Leçon 218.  Morale d’obligation et morale d’aspiration    

    Henri Bergson achève sa contribution à l’histoire de la philosophie occidentale avec Les deux Sources de la Morale et de la Religion. Un texte de maturité, généreux et limpide, qui vient prolonger L’Évolution créatrice en montrant que l’élan vital qui donne naissance aux multiples formes du vivant a aussi sa résonance dans la conscience humaine. Dans la conscience morale et dans la conscience spirituelle. Le livre a eu un écho de son temps car il offrait un supplément d’âme au sociologisme du XIX è, tout en ouvrant des perspectives sur le sens du Sacré au cœur des religions. Il participait d’un évolutionnisme spirituel (texte) qui était dans l’air du temps.

    L’ouvrage est pourtant assez vite tombé en désuétude, la pensée universitaire l’a considéré comme mineur, passablement vieillot et daté. En matière de philosophie morale, elle a oublié la morale d’aspiration de Bergson pour revenir à la morale d’obligation de Kant. Qui mériterait pourtant exactement les mêmes remarques. Mais bon, laissons la controverse. Venons à notre sujet. En quoi la morale une morale d’aspiration se distingue-t-elle d’une morale d’obligation ? En quoi peut-elle éclairer notre expérience du bien et du mal et nous permettre de les mieux comprendre ?

    Cette leçon se présente comme un commentaire des Deux Sources de la Morale et de la Religion. Mais comme notre optique ici relève plus de la philosophie générale que de l’histoire de la philosophie, nous la situerons dans le prolongement des précédentes sur le thème de la morale.

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A. Morale et société

    Chacun comprend aisément ce que veut dire le mot obligation. Nous le mettons souvent au pluriel pour désigner toutes sortes de devoirs à l’égard de : j’ai des obligations envers mon employeur, envers ma femme, mon fils, le plombier qui est venu réparer le circuit d’eau, le gendarme qui m’arrête sur la route, etc. L’élève a des obligations envers ses camarades, ses professeurs, l’institution scolaire etc. Nous avons vu précédemment que la cause est si bien entendue dans la conscience commune, qu’ajouter le terme d’obligation sociale est superflu. Tout le monde croit que la morale est faite de règles que la société nous impose. De là on passe sans transition à l’idée de contrainte. Nous avons déjà montré plus haut que cette représentation est sur le fond très insuffisante. Nous allons voir quels sont les éclaircissements que Bergson propose sur cette question.

    1) Dès la première page, Bergson pose la question : pourquoi obéissons-nous ? (texte) Si nous n’avions pas rencontré d’interdiction dit-il, nous aurions volé de plaisir en plaisir, mais un obstacle s’interposait. Dans un premier temps, la conscience morale de l’enfant s’est appuyé sur l’autorité, celle des parents surtout et celle des éducateurs. Mais il a vite compris que « leur autorité leur venait moins d’eux-mêmes que de leur situation par rapport à nous ». Ils étaient parents, éducateurs, mais en fait l’autorité était déléguée, ils représentaient la voix de la société. Une puissance énorme, mais indéfinie s’adressait à lui par leur voix.

    Pour mieux saisir cette relation dans sa complexité, le plus simple, c’est de partir de l’analogie entre société et organisation vivante. De même que les cellules d’un corps ont entre elles des liens invisibles qui les subordonnent les unes aux autres, il existe des liens invisibles qui subordonnent l’individu à la société. Ce n’est qu’une comparaison, mais ce que la nécessité de la Nature prescrit au niveau du corps physique, les habitudes le font au niveau du corps social. « Certaines d’entre elles sont des habitudes de commander, la plupart sont des habitudes d’obéir ». Étant donné que la société constitue un tout par rapport à l’individualité qui n’est qu’une partie, il est logique que ces habitudes « se prêtent un appui mutuel et que nous sentions qu’elles sont réclamées par notre entourage immédiat ». « Chacune répond, directement ou indirectement, à une exigence sociale ». « Beaucoup seraient de petites obligations si elles se présentaient isolément. Mais elles font partie intégrante de l’obligation en général… le collectif vient ainsi renforcer le singulier, et la formule ‘c’est le devoir’ triomphe des hésitations que nous pourrions avoir devant un devoir isolé ».

    Pourquoi faut-il n’y voir qu’une analogie avec l’organisme vivant ? La raison est simple : « une société humaine est un ensemble d’être libres ». Ce n’est pas « l’ordre inflexible de la vie ». La liberté rend les hommes capable du meilleur comme du pire, mais socialement parlant, nous sommes toujours encouragés à ne prendre en compte que le meilleur et à considérer autrui avant tout comme une personne douée de motivations morales qui forment un lien social. La sociabilité repose sur une « heureuse illusion ».

    Nous pouvons noter aussi l’importance du parallèle entre lois juridiques et lois de la Nature. Les lois que la société édictent « et qui maintiennent l’ordre social ressemblent par certains côtés aux lois de la Nature ». Ce n’est bien sûr là aussi qu’une illusion et nous avons vu chez Stuart Mill la critique de cette assimilation. Bergson est parfaitement au clair de cette distinction. Cependant, il note que concrètement, même le savant ne peut pas s’empêcher de penser que les faits qu’il étudie doivent « obéir » aux lois qu’il découvre, donc il est porté à y voir un « impératif », quand bien même ce serait une illusion. Inversement, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser la morale comme une sorte de législation sociale naturelle. « La loi physique tend à revêtir pour notre imagination la forme d’un commandement quand elle atteint une certaine généralité, réciproquement un impératif qui s’adresse à tout le monde se présente un peu à nous comme une loi de la nature ».

