« Tenez, asseyez-vous, je vais vous faire une démonstration !». Et le vendeur de mettre du beurre dans la poêle pour faire cuire une crêpe, afin de bien démontrer que la poêle ne colle jamais ! De la même manière, vous pouvez assister à une démonstration d’un nouveau logiciel, d’une crème à épiler, d’un ouvre-boîte révolutionnaire, d’une nouvelle berline, d’un scaphandre, ou je ne sais quoi d’autre. Le public qui assiste à la « démonstration » attend d’être convaincu. Il l’est quand on lui démontre tout l’intérêt de l’usage de l’objet technique. Qu’on lui montre que l’échelle révolutionnaire A peut se transformer en escabeau, ou en tréteaux pour faire des travaux de peinture. Cet objet cumule en lui trois concepts en un seul et permet d’éviter d’acheter trois outils différents. Le public qui comprend le sens de la démonstration s’exclame : « Comme c’est ingénieux ! Comme c’est pratique ! Je vais en acheter une et en profiter pour repeindre le plafond de la cuisine » ! Si la démonstration en question aboutit, elle se conclut par l’acte de consommation qui lui correspond. Je fais un chèque pour commander l’objet que j’ai vu au télé-achat !
Mais peut-on vraiment parler de démonstration en pareil cas ? Il s’agit pour le vendeur de montrer, plus que de démontrer. Et encore, montrer s’entend ici dans un sens qui relève surtout du faire-voir et du faire-valoir. La soi-disant démonstration commerciale, c’est avant tout une exhibition pour vanter les mérites d’un produit. Elle ne se déploie pas dans le champ de la connaissance, elle n’est pas gratuite ni esthétique. Ce n’est sûrement pas comme une exposition de peinture. Elle répond à une intention. Celle de la persuasion commerciale qui consiste à faire plier de manière subtile l’assentiment d’autrui, afin qu’il obéisse à une suggestion implicite : acheter, consommer. La démonstration commerciale est une mise en scène qui se sert de tous les atouts de la rhétorique. Or, dans une véritable démonstration, ce qui est en jeu, c’est d’abord la logique et non la rhétorique. Est-ce à dire qu’il faille confiner la démonstration dans une sphère à part ? Dans la sphère des mathématiques ? Ne sommes-nous pas, en tant qu’intellect, toujours placés sur le plan de la logique, et donc sensibles à la démonstration ? Faut-il faire une opposition entre l’usage courant du mot démonstration et son usage rigoureux dans les sciences ? Qu’est-ce qu’une démonstration ?
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On montre la valeur d’une thèse en développant, dans un raisonnement bien construit, les arguments qui en donnent la justification rationnelle, c'est-à-dire les raisons qui la supportent. Une thèse n’est pas comme une idée claire et distincte, qui s’imposerait dans son évidence, de manière intuitive ; une thèse nécessite une argumentation. Une thèse a besoin de montrer quelle est sa pertinence et cela n’est possible que dans une démarche discursive. L’argumentation suppose toujours un raisonnement, une exposition logique. La thèse de Darwin selon laquelle l’évolution des espèces repose sur un processus de sélection naturelle du plus apte n’a rien d’évident. Au contraire, au titre d’une explication du phénomène vivant, elle ne constitue jamais qu’une hypothèse parmi d’autres et qui reste discutable. Il faut que Darwin déploie tout le dispositif argumentatif de L’origine des espèces pour parvenir à en montrer la valeur. Cela implique que soient explicités les principes adoptés par Darwin et que soit apportée une accumulation d’observations concordantes, - des preuves - pour produire une conviction rationnelle.
1) Dans les sciences, à partir du moment où une thèse reçoit une mise en forme rationnelle cohérente dans des principes, des hypothèses, des lois, elle est considérée comme une théorie. On dit la théorie de la gravitation de Newton, la théorie de l’évolution de Darwin. On dit la théorie de l’inconscient de Freud, la théorie de la synchronicité de C. G. Jung, la théorie de Gaia de James Lovelock. On dit selon les thèses de Newton, de Darwin, de Freud, de Lovelock etc. on peut expliquer ce phénomène en disant que... La thèse tend à montrer la pertinence d’une explication plausible d’un phénomène, d'un fait. Dans le contexte qui est le nôtre, l’usage du terme « théorie » est devenue spécifique au domaine de l’approche objective de la connaissance. (texte) Il est devenu habituel de se servir du seul mot « thèse » dans un sens plus large, pour désigner l’élaboration analytique conduite dans un système philosophique. On dit « les thèses de Marx concernant l’aliénation du travail », « les thèses de Spinoza sur la nature du désir », « les thèses de Bergson concernant la nature du temps » etc. On peut se demander si la différence entre l’emploi du mot « théorie » dans le contexte des sciences et de celui de « thèse » en philosophie renvoie à une séparation réelle. Théorie vient du grec théoria, qui implique vue de l’esprit. Il y a dans toute philosophie une théoria. Petite remarque : les six systèmes de la philosophie indienne classique sont appelés darshanas, qui vient de darshan, regard, donc littéralement, six points de vue possibles sur le Réel. Après tout, ce qui est commun à une thèse et à une théorie, c’est qu’elles se présentent avec une argumentation qui exhibe les raisons qui fondent leur point de vue.
