En 2006, le prix Nobel de la paix 2006 récompense Muhammad Yunus pour son système bancaire de micro-crédits et l’immense service rendu aux plus pauvres en Inde. Signe des temps qu’il est possible de concevoir un fonctionnement de l’argent différent ce que le capitalisme nous a proposé jusqu’à présent. Il est tout à fait concevable que la création de crédit ne soit plus inscrite dans la logique : plus vous être riche et moins cher vous payez le crédit et plus vous êtes pauvres, plus vous devez vous saigner les veines pour rembourser dans les modalités infernales stipulées dans les contrats. Il est possible d’imaginer un système permettant d’aider les plus pauvres à se construire de meilleures conditions de vie en investissant délibérément dans des projets de petites entreprises locales ou d’artisanat. Bref, de réorienter le système économique pour le mettre au service des hommes et non l’inverse de mettre les hommes au service des intérêts de l’argent.
Or nous avons vu que la monnaie a une fonction d’intermédiaire entre les biens et les services qu’elle permet d’échanger. Nous avons montré avec Aristote que la corruption de l’échange commençait lorsque le système économique provoquait un renversement par lequel l’accroissement de l’argent, devenant une fin en soi, biens et services se voyaient rétrogradés au rang de simples intermédiaires pour le profit.
La question est donc de savoir comment il serait possible d’instaurer un système monétaire qui reste au service de l’amélioration des conditions de vie, sans pouvoir être détourné de sa destination. Quels choix faut-il opérer pour édifier un système monétaire au service du bien de tous ?
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Dans une précédente leçon, nous avons aussi vu que l’État est à la fois trop grand pour gérer les petites choses au niveau local et trop petit pour gérer les grandes, les projets dont la portée embrasse l’humanité et la Terre. Nous avons montré le sens de la formule think global and act local. En économie il y a deux conséquences qui semblent s’imposer : a) nous avons tout intérêt au niveau municipal à adopter le principe des monnaies locales. b) Nous aurions aussi certainement intérêt au niveau global à adopter le principe d’une monnaie mondiale. Nous allons ici concentrer nos investigations sur le premier point pour tenter de mieux en cerner la portée.
1) Pendant la crise des années 30 eu lieu dans la petite ville du Tyrol autrichien de Worgl une expérience à l’initiative du maire, Michael Unterguggenberger. Voyant se défaire les structures économiques de sa ville et la pénurie se développer en raison des conséquences de la grande dépression, celui-ci décida en 1932, pour relancer l’activité de l’économie, de créer une monnaie locale. La situation n’était pas brillante. Le chômage avait augmenté de 30%. Le gouvernement avait accumulé des dettes de 1,3 million de schillings autrichiens, alors que les réserves en liquidité étaient seulement de 40.000. Michael Unterguggenberger décida de mettre en pratique les théories de Silvio Gesell pour qui l’argent doit être défini de telle manière que ceux qui le possède ait avantage à le dépenser, à le faire circuler et non pas à le thésauriser. On imprima donc 32 000 bons-travail portant un taux d'intérêt négatif de 1% par mois, pouvant être convertis en schillings pour 98% de leur valeur.
---------------Le succès fut immédiat. Les bons circulèrent si rapidement, que seuls 12 000 d'entre eux furent en fait mis en circulation. Le système fut accepté facilement par les entrepreneurs et la population locale. Les bons permirent de réaliser pour 100 000 schillings autrichiens de projets de travaux incluant construction, réparation de routes, ponts, réservoirs, systèmes de drainage, usines et bâtiments. Cette monnaie fut aussi autorisée pour le paiement des taxes locales. Pendant l'année où la monnaie locale fut mise en service, elle circula 13 fois plus vite que le shilling officiel. Le résultat fut un effet puissant de catalyseur pour l'économie. Les arriérés en impôts locaux se réduisirent de façon significative. Le chômage fut carrément éliminé, alors qu'il demeurait très élevé dans le reste du pays et aucune hausse des prix ne fut observée. Le système sitôt mis en place eut donc immédiatement des résultats. La production de biens et de services était accrue, l’accès au crédit simplifié et l’activité économique stimulée. La caractéristique étrange de cette monnaie locale était de se déprécier tous les mois de 1% (on dit que c’est une « monnaie fondante »). Les gens étaient incités à le dépenser dans le seul circuit où il avait court, c’est-à-dire au niveau local. En seulement un an, l’économie se redressa de manière spectaculaire et la ville de Worgl devint un centre d’intérêt pour les économistes du monde entier qui suivait l’expérience… jusqu’à ce que la Banque Nationale Autrichienne mette un point d’arrêt à cette tentative par une action en justice !... Pour violation de pouvoir sur la monnaie !! Le système disparut en 1933. Il faut dire qu’à une époque de sacralisation de l’État, il fallait une certaine audace pour attaquer ainsi de front la centralisation étatique. Au bout du compte, l’initiateur du projet avait si bien réussi… qu’on l’avait jeté en prison !
2) En 1982, un canadien résidant près de Vancouver, Michael Lynton, cette fois sans base théorique et seulement de manière pragmatique, tente une expérience du même genre. Lynton est frappé par le fait qu’autour de lui beaucoup de personnes douées de toutes sortes de savoir-faire et de talents, sont réduites à l’inactivité du simple fait du manque d’argent. C’est une situation bloquée de manière irrationnelle dans la mesure où, s’il y a une richesse humaine capable de s’exprimer dans du travail, il est incompréhensible que ce soit le système monétaire qui congestionne en quelque sorte l’échange. Lynton a donc l’idée d’inventer lui aussi un crédit fondé sur la confiance mutuelle court-circuitant l’intervention d’une banque, le Local Exchange Trading System, ou LETS. L’idée de base, c’est que l’échange se développe à l’intérieur d’un système coopératif, le green dollar, au départ équivalent du dollar canadien. Un comptable devait alors enregistrer les montants échangés et informer chacun des membres participants de leurs soldes respectifs.
