturel de parler de « caractère » au sens du profil psychologique individuel… chez l’animal. Non pas par « projection anthropomorphique », mais parce que l’on ne peut que s’incliner devant ce constat : l’animal peut être extrêmement typé d’un point de vue psychologique et très différent d’un autre animal de la même espèce.

    - Les bonobos, les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans très visiblement savent se mettre à la place d’autrui. Ils peuvent se cacher les uns les autres une information et même mentir. (Cas N°10) Un chimpanzé souffre-douleur du groupe peut faire semblant d’être malade quand il passe à proximité de dominants. Il sait comment son comportement sera perçu et interprété. (Cas N°11) Une femelle infidèle va se cacher et s’arranger pour ne pas être entendue du mâle dominant pendant un acte sexuel avec un autre mâle.

    - Il peut y avoir de grands écarts entres les « mœurs », pourrait-on dire, entre différentes espèces de singes et aussi des différences marquées d’un clan à l’autre. Les bonobos, quand un confit éclate, au lieu d’en venir aux mains et s’engager dans la violence, en viennent… au sexe ! Pour résoudre le conflit. Ce qui fait d’eux une des espèces les plus paisibles qui soit. A la différence, les chimpanzés ont des mœurs plus violentes et ils font irrésistiblement penser aux hommes. (Cas N° 12) On a ainsi pu dévoiler les dessous d’une sorte de « putsch politique » dans une colonie de chimpanzé, orchestré par le mâle numéro 3 contre le mâle dominant numéro 2. L’idée que l’animal fait « alliance » avec d’autres contre l’un d’entre eux est peut être étrange, mais c’est pourtant ce que l’on observe.  Les chimpanzés de Côte-d’Ivoire n’ont pas les mêmes pratiques que celles des chimpanzés d’Ouganda.  Ceux de Kibale, en Ouganda, ne consomment par les fourmis à la différence de ceux de Tanzanie. (texte)

    - Les chimpanzés sont capables d’un certain sens de l’humour : (Cas N°13) mettre discrètement de l’eau dans la bouche. Rester complètement impassible un bon moment et… asperger l’inconnu qui s’approche dès qu’il est à bonne distance ! (Cas N°14) Frans de Waal raconte avoir été témoin au zoo de San Diego de véritables farces chez les bonobos. Leur enclot comportait un fossé profond de deux mètres muni d’une chaîne pour descendre et monter. Quand le mâle dominant Vernon, descendait dans la fosse, un des adolescents, Kalind, se précipitait sur la chaîne pour la remonter à toute vitesse. Il restait alors en haut la bouche grande ouverte (signe du rire chez les grands singes) en tapant du plat de la main sur le bord du fossé ! Petite égratignure à un préjugé : le rire comme « propre de l’homme ».

    - Les éthologues ont été jusqu’à montrer que certains comportements très originaux passent par une transmission et mettent incontestablement l’animal sur le chemin d’une sorte de « culture ». Suite à un apprentissage qui s’est transmis, ou a vu des macaques japonais laver leurs pommes de terre avant de les manger. Certains chimpanzés apprennent aux leurs à panser des blessures à l'aide de plantes. (Cas N°15) A Combe en Tanzanie, ils ingurgitent des feuilles d’Apilia, pourtant d’aspect et de goût désagréables, cette plante a des effets thérapeutiques importants sur les parasites digestifs. A Kibale, ils mangent une terre rouge que les médecins traditionnels utilisent eux-mêmes pour soigner la diarrhée. Ce n’est pas un comportement « spontané », il faut même la présence d’un congénère pour faciliter la prise. Le primatologue Wiliam McGrew  a montré que les structures de comportements techniques ne sont pas universelles chez le chimpanzé. D. Lestel dans Les Origines animales de la Culture  dit que : « même si l’on se restreint a seul usage des outils, chaque population de chimpanzés adopte une combinaison particulière pour les utiliser. Cette constatation est troublante : a-t-on affaire à des comportements culturels comme le soutiennent de nombreux primatologues ? ». L’usage du marteau et du percuteur chez le chimpanzé n’est repérable que sur 5 populations sur 40 recensées et étudiées. La pèche aux termites n’a été observée qu’à Combe en Tanzanie et au Mont Assirik au Sénégal. Il y a 5000 km de distance entre les deux sites. Pour être considéré comme « culturel », un comportement doit être explicable ni par des déterminismes génétiques, ni par des déterminations environnementales. (texte)  Il traduit une initiative de comportement qui montre une innovation et il suppose des mécanismes de transmission. C’est seulement dans ces conditions que l’on peut obtenir la fidélité de transmission caractéristique d’une culture. Or le cassage des noix remplit déjà ces conditions. Les exemples sont nombreux.