    De même, il est très facile de voir dans les « lois sociales » des commandements religieux. C’est ce que le fidèle d’une religion croit de bonne foi. Il est incontestable que la religion « a toujours joué un rôle social ». « La religion a pour premier effet de soutenir et de renforcer les exigences de la société ». Elle se situe dans le prolongement de la justice humaine. « La société institue des peines qui peuvent frapper des innocents, épargner les coupables ; elle ne récompense guère ». L’attente qui traverse la religion tend à contrebalancer la justice humaine dans la justice divine et à donner à la moralité une récompense que la société ne peut lui fournir. On retrouve cette idée jusque chez Kant.

    2) Il est important, quand nous parlons de morale, de ne pas aller plus loin que le niveau du sens commun et de ne pas lui prêter l’envergure d’une éthique philosophique. Parlons donc ici de la morale du moralisme, de la morale qui ne concerne que ce que Bergson appelle le moi social. Par lui « chacun de nous appartient à la société autant qu’à lui-même ». Il y a en nous bien plus que le moi social, il y a en nous une âme plus « originale, incommensurable avec les autres et d’ailleurs inexprimable ». Ce n’est pas de l’âme dont il est question dans la moralité, mais du moi et plus exactement du moi social. « Par la surface de nous-mêmes nous sommes en continuité avec les autres personnes »… « unis à elles par une discipline qui crée entre elles et nous une dépendance réciproque ». Nous parlons aujourd’hui beaucoup de « socialisation » devant les « incivilités » répétées que nous constatons. Il est nécessaire que la société inculque le sens des obligations envers elle. Ainsi, « cultiver ce « moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société ». On peut douter que le moi puisse se conserver intact sans la relation avec la société. Même « Robinson dans son île reste en contact avec les autres hommes ». Quand bien même nos revendications seraient très souvent égotiques, elles ne le sont que comme un effort pour se dégager d’une pâte sociale dans laquelle nous sommes d’abord pris. De là suit que ce que l’on nomme « conscience morale » est en général « le verdict de la conscience que rendrait le moi social ». Soulignons bien l’expression « en général ». De la même manière, « en général », « l’angoisse morale est une perturbation des rapports entre ce moi social et le moi individuel ». Le criminel voudrait sortir de son isolement. « Il se réintègrerait dans la société en confessant son crime : on le traiterait alors comme il le mérite, mais c’est bien à lui maintenant qu’on s’adresserait. Il reprendrait avec les autres hommes sa collaboration ». Bref, en revenant à la vérité, en trouvant le pardon, « il se relie à la société sur un point, par un fil… il cesse de lui être étranger ». Preuve évidente que l’individu ne saurait se séparer de la société et qu’inconsciemment il tend toujours à s’y intégrer.

     3) Mais comme il s’agit d’un fonctionnement très élémentaire, il ne faudrait surtout pas croire qu’il soit véritablement réfléchi et conscient. Non. « En général », « nous nous conformons à nos obligations plutôt que nous ne pensons à elles ». La morale est par nature conformiste, ce que Kant n’a pas vu et qu’il a trop intellectualisé. « L’habitude suffit, et nous n’avons le plus souvent qu’à nous laisser aller pour donner à la société ce qu’elle attend de nous ». Il n’y a rien de très rationnel dans la moralité commune et la raison n’est pas son fondement. Pas plus que l’effort. Soyons clair et les pieds dans le réel. « On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux milles soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle. C’est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société ;… et nous la suivons ; il faudrait plus d’initiative pour prendre à travers champ ». L’initiative serait une éthique plus philosophique, mais c’est beaucoup trop demander au sens commun.

    Mais alors, comment expliquer les cas où « l’obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ? » Ce sont d’évidence des cas particuliers non pas la moralité « en général ». En effet « des cas se présentent où l’obéissance implique un effort sur soi-même. Ces cas sont exceptionnels », mais nous les remarquons, car pour une fois le choix est plus insistant et le libre-arbitre est sollicité. Ce qui n’est pas le cas dans le moutonnement ordinaire, où on peut se tenir à la règle. C’est une chose qu’il serait vain de vouloir discuter : « il est relativement aisé de se maintenir dans le cadre social », même s’il est difficile de s’y insérer. D’où les problèmes de l’indiscipline chez l’enfant. Mais passé cette période et une fois l’individu socialement inséré, « le cavalier n’a qu’à se laisser porter ; encore a-t-il dû se mettre en selle ». Nous trouverons au cours de notre vie « mille obligations spéciales », mais il nous semblera « habituel de leur obéir à toutes ». Le conformisme intégral ne devrait donc pas nous surprendre.