---------------L’opposition réelle se situe entre ce qui est argumenté et ce qui ne l’est pas, entre ce qui n’a pas de justification et ce qui en reçoit. On peut marquer une différence entre une simple
opinion et une thèse. Une thèse est argumentée, une thèse n’existe pas sans un corps de propositions qui permettent de la justifier, tandis qu’une opinion, on l’a, sans trop savoir pourquoi. C’est du genre « moi je pense que » ! Et si on demande pourquoi ? Ce « moi » ne sait plus trop quoi répondre. Dans l’opinion, nous n’avons pas de justification sérieuse, notre savoir est surtout de l’ordre du ouï-dire et pas de l’ordre d’une justification rationnelle précise, ou d’une perception de la vérité que nous pourrions expliciter dans un discours convaincant. Dans le processus des constructions de l’intellect, il n’y a pas à distinguer en quoi que ce soit une argumentation « scientifique » et une argumentation « philosophique ». Elles se rangent dans le même genre, celui d’un essai de construction intellectuelle rigoureuse, s’opposant à l’opinion en général. Il n’y aurait aucun sens à vouloir les distinguer, car ce genre de fragmentation serait purement illusoire. Il y a l’argumentation rationnelle et un point c’est tout.
Mais alors quelle est donc la différence entre une argumentation et une démonstration ? Selon le Dictionnaire Lalande, « une démonstration est une déduction destinée à prouver la vérité de sa conclusion en s’appuyant sur des prémisses reconnues ou admises comme vraies ». (texte) La démonstration a deux points d’appui fondamentaux : celui de la logique et celui de la consistance du système dans lequel elle se déroule. A l’intérieur du système de la géométrie d’Euclide, on peut démontrer que la somme des trois angles d’un triangle forment 180°, équivalent à deux droits. On dresse pour cela des parallèles aux côtés du triangle, on examine les équivalences des angles alterne/internes et on démontre qu’effectivement la proposition « les trois angles du triangle font deux droits » est nécessairement vraie. Dans un système où les axiomes sont différents, par exemple dans la construction de la géométrie convexe de Riemann, cette propriété ne sera plus vraie, les trois angles font moins que 180°. Comme le triangle dessiné sur un ballon a des angles plus aigus. Une démonstration se déroule donc sur un plan beaucoup plus abstrait qu’une argumentation. Une démonstration est formelle. Elle ne sort pas du contexte du système logique dans laquelle elle prend place. Elle peut être correcte ou incorrecte, mais seulement par rapport aux règles d’inférence du système qui la soutient. Le professeur de mathématique fait très bien la différence entre une démonstration correcte et une démonstration incorrecte. Il maîtrise en effet les règles d’inférence du système.
Dans la pratique, une démonstration prend dès lors souvent la forme d’un calcul, le calcul étant justement l’application d’une règle opératoire à l’intérieur d’un système. Pour ces différentes raisons, il est d’usage de rattacher l’usage rigoureux de la démonstration à la logique et aux mathématiques, tandis que l’on replacera l’argumentation dans l’ordre concret des faits, dans l’ordre de la vérité matérielle, les mathématiques demeurant sur le plan des idéalités, dans le champ de la vérité formelle. Parce que dans la démonstration la puissance de la logique se trouve libérée de toute entrave, de toute référence avec la nécessité de consulter des faits pour savoir si ce que l’on dit est vrai, la démonstration emporte avec elle une force que n’a jamais l’argumentation. La démonstration fournit des preuves contraignantes, l’argumentation, elle, ne fait que préciser les raisons en faveur ou contre une thèse déterminée. Dans la démonstration, l’esprit est obligé de plier, de s’incliner et il ne peut pas se dégager. Fondamentalement, nous ne pouvons pas nous dérober devant les conséquences de nos propres principes, parce qu’elles vont avec. Ce qui est agaçant, car cela vaut pour tous les principes, des axiomes mathématiques, aux principes de la logique, jusqu’aux principes des systèmes les plus dogmatiques… y compris ceux des sceptiques ! La vertu de la démonstration, telle que la déploie un professeur de mathématique en cours, c’est d’habituer l’élève à une rigueur qui l’oblige à suivre le fil de la logique, de ne plus procéder par association d’idées. La démonstration est un modèle d’objectivité (texte). La vertu de la démonstration est d’obliger l’esprit à s’émanciper de toute opinion ou vue trop subjective, au sens le plus vague du terme. La contrainte logique de la démonstration nous oblige à abandonner nos opinions personnelles, nos vues fantaisistes, pour nous soumettre à un système et à sa la logique. La démonstration est une école de formation intellectuelle en ce sens. Elle nous apprend l’impartialité. Elle nous oblige à reconnaître la vérité comme ce qui est indépendant de nos opinions personnelles, comme ce qui est valide pour tout esprit rationnel. Mais attention, cela doit s’entendre dans un sens qui n’est pas intuitif, (R) car tout processus de démonstration est discursif, (R) c’est-à-dire repose sur le raisonnement. La démonstration nous demande de nous situer d’emblée sur le terrain d’un auditoire universel, celui de la communauté des esprits capables de reconnaître la validité d’un savoir objectif. En pratique, cette communauté est celle du consensus des savants.