    ---------------Nous avons même vu  un phénomène de ce type avec la mésange bleue perçant les bouteilles de lait en exposant la théorie de la causalité formative de Rupert Sheldrake. L’exemple est repris dans le livre de Lestel. La question délicate ici est de savoir si ce qui, du point de vue de Sheldrake est une mémoire de l’espèce peut raisonnablement être caractérisée en termes de « culture ». Les faits sont troublants, c’est entendu, mais parler de « culture » est certainement excessif, eut égard à la complexité de la construction mentale de la notion. Du moins ne peut-on mettre en cause l’existence d’une mémoire collective, ce qui nous oblige de toute façon à renoncer au « tout-génétique » des mécanistes. Ce qui parait évident, c’est que le fossé que l’on a creusé entre la sociabilité humaine et la socialité animale est une illusion.

2) Ce qui vient encore le confirmer nettement, ce sont les marques d’empathie que l’on rencontre chez l’animal. Là encore les observations des éthologues démolissent quelques idées reçues dans la science normale érigée à partir d’une biologie mécaniste. Pour qu’il y ait empathie, il est nécessaire que le vivant s’éprouve d’abord lui-même en tant que sentiment et puisse prendre sur lui-même le sentiment d’un autre, au point de le partager et d’agir en conséquence. La Vie est, nous l’avons vu, cette épreuve de soi affective par laquelle tout ce qui vit s’éprouve comme sentiment, (texte) et c’est d’ailleurs pourquoi spontanément nous reconnaissons une vie là-même où se rencontre une sensibilité à soi. Nous n’avons pas besoin des éthologues pour le savoir. Il suffit de vivre avec un animal pour l’observer. Cependant, l’étrangeté est que ce qui parait évident dans l’expérience courante a pourtant été chassé des descriptions scientifiques. Inutile de s’en étonner. Si par définition la science est vouée à une approche objective de son objet, elle a par principe du mal à reconnaître la subjectivité. Elle porte sur de l’observable et elle néglige le participable, comme le dit Ruyer (texte).

On a beau être bardé de concepts et de théories, les faits sont là pour nous montrer qu’il est impossible de comprendre la vie animale indépendamment de l’affectivité. Et de l’affectivité sociale bien sûr. On s’est par exemple aperçu (Cas N°16) que chez les macaques rhésus « l’usage » est de se montrer indulgent envers une femelle qui présente un retard mental et ne suit pas les règles du groupe.

- (Cas N°17) Christophe Boesch de l’institut Max-Plank de Leipzig a assisté a la scène suivante en Afrique : un chimpanzé avait été tué par une panthère. Les grands mâles dominants se sont installés autour de lui et se sont mis à l’épouiller- ce qui ne se produit jamais en tant normal s’agissant d’un individu de rang inférieur -. Ils n’ont pas léché les plaies, ce qui pourtant se pratique d’ordinaire pour aseptiser les blessures, ni même touché au sang répandu alentour, alors qu’ils sont carnivores. Les femelles apparentées au mort se sont approchées, puis le reste du clan. Ils ont fait un cercle autour du corps pendant un temps très long, avant de finalement s’éloigner… certains se retournant pour un dernier regard. Ils ont nettement compris que l’individu en question était dans un état irrémédiable. Difficile de nier ce qui a tout l’air d’un sentiment de respect presque sacré devant la mort.

- De même, les éléphants se montrent nettement abattus ou agités suite au décès d'un des leurs.

    - Une histoire remarquable : (Cas N°18) à Chicago, un enfant qui gesticulait a échappé aux bras de sa mère. Il est tombé trois mètres plus bas, dans la fosse aux gorilles d’un zoo. Panique chez les spectateurs de la scène. Or avant même que l’alerte ne soit donnée, une femelle gorille nommé Binti avait doucement prix le petit garçon dans ses bras pour aller le porter au personnel animalier. L’enfant se remit de sa chute et l’histoire fit le tour du monde.