    Kant a tort de vouloir résoudre l’obligation morale en éléments rationnels. Il va de soi bien sûr que nous nous donnons toujours des raisons, mais « de ce que c’est par des voies rationnelles qu’on revient à l’obligation, il ne suit pas que l’obligation ait été d’ordre rationnel ». Nos raisons ne sont que des rationalisations et rien d‘autre en définitive que des justifications. C’est « en général » la société  qui est derrière les formules « il faut parce qu’il faut » ! « Tu dois ! ». Ensuite, « la raison intervient en effet comme régulatrice chez un être raisonnable ». Mais elle n’est pas un principe d’obligation. « Autant voudrait croire que c’est le volant qui fait tourner la machine » ! Même si les règles étaient absurdes, superstitieuses ou idiotes, elles fonctionneraient quand même. « L’obéissance de tous à des règles, même absurdes, assure à la société une cohésion plus grande ». L’utilité de la règle, c’est d’assurer la soumission. Un point c’est tout. Inutile d’aller plus loin. « L’essence de l’obligation est autre chose qu’une exigence de la raison ».

    Soyons sérieux, « l’impératif catégorique » kantien, on n’en trouve pas d’exemple dans la vie courante. Ou pire : « La consigne militaire, qui est un ordre non motivé et sans réplique, dit bien qu’il « faut parce qu’il faut ». Obéir au devoir parce que c’est le devoir est disciplinaire ! Mais si on ne donne pas de raison au soldat, il en imaginera une. Sociale. Si on maintient le « il faut parce qu’il faut » comme obéissance stricte, on arrive à un pur automatisme d’une conscience somnambule. (texte) « Bref, un impératif absolument catégorique est de nature instinctive ou somnambulique ». Paradoxalement, cela ne lui retire pas de sa valeur efficace, mais le rapproche de l’instinct. Celui de la fourmi dans la fourmilière. Sauf que bien sûr, la société humaine est bien plus ouverte à des progrès et variable. La comparaison reste insuffisante. Un être humain « ne se sent obligé que s’il est libre, et chaque obligation, prise à part, implique la liberté ». Il n’en reste pas moins que « nos devoirs sociaux visent la cohésion sociale ». (texte) L’implication en est qu’ils sont encore marqués par la dualité : « ils composent une attitude qui est celle de la discipline devant l’ennemi ». Quand bien même nous aurions le sentiment que notre société a été enrichie pas des siècles de civilisation, celle-ci demeure « un épais verni ». La morale « en général » est faite pour une société close.

B. Inspirer l’humanité à s’élever

    En d’autres termes, quand bien même nous verrions dans la morale une sorte « d’instinct social », elle « ne vise pas l’humanité ». Pourquoi ? « C’est qu’entre la nation, si grande soit-elle, et l’humanité, il y a toute la distance du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert ». « On se plaît à dire que l’apprentissage des vertus civiques se fait dans la famille, et que de même, à chérir sa patrie, on se prépare à aimer le genre humain ». Mais c’est une erreur, un raisonnement a priori qui procède d’une « conception purement intellectualiste de l’âme ». Nous avons amplement démontré dans les leçons précédentes que la conscience collective doit être comprise comme un ego agrandi ; nous avons vu que l’ego a besoin de l’ennemi pour mieux sentir ses limites et s’affirmer en tant que « moi ». Or au niveau collectif, « la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit ». Ainsi, l’attachement à la patrie n’est pas du même ordre que l’amour de l'humanité. Pour comprendre le dépassement de la morale d’obligation dans l’amour de l’humanité, il faut donc entrer dans une  « autre morale ».

    1) Bien sûr, en raison de la surcharge émotionnelle du concept et de son caractère fermé, la plupart d’entre nous serons réticents devant l’affirmation suivante : « c’est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l’homme à aimer le genre humain ». Mais Bergson la met immédiatement en parallèle avec une autre : « comme aussi c’est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect ». Dans un cas, comme dans l’autre, il y a un saut qui va bien au-delà de la morale au sens habituel du terme. Celui d’une morale ouverte.

    Ce qui suit à la page suivante dans Les deux Sources de la Morale et de la Religion est d’une grande importance. La conversion de l’âme humaine à l’amour universel n’est pas une affaire de simple « sociabilité » mais n’est pas non plus une affaire purement « intellectuelle ». Nous sommes encore dans de l’infra-humain et il s’agit de réaliser la plus haute idée que l’Humanité puisse se donner, pour cela, nous avons besoin de figures exemplaires qui puisse nous élever et nous inciter à avancer sur le chemin d’un Bien qui ne soit pas limité à des intérêts sociaux. « De tous temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s’incarnait ». Ce sont les sages de la Grèce, les prophètes d’Israël, les boddhisattvas du bouddhisme, les saints du christianisme ou de l’hindouisme et bien d’autres encore. Les héros de la morale ouverte. Pour rendre l’exposé le plus clair possible, prenons l’exemple de la puissance d’inspiration de quelqu’un qui illustrerait à merveille le propos de Bergson : Gandhi et l’évangile de la non-violence. Le message de Gandhi est universel. Il transcende toutes les cultures, il jaillit d’un amour de l’humanité et d’un amour de la vie sans lequel il n’aurait aucun sens. Personne ne songerait à y voir une simple « morale sociale », si tant est qu’historiquement Gandhi a justement dû combattre la morale sociale pour porter plus haut les exigences humaines. Il faudrait ici ouvrir Tous les Hommes sont Frères, pour le lire en parallèle avec Bergson. Nous aurions une petite idée de ce qui est visé ici dans le texte.