Le programme de l’approche objective de la connaissance de la science moderne a été d’emblée défini par le modèle de la démonstration mathématique. Le génie de Descartes et de Galilée est d’avoir mis en place une méthode dans laquelle l’univers est considéré comme un livre écrit en langage mathématique. C’est un programme très ambitieux, qui a conduit a des résultats immenses, mais qui sur le fond soulève une difficulté : est-il possible de soumettre la réalité dans son ensemble à un système unique et à l’arraisonnement de notre logique?
La science moderne, avec Galilée (texte) et Descartes a effectivement cru qu’il serait possible de confondre la description du réel en langage mathématique avec le réel lui-même. Le mode d’exposition de la démonstration mathématique est devenu le paradigme d’une science achevée, si bien que l’on tentera de l’étendre à toutes les sciences. Descartes le montre très clairement dans le Discours de la méthode.
Le contenu des
quatre règles du
Discours de la Méthode est immédiatement familier à un mathématicien. La première règle pose le
principe de l’évidence dans la recherche de la vérité. Je ne dois me fier à l’égard des idées qu’à celles qui s’imposent à moi avec clarté et distinction. Ici,
Descartes ne pense pas à l’évidence intuitive du je suis, ce qu’il a en vue, ce sont les natures simples des mathématiques, le nombre, le point, la ligne, comme concepts. Descartes admet que les objets mathématiques sont des idées claires et distinctes et qu’à ce titre, ils comportent une évidence. Dans la seconde règle, se rencontre le
principe de la division d’un problème en parties. La troisième règle pose le
principe de l’ordre des raisons qui commande de regarder tous les objets de la pensée comme reliés par une trame logique. La quatrième règle pose le
principe du dénombrement pour éviter toute omission.
Le paragraphe qui suit l’énoncé de ces quatre règles montre à quel point la démonstration devrait, dans le programme de la science moderne, se décalquer sur toutes les formes de savoir humain. « Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon ». Les deux seules conditions pour que l’approche objective de la connaissance soit étendue à la totalité du savoir, sont: que les prémisses soient toujours assurées et "qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres ». Descartes est préoccupé par l’édification d’un système du savoir et la science est un savoir en forme de système dont le modèle vient des mathématiques.
Dans l’idéal en effet, il serait souhaitable que l’esprit ne considère comme rationnelles que les démonstrations ayant recours à des idées claires et distinctes, aussi claires et distinctes que les notions mathématiques.
(texte) La science devrait se constituer comme un système formel dans de longues chaînes de raisons semblables à celles dont les géomètres font usage dans leurs démonstrations. Le fil directeur de Descartes, c’est que la Nature est écrite en langage mathématique.
Dans le droit sillage de Descartes, Spinoza dans l’Ethique fera une exposition géométrique de son système qui force encore l’admiration. Dans le même ordre, les célèbres Principia de
Newton, isolés du reste de son œuvre, resteront pendant longtemps un modèle de rigueur et un modèle en tant que dérivé directement du modèle de la démonstration mathématique. C'est l'alliance entre le langage mathématique et le paradigme mécaniste qui permet le développement de la science moderne.
