Leçon 71.   Langage et réalité      

    La linguistique contemporaine fait fond sur la thèse selon laquelle le langage est un système de signes arbitraires, sans attache naturelle avec la réalité. On en veut pour preuve l’existence de mots différents pour désigner le même objet et l'existence de langues différentes. Il semble pour le linguiste que le langage constitue un monde à part, dont la référence au réel est seconde, car ce qui est fonctionnel, c’est la discrimination des signes entre eux. Le langage forme système et les signifiants sont liés seulement à un signifié, dans un réseau hermétique qui est celui de la langue. Mais cette théorie nous fait tourner en rond, alors même que chaque jour nous devons buter sur des faits bel et bien réels, alors que nous sommes aux prises avec des situations d’expérience qui ne semblent pas produites par le mental.

    Le sens commun admet facilement que le langage est en rapport étroit avec la réalité. Il est naturel de penser que le mot commande aux choses, comme il est naturel de penser que les éléments du langage renvoient nécessairement à des éléments de la réalité. Si nous vivions dans un rêve permanent, nous pourrions penser que nous ne rencontrons que nos propres projections oniriques. Mais dans l’état de veille, le mental n’est tout de même pas l’auteur de la Manifestation. Les objets que nomme le langage sont dits réels. Le langage renvoie lui aussi à des différences dans la nature des choses qui ne sont pas seulement les fantasmes d’un rêve. Notre expérience nous dit aussi que par les mots nous pouvons commander à la réalité. Toute la question est de savoir quel lien unit le langage humain à la réalité. Le langage nous éloigne-t-il ou nous rapproche-t-il de la réalité ?

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A. Puissance des mots

    Nous ne pouvons pas croire à la neutralité des mots. On peut toujours lancer des paroles en l’air, il reste que le seul fait de les prononcer laisse une trace. Les mots ne contiennent-ils pas, dans l’action qu’ils propulsent, un pouvoir pour commander la réalité ?

    Tout dépend à quel niveau on situe le pouvoir du langage. Commander à la réalité par les mots implique : a) un pouvoir au niveau sociologique, celui de commander la réalité humaine, b) un pouvoir au niveau psychologique, celui de dominer, mais aussi de délivrer l’esprit d’un autre, c) un pouvoir au niveau physique, celui d'agir sur les objets par les mots, d) un pouvoir au niveau spirituel celui de créer par le Verbe. (texte)

    Personne ne doute que le langage soit un remarquable outil de domination et de pouvoir et comme la réalité politique fait aussi partie de la réalité, il faut bien concéder que l’on peut agir par le langage sur la réalité en commandant aux hommes. L’art rhétorique (texte) consiste à utiliser toutes les ressources du langage pour séduire, persuader, ramener à soi un auditoire conquis par la parole. Toute démagogie suppose d’ailleurs cet usage habile du langage. Mais toute pédagogie aussi. L’étendue du pouvoir social du langage est très large, car partout où existe une conscience collective, il y a possibilité de commander. Dès que nous parlons de caste, de clan, de tribu, de société, de groupe, de communauté, d’assemblée de fidèles ou d’assemblée du peuple etc. nous supposons qu’il peut y avoir des leaders charismatiques capables de guider, de conduire des hommes. D’ailleurs, que dit-on de celui qui possède un pouvoir politique supérieur ? Nous révérons sa puissance en disant : « il n’a qu’un mot à dire et … votre maison sera brûlée… votre tête sera coupée !!" Ce qui signifie à la limite, non seulement qu’un homme est puissant parce qu’il peut faire exécuter ses ordres, mais surtout que sa puissance est telle que ses paroles deviennent des actes.

