Le monde postmoderne dans lequel nous vivons est lié à un système économique qui est le capitalisme. L’essence du capitalisme est l’accroissement du capital, c’est-à-dire du profit. Dans l’échange, cela signifie que l’homme postmoderne est l’homme du profit, par essence le profiteur : le consommateur profite des solde, profite des avantages sociaux, tire profit de ses droits au point de devenir procédurier à outrance, tire profit de la société et attend de l’État qu’il satisfasse à ses besoins pour « profiter de la vie » comme il le dit si souvent.
Or profiter, c’est exactement le contraire de donner. Profiter, c’est extorquer, exploiter, tirer parti de, chercher un avantage, rechercher son seuil intérêt, c’est au fond se comporter en prédateur avide dont le seul objet est la consommation de l’objet de ses désirs, ou la recherche d’un plaisir. Les enseignants se plaignent souvent de voir en face d’eux des élèves qui se comportent devant le savoir comme des consommateurs, qui attendent que tout leur soit mâché, pour profiter au maximum de ce qu’il leur est fourni… tout en se donnant le moins possible eux-mêmes. Donner, c’est tout le contraire de profiter, parce que dans le don, on n’attend pas de retour. La mère donne son affection à son enfant, l’entoure de soins, quand elle aime son enfant, ce n’est pas, pour profiter des sentiments et se faire payer en retour, car l’amour est un don de soi, qui se réjouit du seul fait de donner.
La question qui se pose à nous est donc de savoir si, par delà le système économique du capitalisme, le don a sa place dans l’échange, ou bien s’il n’en fait pas partie, mais doit être considéré à part. Le don est-il une forme de l’échange ?
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D’un point de vue du fonctionnement notre économie, il n’est pas évident que le don fasse partie de l’échange. Ce n’est pas sur la base du don que l’homme actuel pense l’échange, mais avec une motivation qui tient dans une formule : « donner pour recevoir ». Donner pour recevoir imprime une intention particulière dans l’échange. Cette intention n’est rien d’autre que celle de l’ego qui cherche à tirer profit de l’échange.
1) Si, cela ne tient qu’à moi, je veux me faire payer de retour pour ce que j’ai donné ; en sorte que la raison même de l’échange n’est pas dans ce que je donne mais dans ce que, moi, j’attends, donc dans une
rétribution sur ce qui peut dès lors s'appeler ma
contribution à l’échange. Cette acception de l’échange est très commune, elle se rencontre partout, de la sphère familiale, à la sphère sociale, communautaire et politique. Que dit l’homme vital
? « Moi, je veux bien travailler 45 heures, et donner encore plus de mon temps, mais je veux être payé pour cela et en heures supplémentaires, sinon, ce ne serait pas juste ». Donc, je veux bien « donner », mais pour être
payé en retour de mes services. Je veux bien donner, mais il faut que mon
don soit reconnu. J’entre dans l’échange, de manière intéressée par le
profit que je pourrai en tirer. Ce qui m’importe par-dessus tout dans l’échange économique, c’est en définitive d'accroître ce qui m’appartient, en avoir toujours plus, recevoir d’avantage, arrondir mes fins de mois, me payer une piscine ou un chalet en montagne, une nouvelle voiture, refaire le carrelage de la salle de bain ou assurer ma retraite.
(texte) C’est là que je trouve un intérêt à échanger, en pensant à ce profit que je vais pouvoir en tirer ensuite.