    - Kenneth Rinaldo et France Cadet, La vie artificielle et les vies des non-humains. Racontent : (Cas N°19) « En captivité sur une île isolée par un fossé et une clôture électrique. Une femelle chimpanzé fraîchement arrivée décide de tenter une évasion en franchissant la clôture. Elle tombe dans l'eau du fossé en criant. Incapable de nager, elle se débat de toutes ses forces et attire ainsi l'attention d'un des gardiens et d'une autre femelle chimpanzé en captivité. Au péril de sa vie, cette dernière s'élance à son tour par-dessus la clôture, atterrissant de justesse sur le bord du fossé à partir duquel elle s'étire pour attraper, de ses longs bras, sa consoeur en train de se noyer.

   Huit années plus tard et toujours en captivité, Washoe, la femelle chimpanzé qui a effectué ce sauvetage, se met à développer un vif intérêt pour la grossesse d'une gardienne. Puisqu'elle connaît le langage par signes AST (American Sign Language), elle s'informe souvent du bébé de la gardienne en se servant de signes. Lorsque la gardienne, ayant fait une fausse couche, doit s'absenter pendant quelques jours, Washoe lui signifie son mécontentement à son retour en prenant une distance physique. Sachant que Washoe a elle-même perdu deux bébés, Kat, la gardienne, décide de lui dire ce qui est arrivé. MON BÉBÉ EST MORT, lui dit Kat par signes. Washoe baisse les yeux. Puis elle regarde directement dans ceux de Kat et dit par signes <<CRY>>, en lui touchant la joue, juste sous l'oeil. Kat raconta par la suite que ce seul mot, CRY, lui en avait dit plus long sur Washoe que toutes les phrases grammaticalement parfaites et plus longues que celle-ci avait réussi à construire » !!

    L'empathie est la plus récente d'une longue série de qualités ayant servi jusqu'à aujourd'hui à délimiter les frontières séparant les humains et des non-humains. Après l’empathie, il ne reste plus que le langage pour ériger un dernier rempart qualitatif pour protéger la vision du monde anthropocentrique. Mais c’est bien le seul qui reste. On arriverait donc à cette idée d’Aristote : au fond la société est naturelle et celle des hommes ne se distingue que parce qu’elle ajoute des superstructures fondées sur le langage !

C. Auto-référence, conscience animale et non-verbal

Selon Antonio R. Damasio dans Le Sentiment même de soi, a) les animaux qui possèdent un cortex développé associé au tronc cérébral, ont un sentiment de soi, ou « Soi central ». b) Celui-ci leur permet de disposer en plus de ce qu’il appelle une « conscience autobiographique », composée de leur expérience passée, donc une forme d’agrégat mémoriel, mais sans langage. Cette conscience autobiographique serait en place chez l’enfant humain dès 18 mois, mais elle serait également présente chez beaucoup d’animaux supérieurs. c) Il y aurait ensuite, toujours selon Damasio, une « conscience étendue », développée plus tard, constitutive de l’esprit humain. C’est ce type de conscience qui est à même de développer un raisonnement, de se représenter à l’aide de la mémoire une forme de permanence biologique, de s’observer de manière introspective. L’ego se représente lui-même par le biais du langage et sait qu’il pense. C’est aussi à ce niveau que le temps psychologique fait son apparition, ce qui implique dans l’expérience individuelle un sens du futur et des projets, un sens du passé et des regrets. Or, au vu des observations précédentes, nous pourrions donc dire que l’animal se passe très bien du mental conceptuel et de l’ego, sans que cela ne porte atteinte à l’aptitude de la vie en lui à s’éprouver soi-même et à déployer une intelligence auto-référente.