    La religion a ses prédicateurs, ses imams, ses rabbins, ses prêtres, ses ayatollahs, des personnalités qui ont un pouvoir sur le peuple des fidèles. Le peuple des consommateurs que nous sommes écoute béatement l’incantation des publicistes, se soumet à un discours. L’industrie ne dépenserait pas autant dans la publicité si elle n’était pas assurée de générer du profit par une propagande habile. C’est bien parce qu’il y a un réel pouvoir de manipulation par la publicité qu’on l’utilise autant. Or un clip publicitaire qu’est-ce que c’est sinon un discours habile et séducteur ? C’est du langage tourné vers une fin bien déterminée, l’incitation à la consommation. Il y a des mots pour appeler les hommes à la guerre, des mots pour lever des armées, des mots pour appeler à la vengeance, des mots pour élever le poing vers le ciel et appeler la révolte et la révolution.

    Victor Hugo l’a dit superbement : « 

« Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,

Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud,

Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s’écroule sous le mot.

Cette toute-puissance immense sort des bouches ».

    Que serait en effet la force, sans les mots pour la conduire ? Rien. Ce que suggère ici Victor Hugo, c’est que le pouvoir s’enracine dans le langage comme pouvoir social.

    C’est Jacques Prévert qui disait en poète : « le pouvoir des mots est dans le mouvoir des pots » ! Bien sûr, c’est un jeu de mots, mais il suppose tout de même une vérité profonde. Le mouvoir contenu dans le pouvoir des mots existe et tout être humain en fait l’expérience. Le mot prononcé fuse, et atteint directement la conscience qui le comprend et peut la mettre en mouvement. Le mot touche, provoque, suscite la réaction et déclenche l’action. Le mot touche le cœur, le mot blesse, le mot peut exhorter à la guerre, déchaîner la violence, comme le mot peut soulager, guérir et apaiser. Les mêmes mots.

    ---------------En quoi consiste ce pouvoir ? En un premier sens, le pouvoir agissant du mot tient à son sens pour autant qu’il est adressé à quelqu’un. Le mot ne blesse que s’il est compris comme blessant. Ce qui touche dans le mot, c’est la signification, et aussi l’intention qu’il porte. Il y a des mots qui disent la haine et la rupture, et des mots qui disent la réconciliation et le pardon. Il nous arrive de considérer que les mots n’ont pas d’importance, comme si on pouvait dire n’importe quoi et que le discours glissait sur la réalité sans l’affecter. C’est l’essence même de la futilité de la parole que de le croire. Croire que les mots sont sans incidence est futile, croire que le langage n’est que jeux de mots est futile, parce que les mots prononcés ne sont pas des jouets, mais des intentions agissantes. Le mot exprime l’intention de celui qui le prononce, le mot affecte le cœur et l’intelligence de celui qui l’écoute. La futilité, c’est de ne pas avoir conscience de la puissance des mots et de croire que toute parole se réduit à un bavardage insignifiant.

    Est psychologue celui qui a compris que la parole n’est jamais insignifiante et que les mots peuvent dénouer ce qui est serré dans l’intériorité, comme ils peuvent aussi enserrer et emprisonner. Les suggestions du langage ont une influence remarquable, puisqu’elles vont s’incarner même dans le corps : « tel est le temps de la suggestion, si assujettie à la parole que jusque dans l’organisme se réalisent les phénomènes qu’elle désigne, comme cette femme dont parle Montaigne et qui mourut de se croire empoisonnée, comme ces paralysies psychiques décrites par Charcot et ces paralysies par imagination décrites par Russel-Reynolds… » On s’étonne parfois de l’effet placebo pour y voir un miracle inexplicable, mais n’est-il pas justement une preuve de ce qu’une suggestion donnée verbalement peut devenir active jusque dans le corps du patient ? Donner une pilule en sucre, tout en disant à la personne : « attention, c’est un médicament puissant, il faut respecter le dosage », c’est agir sur la réalité physique du corps en passant par la puissance de la conscience. La conscience peut solliciter le pouvoir qu’a le corps de créer des molécules qui inhibent la douleur. Et si le médecin lui-même ne sait pas qu’il s’agit d’un placebo, l’effet des mots est encore renforcé ! L’effet nocebo (placebo négatif) est aussi très efficace. Donnez à une personne une pilule de sucre en lui disant fermement que cela risque de provoquer une douleur d’estomac et l’on constate que cela marche, la personne somatise dans son corps la peur de la douleur qu’elle s’est représentée dans son esprit sous la suggestion du médecin ! Nous savons aujourd’hui que toute prescription médicale enveloppe un effet placebo qui est construit dans la parole du médecin à l’égard du malade. D’où vient notre étonnement devant de tels phénomènes ? Seulement de notre représentation mécaniste du corps, représentation dans laquelle, nous continuons de penser que le corps étant matière, seule une matière (la substance active du médicament) peut agir sur lui. Nous sommes ignorants de la relation corps-esprit et de la capacité qu’a l’esprit d’agir sur le corps par le seul pouvoir des mots.