    Bergson parle à ce niveau de « moralité complète » et même de « moralité absolue ». Dans une précédente leçon, nous avons étudié les formes de la conscience morale et celle dans lequel le sens moral est fondé sur des valeurs universelles et la compassion. Il y a d’évidence non pas une différence de degré, mais une différence de nature entre morale close et morale ouverte. Ce qui est original chez Bergson, c’est son insistance pour évoquer « une personnalité privilégiée qui devient un exemple ». Si la morale close tient dans l’acceptation d’une loi commune, la morale ouverte repose sur « la commune imitation d’un modèle ». Rien de très nouveau en fait. Bergson nous invite seulement à reconnaître que dans le long couloir du temps, il y a toujours eu des torches de lumière pour éclairer les pas de l’humanité. Ce qu’il appelle les héros de la morale ou ce que l’on appelle traditionnellement les grands hommes. Rien à voir avec les « moralistes » qui ne font que condamner à qui mieux mieux les folies et les errances morales de leur époque. Les moralistes ont leur rôle, mais il sont peu doués d’inspiration. Ils n’ont pas le don de soulever un élan vrai et sincère vers le Bien. « Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux des foules ?»

    Pas parce qu’ils théoriseraient la morale à destination des foules. Pas parce qu’ils inviteraient à la rejeter. Ils sont là pour incarner et rayonner une plus haute idée de l’humain. « Ils n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel. Car tel est bien le caractère de cette autre morale. Tandis que l’obligation naturelle est pression ou poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un appel ». Le mot juste qu’il conviendrait d’employer ici, ce serait charisme moral, mais il a tellement été dévoyé dans le sens du « pouvoir charismatique » qu’il est devenu pratiquement inutilisable. Encore un concept fermé. Pensons à une personnalité comme celle de Gandhi. Ceux qui l’on côtoyé, comme Lanza Del Vasto, on senti cet appel intérieur irrésistible. « La nature de cet appel, ceux-là seuls l’on connue entièrement qui se sont trouvé en présence d’une grande personnalité morale ». Et il n’est pas non plus nécessaire pour comprendre de chercher très loin. « Chacun de nous, à des heures où ses maximes habituelles de conduite lui paraissaient insuffisantes, s’est demandé ce que tel ou tel eût attendu de lui en pareille occasion ». Nous pensons à un parent, nous pensons à un ami, à un professeur, à un homme jamais rencontré, mais dont l’histoire nous touche profondément. Nous trouvons alors la force d’un nouvel élan, élan que la morale sociale serait parfaitement incapable de fournir, car la morale sociale est spirituellement très pauvre. Elle n’a pas la chaleur, la ferveur d’une morale ouverte et universelle incarné par un grand homme. Dans ces occasions rares, « ce pouvait être, tirée du fond de l’âme à la lumière de la conscience, une personnalité qui naissait en nous, que nous sentions capable de nous envahir tout entier ».

     2) La question est : « d’où lui vient sa force ? Quel est le principe d’action qui succède ici à l’obligation naturelle ou plutôt qui finit par l’absorber ? » Familier avec l’œuvre de Gandhi, nous répondrions avec évidence ; la force de l’âme.  Bergson y vient petit à petit, en prenant toujours soin de marquer la différence entre morale close et morale ouverte. La morale ouverte « est humaine au lieu d’être seulement sociale ». Elle se dit dans des mots tels que « dévouement, don de soi, esprit de sacrifice, charité» etc. Nous ajouterions compassion. Il ne s’agit évidemment pas de simples formules. Les formules ne sont que la lettre et non la substance spirituelle. On peut les analyser de toutes les manières, le mental ne pourra y trouver le sens : la dimension vivante et spirituelle. Dans la puissance spirituelle, « c’est une vie nouvelle qui s’annonce ». Si on s’en tient à des formules, on fabrique des principes, mais les principes de la raison sont aussi froids que la raison elle-même. Ils manquent de dynamisme vivant. D’ailleurs, « les éducateurs de la jeunesse savent bien qu’on ne triomphe pas de l’égoïsme en recommandant « l’altruisme » ». De même, l’éducation civique n’a aucune efficacité si elle ne s’adresse qu’à l’intellect et ne parvient pas à s’incarner dans une figure vivante et exemplaire. On peut se demander de même à quoi sert de découper des articles de journaux pour les faire étudier à des élèves en guise d’éducation « citoyenne ». Enfin. Passons.

    Bergson va bien sûr rencontrer la « morale utilitaire » très à la mode à son époque. Mais la morale ouverte dépasse ses contradictions entre recherche de l’intérêt personnel et intérêt général. L’âme ouverte non seulement peut embrasser l’humanité toute entière,  son amour ira plus loin encore et « s’étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature ». La psychologie intellectualiste qui analyse les motivations est bornée à la considération de l’objet, « l’amour » qu’elle définit dans le cadre de l’intentionnalité n’exclut pas la haine. À la différence, La morale ouverte « n’est qu’amour ». Il faut aller au-delà de l’intentionnalité pour la comprendre, dans le Cœur absolu de la Vie. Cet amour « a-t-il à proprement parler un objet ? ». Non. « Cette attitude de l’âme, qui est plutôt un mouvement, se suffit à elle-même ». Le passage du texte est court mais tout à fait génial, très proche dans son esprit de ce que l’on trouve chez Michel Henry.

    Bref, qu’y a-t-il comme action sur le vouloir en dehors de l’instinct et de l’habitude ? « Il n’y a d’action directe sur le vouloir que celle de la sensibilité ». En apparence, « la propulsion exercée par le sentiment peut d’ailleurs ressembler de près à l’obligation ». Mais de l’intérieur l’expérience n’est pas la même. Elle est semblable à la tonalité affective de la musique où l’âme se sent elle-même. « Comme la musique exprime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie, nous sommes à chaque instant ce qu’elle exprime ». Dans le sentiment l’âme se sent elle-même, et au-delà de tout objet, « quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière, qui pleure avec elle ».