Cependant, à y regarder de plus près, dans le Discours de la méthode Descartes a clairement conscience que si, dans la théorie, nous ne devrions ne nous fier qu’à la force de la démonstration et à l’évidence, dans la pratique, nous devons souvent nous contenter du probable, accepter l’incertain et tout de même raisonner. Le modèle de la mathesis universalis est très limité. C’est ce qui explique le ton, très différent des règles de la méthode, des maximes de la morale dite provisoire de Descartes. Dans le domaine de l’action, nous ne pouvons différer indéfiniment et nous ne pouvons exiger des évidences avant de décider. L’action juste exige le plus souvent une réponse rapide. S’il fallait se décider après démonstration des raisons d’agir, nous resterions cloués sur place la plupart du temps. Quand il y a un choix à opérer, il faut bien qu’il y ait délibération et délibération dans un ordre de pensée qui n’est pas évident et se situe dans l’opinion. Comme le voyageur perdu dans la forêt, autant ne pas tourner en rond et prendre une opinion droite, sensée à titre de guide. Ainsi, « lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables ». Si la morale se passe de démonstration, il en est aussi de ce qui relève de la politique, des jugements du droit ou même de la religion. Il faut laisser une place à un ordre de discours qui relève plus d’une raison pratique que théorique. Or il y a un mode de raisonnement qui relève du domaine de la probabilité plus que de la certitude assurée, c’est celui de l’argumentation. Dans le champ de ce qui est seulement probable et incertain, nous ne pouvons que laborieusement construire, avec l’aide d’autrui, un accord des esprits avec le patient travail de l’argumentation.
L’argumentation n’est pas moins rationnelle que la démonstration. Elle a sa place dans le champ de l’incertitude où se déploie la subjectivité. Dans la complexité concrète du réel, l’incertitude est grande, un système n’est pas de mise et il y a place pour des points de vue différents. Disons que l’argumentation a sa place là où intervient une délibération, quand rien ne s’impose avec nécessité et évidence. En effet, nous devons garder à l’esprit deux extrêmes : a) on ne délibère pas là où une solution est nécessaire, où une réponse immédiate à la situation d’expérience doit être donnée ; b) et l’on n’argumente pas contre l’évidence. C’est entre les deux que se situe le champ de ce qui peut faire l’objet d’argumentation.
---------------Selon Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, dans le Traité de l’argumentation, une argumentation solide s’adresse d’abord à un auditoire particulier, mais elle vise, à travers lui, un auditoire universel. L’auditoire, c’est aussi bien tel personne singulière à qui je m’adresse dans un dialogue, qu’une classe réunie dans un amphithéâtre, qu’un groupe de spécialistes compétents dans tel domaine, réunis en congrès, qu’une assemblée de citoyens, telle que l’Assemblée Nationale ou le Sénat, un jury d’Assise qui écoute la plaidoirie d’un avocat, ou même une foule réunie sur une place publique. A la différence,
une démonstration est couchée sur du papier et elle reste abstraite. Une argumentation est debout dans la rencontre de personnes concrètes, sensées, capables de discuter avec intelligence et sérieux. Le seul souci de la démonstration, c’est celui de sa rigueur, par contre, l’argumentation est bien plus complexe, elle doit prendre en compte la nature même de son auditoire. Toute argumentation s’organise autour d’un auditoire et nous met soit en situation de dialogue (auditoire réduit à une personne), ou en situation de communication (auditoire étendu à plusieurs personnes). Et nous mettons bien les points sur les i de dialogue et de communication, car il peut y avoir toutes sortes de dérapages possibles.
(texte) Parce que, dans toute communication, s’effectue une rencontre des esprits,
une argumentation, en tant qu’elle vise un auditoire universel, fait d’abord appel à la raison de chacun. Si, dans l’idéal, l’auditoire est qualifié d’auditoire universel, c’est aussi parce qu’aucun homme compétent et raisonnable ne peut en être écarté. Il est sous-entendu que toute homme est capable de se prononcer, que l’argumentation est susceptible d’emporter la conviction, sans qu’elle relève pour autant d’une évidence théorique, ni d’une manipulation. Si c’est ma raison qui reconnaît, qui admet une argumentation, je ne suis pas nécessairement en présence d’une certitude qui évacue tous les doutes, mais je ne suis pas pour autant manipulé, car c’est mon intelligence qui se prononce. Et le résultat, c’est tout de même de parvenir à constituer un accord à portée générale. Ce que vise l’argumentation, ce n’est pas exactement l’évidence, mais surtout l’adhésion. En effet, selon Perelman, « le domaine de l’argumentation est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure ou ce dernier échappe aux certitudes du calcul ».