.    En fait, nous ne devenons d’ordinaire conscients du pouvoir des mots que dans le cas de la tromperie (Cf. Dominique Laplane (texte)) qui vient falsifier la réalité. Nous discernons alors le pouvoir du langage dans sa négativité, consistant à faire du vrai avec du faux par les seules ressources de la parole. Telle est par exemple l’œuvre de la flatterie et de la calomnie. Flatter, c’est surimposer une image sur la réalité d’une personne, au point de lui faire croire dans cette image. Celui qui succombe à la flatterie, s’éprend d’une image et voit sa vie romancée, là où la réalité est terne, il voit sous l’effet des paroles le merveilleux. De même, la calomnie jette l’infamie. Calomnier, c’est dire du mal, surimposer une image négative sur la personne au point de défigurer sa réalité. Ainsi, « la calomnie n’est en effet possible que parce que la parole est effectivement corrosive et subversive du réel : quoi que vous disiez, il en restera toujours quelque chose ; et il n’est pas jusqu’à celui qu’on calomnie qui ne finisse par croire ce qu’on dit de lui. D’un mot, toute vie peut-être gangrenée, si vide et faux soit le mot. La parole a jeté un sort sur la vie ». Dans un cas comme dans l’autre, celui qui fait l’objet soit de la flatterie, soit de la calomnie, succombe à une sorte d’envoûtement créé par la parole en s’identifiant à la représentation qu’a tissé le langage. Parce que le langage dispose des signes et que le signe permet de définir, le sujet est naturellement porté à s’identifier à une définition, donc à croire dans l’image qui lui est proposée. La flatterie et la calomnie seraient sans effet s’il n’y avait pas cette identification de l’esprit aux constructions mentales de la pensée. Sans cela, les mots glisseraient sans pouvoir s’accrocher et nous serions indifférents à la flatterie comme à la calomnie. Mais il y a une « puissance magique » du langage dans cette capacité qu’il possède de faire naître dans l’esprit une représentation autre et différente de la réalité, c’est-à-dire que le langage possède aussi un pouvoir d’illusion.

B. Le langage et le monde sensible

    S'il existe un pouvoir des mots, il faut bien que les mots aient une relation intime avec la réalité sur laquelle ils agissent. Or la linguistique contemporaine nous apprend que le rapport entre signifiant et signifié est arbitraire et elle entend montrer que les mots n'ont pas d'attache dans la réalité. Selon ce point de vue, même les différences contenues dans la langue sont purement internes. La linguistique prend à contre-pied le sens commun qui croit spontanément dans le rapport naturel entre langage et réalité. Comment donc concilier la théorie de l'arbitraire du signe avec l'existence du pouvoir des mots?

    Ce débat nous ramène à l’opposition entre deux points de vue, le conventionnalisme, la thèse soutenue par Hermogène dans un dialogue célèbre de Platon, et le naturalisme, la thèse soutenue par Cratyle.