    Pouvait-on formuler plus belle métaphore pour nous aider à comprendre que c’est « ainsi que procèdent les initiateurs en morale » ? « La vie a pour eux des résonances de sentiment insoupçonnés, comme en pourrait donner une symphonie nouvelle. Ils nous font entrer dans cette musique pour que nous la traduisions en mouvement ». La phrase qui suit aurait pu se lire chez Michel Henry : « c’est par excès d’intellectualisme qu’on suspend le sentiment à un objet ». Le sentiment pur, la Passion sans motif dont parle Krishnamurti, n’est pas « la répercussion, dans la sensibilité, d’une représentation intellectuelle ». Et on ne peut pas non plus objecter que nous serions seulement ici dans le domaine de l’art et non dans celui de la vie. Il faudrait plutôt retourner l’argument comme Bergson le fait sur les trois pages qui suivent, le sentiment pur est la poétique de la Vie. Bergson pense naturellement à Rousseau dont il est si proche. Rousseau nous a communiqué l’amour des montagnes et de la Nature. Une ferveur dont la tonalité demeure et dont il faut s’inspirer pour comprendre l’élan qui anime les héros de la morale. Enfin, une dernière objection consisterait à dire que l’amour est un sentiment romanesque plutôt daté. Il a surgi du Moyen-Âge. Bergson balaye l’argument : de la mystique pure de l’Amour ou de l’amour romanesque qui est le premier? Celui qui est intemporel, le Feu de l’âme. « Quand on reproche au mysticisme de s’exprimer à la manière de la passion amoureuse, on oublie que c’est l’amour qui avait commencé par plagier la mystique, qui lui avait emprunté sa ferveur, ses élans, ses extases ». La Vie s’aime elle-même éperdument et c’est cela même que rencontre l’expérience mystique.  Le reste n’est que diffractions dans la variété des émotions humaines. D’où aussi les illusions.

    Ce que personne ne contestera, c’est  « qu’une émotion neuve soit à l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la civilisation en général ». Encore faudrait-il, pour être plus précis, distinguer les émotions infra-rationnelle, consécutive à une idée ou image représentée et l’émotion supra-rationnelle qui elle est « génératrice d’idées ». C’est dans ce sens que l’on dira que « l’œuvre géniale est le plus souvent sortie d’une émotion unique en son genre, qu’on eût crue inexprimable, et qui a voulu s’exprimer ». Pour faire court donc, « à côté de l’émotion qui est l’effet de la représentation et qui s’y ajoute, il y a celle qui précède la représentation ». Cependant, Bergson tient tout de même à faire une mise au point en disant qu’il ne présente pas une « morale du sentiment » dans une doctrine que l’on dériverait de l’émotionnel. Nous savons bien que les doctrines spéculatives de toute manière ne suffisent pas, aucune «  spéculation ne créera une obligation ou rien qui y ressemble ». Pour qu’il y ait un élan de l’âme, il faut que le cœur d’abord soit touché. « Si l’atmosphère d’émotion est là, si je l’ai respirée, si l’émotion me pénètre, j’agirait selon elle, soulevé par elle ». Ce qu’ignorent trop souvent tous ceux qui veulent théoriser en matière de morale. Dans la morale ouverte, ce n’est pas la représentation intellectuelle qui nous engage. « Avant la nouvelle morale, avant la métaphysique nouvelle, il y a l’émotion, qui se prolonge en élan du côté de la volonté ». Bergson donne pour exemple la charité chrétienne.

    Nous voyons mieux pourquoi il faut distinguer morale close et morale ouverte. Incontestablement, Bergson jette une lumière sur les analyses de Kant. Il est évident que Kantisme demeure dans le cadre de la morale close qu’il a tenté de rationaliser. Sans grand succès. Non seulement l’intellectualisme kantien ne pouvait pas être moralement motivant mais il n’a pas pu s’empêcher de réintroduire par une porte dérobée la religiosité piétiste. Nietzsche ne s’y est pas trompé en parlant de « tartuferie morale du vieux Kant ».

C. Dualité ou complémentarité ?

    S’il y a deux sources de la morale et non pas une,  la première sociale, et la seconde qui va au-delà, nous pouvons désormais mieux comprendre, que non seulement il existe de fait une grande relativité dans les mœurs, mais aussi que le conformisme ambiant d’une société, d’une culture ou d’une époque n’est pas la plus haute réalisation du Bien. Il peut être compromis dans une corruption généralisée, la dépravation ou la décadence. Nous comprenons aussi pourquoi les plus hautes exigences éthiques peuvent entrer en conflit avec la morale sociale. Jésus renverse les tables et chasse les marchands du Temple. Pourtant, il ne vient pas pour abolir la loi morale mais pour l’accomplir. Si nous disions  C’est « immoral » ? Il faudrait aussitôt poser la question : Au nom de quelle « morale » ? Quelle est donc cette « morale » à laquelle on  fait si souvent appel, comme si la cause était entendue ? Il est vain de croire qu’il y existerait dans les mœurs une « morale » cohérente, consciente et réfléchie. Bergson a raison de parler d’habitudes. De là suit que celui qui porte un regard critique sur la morale sociale n’est pas nécessairement « immoraliste » ni « asocial ». L’immoraliste voudrait rejeter la morale pour régresser dans l’infra-rationnel sous le règne des pulsions, mais le héros de la morale, en retrouvant la coïncidence avec la vie élève l’humanité dans le Bien dans la chaleur d’une aspiration supra-rationnelle.