Le malheur, c’est que la nature humaine est ainsi faite, que les motivations égocentriques détournent très souvent l’argumentation de la recherche d’une adhésion vers une pure et simple persuasion. S’il ne s’agit de ne regarder dans l’exercice du discours que son efficacité pragmatique, alors il ne s’agit plus de partager des convictions, de convaincre un auditoire universel, mais de le ramener à ses vues de gré ou de force. Quand la motivation d’une volonté de puissance est présente, tous les moyens de la rhétorique sont mis au service d’une seule fin qui est une fin de manipulation. Ce n’est plus le partage d’une découverte, le partage de la vérité et la discussion en commun, c’est de la
propagande. En l’absence d’intention
égocentrique, partager ses convictions, ce n’est pas imposer, c’est seulement proposer. Cela laisse libre l’auditeur. Or dans le glissement de l’argumentation vers les techniques de persuasion, un déplacement d’accent s’effectue, car l’orateur persuasif aura souci de s’adresser non pas à l’intelligence de ceux qui l’écoute, mais aux intérêts partiels, aux émotions vives, aux désirs, aux passions. Bref, à ce que l’on nomme le pathos, ce que nous appelons l’émotionnel. Regardons de près la soi-disant « argumentation » commerciale. Celle que nous discutions au début. Elle est tellement enfoncée dans le jeu de la
persuasion qu’elle a besoin de se donner un masque de respectabilité. Cela fait très sérieux « on va vous faire une démonstration », cela donne l’apparence de l’objectivité. Mais la question revient toujours : quelles sont les motivations ? Si la motivation, c’est coûte que coûte, vous fourguer une nouvelle machine à laver, un nouveau contrat d’assurance, un prêt immobilier, un plan d’épargne en action, un canapé lit convertible, etc. Il s’agit de vendre et d’utiliser toutes les ressources du discours pour faire plier l’assentiment. Si le but, c’est de ramener les électeurs dans son camp, de ramener les ouailles au sein de l’Eglise, il y a fort à parier que toute le dispositif argumentatif est une machine de guerre ouvrière de la persuasion. Et nous sommes en bon droit de nous demande alors ce que cache l’argument !
Il est donc important de distinguer un usage correct de l’argumentation de sa déviation dans le sens de la persuasion et de marquer du même coup ce qui les distingue de la démonstration. En résumé : (à compléter) Exercice 22c.
Démonstration | Argumentation | Persuasion |
Formelle |
| Manipulation et influence |
Vérité objective | Vérité subordonnée à l’efficacité pratique | |
| Publicité, propagande, séduction, prosélytisme | |
Auditoire universel |
| |
| Visée d’un auditoire universel |
|
|
| Unité d’un but à réaliser |
Certitude rationnelle |
| Croyance psychologique |
Liée à la relation de principe à conséquences | Liée à la relation des raisons entre elles permettant de produire un accord raisonnable |
|
Si l’argumentation soulève autant de difficultés, c’est que nous n’avons pas une conscience claire de la pensée, et des intentions qui la traversent. Nous ne voyons dans l’argumentation que son objet, la représentation. Or, comme toute construction mentale, l’argumentation est un processus qu’il est possible de remonter. Il est important d’examiner en nous-même le jeu de l’argumentation. Voyez la manière dont nous usons de la parole dans notre dialogue intérieur d’auto-justification, notre tendance à argumenter indéfiniment dans nos relations avec autrui, à rechercher une mainmise sur la volonté d’autrui. Très souvent, l’argumentation recouvre autre chose que ce qu’elle est sensée montrer. Cela s'appelle l'argumentation psychologique.
Si les mathématiques ont longtemps exercé une fascination, ce n’est pas seulement en raison de la rigueur de la démonstration, mais aussi parce qu’elles semblaient être le seul domaine du savoir où la polémique était absente. Seulement, la faille, c’est que l’absolutisme que la science classique a cru trouver dans l’idéal de la mathesis universalis est tombé sous les coups très sévères des mathématiciens eux-mêmes.
Un peu d’histoire des mathématiques. Tout lycéen sait que la géométrie est une discipline déductive. Tout lycéen a appris au cours de ses études qu’elle se différencie des sciences de la Nature, telles que la physique et la biologie. Dans les sciences de la Nature, en effet, la théorie reste dépendante, quant à sa véracité, de l’expérimentation et de l’observation. Si la théorie est œuvre de l’esprit, la preuve doit venir des faits. A l’inverse, ce qui fait le succès de la géométrie, c’est la méthode axiomatique utilisée depuis Euclide, méthode par laquelle on peut démontrer des théorèmes en utilisant uniquement la logique et des axiomes de base. Un exemple célèbre est le fameux :
Par deux points, on ne peut mener qu’une droite.
Ce qui est remarquable, c’est que dans la démonstration, on se passe de toute vérification par l’expérience. Dans le théorème qui montre que les trois angles du triangle font deux droits, une fois que nous disposons de la démonstration, il est inutile prendre un rapporteur pour vérifier tous les triangles qui existent pour savoir s’ils forment deux droits. Le côté évident des axiomes, allié à la démarche implacable de la déduction, font que le résultat ne peut être que vrai. Aussi comprenons-nous pourquoi la géométrie euclidienne est restée un modèle de démonstration scientifique depuis deux mille ans. La tentation a bien sûr consisté à vouloir axiomatiser toutes les branches des mathématiques, l’idée étant que l’on pourrait déduire logiquement des ses axiomes toutes les vérités contenues dans les mathématiques.