 1) La conscience n’a pas commencé pas avec l’ego humain, l’ego humain n’a pas le monopole  de la  subjectivité et moins encore celui de l’auto-référence. A l’étage de l’animal, la vie s’éprouve elle-même, parce qu’elle est un soi s’éprouvant lui-même. D’autre part, le fossé qui permet de passer de là à une représentation spéculaire de soi n’est pas si grand qu’on a pu parfois le penser. Il est exact que face à un miroir, la plupart des singes (macaques ou babouins)  et les oiseaux par exemple, font comme s’ils avaient en face d’eux un ennemi. En revanche, les anthropoïdes (chimpanzé, orang-outang) font des grimaces et sont capables d’utiliser le miroir pour examiner leur corps. Si, sous anesthésie, on met une touche de peinture inodore en non irritante au-dessus des sourcils d’un animal déjà habitué au miroir, à son réveil, surpris, il commence à explorer intensément la tache sur son front. Ce qui tend à montrer qu’il s’agit bien d’une auto-connaissance, et non de la connaissance d’un autre. Chez l’enfant humain, ce stade, dit de l’image spéculaire, le stade du miroir (texte) chez Lacan, n’est évident qu’après eux ans. On est donc tenté de voir dans cette attitude du singe un pas vers la conscience réflexive, puisque l’individu devient l’objet de sa propre attention sur une partie de son corps qu’il ne peut normalement pas voir. Ce que nous négligeons en fait, c’est la donation de l’intelligence perceptive. Le sens de l’observation est très développé chez les animaux supérieurs et une très grande part de ce que nous croyons être le fruit d’un raisonnement fondé sur des concepts peut être vu de manière immédiate. Nous avons, dans une précédente leçon, montré que la linguistique elle-même négligeait très largement la richesse extraordinaire du non-verbal lié à l’affectivité et à l’intelligence perceptive et c’est précisément pourquoi un phénomène tel que l’aphasie est resté longtemps incompréhensible. Ce que l’éthologie nous apprend sur la conscience animale nous montre que le stade pré-verbal n’est pas si stupide comme nous avons pu le croire. Pas plus chez un être humain qui ne peut faire usage du langage que chez un animal qui en est dépourvu. Pensons par exemple aux animaux qui ont développé les sens qui chez l’homme sont relativement peu développés. Déjà la précision de la vue des félins et des rapaces, portée par un sens global surpasse de loin nos aptitudes. Il y a d’autres exemples. Le chien tire du sens olfactif une quantité d’informations phénoménale dont nous n’avons pas la moindre idée. Le dauphin possède un véritable sonar qui le dote d’une perception 3D en profondeur dans les objets, à côté, il faut bien avouer que notre perception visuelle reste très plate : borné à l’apparence. Imaginons un instant ce que peut représenter la sensation en volume, la sensation d’un organe malade chez un congénère, ou de son estomac contenant un morceau de métal etc. La différentiation entre externe et interne disparaît. Le dauphin n’érige pas de barrière dans la perception et il est équipé pour une conscience globale. Dans ces conditions, parce que sa conscience est très alerte, il vit littéralement dans un champ d’intelligence dont la plupart des humains sont très éloignés. L’humain est beaucoup plus dans la pensée que dans la perception. L’homme qui, marchant tête basse, est en train de gamberger avec toutes sortes de pensées étranges, ne voit pas l’eau calme de l’étang, il ne connaît pas la célébration joyeuse de la vie du chien qui sautille à ses côtés. Enfermé dans ses ratiocinations, mâchouillant de mornes pensées, il manque l’expansion de l’intelligence dans la perception, le sens aigu de l’observation, mais aussi l’émotion la plus vive de la sensibilité. Potentiellement bien sûr la pensée est un instrument magnifique, mais présentement, dans cette situation d’expérience, le paradoxe, c’est que c’est justement cette pensée qui  rend l’homme… un peu bête ! (texte) Parce qu’il est coupé de l’immensité et de la profondeur que livrent en abondance la perception. Du changement et du rythme de ce qui est.