1) Bergson parle de la puissance d’inspiration de la morale ouverte comme d’un feu qui couve sous la cendre. Quand l’esprit d’une morale ouverte s’en est allé, il ne reste que la lettre qui finit par se déposer et se scléroser dans la morale sociale. « Il y a des formules qui en sont le résidu, et qui sont déposées dans ce qu’on pourrait appeler la conscience sociale…nous nous trouvons devant la cendre d’une émotion éteinte… parce que la puissance propulsive de cette émotion venait du feu qu’elle portait en elle, les formules qui sont restées serait généralement incapables » de mettre en mouvement notre volonté, si on ne leur avait pas donné un caractère « obligatoire ». Mais il n’est que trop évident que le message s’est au cours du temps dévitalisé. C’est exactement de ce constat que part un auteur contemporain comme Krisnamurti qui  rejette les autorités traditionnelles et n’a justement qu’un souci, celui de raviver le Feu dans l’être humain. Pensant à la charité chrétienne, Bergson écrit dans la même page : « remuons la cendre ; nous trouverons des parties encore chaudes, et finalement jaillira l’étincelle ; le feu pourra se rallumer, et, s’il se rallume, il gagnera de proche en proche ». « Fondateurs et réformateurs de religions, mystiques et saints, héros obscurs de la vie morale que nous avons pu rencontrer sur notre chemin et qui égalent à nos yeux les plus grands, tous sont là : entraînés par leur exemple, nous nous joignons à eux »… et nous pouvons hausser « l’humanité à des destinées nouvelles ».

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Les deux morales sont difficiles à comparer, parce qu’elles ne se présentent pas à l’état pur. « La première a passé à l’autre quelque chose de sa force de contrainte ; la seconde a répandu quelque chose de son parfum ». Cependant il y a tout de même des orientations nettement différentes. D’un côté une pression, de l’autre une aspiration. D’un côté une sorte de bien-être social, le « normal » de la vie ordinaire, mais qui « ressemblerait au plaisir plutôt qu’à la joie », de l’autre donc une joie de persévérer dans le Bien. Il y a un aspect statique, un pesant d’inertie dans la morale sociale, inversement « dans la morale de l’aspiration, au contraire est implicitement contenu le sentiment d’un progrès », d’un progrès moral bien entendu. « L’enthousiasme d’une marche en avant » même, car dans la joie de l’enthousiasme, il y a plus que dans le plaisir du bien-être. Bref, « l’émotion particulière d’une âme qui s’ouvre », voilà ce qu’il faut trouver dans la morale ouverte.

Ce qui implique directement que ceux qu’inspirent réellement la grandeur, ceux en qui la bonté s’épanouit, (texte) « éprouvent un sentiment de libération. Bien-être, plaisir, richesse, tout ce qui retient le commun des hommes les laisse indifférents. À s’en délivrer, ils ressentent un soulagement, puis une allégresse ». Et une âme ainsi mobilisée est encline « à sympathiser avec les autres âmes, et même avec la nature entière ». Bergson doit sûrement penser à Saint François d’Assise. Ce qui est sûr, c’est que les hommes ne se porteront pas dans cette direction avec du prêchi-prêcha. « Ce n’est pas en prêchant l’amour du prochain qu’on l’obtient ». La solution se trouve plus bas dans la page : « La vérité est qu’il faut passer par l’héroïsme pour arriver à l’amour. L’héroïsme, d’ailleurs, ne se prêche pas ; il n’a qu’à se montrer, et sa seule présence pourra mettre d’autres hommes en mouvement ». En fait même le mot « arriver » qu’emploie Bergson reste très approximatif. Nous ne pouvons pas « arriver » à l’amour, nous ne pouvons qu’exprimer l’amour. C’est mieux dit ensuite : « Les grands mystiques déclarent avoir le sentiment d’un courant qui irait de leur âme à Dieu et redescendrait de Dieu au genre humain ». Dans ce courant, il n’est plus d’obstacles réels, car pour l’âme libérée l’obstacle est inexistant, la Réalité est revenue entièrement spirituelle. L’âme libérée est en contact avec le Premier Principe dans lequel elle puise « la force d’aimer l’humanité. Je parle, bien entendu, d’un amour qui absorbe et réchauffe l’âme entière». A l’étage de la morale sociale, il existe certes un amour, mais « plus tiède, atténué et intermittent », ce qui reste de l’amour quand il se dépose dans les formules du langage. L’attachement social avec sa force d’obligation. Mais pas véritablement un élan, une aspiration qui pourrait rejoindre jusqu’à l’humanité entière. Juste une « sociabilité » d’une certaine manière voulue par la nature quoique différente de celle des fourmis ou des abeilles. Bergson reste très prudent, mais parle tout de même d’une « intention de la nature ».