Il n’est pas surprenant, en partant du fait social de l’échange, que même les études sociologiques sur le don, n’y voient pas un geste unilatéral, mais le conçoive dans la perspective d’un retour, le don appelant alors une contrepartie, ce que Marcel Mauss appelle le contre-don. Le don n’est alors que la moitié d’un échange, moitié qui n’existerait pas sans sa contrepartie. Selon Mauss en effet, le don crée une obligation pour chacun des partenaires, l’obligation de recevoir et aussi l’obligation de rendre. Il est très difficile de refuser un cadeau d’un ami, sans se sentir dans l’avenir obligé de lui rendre la pareille. Tout don créant une dette, institue moralement un échange qui pose la promesse d’un retour du service rendu. La différence avec l’échange marchand est cependant assez claire : dans l’échange marchand, le prix est fixé, on peut négocier et la démarche s’appuie surtout sur une demande. Dans le don, on ne négocie pas, il n’y a pas de prix fixé et la démarche relève de l’offre et non de la demande. L’échange marchand fonctionne à la manière d’un contrat légal.... Le don implique un contrat moral dans la dette qu’il instaure, il implique un service en retour. Les conquérants de l’Amérique emportaient des verroteries pour les donner aux indigènes, espérant par là en retour d’être traité de manière amicale, voire d’obtenir une aide de leur part. Celui qui accepte le don, accepte donc un engagement. Si je refuse un cadeau qui m’est fait en le retournant à celui qui me l’a donné, je refuse de me sentir engagé à son égard. Je peux de la sorte maintenir la permanence de l’hostilité... Si mon intention est seulement l’inimitié ou la violence, je vois dans le don qui m’est fait un piège et une dépendance que je refuse. Pour ne pas avoir à rendre, je ne dois pas accepter de ne pas recevoir. Mais je supprime par là tout échange et je renie la relation. (document) Accepter un don n’est pas neutre. Un parlementaire qui accepte les cadeaux d’un propriétaire de casino se compromet. En ce sens, le don fait bel et bien partie de l’échange et des règles économiques. (texte)
--------------- Ce que
Mauss tire, dans son
Essai sur le don, de l’analyse des formes du don, c’est l’idée que la
réciprocité est un a priori fondamental de toute relation humaine, autant dans l’échange marchand que dans le don. Où est alors la différence entre l’échange marchand et le don ? D’un côté, on peut observer que la principale caractéristique de l’échange marchand c’est son caractère objectif. Il en reste à la passation objective. Ce que Mauss en retient, c’est qu’une fois la prestation effectuée, les partenaires se libèrent de toute obligation. Le salarié repart le soir, il a fait son travail. Cela s’arrête là, il s’est libéré de l’obligation envers son
employeur... Le vendeur assure ses prestations dans le cadre du contrat. Un point c’est tout. Ce qui se passe après, cela regarde ne le regarde pas. Si le client casse l’aspirateur ou se coupe avec la tondeuse, ce n’est plus son affaire. Une fois que l’objet est payé, le client et le vendeur sont quittes.
..A l’inverse,
dans le don, non seulement la relation est plus subjective, mais et le don crée une obligation mutuelle qui maintient durablement la relation. Dans une transaction marchande, parce que la transaction est objective, les partenaires n’ont même pas à s’occuper des intentions de l’un et de l’autre, seuls comptent les éléments mesurables de la transaction. Ils sont quittes une fois que la transaction est faite. Dans le don, l’intention subsiste comme un lien invisible..: « J’ai une dette envers Pierre, un jour il m’a sorti du pétrin et je lui doit quelque chose ! Sorti du fossé, je lui ai dit ‘je te revaudrai cela’ ». « Ce qu’il a fait pour moi, je dois le faire pour lui ». Le don laisse derrière lui une relation privilégiée entre deux personnes, voire entre une personne et une communauté. La dette corrélative au don se différencie donc de la dette marchande. La dette marchande, celle du ménage surendetté, est une
dette négative et objective qui symbolise un manque. La dette du don est une
dette positive qui symbolise une relation particulière de confiance entre personnes. Pour Mauss, le don fait partie de l’échange ; il favorise l’échange, mais dans un esprit opposé à l’esprit du commerce. Selon Mauss,
le don est avant tout fondé sur des valeurs immatérielles telles que le prestige, la popularité, la fidélité loyauté ou l’amitié. Il crée des
valeurs de lien, tandis que l’échange marchand ne crée que des valeurs utilitaires. Mauss interprète ainsi le don et le contre-don des polynésiens comme produisant ce qu’ils appelle le
mana, de la valeur spirituelle. Plus on donne, plus on est grand.
2) Seulement, le problème c’est que pour notre part, nous fonctionnons sur l’échange des valeurs matérielles. Si les hommes acceptent de vivre en société, sur le fondement des exigences de l’ego, c’est avant tout pour des raisons utilitaires. Dans un système économique strictement utilitariste, tel que le nôtre ; fondé sur une interprétation de la valeur en terme d’argent, nous sommes par avance conditionnés à nous représenter l’échange comme échange marchand. En poursuivant de manière systématique la recherche de leurs satisfactions privées, les hommes ont inventé, ce qui s’avère être la forme la plus efficace de l’échange, l’échange marchand. Celui-ci s’est implanté dans le système du travail, le salariat, le tout encadré par le commerce et la monnaie.