    Les chercheurs qui ont travaillé sur la communication inter-espèces l’ont très bien compris. Il est indispensable de lire à ce sujet l’essai de Patrice Van Eersel Le Cinquième Rève. Stupéfiant. Je passe les observations sur les dauphins pour laisser le lecteur les découvrir. Arrêtons-nous sur les expériences de communication inter-espèces de Jim Nollman avec… le dindon. Aux environs de San Christobal de Las Casas, au Mexique, à la frontière du Guatemala tente par jeu une expérience. Musicien, Nollman a l’idée d’essayer la flûte indienne, quand il se rend compte qu’une note très aiguë fait glousser un dindon de la ferme. Il recommence et le dindon réagit à chaque fois. Finalement la paysanne intervient pour le sermonner ; s’il continue de cette manière, le volatile risque de devenir fou et… de maigrir !!  La mexicaine lui explique qu’il peut jouer de la musique au dindon mais pas n’importe comment : « il faut que tu sentes l’énergie du dindon, alors, comme une vague, chevauche-là ! ». Nollman est impressionné. Il obéit et comprend qu’il s’agit non pas de jouer du dindon, mais de jouer avec lui. Et il y a bien quelque chose qui s’établit. C’est sa première expérience. De retour en Californie, il récidive le jour de Thanksgiving avec tout un élevage de dindons. Gros succès local. Puis, dans le Nevada, avec des loups. En concert en pleine nature avec flûte traversière et violoncelle. Et là c’est… l’émerveillement, un contact intérieur par le biais de la musique. Cette idée d’une énergie à chevaucher est une intuition profonde. Les loups répondent et montrent des signes d’amitié. Il y aura ensuite les baleines et les orques. Voir le document entier dont nous tirons cet extrait :

    « A la différence des loups, aux chants cristallisés dans des formes immuables depuis la nuits des temps, les orques improvisent. en harmonie avec la guitare! Jim lance un accord, les orques s'alignent. Mieux: ils participent carrément à des constructions musicales. Par exemple Jim fait miauler sa guitare en saccades de 2-3-2-3-2-3, une orque lui répond 1-2-1-2-1-2. Puis Jim l'imite et, d'un coup, c'est l'orque qui se met au 2-3-2-3-2-3. Ou alors ils montent un triangle, Jim jouant trois coups, l'orque deux, Jim un, l'orque rien du tout. Souvent, c'est l'orque qui part la première, dans une modulation complexe. Immédiatement, Jim essaye de l'imiter, il sort de sa guitare un son maladroit, imitant de loin celui du cétacé. Celui-ci à son tour, imite Jim, c'est-à-dire qu'il reproduit exactement l'imitation bancale que le musicien vient de faire de lui… ». (document).

    Comment Nollman vit-il cette expérience ? C’est un choc, une étrange euphorie, « une exaltation à l’intensité durable. Presque une transe». Commentaire de Nollman : « Le moment le plus fort, celui qui te fait véritablement basculer dans une autre dimension, mettant ta raison en déroute, est celui où, tout d’un coup, à ton immense surprise, tu entends surgir en face de toi un partenaire musical. Un vrai. Libre ! Qui te suis et qui te renvoie la balle. … Il faut avoir joué du jazz pour comprendre ce que ça signifie. Que ça puisse venir d’un animal t’oblige alors à te remettre en question ». Quelle est la différence entre la parole et la musique ? Celle qui existe entre le plan verbal et le non-verbal. Quel est leur point commun ? D’établir une communication entre deux êtres. Naturellement, la communication non-verbale passe d’abord par la perception. Si on veut communiquer avec l’animal, il faut le rejoindre là où il est le plus doué. Sur le plan perceptif. Ce qui se produit alors est exceptionnel, car l’homme rencontre réellement une conscience. Comme cette conscience n’est pas structurée sur la séparation, elle permet de ressentir en écho le sentiment de l’unité de la Nature dans lequel vit en permanence l’animal. Un sentiment qu’un être humain a perdu, mais dans lequel baigne la conscience animale, au stade pre-thought, préverbal, below thought en dessous de la pensée conceptuelle. Que se passe-t-il quand nous dépassons la conscience de la séparation pour faire l’expérience de l’unité ? Quel est le sentiment qui naît dans la sympathie et qui naturellement surmonte la dualité dans l’unité ? L’amour. Dix ans plus tard, Nollman avouait qu’il avait toujours des difficultés à trouver des mots pour décrire ce qui se passe dans ces moments exceptionnels. De contact avec des intra-terrestres comme dit Patrice Van Eersel. Le moment de la communication avec l’animal, c’est « comme… comme si un rayon de… d’amour… te frappait en pleine poitrine… Que veux-tu que je te dise ? Un accès d’amour fou pour la création entière ! Ça semble idiot, mais il n’y a pas tellement d’autres mots». Bergson pensait que fondamentalement la sympathie s’étend à tout ce qui vit. En toute créature douée de conscience, la Vie est là tout entière, s’éprouvant elle-même. Si nous ne la ressentons pas, c’est seulement une sorte d’infirmité sensible liée à notre sens de la séparation. Une mutilation sensible provoquée par le sens de la séparation. Mais le voile peut être déchiré. La communication avec l’animal a ce pouvoir que nous qualifierions sans hésitation de « mystique » s’il était rencontré dans un autre contexte. Le paradoxe, c’est que dans ces moment l’homme dépasse le mental habituel, (« la raison mise en déroute ») il est propulsé beyond thought, au-dessus de la pensée, dans l’unité, là même où réside en permanence l’animal, mais à un stade qui est plutôt  pre-thought, préverbal ou non-mental. On sait qu’un être humain qui traverse une névrose profonde a une personnalité très dissociée et qu’il a tendance à vivre dans le camp retranché de ses problèmes. Nous pouvons donc comprendre pourquoi le contact avec l’animal peut avoir un effet de restauration de l’unité. Il existe des approches thérapeutiques de communication auprès des chevaux et des dauphins. L’idée est juste. La connexion intérieure avec l’animal fait qu’auprès de lui, l’homme peut se sentir d’avantage lui-même, l’animal ne juge pas, il accepte l’homme tel qu’il est. L’effet du contact avec le non-mental chez l’animal apaise la pensée. Mais surtout, auprès de l’animal l’homme peut regagner un sentiment de connexion avec la Vie, le sentiment de l’unité.