    1) Dans la pensée traditionnelle, en dehors de tout débat sur la logique, ce qui prévalait, c'est l'idée que la Nature elle-même s'exprime par notre voix par l'intermédiaire des poètes. Pythagore dans l’Antiquité enseignait que les noms ont un lien de nature, fusei, avec les objets qu’ils désignent. Dans toutes les traditions anciennes, on admettait un rapport entre le nom et la forme, une correspondance entre les objets et leurs noms. Dans la tradition indienne cette relation est nommée en bloc nama-rûpa (nâma¸le nom, rupa, la forme), relation si indissoluble que les philosophes indiens prennent toujours ensemble les deux concepts. Pour les anciens grecs, le poète inspiré, quand il délivre une Parole, ce n’est pas pour tenir un discours arbitraire, ni personnel, au sens que nous lui donnons aujourd'hui. En lui s’exprime la voix de la Nature. Chaque nom désigne un objet particulier. A tout onoma correspond un pragma. L’inspiration poétique est la manière par laquelle la Nature utilise la voix d’un chantre inspiré pour se dire elle-même. Le monde sensible entre dans le discours, le logos, par le biais du langage, parce que celui-ci intrinsèquement le reflète. Il y a donc une mystérieuse identité entre la réalité sensible et le langage. Cette identité est même sacrée. Se tromper est un acte qui a d'emblée une portée ontologique, de même que dire la vérité. Se tromper c’est dire ce qui n’est pas. Dire la vérité, c’est dire ce qui est. Cela est à prendre dans un sens radical : la vérité ramène la conscience à l’Être, l’erreur précipite le néant. Ainsi s'explique le pouvoir thaumaturgique du langage, car parler c'est alors convoquer une réalité présente dans la Nature. Les mots qui désignent les dieux, convoquent les dieux. Parler des dieux, c’est déjà les faire advenir ici-bas. Le Verbe possède un pouvoir naturel. D’où la nécessité de modérer soigneusement son langage, de ne pas tenir un propos qui pourrait offenser les dieux et provoquer leur courroux. En Inde la Parole, Vac (texte) est toujours pensée comme une puissance et prononcée par les voyants védiques, les rishis, elle engendre immédiatement un effet que même les dieux ne peuvent contrecarrer. Dans la conception traditionnelle, en vertu du fusei, le lien de nature, le pourvoir de la chose se communique au pouvoir des mots. Le mot est donc magique par essence et le langage sacré.

    Notre réaction immédiate devant ce genre de propos sera bien sûr de rétorquer que les mots peuvent déguiser des illusions, susciter de l'irréel. Pour nous autres, enfants de la postmodernité, la parole n’a rien de sacré et elle est avant tout un outil de communication. La parole, c’est pour nous de la rhétorique et la rhétorique c’est aussi la persuasion qui peut tromper et plonger dans l'illusion. Comment le langage dans ces conditions serait-il capable de nous conduire à la réalité?

    ---------------Or il est assez curieux de remarquer que les maîtres de la rhétorique de l’Antiquité, les sophistes, justement ne s'en tenaient pas à la recherche d’une habileté faisant du langage un simple outil. Protagoras n'était pas seulement préoccupé de bien dire au sens où nous l'entendons aujourd’hui. Il avait aussi entrepris des études grammaticales parce qu'il croyait lui aussi qu'il y a une vérité contenue dans la langue. Prodicos, maître de Cratyle, pensait que la fonction des noms est d'enseigner. Connaître les noms, c'est connaître les choses. En conséquence, l’étude de l’étymologie est loin d’être fantaisiste, elle n'est pas seulement utile pour fleurir le discours. Elle peut nous livrer la clé de la signification des choses. Il y a une sagesse secrète cachée dans les mots, une sagesse déposée dans les mots en vertu de leur propriété de révélation des choses. Le souci de « bien dire » n’est pas seulement une habileté à manier la langue. Il est possible de mener une recherche de la vérité contenue dans la langue, puisque celle-ci reflète la nature des choses. Platon dit dans le Cratyle "connaître les noms, c’est connaître la nature des choses". Platon ne se déclare pas ouvertement en faveur des thèses de Cratyle, mais il refuse le conventionnalisme d'Hermogène, comme s’il y avait dans le cratylisme une ancienne vérité qu'il ne voulait pas laisser échapper. Platon pense devoir sauvegarder une relation intime entre l'Être et la Parole en refusant la dualité brutale l'ordre que découvre le langage et l'ordre qui se déploie dans le réel.