Dans l’échange marchand, le capitalisme moderne ne fait que généraliser le souci exclusif de l’intérêt privé. Le concept de l’échange marchand s’insinue partout, là même où il y avait autrefois une gratuité, une disponibilité pour tous. Difficile de se promener librement dans les grandes villes. Tout est privé. Rares sont les espaces publics, même loin des zones urbaines. Il faut payer pour mettre les pieds sur la plage, payer pour longer une rivière, aller aux toilettes, regarder un paysage, ou s’asseoir sur un banc ! Acquisition de bien, loisir, travail, repos, naissance et mort, il semble que toute activité humaine devient de fait soumise aux lois d’un marché. De sorte que, dans le monde
postmoderne, l’échange marchand ne laisse plus vraiment de place à la relation du don. D’ailleurs, ni la réciprocité morale, ni les valeurs immatérielles n’y jouent un rôle vraiment significatif, car ce qui en détermine la logique, c’est d’abord le profit.
L’objectivation de l’échange. En conséquence, le don n’occupe dans nos sociétés qu’une place marginale, à côté de l’échange marchand devenu la seule forme réelle de l’échange. Et c’est bien de cette façon que communément nous l’entendons. Pour la plupart d’entre nous en effet, l’opinion qui semble aller de soi, c’est l’équation : échange=échange marchand. Est-ce seulement pour nous dédouaner de notre mauvaise conscience que nous disons,qu’heureusement, il y a toujours à côté de l’échange marchand, des actes de bonne volonté ? Est-ce parce que nos échanges sont avant tout marqués par l’avidité et l’égoïsme frénétique, que nous avons gardons un certain respect devant l’altruisme ? Devant la générosité ? Je vais au supermarché pour remplir mon caddie, mais je donne une pièce à la sortie pour une œuvre caritative. Je consomme passivement de la télévision, mais je téléphone pendant le Téléthon. Je fais les magasins de luxe, mais je porte des vêtements et des chaussures, des médicaments aux organisations humanitaires. Il n’y a pas pour de confusion dans mon esprit, ce n’est pas sur le même plan, les motivations
ne sont pas les mêmes.
De même, la distinction entre le don, le vol et le prêt est très nette. Donner n’est pas prêter, ce qui m’a été prêté ne m’appartient pas. J’ai le devoir de le rendre et je n’ai par le droit de le conserver comme s’il s’agissait d’un don. Ce serait trahir le contrat moral de confiance qui me lie avec une autre personne, contrat qui n’a rien à voir avec le sentiment d’obligation de la dette. Si je garde le livre que Pierre m’a prêté, je le vole, je nie la propriété d’une autre pour en faire la mienne. C’est une faute morale. (texte) Le prêt peut-être marchand. On me prête une voiture de remplacement en cas d’accident, en attendant que ma voiture soit réparée. Il peut aussi être non marchand : mon voisin me prête son taille-haie électrique pour couper les sapinettes. Le prêt, comme le don, est inscrit dans la relation humaine de réciprocité. Cependant, il suppose fondamentalement comme sujet la conscience de l’ego et son sens de l’appartenance. Comme chaque moi se différencie d’un autre moi, chaque moi a une conscience aiguë de ce qui lui appartient et de ce qui lui revient.
Il est vrai que l’ego lui-même, en tant qu'individualité sociale, est pris dans un système de relations économique qui a aussi sa logique. Celle du marché. Or le marché, tel que le définit le capitalisme, a une vocation essentielle, l'accroissement du capital sous la forme du profit. Si on en restait seulement au concept de profit, la relation avec la conscience serait très simple. - Profiter est un terme qui appartient au registre de l’avidité de l’ego -. Cependant, le marché, dans sa logique interne, n’est pas seulement gouverné par l’échange entre les personnes. Il forme un système et un pouvoir.
1) Ce pouvoir règne sur la consommation et sur le travail. La
logique du marché financier, en visant à accroître la valeur actionnariale, dicte sa loi au marché du travail. Qu'importe s'il faut licencier des milliers de personnes, quand il faut redresser la valeur d'une action en bourse, en se débarrassant de secteurs d'entreprises jugés peu rentable ! Et le profit n’est même pas fait pour
une traduction sous la forme de consommation individuelle d’objets de luxe. Il reste dans l’abstraction. Les capitaux en bourse. En déroulant jusqu’au bout cette logique, on parvient à un point où
la loi du marché ne consiste même pas à dégager du profit, mais à surtout viser l'accroissement du profit. Cet accroissement n’a d’autre référence que lui-même en tant que système. Il ne concerne pas la sphère de la Vie. Profiter veut dire accroître sa part du gâteau. Du fait même de l’introduction du système économique capitaliste, il y a une déconnexion entre la
sphère financière qui centre son activité sur la bourse et la sphère réelle de la vie, celle des besoins humains, de l'échange des services, de la prospérité collective, du vécu de chaque homme en ce monde. Dans un système économique capitaliste, le marché devient son propre objet et met l’économie au service de son propre empire sous la forme de la spéculation, en faisant tourner en rond la valeur, indépendamment de la vie qui l’a produite.