Dans les pages qui suivent, Bergson prend très clairement pour modèle « la morale de l’Évangile ». Les accents chrétiens sont très présents dans le texte. Il tente de montrer que la morale ouverte va au-delà des réalisations de l’éthique en philosophie. Celle du stoïcisme.  Il reconnaît la grandeur de Socrate, mais lui attribue l’idée qu’il aurait fait de la vertu une science. Ce qui est inexact chez Platon. Par contre Bergson à juste titre retrouve dans le daimon de Socrate une dimension « d’ordre religieux et mystique » qu’il ne faut sûrement pas dissimuler. Un peu plus loin, Bergson salue également Plotin. Le sens de la démonstration est claire : il y a une grandeur dans les morales philosophiques, mais nous avons trop tendance à négliger leur dimension spirituelle. La morale de l’Évangile est bien plus proche de l’esprit de ce que Bergson entend par « morale ouverte ».

 2) Mettons au net les dualités que nous rencontrons dans ce premier chapitre des Deux Sources de la Morale et de la Religion : (à compléter)

Morale close

Morale ouverte

 

Aspiration intérieure

Le « normal »

 

 

Élan et enthousiasme

 

joie

 

inspiration

 

Ouverture de l’âme

Principe d’obéissance

 

 

Dimension spirituelle

Attachements humains

 

 

Fondé sur l’intuition

Tend vers l’obligation stricte

 

 

« force supra-sociale »

 

Justice ouverte

Éducation comme dressage : discipline

 

            On comprend mieux l’échec « des théories philosophiques du devoir », donc encore une fois, exit Kant. Et pourtant, Kant avait lu Rousseau. Mais il en a biffé toute la dimension affective. Il est clair que ce qui devait en rester s’aligne sur la colonne de gauche. Y compris quand il s’agit du « respect » qui est souvent mal compris. Supposons un instant une réflexion morale chez l’honnête homme. Il dira qu’il « agit par respect de soi, par sentiment de la dignité humaine ».  Or « le moi qui respecte n’est pas le même que le moi respecté. Quel est donc ce dernier moi ? En quoi consiste sa dignité ? ». Si on laisse de côté le formalisme, « resterait à définir le moi supérieur devant lequel la personnalité moyenne s’incline ». Là encore, tout dépend du point de vue adopté. Dans la morale close, il s’agira du moi social disons « bien intégré socialement » ! Celui que donne la « solidarité entre l’individu et le groupe ». C’est à lui que l’on fera appel pour exalter le courage dans la bataille, celui que l’on renforcera « avec toutes les jouissances de l’orgueil ». On y forgera du nationalisme belliqueux et du patriotisme. On verra « le respect de soi coïncider avec l’amour-propre du groupe ». Par contre, en déplaçant l’accent dans la morale ouverte, le respect de soi sera d’abord « celui d’une personnalité admirée et vénérée dont on porterait en soi l’image ». Ce qui est complètement différent. Plus universel. C’est toute la différence entre l’individu rattaché à la société réelle et l’humain participant de la société idéale. Bergson dit même la Cité divine. Là encore, nous ne pouvons pas nous contenter de « principes », il ne faut pas oublier l’incarnation concrète des principes dont la raison s’empare. Il y a des « hommes qui ont rendu l’humanité divine, et qui ont imprimé ainsi un caractère divin à la raison ».

            Nous touchons ici un point essentiel. A en croire bien des auteurs, la « raison » serait non pas la faculté que chacun exerce, mais un corps de doctrines, analogue au « dogme » dans la religion.  Bergson est très clair. En fait, nous mettons derrière l’étendard de la « Raison » nos préférences et nous disons ensuite que de ne pas les respecter serait illogique ! C’est l’histoire du dépôt chez Kant qui ne serait plus un dépôt si je me l’appropriais, discuté en détail p. 162.  En fait l’obligation morale de rendre ce que l’on a déposé est préexistante d’un point de vue social ! Ce n’est pas une question de logique. « La prétention de fonder la morale sur le respect de la logique » est une illusion des théoriciens. Il faudrait manquer de lucidité et être vraiment incroyablement naïf pour croire que l’on pourra faire taire l’égoïsme en exerçant une fonction spéculative de l’esprit ! Mais ce genre de naïveté est une erreur grave qui ne peut que conduire à une pédagogie inadéquate. « Il ne peut être question de fonder la morale sur le culte de la raison ». « Une morale qui croit fonder l’obligation sur des considérations rationnelles réintroduit toujours à son insu… des forces d’un ordre différents ». Merci à Bergson de l’avoir montré. On n’y reviendra pas.

3) C’est assez pour une introduction. Tirons maintenant quelques conséquences. Qu’est-ce que nous offrons aux hommes aujourd’hui dans les média en guise de modèles ? Comique ? Popstar ? Top-modèle ? Acteur ? Politique ? Riche financier ? Rien qui ressemble à ce que Bergson désigne comme héros de la morale. Ou à l’inverse, plus une icône des médias choque, plus elle étale le vice, affiche ses complaisances et se montre un modèle d’immoralisme et plus… elle est médiatique ! Il existe pourtant de hautes personnalités morales, exactement dans le sens inspirant donc parle Bergson. Il y en a partout, mais elles ne passent pas au 20 h ! La logique médiatique est devenue tellement superficielle et emballée dans de l’émotionnel, vide, qu’elle est incapable ne serait-ce que d’aborder ce qui est authentique.