2) A la différence de l’homme, l’animal demeure connecté avec ce qui est, il n’a jamais perdu la connexion avec la Vie. Si, comme les physiciens l’ont découvert, l’univers tout entier contribue à l’apparition de chaque événement, cela implique que le cosmos lui-même est inter-connecté, ou bien, dit autrement, que la Nature forme une unité qui repose sur une interconnexion essentielle. L’univers est une sorte de Web cosmique. De là suit qu’il devrait être naturel pour l’animal d’avoir accès à une information de nature non-verbale excédant sa dotation génétique ou le bagage de son expérience strictement individuelle. La démonstration empirique a été faite par Rupert Sheldrake. Le détail est développé dans son livre : Les Pouvoirs inexpliqués des Animaux.. Elle porte essentiellement sur les animaux familiers.

Partons d’un exemple. (Cas N°22), le chien de Louise Gravit. Cette dame n’a aucun horaire régulier. Par le biais de son mari demeuré à la maison, elle a découvert que son chien adoptait un comportement très caractéristique :

« Au moment même où je me dirige vers ma voiture dans l’intention de rentrer à la maison, notre chien, BJ se réveille, se dirige vers la porte, se couche et pointe sa truffe. Puis il attend. A mon approche, il est sur le qui-vive, arpente le sol et manifeste une excitation croissante. Quand j’ouvre la porte, il est toujours là pour fourrer son museau dans l’embrasure en signe de bienvenue. Son comportement ne semble pas limité par la distance. Il ne réagit pas quand je me déplace dans un lieu à un autre, mais seulement quand je forme le projet de rentrer chez moi et accomplis l’action de me diriger vers ma voiture dans cette intention ».

Cette expérience, loin d’être rare, est très fréquente, elle a été mentionnée dans 97 rapports sur les 585 dont disposait Sheldrake au moment où il a conduit ses recherches. Des études ont été menées pour vérifier l’heure exacte du changement d’attitude de l’animal, comme dans l’exemple de Jessie, un terrier, dont la maîtresse partait en voyage à l’étranger. Elle était gardée par un jardinier. Elle semblait toujours au courant des intentions de retour de sa maîtresse. Sheldrake mentionne 20 témoignages de posture d’attente du chien dans lesquels la famille n’était même pas prévenue du retour. Le fait a été très largement confirmé après enquête auprès des employés des chenils qui ont l’occasion d’observer le comportement des chiens qu’ils gardent avant le retour des maîtres. Le commentaire le plus fréquent est que le chien devient plus vif le jour où il doit regagner son foyer et cela sans que l’employé soit au courant.