Puisque la valeur financière est abstraite, son objectivité tient seulement à des chiffres, et son empire se traduit par l’objectivation de tous les processus humains qu’elle encadre. Dans sa logique systématique, le capitalisme prend les moyens, pour réaliser sa fin ; il s'agit alors de rendre l'échange purement objectif, de tout transformer échange, c'est-à-dire en quelque chose qui s'objective sous la forme de l'argent. De ce point de vue, l'échange est non-affectif, il est dégagé de toute personnalisation et fondé sur le strict intérêt. Il est dépourvu de Vie. Il est seulement un transfert objectif.
Pourtant,
même quand nous ne faisons qu'aller chercher une baguette chez le boulanger, nous échangeons toujours au-delà de l’échange marchand. Nous échangeons quelques mots, un sourire, une connivence parfois. L'acte de l’achat déborde le seul intérêt économique. Il ne reste plus rien de cette relation au supermarché, qui réalise davantage l'essence de l'objectivation du capitalisme. Le contact humain est simplifié, limité au strict minimum : pas le temps de parler avec la caissière (quand il y en a une !). Le vendeur est débordé, il ne s'occupe que de questions techniques, ne voit face à lui que le client. Il est obnubilé par le chiffre d'affaire de son rayon. L'essentiel de la relation tient dans la sollicitation d'achat et sa traduction chez le client par un caddie bien plein, chez le chez de rayon par une chiffre d’affaire en hausse. La relation humaine a été objectivée et
l’échange sur le fond est devenu marchand. Dans le monde postmoderne dans lequel nous vivons, la sphère du non-marchand s'est réduite comme une peau de chagrin. « Tout s'achète, tout se vend, l’amour, l’art, la planète Terre, vous, moi » écrit F.
Beigbeder au début de 99F. Tout est consommable et consommé, tout est denrée périssable, on dit d’ailleurs « des consommables » pour certains produits. Y compris l'éducation ! L'élève va en classe en consommateur. Il exige un bon rapport qualité-prix : qu'on lui serve de quoi avoir son bac, sinon il va se plaindre ! Il se comporte comme un consommateur et voit dans le professeur un distributeur de savoir, comme il y a des distributeurs de boisson ! Il ne voit pas la personne qui donne souvent son cœur à la tâche, qui donne son temps et son travail ; de même que le consommateur ne voit pas la caissière, pas la femme au travail, elle qui donne de sa vie pour recevoir un si maigre salaire. On râle contre la caissière et le mauvais service après vente en oubliant la vie subjective, pour ne regarder que l’argent et son investissement. Comme on râle contre les professeurs ! Ce « on » a été bien dressé, il est le sous-produit de la société de consommation, le dernier avatar du capitalisme, l’ultime triomphe de la culture de la production de masse. Celui qui correspond à une vitalité frustre, à une subjectivité avide. Michel Henry dans Du
Communisme au Capitalisme a des mots durs à cet égard : Cette « subjectivité vide de l’Occident est une subjectivité avide : elle ne tient pas en place. A la manière des poissons dont elle a pris le regard, elle se jette sur tout ce qui bouge, sur les miettes qu’on lui jette, sur tous les leurres. Car on lui a appris à ne désirer que des leurres et des leurres seuls peuvent la combler, - à condition qu’il y en ait toujours d’autres ». L’Occident reproduit la figure de ce que Shri Aurobindo appelle le
barbare vital qui a pour dernière idéologie le
commercialisme. Aurobindo en donne ce portrait dans Le
Cycle humain : « le barbare vital et économique fait sa règle et son but de la satisfaction des besoins et des désirs et de l’accumulation des biens matériels. Son homme idéal n’est pas l’homme cultivé, ni noble, ni réfléchi, ni moral, ni religieux, mais l’homme qui réussit.
Arriver, réussir, produire, accumuler, posséder, telle est son existence.