    2) Le problème, c'est que nous ne voyons vraiment pas ce que veut dire "rectitude des noms". La réalité que visent les noms, qu'est-ce que c'est? Les choses sensibles, dans leur individualité pure? Le monde sensible? Le flux changeant des apparences ? Si la rectitude des noms veut dire que chaque nom désigne une chose particulière, on tombe devant des difficultés insurmontables. Il y a bien des exemples de mimétique du langage, comme celui du coucou qui dit nettement la réalité qu’il désigne. Il semble que dans ce cas s'affirme une relation naïve entre le langage et la réalité. Mais ce genre d’exemple est une exception. On ne voit pas d'ordinaire cette relation entre les noms et les formes. Si les mots nous parlent, ce n'est pas parce qu'ils « ressemblent » à un objet qu'ils désignent. C’est que nous les désignons communément par un nom qui sert à les appeler. Plus grave, il n'y a jamais un nom pour chaque chose, ni un nom pour chaque état d'âme. Même les noms propres sont en fait constitués de noms communs. Comme le note Brice Parain, sur nos papiers d'identité, il faut ajouter tout un tas de renseignements pour éviter les confusions possibles.

    Le langage est par nature une abstraction. Pomme, casquette, pierre, ciseaux sont des mots qui peuvent s'appliquer à une quantité d'objets différents .Le langage est d'emblée dans l'ordre de la généralité. On ne va pas donner un nom particulier à chaque objet. Cela ferait éclater le langage et il serait inutilisable. Quand l'esprit nomme, il procède par catégorie. Il abstrait des propriétés et les subsume sous un concept déterminé. Le rapport entre le mot et la chose revient donc à un rapport entre un signifiant qui sert d'étiquette et un signifié, qui est le sens que chacun a en vue quand il emploie les mots. Quel rapport y a-t-il entre le signifiant et le signifié? Celui qui résulte d'une convention humaine par laquelle l'usage a fini par fixer une désignation. Ici on dit "boeuf", de l'autre côté de la frontière on dit "ochs", c'est affaire de convention.

    Les linguistes sont conventionnalistes pour se défaire du problème métaphysique du rapport entre langage et réalité, mais le conventionnalisme repose aussi sur une position métaphysique ! Si le lien entre le nom et la forme n'est que conventionnel, si le langage est par nature abstrait, général et conceptuel et que la réalité est par nature concrète, particulière et intuitive, il faut opposer le langage et la réalité. La représentation conventionnaliste est dualiste, elle suppose deux ordres, un ordre du langage et un ordre de la réalité.

    La question de fond est surtout de savoir si l'existence même du langage creuse un fossé entre la pensée et le réel ou pas. A prendre les linguistes au pied de la lettre, nous aurions plutôt tendance à penser qu'effectivement, la pensée est en prison dans les mots, en prison dans une structure, celle du langage. Vivant dans le langage, nous serions alors dans une sorte de pseudo-réel fait de nos constructions mentales, coupé de la réalité sensible, de l'infinie diversité du monde. L'homme qui parle beaucoup est comme un somnambule qui rêve, une créature errant dans le pays des mots. Il ne touche que rarement la réalité sensible dans sa vivacité toujours neuve, il ne se baignera jamais dans l’impression sensible. Chaque langue aura d'ailleurs ce pouvoir de fabriquer une bulle de pseudo-réel.

C. Monde des idées et langage

    Il nous faut donc reprendre cette question à nos propres frais.. Quelle est donc cette réalité que l’esprit saisit à travers le langage ?