Or, au XIXème siècle, certains mathématiciens ont eu l’idée de remplacer un des axiomes d’Euclide, celui-ci :
Par un point, on ne peut faire passer qu’une parallèle par rapport à une droite donnée.
Riemann le remplace par celui-ci :
Par un point hors d’une droite, on ne peut faire passer aucune parallèle à cette droite.
De cette manière, on utilise un nouveau jeu d’axiomes comme principes de base et il est possible, comme dans la géométrie euclidienne, de démontrer des théorèmes. La nouveauté, c’est que certains théorèmes seront faux dans la représentation du monde que tisse notre vigilance quotidienne, parce qu’ils seront déduits d’un axiome faux dans le monde de l’attitude naturelle. Mais cela n’exclut pas pour autant qu’ils soient justes dans un monde imaginaire dans lequel les axiomes seraient vrais. Ce que nous en venons alors à comprendre, c’est que la géométrie, vue de cette manière, est purement une construction de concepts et qu’elle a une valeur comme construction de concepts, quand bien même lui serait retiré le critère cartésien de l’évidence. Il serait alors possible d’exhiber cette forme et par extension, toute la construction des mathématiques en procédant à son axiomatisation complète. C’est l’idée du mathématicien David Hilbert. Hilbert entre 1920 et 1930, propose un programme de recherche visant à formaliser complètement les mathématiques, en définissant les termes de manière non ambiguë et sans faire appel à l’évidence, c’est-à-dire à l’intuition.
Le programme de Hilbert devient l’élaboration d’une théorie formelle des mathématiques. C’est sa première partie. Pour réaliser ce projet, il devait pour cela obtenir :
Un ensemble de règles pour écrire des formules.
Un système d’axiomes écrits dans le système formel.
Un ensemble de règles de transformation qui permettent de passer d’une formule à une autre.
---------------Comme tout recours intuitif disparaît, il ne s’agit que de construire de manière
discursive un système. Les règles doivent être suffisamment précises pour être applicables
mécaniquement, sans faire aucun appel à l’intuition, c'est-à-dire d’une certaine façon à l’intelligence. On pourrait donc programmer un ordinateur en lui donnant les règles et les axiomes, et ensuite, lui demander d’appliquer successivement toutes les règles, en listant tous les théorèmes possibles au sein de la théorie formelle. Supposons que nous ayons une formule f, dont nous voudrions vérifier si elle est oui ou non un théorème démontrable à l’intérieur du système. Si nous posons à l’ordinateur la question, il pourra donner quatre types de résultats :
Il listera la formule f et pas la formule non-f
Il listera la formule non-f, mais pas la formule f
Il listera la formule f et la formule non-f
il ne listera ni la formule f, ni la formule non-f
L’interprétation est facile. Dans le cas 1, la formule f est un théorème. Dans le cas 2, la formule non-f est un théorème. Le cas numéro 3 est important, car si une telle situation se produisait, on devrait avouer que la théorie formelle est inconsistante, parce qu’elle peut à la fois prouver une chose et son contraire. Enfin, dans le cas numéro 4 on dit que la théorie formelle est visiblement incomplète, ce qui signifie qu’existent des propositions qu'elle ne peut qualifier pour dire si elles sont vraies ou fausses.
Quelle a été l’ambition de Hilbert ? La seconde partie de son programme était justement de montrer que la théorie formelle des mathématiques était consistante. Un énorme travail avait été fait pour obtenir la formalisation des mathématiques. Il restait à accomplir la seconde partie du programme et prouver la consistance des mathématiques.
Et c’est là que la surprise arrive, en 1931 comme un coup de tonnerre, dans le ciel serein des mathématiques. K. Gödel montre qu’il est impossible de prouver la consistance de la théorie formelle des mathématiques, contrairement à ce que croyait Hilbert. Nous allons donner un aperçu de cette démonstration.
Les grecs avaient déjà rencontré un problème de ce type, et au fond Gödel en a proposé une nouvelle application. Il s’agit du paradoxe du menteur.
Tous les crétois sont menteurs,
c’est Critias le crétois qui le dit.
Tous les crétois sont menteurs est une proposition qui est susceptible d’être vraie. Mais elle est une affirmation de Critias. Or Critias est crétois, comme crétois, c’est un menteur, donc ce qu’il dit est faux. Il ment, mais il affirme que les crétois sont menteurs, ce qui est vrai, donc il n’est pas menteur ! Dans cette proposition, il y a un paradoxe si on en reste à un seul plan de la logique, mais le paradoxe disparaît si on distingue deux plans. Une proposition p est vraie ou fausse dans son système formel : « tous les crétois sont menteurs ». La seconde proposition est méta-logique, elle se prononce sur un second plan, quant à la consistance du premier. « Critias le crétois le dit ». La démonstration de Gödel consiste à réécrire le paradoxe du menteur en utilisant l’arithmétique.