Accumuler des richesses et toujours plus de richesses, ajouter des possessions
aux possessions, l’opulence, l’étalage, le plaisir, un luxe encombrant et sans
art, une pléthore de commodités, une vie dénuée de beauté et de noblesse, une
religion vulgarisée ou froidement conventionnelle, la politique et le
gouvernement changés en commerce et en profession, les jouissances devenues une
affaire, tel est le commercialisme. »
---------------Si encore ce genre de mentalité incluait le souci de l’humanité, ce serait au moins une bonne chose, car on ne laisserait crever de
faim les deux tiers de l’humanité. Au minimum, on ne laisserait pas dans la misère la plus totale le marginal qui dort sur des cartons, devant des boutiques de luxe. Mais
si le
capitalisme est parvenu récupérer tout espace vital pour en faire une espace marchand, celui qui n'a pas d'argent, n'a plus d'espace vital. Il ne peut plus rien en ce monde, ni consommer des leurres, ni avoir de quoi vivre, ni même à la limite même avoir le droit de dormir et de s'asseoir. Il est
exclu de la satisfaction des besoins et des commodités de la vie, parce qu'il ne participe plus du système de l'échange fondé sur
l'argent et le
profit. Le capitalisme produit nécessairement l’exclusion et non pas de manière accidentelle, mais
bien de manière nécessaire. Car il transforme la relation humaine en échange marchand ; or quand vous n’avez plus rien pour payer un service, vous ne pouvez même plus entrer dans l’échange humain. Vous êtes en décalage avec la société. Vous ne pouvez plus que traîner dans les marges et tenter de grignoter les
miettes que le système voudra bien vous laisser. Il faut un salaire pour exister ! Avec un salaire on paye, on est un bon
consommateur, ce qui est la première identité de l’homme
postmoderne. Si je n’ai pas d’autre identité que se passe-t-il ? Si je ne peux même pas consommer, je ne suis plus rien ! Je n’existe plus dans aucun rôle qui me permettrait une élémentaire reconnaissance. Je ne suis plus qu’un parasite social. Et un
parasite, on cherche à l'éliminer, directement ou
indirectement.
2) Toutefois, pour une société,produire des exclus reste moralement insupportable. Le visage
de la misère est toujours une insulte au regard du profit
démesuré et du luxe tapageur. Et il appelle son contraire. Même dans le contexte
du profit, on voit que le don persiste et même il persiste à une grande échelle. Est-ce, par une sorte de mouvement de retour d’un balancier, que notre avidité appelle le don ? Il existe des formes contemporaines du don dans le monde de l’industrie ; mieux, on est très porté à le dire, un
marché
caritatif (encore c’est invasion de la représentation de l’échange comme exclusivement marchand). Les grandes firmes industrielles ont souvent leur fondation caritative. Les sociologues ont noté que depuis les années 1990, les jeunes managers qui réussissent dans l’industrie électroniques de Californie se sont découvert une passion à travers pour la protection de l’environnement, la lutte contre la pauvreté, l’aide aux communautés ethniques en voie de disparition où les initiatives de communautés locales. Il est assez incompréhensible de voir que l’on puisse ainsi combiner le souci du profit, de la consommation de luxe avec une éthique communautaire. Ce n’est pas seulement une visée d’intérêt bien compris, la
philanthropie
est un moyen de s’aider soi-même. Ce serait heureux, si le "soi" en question s’étendait à toute l’humanité. Le monde est ma famille en un sens, et aider les autres, c’est s’aider soi-même.
Ou bien est-ce que la motivation première du don est de payer en quelque sorte sa dette envers la société, comme on l’a parfois avancé ? En effet s’enrichir crée une dette envers la communauté dont on est issu, mais alors on ne donne pas vraiment, on ne fait que s’acquitter d’une dette. C’est un peu comme si on n’était jamais tout à fait quitte de ses dettes, envers ceux qui ont permis que l’on devienne riche et envers tous ceux qui n’ont pas cette chance de la
fortune acquise au gréé du marché.
On y revient toujours : pour l’économiste, la question est : pourquoi donne-t-on si on n’y a pas directement intérêt ? Mais implicitement, il y a dans le don beaucoup plus que ce qui est le seul résultat d’un calcul. Le don n’a de sens que s’il est désintéressé, (texte) que s’il est un don du cœur. Que s’il est générosité. Dans le don vrai, le moi s’efface pour se laisser traverser par le don lui-même. Ce que le don reconnaît ainsi, c’est le sens premier, subjectif et vivant de la relation humaine. Ce que la représentation de l’échange marchand méconnaît gravement, c’est que l’échange objectif recouvre toujours un échange premier, beaucoup plus subjectif, qui est celui de la vie avec elle-même. L'échange marchand ne voit dans l’échange qu’une prestation et dans les protagonistes des prestataires dont la motivation doit pouvoir se quantifier en espèces. Vivre, c’est vivre en relation et vivre en relation, c’est constamment échanger, et mais échanger a un sens qui n’est pas du tout économique : dans l’échange verbal, l’échange des opinion, sous la forme d’échange amical, d’échange amoureux, d’échange intellectuel, de communion esthétique et d’échange subtil de sentiments. Cela ne s’objective pas, cela ne se mesure pas, mais c’est bien là Vie elle-même qui est présente à ce niveau.