    Un lapin, qui est constamment sur le qui-vive face à un danger extérieur, ne risque pas de se représenter le monde comme un ensemble d’objets indépendants, il vit dedans, dans une unité vitale avec le monde. Il n’y a pour lui qu’une présence globale, au moindre bruit cette présence peut devenir hostile et déclencher une réaction par la fuite. Le chasseur qui voit des oreilles bouger derrière les feuilles identifie le lapin. Il identifie non pas tel lapin particulier, mais un lapin, donc du gibier. « Tiens, un lapin ! » Et il sort son fusil. Ce matin, il est un chasseur et il y a une connexion logique entre chasseur, lapin, gibier. Il pense peut-être déjà au civet aux carottes que sa femme va lui faire à la maison. Le lapin n’est pas une image en général, c’est une existence qu’il identifie. Le paysan qui voit un ver blanc sur les feuilles de pomme de terre ferait de même, pensant aussitôt au risque des hannetons. La perception dans l’attitude naturelle est constituée par le jugement, au moyen de la dénomination. Elle ne peut pas rester au stade de l’impression globale, elle est analysée à travers l’identification. Le mental qui produit la représentation, qui élabore au moyen des mots, des constructions mentales, n’est pas seulement l’apanage du scientifique ou du philosophe. Il est caractéristique de notre esprit humain. Dès qu’il y a raisonnement, il y a dénomination. Par chacun des mots que nous prononçons, nous dépassons le registre de l’existence particulière, nous transposons la réalité sensible dans un tout autre domaine, qui est celui des genres, des idées. Ce que je connais de l’érable ce n’est pas cet érable-ci dans le jardin, mais l’érable en général : ni mon arbre, ni aucun arbre de fait, mais l’idée de l’érable encerclée dans le savoir que recoupe le mot « érable ». Si je dois demain faire couper mon érable, cela ne détruira pas le savoir que je possède sur l’érable. L’existence réelle de cet érable est donc différente de mon savoir sur le concept érable. Le savoir est attaché au mot, mais le mot n’est pas la réalité sensible. Quand je pense reconnaître quelqu’un, ce que je sais de lui est aussi attaché à son nom. Mais le nom n’est pas la personne.

    ---------------Tout savoir doit se rapporter à un objet qui reste un et identique et ne peut se rapporter à une existence strictement particulière. Ainsi Platon admettait qu’à travers les choses sensibles, la connaissance visait une essence éternelle, l’Idée. L’essence sert de modèle pour penser des choses variables, différentes, particulières. Ce qui est vraiment objet de connaissance, c’est ce qui est déterminé dans les choses particulières, c’est l’Idée. (texte) Si la médecine est la connaissance de la santé, ce doit être non pas de tel individu, mais de la Santé en soi. Le courage, la tristesse, la joie, la haine, la colère, la lumière et les ténèbres, le vent, la peur, l’espoir, le regret et l’amour entrent en existence dans des situations d’expérience, sur la scène de l’espace-temps-causalité. Cependant, comprendre ce qu’est le courage, la haine, la colère etc. c’est comprendre une forme qui vient en quelque sorte s’incarner dans une situation, de sorte que l’essence, l’Idée est à l’œuvre dans le sensible. Le monde sensible n’est pas séparé, mais participe des Idées, participe du monde intelligible, de ce monde intelligible que nous rencontrons communément dans les noms. Le courage, la tristesse, la joie, la haine, la colère, la lumière etc. entrent dans le connu à partir du moment où ils sont nommés.

    Nous savons que le mot n’est pas la chose. Il ne peut pas représenter la chose, ni la personne dans son individualité. Le langage ne peut pas atteindre ce qui surgit dans la nouveauté de l’instant, ce qui est unique dans la diversité infinie du Monde. L’existence posée par la parole n’est pas une existence matérielle, un être de chair, c’est un être de raison. Toute la question est alors de savoir ce que nous qualifions de « réel ». Il y a donc deux manières de se représenter la réalité : il y a le monde relatif du changement, celui dans lequel nous vivons dans l’espace-temps-causalité, le monde sensible où toute chose vient à l’existence, se maintient et disparaît. Le monde sensible est en proie au Devenir incessant. Il y a le monde intelligible, celui des essences, monde absolu,  (R) inchangeant, non-spatial, intemporel et immuable, monde des essences. Le monde intelligible est celui de l’Être dans son essence absolue et non-changeante. Où se situe alors le langage dans cette distinction ?