La formule f : « Pour tout x, il existe y tel que y >2x » est une proposition arithmétique.
La formule g : « Pour tout x, il existe y tel que y >2x est démontrable en arithmétique » est une proposition méta-mathématique.
Or, le résultat auquel parvient Gödel est le suivant : si g est démontrable, alors non-g l’est aussi. On a alors la possibilité de démontrer une formule et son contraire. Ce qui est exactement la définition de l’inconsistance. Si on suppose que le système formel employé est consistant (ce que fait Hilbert en l’occurrence avec l’arithmétique), alors on ne peut pas démontrer la formule g ni son contraire. On dit alors que g est indécidable. Or même en posant comme axiome que g est vraie, on peut toujours trouver une formule vraie et indémontrable. Non seulement l’arithmétique est incomplète, mais elle le sera toujours, même si on y ajoute des axiomes supplémentaires. Le résultat écrasant, c’est que contrairement à ce qu’espérait Hilbert, il est impossible de démontrer dans le système formel que l’arithmétique est consistante. (document)
Le théorème d’incomplétude s’énonce ainsi : dans une branche des mathématiques complexe, comme l’arithmétique, il existe une infinité de faits vrais qu’il est impossible de prouver en utilisant la branche de l’arithmétique en question.
Le théorème d’inconsistance revient à dire : il se peut dans certains cas que l’on puisse démontrer une chose et son contraire. Il est impossible de prouver la consistance de tout système formel contenant l’arithmétique par le moyen de ce système.
« On peut démontrer rigoureusement que dans tout système formel consistant contenant une théorie des nombres finitaires relativement développée, il existe des propositions arithmétiques indécidables et que, de plus, la consistance d’un tel système ne saurait être démontrée à l’intérieur de ce système ».
Les deux théorèmes de 1931 de Gödel, sur l’inconsistance et l’incomplétude de l’arithmétique ont eu des répercussions considérables. Dans toute construction conceptuelle, on peut exprimer des arguments mathématiques simples qui, que nous le voulions ou non, rentreront dans le cadre des théorèmes de Gödel. Les théorèmes de Gödel impliquent que la Vérité ne peut pas être exprimée en terme de démonstrabilité. Une proposition démontrable n’est pas nécessairement vraie et une affirmation vraie n’est pas toujours démontrable. Il est possible de soutenir des affirmations fausses, sans que l’on puisse démontrer le contraire. Inversement, il est aussi possible de soutenir des affirmations vraies sans pouvoir se justifier par une démonstration. L’ensemble des vérités possibles est plus important que l’ensemble de ce qui est démontrable. En définitive, la Réalité est plus riche que l’ensemble de nos connaissances possibles. Par un détour surprenant, Gödel a en fait mis en évidence les limites de la pensée mécanique. Ce qu’un mathématicien commente ainsi : « les théorèmes parlent de la pensée mécanique et de ses limites. Pourquoi ne pas formuler le résultat de la manière suivante : il y a des choses qui ne sont pas du ressort de la pensée mécanique » ? Le programme de Hilbert partait d’un présupposé, celui du formalisme. Le credo du formalisme tient dans ce type d’affirmation : « les mathématiques doivent être analysées comme une activité sans signification, semblable à un jeu, tel le jeu d’échec : il s’agit de règles formelles fixées à l’avance et permettant de construire certains assemblages de symboles, à savoir les énoncés mathématiques et leurs démonstrations ». Et « l’élément essentiel de la pensée de Hilbert, c’est peut être le mécanisme ». L’échec du formalisme, c’est en définitive l’échec du paradigme mécaniste. On ne peut enfermer le vrai dans le démontrable et le démontrable dans la mécanique du calcul.
C’est à cette occasion que l’on prend alors conscience qu’en réalité l’argumentation et la polémique ont toujours été présentes à l’intérieur même des mathématiques, alors qu’on les croyait à l’abri, dans le champ idéal et abstrait de la démonstration, de la nécessité toute humaine de l’argumentation. C’est la fin de l’universel mathématique auquel la pensée classique avait attaché tant d’importance. Robert Blanché résume ainsi la situation : « dans les premières années du XXème siècle les mathématiciens, qui aimaient opposer aux discussions interminables entre philosophes la sécurité de leurs propres raisonnements, se trouvent a leur tour décontenancés en constatant qu’ils n’arrivent plus à s’entendre entre eux. Il ne s’agissait pas de ces querelles qu’ils ont maintes fois connues sur des questions proprement mathématiques, mais de désaccords profonds, et apparemment irréductibles, qui surgissaient au niveau même de la prétendue évidence logique ». Par exemple, "la légitimité inconditionnelle de la démonstration par l'absurde, la validité de principes logiques aussi fondamentaux que ceux du tiers exclu et de la double négation, sont contestés par les intuitionnistes, alors que leurs propres démonstrations demeurent inaccessibles aux autres mathématiciens".