Une analogie (R)
peut ici nous éclairer. Le corps humain, en tant que vivant, est globalement nourri par la circulation du sang. Chacune des parties du corps est nourrie par l'afflux de sang. Nous ne pourrions pas imaginer l'organe du cœur se mettant à capitaliser du sang pour lui-même, fabricant une poche de sang pour la retirer de l'échange. La vie n’est pas bête à ce point. Ce serait une mesure qui la mettrait contradiction avec elle-même.1) Or le capitalisme se comporte exactement de cette manière. Il stocke l'argent en dehors du circuit de distribution, il soustrait la valeur produite par le travail en la faisant tourner en elle-même. Ceux qui ne sont pas nourris sont donc comme des membres d’un corps qui se dessècheraient peu à peu. L'exclus, c'est exactement cela : un membre atrophié qu'il ne reste plus qu'à couper. L'exclusion est produite par la logique même de l'échange et non pas comme un effet secondaire indésirable, dû au hasard. Le capitalisme ne réalise pas l'essence de l'échange qui est de distribuer la prospérité, il convertit la prospérité en valeur financière et la conserve pour elle-même. Pire, il en joue de telle manière que en quelques secondes dans un krach boursier, la valeur produite est grillée et détruite : la valeur produite par le travail de millions de personnes. C'est un peu comme si, pour continuer avec la sordide analogie du cœur cherchant à capitaliser, la poche non seulement conservait le sang, gonflait, mais le faisait pourrir, ce qui nécessitait de la vider de temps à autre !! Capitaliser pour accroître le capital et crever la poche de pus de temps en temps !!
Bien sûr, on rétorquera que c'est au politique de régulariser l'échange pour le ramener à sa dimension essentielle, pour ramener l’échange au service de la vie. Mais est-ce bien ce que nous avons sous les yeux? Le libéralisme suit la même logique, lui qui croit à une main invisible ordonnant le marché pour le mieux. L’État est sensé intervenir très peu dans la régulation, juste pour régler les écarts aux règles de la concurrence, pour corriger les inégalités qui empêchent les plus défavorisés d’y faire face. Certes, l’intérêt est le moteur de l’échange, mais d’un autre côté, il ne peut pas assurer la cohésion sociale, le politique doit passer au dessus et assurer la suprématie de l’intérêt général. Or le libéralisme entend limiter les attributions de l’État. Ce qui n'est pas une min ce contradiction si cela revient à ne plus intervenir dans le domaine économique. Les inégalités, de toute manière, sont compatibles avec l’échange, à condition que celui-ci soit toute de même en équilibre. Le libéralisme dit que si certains choisissent de travailler moins, ou ne veulent pas prendre des risques, personne ne peut-être tenu pour responsable de leur échec sinon eux-mêmes. Le principe invoqué étant, qu’il serait absurde de vouloir corriger des inégalités qui n’ont été voulues par personne. Mais cette hypothèse ne peut fonctionner, que s'il y a un état de concurrence parfaite, qui donne à chacun des chances égales de réaliser ses intérêts. La rareté fausse de toute manière ce mécanisme : un employeur peut toujours choisir qui il veut employer, l’employé lui est contraint de subir les clauses d'un prétendu "contrat" de travail qui n'en n'est pas un en fait, car le contrat ne fait que le mettre à la solde de l'employeur. La condition sociale de chacun est d’emblée marquée par l’inégalité dans la propriété.
Qu'on le veuille ou non,
la conception économique et la conception morale de l’échange s’opposent.