Sheldrake commente : « La capacité des chiens à pressentir le retour de leur maître semble donc reposer sur un lien émotionnel – généralement positif, mais parfois négatif ; le comportement de l’animal peut de même varier en fonction des intentions de l’arrivant : la réaction dépend généralement des rapports affectueux entretenus avec les compagnons humains du chien». James Serpell, spécialiste dans ce domaine, explique que c’est comme si l’animal était littéralement attaché par une corde invisible à son maître.

Il est possible de tester cette hypothèse de la corde invisible de conscience. Le cas type le plus intéressant étant celui où le maître change d’avis. Il permettrait de faire la différence entre une forme de précognition et un lien de télépathie. Un exemple type, celui de Michael Joyce gardant le chien de sa belle-sœur pendant qu’elle faisait ses courses. L’animal se dirigeait vers la fenêtre, puis revenait vers le tapis en synchronie avec le déplacement de sa maîtresse à des kilomètres de là. En notant les heures exactes cela donne ceci : « Vous aviez prévu de quitter Colchester à environ 16 h 45, puis vous avec changé d’avis et finalement décidé de rentrer à 17h 15 » ! (d’après l’attitude du chien). L’enchaînement était effectivement exact.

Sheldrake et ses collaborateurs ont donc réalisé quatre sondages dans des environnements géographiques et culturels différents (voyez les détails dans le livre). Les résultats montrent une cohérence remarquable. Au bas mot, en moyenne, 51% des chiens  observés manifestaient un comportement anticipatif. 61% à Los Angeles. La race et le groupe de l’animal ne sont pas significatifs.

L’expérience suivante a été d’élaborer un test pour compliquer la tache d’un animal test, en prenant pour le maître des horaires aléatoires et connus de personne (Cas N°23). Jaytee, un chien, a été filmé en vidéo en novembre 1994, pendant qu’une seconde caméra filmait sa maîtresse. L’ensemble a été enregistré par ORF la télévision d’État autrichienne. Ses comportements anticipatifs commençaient à plus de 7 km de la maison et jusqu’à 10 fois cette distance. Impossible pour le chien d’entendre la voiture. Sheldrake a même tenté de demander à la maîtresse de changer de moyen de transport, pour le train… ou même le vélo. Les résultats ne sont pas à 100%. L’animal de temps en temps est distrait. Mais c’est rare. Le plus souvent, c’est de manière exacte que Jaytee se lève, prend la direction de la fenêtre et s’y installe en posture d’attente. Et il va y demeurer toute la durée du trajet. L’expérience a été renouvelée. Les conclusions sont sans appel. « Les chiens semblent en effet réellement savoir quand leur compagnons humains rentrent à la maison, même lorsque ce retour s’effectue à des heures choisies au hasard et dans des véhicules non habituels».

Comme on pourrait s’y attendre, le même genre d’observations et d’expériences sur le chat valide l’hypothèse. Par nature le chat est plus indépendant. Il semble aussi privilégier un nombre réduit de personnes, mais l’anticipation de l’arrivée fonctionne aussi et n’est pas exceptionnelle.  Témoin les remarques pendant les enquêtes : « Elle est quasiment toujours postée à la fenêtre quand j’arrive ». « Il a l’air de surgir de nulle part ». « Quelque soit l’heure à laquelle nous rentrons, il semble toujours nous attendre ». « Elle est presque toujours là et je me demande comment elle fait pour savoir ».

Un témoignage parmi d’autres : « Pour Noël, mon compagnon m’a offert un chaton prénommé Sami. Presque tous les soirs, ce garçon passant chez moi après son travail. Je savais toujours quand il allait arriver car Sami s’asseyait près de la porte dix minutes avant son arrivée. Je n’avais aucun moyen de transmettre un quelconque signal à l’animal puisque j’ignorais toujours l’heure… Je doute que Sami pût entendre sa voiture, car j’habite un gratte-ciel au centre d’une ville très bruyante ». Pour les détails des expériences, voir le livre. Ceci n’est qu’une petite partie des enquêtes.