Concrètement cela veut dire quoi ? Partons d’un modèle très simple. Échangeons sur la base 1 heure de travail = 1 heure de travail. Mettons que A est disponible pour garder des enfants. B s’entend assez bien pour tondre la pelouse et tailler des arbustes. C est bricoleur pour peut réparer un robinet qui fuit ou changer un lavabo usagé. D est une très bonne pâtissière tout à fait apte à préparer des gâteaux d’anniversaire pour tout le monde. E possède un grand jardin qu’il adore entretenir et il peut fournir les légumes de son potager. F fait tous les jours un trajet pour aller au travail et peut fort bien déposer au passage G qui lui n’a pas de voiture, H donne des cours de guitare etc.
Chacun d’entre eux rend un service qui peut entrer dans l’échange collectif. Les participants évaluent par eux-mêmes les transactions. Le système LETS tient la comptabilité des échanges en termes de « débit » et de « crédit ». (5 heures de repassage, 5 heure de jardinage, de plomberie etc.) Le nom de l’unité de compte importe peu, elle sera baptisée localement. Seules les unités rentrent dans la comptabilité. S’y ajoute ensuite bien sûr à côté les frais que le service entraîne (essence, achat du matériel etc.), réglés entre les personnes. Le LETS diffuse les offres de service des participants, mais n’est pas responsable de la qualité de ces services. Il faut laisser le maximum d’initiative à la relation directe des personnes. L’état des comptes doit être transparent de sorte que chacun puisse à tout moment le consulter et connaître la situation de tous les comptes. Il est bien sûr entendu que les comptes en crédit et débit ne donnent lieu à aucun intérêt. Le système est très souple, les membres ne sont même pas tenus pour accéder à un service d’avoir un compte positif. La relation humaine étant directe, l’accent est mis sur la convivialité. (texte) Il est tout à fait possible d’avoir son compte en négatif quelques temps. Un comité est prévu pour repérer les comptes dont le débit deviendrait trop élevé afin de chercher avec les participants le moyen de les équilibrer. Si A s’est fait réparer la toiture de sa maison et a bénéficié du jardinage de B avec un grand avantage, A propose dans le mois trois heures de garde d’enfant supplémentaire pour équilibrer son compte. Idem pour B qui a eu un gros rhume pendant trois jours et n’a pas pu travailler mais qui peut ensuite etc. Avec un réseau créateur de lien social et qui ne passe pas par une gestion de type étatique, la confiance joue facilement, tout le monde y trouve son compte et en fait il y a très peu d’abus. Les participants d’un système d’échange local ne se comportent pas comme des « consommateurs », qui ne chercheraient qu’à « profiter ». Ils font la différence entre la coopération au sein d’une association et la consommation régie par la logique du profit producteur/consommateur. Un LETS resserre les liens humains entre voisins. Ce qui nous ramène tout droit vers ce que nous disions plus haut à propos de Marcel Mauss au sujet du lien social qui accompagne toute relation dépassant le cadre de l’échange marchand. Nous disions que dans un échange purement marchand, la relation humaine s’efface. Une fois que le vendeur a réussi à placer sa marchandise, peut lui importe ce qui advient. Il a finit son « travail » et se sent déchargé de la relation. C’est ainsi que dans une société de consommation chacun se retrouve avec son quant à soi, de sorte que l’individualisme prévaut. Dans un LETS, la relation est plus vivante, fondée sur la convivialité et le service mutuel, elle perdure au-delà du service rendu et incline vers une communauté plus solidaire.
Le succès des LETS de par le monde est important. En Australie, au Canada, en Grande Bretagne, aux Pays Bas, en Afrique, des LETS se sont développés. L’initiative fleurit un peu partout dans le monde. En situation de crise du système étatique de la monnaie, en contexte de chômage important, de travail intérimaire au rabais, il est normal que le système connaisse une expansion rapide. En Grande Bretagne 20.000 personnes sont regroupés dans pas moins de 300 groupes. Les premiers LETS ont pris naissance dans des quartiers pauvres des zones industrielles, pour ensuite gagner progressivement les campagnes. Une ville du sud de l'Angleterre Lewes bat sa propre monnaie, la livre de Lewes. Les 16.000 habitants de Lewes, capitale de l'East Sussex, près de Brighton, peuvent l'utiliser dans les commerces locaux. 70 sociétés ou magasins locaux acceptent cette devise, valant autant que la livre sterling. Une dizaine de millier de billets d'une livre de Lewes ont été imprimés. Ironie historique, cette initiative a ressuscité la glorieuse époque de 1789 à 1895 où Lewes battait sa monnaie ! Ce qui est pour nous une invitation à comprendre que l’idée n’est pas si nouvelle, ou plutôt elle n’est originale que par contraste avec le système national que nous utilisons.
3) Résumons.
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Questions:
1. Quelles différences y a-t-il entre un système d'échange local et le travail au noir?
2. Pourquoi cette idée de déprécier tous les mois de 1% la monnaie locale?
3. Y a-t-il conflit entre monnaie locale et monnaie d'État ?
4. Quels avantages y a-t-il à ce que le pouvoir politique récupère le contrôle de l'argent?
5. Quelle relation y a-t-il entre le développement de la dette et la spéculation financière?
6. Que veut dire : "l'homme est un être multidimensionnel?
7. Le capitalisme fait dans la publicité et l'image sa propre propagande, son dépassement n'implique-t-il pas de notre part en contrepartie un énorme travail d'éducation?
© Philosophie et spiritualité, 2009 Serge Carfantan.
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