Pas d’échange sans un contrat établissant l’équivalence des biens échangés. Mais la recherche de l’intérêt individuel sous la forme de profit peut-elle aboutir à la réalisation, de l’intérêt général ? Le profiteur de la consommation profite-t-il vraiment à un autre? Le mot profit contient d'emblée une contradiction. A. Smith admettait que posséder des domestiques, des objets prestigieux, mais coûteux, donnait du travail à des ouvriers, permettait
de créer des richesses augmentées d’un profit. Mais la logique du profit pour le profit n'est pas la logique de la
prospérité. Comment croire, avec
A. Smith, dans
Recherches sur la richesse des nations, que chacun, travaillant à son profit personnel, il puisse y avoir une sorte de « main invisible » qui, on ne sait trop comment, harmonise les intérêts des uns et des autres. Comment croire que cette main est en plus la loi du marché? La loi de marché sert de régulateur, elle retient les compétences, elle rée une émulation qui permet de faire face à la concurrence... et elle élimine ceux qui n’on pu s’y adapter. La loi du marché est une
loi de la jungle, une lutte pour la vie sélective. C’est le
darwinisme économique un point c’est tout. Logique impitoyable en fait, qui joue sur le facteur de l’émulation générale, mais sans relation directe avec la prospérité générale. Soyons clair :
la
rationalité économique, c’est rechercher le maximum de profit au moindre coût, ce qui exclut nécessairement les sentiments, s’ils s’opposent à l’intérêt économique lui-même.
C’est une logique du
calcul. Si Le devoir moral commande de traiter autrui conformément à sa nature de fin et non comme un moyen, la logique de l’intérêt commande l’inverse, de le percevoir comme moyen pour sa propre fin. L'échange économique, tel que le capitalisme le détermine, n'est pas humain. Nous ne pouvons pas nous en tenir à des bonnes intentions morales, nous ne pouvons pas demander au patron d'être gentil avec ses employés. Dans le monde impitoyable de la finance, on ne fait pas des affaires avec des bons sentiments (comme en politique dirait
Machiavel). On fait de l’argent.
Pourtant, qu'est ce que l'argent en lui-même? Quel est son sens? L'argent est un intermédiaire de quelque chose qui circule à travers lui. Il n’est que l’objectivation d’un courant invisible qui circule à travers lui. Sa valeur n'est pas objective, sa vraie valeur est subjective, l'argent est fondamentalement fait pour nourrir la vie. Ayons enfin de l’audace. L'argent est la Vie elle-même et rien d'autre. La Vie est présente dans l'argent, dans le mouvement des biens, dans la passation des biens, la Vie est présente dans ce que l'argent réveille en nous, dans nos frustrations, dans nos désirs non accomplis de biens. Quand nous souhaitons quelque chose, quand nous désirons, nous ne considérons pas la Vie qui circule dans l'échange. Et pourtant, elle y est... Dans le flux et le reflux de l'argent, nous avons toute l'Histoire de l'humanité dans ce qu'elle a de plus profond et de plus fin. Nous avons également tout ce que l'humanité veut cacher parce qu'elle veut garder, posséder, obtenir.
2) Il y a une clef.
L'argent est la Vie, tout ce qui a affaire à l'argent, aux affaires, de quelque sorte qu'elles soient, c'est la relation de la Vie avec elle-même, et comment l'homme s'inscrit difficilement à l'intérieur de la vie.
C'est un jeu, c'est aussi une réalité, celui qui désire ardemment la richesse ne désire qu'une seule chose, rencontrer l'abondance de la Vie et la recevoir en lui. Et celui qui méprise la richesse et préfère les biens spirituels, méprise aussi d'une certaine façon la Vie en lui et se croit indigne de la recevoir sous toutes ses formes. C'est un schéma assez vrai dans l'ensemble, il ne contient pas tout le détail de l'âme humaine, mais il contient toutes ses grandes aspirations. Aujourd'hui, lorsque nous achetons un gâteau à la boulangerie, nous donnons de l'argent, nous partageons. Nous sommes l'artisan d'un réseau, et pourtant nous n'avons jamais conscience de ce que nous faisons à ce moment-là. On cherche juste dans les poches les quelques pièces, on les sort, on s'en débarrasse. Nous les repassons à quelqu'un d'autre qui les repasse à quelqu'un d'autre, et tout ce que nous avons mis dans cet argent en énergie, en frustration, désir, avidité, honte, se transmet dans ces quelques pièces ; dans le gâteau que nous mangeons. Alors, nous recevons de l'autre ce qu'il y a mis d'espoir, d'amour ou d'attente. Regardons bien la chose : chaque fois qu'une pièce passe de l'un à l'autre, elle tisse un fil, un fil noir, un fil blanc, un fil bleu, et ces milliards et milliards de fils font la toile et la trame du monde tel qu'il est aujourd'hui. C'est l'histoire de la Vie, de nos attentes devant la Vie, de notre amour de la Vie. Ill n'y a rien d'autre que le monde de la Vie, et parce que ce monde-là n'existe pas hors de nos attentes et de notre amour de la Vie. Nous devons redonner à l'argent sa vraie valeur dans l'échange de la Vie. Cela signifie que nous devons reconsidérer la vie dans l'échange, la vie qui se communique et se donne, la vie qui s'accroît d'elle-même dans l'échange quand précisément l'échange est porté par le don. Il est dans la nature même de la Vie de se donner à elle-même indéfiniment et de chercher sa propre expansion. C’est justement en cela qu’elle est vivante, parce que perpétuellement, elle se donne dans son épreuve de Soi et pour son propre accroissement. C’est pour cette raison métaphysique fondamentale que donner est une joie ; car donner c’est aller dans le courant qui porte la vie, qui supporte la vie, tandis que profiter, prendre, extorquer, exploiter, ne nourrit pas, ne supporte pas la vie. Entre les êtres humains, c’est du vol, dans la relation à la Nature, c’est du
pillage et du gaspillage.