Nous avons vu dans une précédente leçon  pour quelles raisons Sheldrake soutient que la mémoire de forme est présente partout dans l’univers. Nous avons vu que l’unité du monde physique implique la corrélation des événements qui y figurent. Si la corrélation est la règle, la synchronicité n’a en soi rien d’exceptionnel. C’est  la conséquence directe de l’unité du réel. Il nous est aussi apparu à plusieurs reprises qu’il n’était pas possible d’opposer champ physique et champ de conscience. La physique quantique a été jusqu’à reconnaître dans la Vacuité du champ unifié le domaine potentiel d’émergence des particules qui composent l’univers, jusqu’à parler d’un champ d’intelligence.

Dans ces conditions, voir dans la conscience et l’intelligence des sortes de « sécrétions » du cerveau du dernier des primates, l’homme, devient passablement une idiotie. La conscience et l’intelligence ne sont pas des produits du cerveau, mais des attributs du champ unifié fondamental, matrice des formes de la Nature. L’intelligence est immanente à la Nature. Aurobindo soutenait que la conscience est involuée dans la matière et qu’elle a évolué dans le vivant. Bergson disait qu’à la rigueur tout ce qui est vivant est potentiellement conscient. Si toute existence est portée par l’intelligence de ce qui est, toutes choses possèdent une connexion intelligente dans l’être. Il n’y a donc rien de mystérieux à ce que l’animal, intimement connecté à l’Etre puisse surprendre par des aptitudes de synchronicité. Cela ne parait étrange qu’à partir d’un point de vue très limité.  Pour reprendre l’image de Jim Nolman, l’animal chevauche naturellement sur les vagues d’énergie, d’information et d’intelligence de la Nature.

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    L’animal-machine est aujourd’hui un paradigme dépassé ; toutefois, il ne faudrait pas en déduire trop vite que l’éthologie établit sans contestation aucune que l’animal est sensible et conscient. Il ne faut pas oublier l’obstacle méthodologique. Le statut de la subjectivité ne peut être acquis dans une démarche objective. La subjectivité est plus dans la conscience du scientifique, que dans la démarche qu’il privilégie, démarche qui le ramène invariablement vers l’objectivité.

    Mais ce n’est pas tout. Kuhn nous a appris que la science fonctionne de manière collective et que les luttes idéologiques y sont féroces. Il faut tout de même se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, la maintenant très célèbre Jane Goodall s’était vue dans les années 70 refuser des publications scientifiques… parce qu’elle avait donné des noms et pas des numéro aux singes qu’elle étudiait ! A l’époque, donner des noms aux singes, c’était déjà être suspecté de faire de l’anthropomorphisme ! !

    L’éthologie a fait d’énorme progrès, elle a accompli une révolution en nous apportant une bien meilleure connaissance de l’animal. Mais le plus curieux, c’est que c’est le « propre de l’homme » qui en a été la victime. Il y a une continuité de conscience au sein de la Nature. L’idée d’opposer l’homme à l’animal en le mettant à part et sur un piédestal n’était qu’une illusion. L’implication de nos connaissance actuelle est de nous faire sentir l’unité de la vie et à travers elle le respect que nous lui devons. Frère animal. A la lumière de ce que nous savons aujourd’hui, il est impossible de justifier le traitement de l’animal comme un objet. Les antispécistes ont raison, il y a bien une analogie (R) entre le racisme qui justifie de traiter un autre être humain comme inférieur et le spécisme qui instrumentalise l’animal et le traite comme une chose.

 

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Vos commentaires

Questions :

1.       Descartes disait que si l’animal pensait, cela fait longtemps que nous aurions pu nouer conversation avec lui. L’argument demeure-t-il sans valeur ?

2.       L’éthique a-t-elle besoin, pour fonder le respect, que nous ayons affaire à un être doué de raison ?

3.       Peut-on admettre une intelligence au sein de la Nature sans pour autant l’interpréter de manière religieuse?

4.       L’aptitude de l’animal familier à deviner nos intentions suppose-t-elle nécessairement une réflexion de leur part ?

5.       Quelles justifications peuvent fournir les anthropologues pour maintenir que la culture humaine est radicalement différente de ce que l’on peut observer chez l’animal?

6.       Qu’est ce que l’animal peut nous apprendre sur la sociabilité ?

7.       Quelle contribution l’éthologie contemporaine apporte-t-elle à la question du droit de l’animal?

 

       © Philosophie et spiritualité, 2008, Serge Carfantan,
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