    Dès l’Antiquité, cette opposition des deux mondes a fait difficulté. Dans la fresque de Raphaël L’Ecole d’Athènes, on voit Platon un doigt levé vers le ciel et à côté de lui, Aristote, un doigt pointé vers la terre. Ce qui est entendu, c’est que Platon serait le philosophe qui privilégie le monde intelligible et place la réalité dans les Idées, dans l’Absolu. Aristote est présenté comme le philosophe qui fait l’éloge du monde sensible, dans le monde de la Nature, sur la terre. C’est une simplification que cette dualité, mais ce qui est sûr c'est que ce genre de représentation est très lié au statut que nous donnons au langage dans la dualité de l'attitude naturelle.

    Le langage est un intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. Il est le lieu de passage par lequel la pensée s’exprime (texte) - forcément dans l’espace-temps-causalité, dans le monde relatif - et atteint ce qui est son objet propre, l’Idée, ou essence, et l’essence ne peut pas être une réalité changeante. L’essence est intemporelle. Et il est même tout à fait possible qu'elle soit non-verbale. Dans sa vie propre l’expression est la donation en personne de celui-là même qui parle. Elle a son intonation, elle porte le rayonnement d’une affectivité. Le langage, considéré sur le plan de l’expression, est naturel dans le sens où il exprime nos impressions. Il est originellement affectif. Dans l’Essai sur l’origine des langues Rousseau admet ainsi que « le langage figuré fut le premier à naître » . La métaphore n’est pas tardive, mais originaire. Le sens figuré est venu avant le sens propre, parce que la conscience qui s’exprime dans le langage est une subjectivité vivante. Parce que les mots sont d’abord révélateurs, ils figurent et manifestent les sentiments de celui qui les exprime. Le langage est expression de la réalité sensible

    Cependant, dans son contenu de pensée, toute expression transcende la particularité de celui qui s’exprime. Le seul fait de s’exprimer élève la pensée au-dessus de la réalité sensible, parce que le langage est à la couture entre le sensible et l’intelligible. Toute construction mentale enveloppe des idées et pas seulement des images, des souvenirs. Or l’Idée n’est pas une peinture muette sur un mur. Les Idées ont une force qui se communique à celui qui les exprime et qui se partage avec celui qui les écoute. Ce plan des Idées-forces, Shri Aurobindo l’appelé le surmental, qu’il distingue du mental discursif (R) ordinaire, ce mental que nous utilisons tous les jours, dans nos rapports à autrui. Selon Shri Aurobindo, les génies scientifiques, les poètes inspirés, les artistes de génie, les grands philosophes, (texte) sont de ceux qui ont franchi les limites du mental ordinaire pour toucher le surmental. Ils ont pu obtenir une vision qui a structuré une œuvre dans laquelle toute la puissance des Idées-forces vient se refléter. Or, toutes les grandes transformations qui ont eu lieu dans l’Histoire sont inséparablement liées à la puissance des idées nouvelles. En d’autres termes, le monde humain évolue à travers la puissance des Idées dans l’expression du langage. Non pas ce que ce soit le langage lui-même qui en soit la cause (le mot n’est pas la chose), mais il porte en lui la puissance de ce qu’il dit et cette puissance vient modifier la réalité.

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    Le langage n’est pas une entité à part, coupée de la réalité sensible, il n’est pas à lui seul un monde intelligible. Les mots ne sont pas les choses. Les mots portent une vérité qui est au-delà d’eux-mêmes. Le langage peut, dans son emploi, nous éloigner de la réalité, quand il est l’instrument de l’illusion et du mensonge. Le langage peut nous rapprocher de la réalité quand il est traversé par la vérité.

    Se méfier du langage, faire de la misologie, serait dramatique. C’est aussi dramatique explique Platon, que de devenir misanthrope. (texte) Cependant, nous n’allons pas perdre notre temps en ratiocination sur le langage en se demandant ce que les mots veulent dire. Ce qui est essentiel à comprendre, c’est la nature du mental qui s’exprime dans le langage.

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     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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