Le don n’a jamais été un concept « économique ». Nous avons bien vu d’ailleurs à quel point les analyses économiques reconduisent nécessairement à la conscience et à la nature de l’ego. Le don n’est pas seulement un devoir « moral ». C’est encore plus radical. Le don se situe dans l’intériorité vivante, dans le rapport de soi à soi qui fait que la Vie est proprement vivante au sein de sa Manifestation. Le don n’est pas une la représentation d’une nécessité « intellectuelle ». Le don se situe en deçà des calculs et des représentations de l’intellect, le don appartient au Cœur. Le don véritable découle de l’amour. C’est en ce sens seulement que le comportement idéal est fondé sur le don. Le secret du don est aussi d’être une ouverture proposée à l’ego qui permet justement déclore l’égoïsme.
Que donnons-nous donc d’abord, si le don est à ce point radical ? Comme le montre Jacques Derrida ce qui est proprement essentiel, c’est la dimension métaphysique du don au sens où le premier don, c’est le don de la Présence. Ce don "qui n’est pas don d’une chose [...], qui donne mais sans rien donner". Or, comme le découvre Jacques Derrida, cela signifie que
le don est un effacement de soi, un effacement de l’ego traversé par le don, mais qui ne saurait en aucun sens le
revendiquer.
Le don, parce qu’il est Présence qui donne n’attend rien et n’attend rien en retour de personne. "À la limite, écrit Derrida, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don: ni au donataire, ni au donateur. Si l’autre le perçoit, s’il le garde comme don, le don s’annule. Mais celui qui donne ne doit pas le voir ou le savoir non plus, sans quoi il commence, dès le seuil, dès qu’il a l’intention de donner, à se payer d’une reconnaissance symbolique, à se féliciter, à s’approuver [...], à se rendre symboliquement la valeur de ce qu’il vient de donner, de ce qu’il croit avoir donné, de ce qu’il s’apprête à donner."
L’Être se manifeste ainsi, comme une Présence qui se donne elle-même sans rien attendre, dans une donation qui joue le jeu libre de la Manifestation de soi à soi.
(texte) Comme la rose qui donne son parfum sans pourquoi. Parce qu’il est dans sa nature de se donner.
Il faut reconstruire notre système économique et le mettre en adéquation avec la Vie et cesser de penser l’économie comme une sphère à part et surtout comme une sphère objective qui aurait une réalité en dehors de la conscience. Toute initiative économique qui renoue avec le sens intime de l’échange est peut-être une indication d’une révolution économique à venir.
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C'est une déformation de l'esprit de notre temps de ne penser l'échange qu'en termes économiques, une déformation de notre époque que de ne voir dans l'argent que le profit. L'échange est humain parce qu’en lui la Vie qui circule en elle-même. La malédiction jetée sur l'argent doit être levée de même que devrait être balayé le culte de l'argent pour l'argent qui ne nourrit pas la vie. Nous devons repenser entièrement l'échange pour reconstruire une économie digne de l'humain. C'est la condition d'un dépassement du capitalisme lui-même. Or pour que l’économie rende justice à la vie qui la supporte à son insu, il faut qu’elle lui rende sa valeur de don.
Il n’y a pas à opposer le don et l’échange. Il est absurde de mettre d’un côté l’échange, pour le ranger dans la catégorie « économique », et de l’autre, le don, pour le ranger dans la catégorie « morale », quand l’un et l’autre ne prennent un sens que dans la Vie elle-même. Il n’y a pas une seule dimension de l’existence où le don ne soit présent, car il est aussi omniprésent que la Vie peut-être présente à elle-même pour autant qu’elle est vivante.
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© Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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