On dit parfois que l’enseignement de la morale relève de l’éducation dans le cadre de la famille. Très bien. Mais cela veut dire que l’enfant prend pour modèle ses parents, qu’il les imite. Dans le meilleur et dans le pire. Il est sourd au discours intellectuel, il n’a que faire du moralisme, il ne suivra des principes moraux qu’à partir du moment où il les verra incarnés dans une personnalité juste, forte et intègre. Comme les parents refusent l’idée d’être des modèles (ce qu’ils sont de fait pour l’enfant), ils rejettent la responsabilité de l’éducation morale sur l’école. Or l’école ne propose qu’une instruction civique qui, au mieux, aboutit à un discours intellectuel, mais qui rejette une morale ouverte fondée sur des modèles exemplaires. Dans son œuvre Jacques Ellul posait la question de savoir qui contrôle la technique, après un examen détaillé, il aboutissait à la réponse… personne ! (texte) Maintenant, si nous demandons qui se préoccupe d’éducation morale aujourd’hui ? Dans le sens vivant de la morale ouverte, nous arriverons à la réponse… personne !  Il faut répéter ce que dit admirablement Pierre Thuillier dans La grande Implosion. Les Occidentaux ont cru dans la fable du progrès de Condorcet, ils ont  « interprété ce message : puisque le culte du Progrès suffisait à rendre « vertueux », il était inutile de se fatiguer à transmettre des Valeurs » !

Dès lors que se passe-t-il ? C’est comme si nous avions effacé la colonne de droite pour ne garder que celle de gauche ! Nous sommes enfoncés dans le sociologisme jusqu’au ridicule et ce ridicule nous tue à petit feu. Dans la vision de Bergson l’une ne va pas sans l’autre, la morale sociale ne peut exister qu’en prenant appui sur la morale ouverte qui est la seule qui contienne de véritables Valeurs. La morale ouverte pourrait être suffisante, mais seulement dans une humanité transfigurée, une humanité divine dirait Bergson. Pas dans le monde actuel. Ce n’est pas la peine de se tortiller l’intellect sur ce point, c’est la seule manière de comprendre pourquoi dans notre monde la déliquescence des valeurs est si flagrante. Le nihilisme se répand quand il n’y a plus de contact vivant, supra-rationnel, au Bien, quand il n’existe plus d’aspiration spirituelle, conséquemment quand la Joie vivante de recréer la vie dans une bien supérieur disparaît. Quand la vie n’a plus de poétique, que l’éducation fait du bourrage de crâne technique et n’a plus d’âme. Cela veut dire plus de vraies Valeurs, (texte) plus d’élan créateur, plus d’ouverture. Alors les hommes ne savent plus que faire ni où aller, la vie n’a plus de Sens, tout devient futile et vain et les processus sociaux sont morbides.

On peut reprocher à Bergson un ton excessivement religieux, mais si on lit bien le texte, on verra que c’est un préjugé. Bergson a approché de très près l’intensité de la vie spirituelle et il ne fait aucun doute que l’homme véritablement religieux au sens de l’ouverture au Sacré, (pas la grenouille de bénitier) se reconnaîtra chez Bergson. Ceux qui ont croisé un maître spirituel authentique trouveront le texte parfaitement limpide, juste et profond. Bien sûr, les philosophes ont toujours beaucoup de mal à parler d’amour et le texte de Bergson en regorge. Mais il mérite d’être lu et relu.

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    Posez dans une classe de lycée aujourd’hui la question : « qu’est-ce qu’une obligation ? Il est pratiquement certain que vous entendrez : « C’est un produit financier » !  Il faudra donc reformuler en « obligation morale ». La réponse deviendra : une contrainte que la société nous impose (sous-entendu : et dont on aimerait bien se passer pour faire ce que l’on veut). Parfois une main se lève, un visage s’illumine et une voix enfin parle du bien que nous pouvons faire et de la bonté que nous pouvons offrir au monde. C’est rare. Très rare. Très touchant quand le prof lui-même est désespéré ! Il y a encore une braise qui n’est pas éteinte sous la cendre. Une sincérité. Un sens de l’honnêteté et de la droiture intérieure. Ce qu’une personnalité comme Gandhi faisait spontanément fleurir autour de lui. Comme les fleurs de lotus qui s’ouvre çà et là sur un étang au petit matin.

    Nous avons abordé dans cette leçon le premier chapitre des Deux Sources de la Morale et de la Religion. Impossible de faire plus, le texte est trop riche. Au lecteur de continuer le voyage. Et puis Bergson a un beau style, ce qui ne gâche rien, au contraire. Espérons que son dernier livre sera réhabilité comme il le mérite.

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Questions:

1. Peut-on à la lecture de Bergson justifier l'idée d'une morale qui serait "objective"?

2. A l'encore des critiques formulées par Bergson sur l'impératif catégorique, comment pourrait-on maintenir la position de Kant?

3. L'explication proposée par Bergson permet-elle de dire pourquoi il y a déclin des valeurs morales?

4. Peut-il y avoir un très haut degré d'intégrité morale sans que soit impliqué, d'une manière ou d'une autre, une référence au sacré?

5. On fait peu de cas d'un enseignement de la morale aujourd'hui et encore moins d'un enseignement par l'exemple. En quoi Bergson est-il sur ce point pertinent?

6.  Comment expliquer que le christianisme que Bergson prend en exemple de la morale d'inspiration ait pu engendre dans l'histoire autant de dogmatisme?

7. Y a-t-il d'autres réponses possibles à la question posée par Bergson "pourquoi obéissons-nous?"

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    © Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
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