Dans ces conditions, que reste-t-il de l’idéal de la mathesis universalis ? De l’idéal d’un savoir entièrement démontrable et fondé sur l’évidence de ses principes ? Cf. Castoriadis (texte) La physique moderne a montré qu’il était possible d’édifier un savoir ne reposant pas sur l’intuition telle qu’elle est présente dans l’attitude naturelle dans le « bon sens », c’est-à-dire telle qu’elle est structurée dans la vigilance quotidienne. Bernard d’Espagnat prend l’exemple de la théorie de la relativité dont l’intuition est en effet très éloignée du bon sens de l’attitude naturelle. En l’absence d’évidence, il devient indispensable d’exiger tout à la fois une exposition complète des arguments d’une théorie nouvelle et des preuves expérimentales convaincantes.
Il devient impossible, si on regarde droit dans les yeux la pratique effective de la recherche, de continuer à croire dans la prétendue opposition entre argumentation et démonstration. Ce n’est là que fiction, fragmentation illusoire du processus de la pensée. « Comme Perelman est bien obligé de le reconnaître, l’argumentation et la discussion ne sont nullement exclues du domaine de la spéculation pure.
Les milieux scientifiques connaissent aussi la controverse, la confrontation entre thèses opposées sur des questions d’ordre théorique ».Et comme cette opposition n’existe pas,
il est parfaitement sensé de s’interroger sur ce qu’il peut y avoir d’implicite dans la démonstration scientifique, ce qu’elle enveloppe à titre de jugements de valeur, si on remonte à ses intentions premières. Il est alors possible que nous découvrions sous l’argumentation rigoureuse des
arrière-pensées, un système de valeur auquel l’ego qui argumente est en réalité attaché.
(texte) Personne ne peut nier que ces préoccupations, par exemple, étaient présentes dans les querelles sur la génération spontanée ou les origines simiesque de l’homme.
Comme le montrait Aristote dans l’Organon, dans toute démonstration il est nécessaire de partir d’une pré-connaissance déjà admise. On ne peut pas tout démontrer. (texte) Il y a des prémisses qu’il faut admettre sans démonstration. C’est à partir de là, à partir d’une reconnaissance intuitive première, que l’on construit un accord cette fois raisonné. Ce qui s’appelle démontrer. Il est nécessaire « que la science démonstrative parte de prémisses qui soient vraies, premières, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elle, et dont elles sont les causes ». Une démonstration ne crée rien. Elle transporte la vérité de ses prémisses vers une conclusion. Il faut se débarrasser de l’illusion consistant à croire que la démonstration soit en quelque manière créatrice. N’est créatif que l’acte intuitif de l’intelligence et non le mouvement discursif de l’intellect. L’intelligence est fondamentalement plus large que l’intellect.
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Dans la seconde préface de la Critique de la Raison pure, Kant loue les mathématiques pour cette aptitude à permettre un exercice de la raison dont la rigueur est un modèle. Il explique que la physique avec Galilée lui a emboîté le pas pour entrer aussi dans la voie sûre de la science, la raison imposant alors son système et ses règles. Par opposition, Kant discrédite la métaphysique, lieu selon lui de polémiques sans fin.
Mais, eu égard aux développements que la science a connu au cours du XXème siècle, nous savons pertinemment que ce genre d’opposition est simpliste. Elle part d’une opposition arbitraire entre des formes qui sont toutes des constructions mentales de l’intellect et elle suppose aussi une méconnaissance de la nature de la démonstration. On l’a souvent dit, dans notre postmodernité, au sein des sciences elles-mêmes, nous vivons une époque d’incertitude. La frontière que l’on a longtemps voulu tracer entre science et non-science est bien mince. Très mince. Illusoire.
Il est toujours possible, et même nécessaire, de regarder de manière critique le travail de la rhétorique de la persuasion. Il est essentiel que nous placions notre confiance sur ce qui est œuvre de raison et pas sur ce qui est une manipulation de l’émotionnel. Cependant, même au sein de la démonstration la plus rigoureuse, le pathos n’est jamais absent, il est seulement plus apaisé, plus serein. La conviction n’exclue pas l’implicite et l’implicite gagne à être rendu explicite dans tous les cas.
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© Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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