Leçon 43.   Échange et système économique       

    L’échange met en jeu des intérêts divers. L'intérêt est un pôle d’attraction vers lequel se dirige ma volonté. Pour que je puisse rechercher l’échange, il faut que j’y trouve un intérêt. Cela peut-être une passion si je suis prêt à tout pour obtenir cette voiture de collection, par exemple contre la mienne plus récente, mais moins attrayante. Le passionné est une cible économique facile. Pour le prix de la valeur affective, pour la passion, il peut en effet sacrifier l’évaluation économique objective.

    Mais la passion n’est pas le fondement de l’échange économique. Ce n'est pas la passion qui fait l'évaluation économique. L’intérêt économique est différent de la passion ou à un moindre degré du besoin, au sens où l’intérêt économique avant tout se calcule. Calculer revient à écarter tout ce qui ne comporte pas de valeur négociable, pour ne retenir que ce qui peut-être évalué en termes économiques. Même si j’attache une valeur sentimentale à une table de chevet qui me vient de ma grand-mère, sa valeur économique, elle, reste celle du marché et c’est tout. La question est donc de savoir ce qui est au principe même de l’échange économique. Qu’est-ce qu’un échange économique ?

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A. Le travail et la valeur échangée

    Pour échanger, il faut bien que nous ayons quelque chose à donner et aussi qu'il y ait quelqu’un pour le recevoir. Or, que pouvons-nous donner, si ce n'est d'abord le fruit de notre travail ? Le travail produit de la valeur, il permet de transformer la Nature et de produire ce qui s'échange, en tant que biens et services. Mais que faut-il entendre par fruit économique du travail? Quel est le sens proprement économique du travail? 

    C'est l’économie qui règle la répartition des richesses, sa fonction doit être d’assurer la prospérité d’une société, c'est-à-dire sa richesse. (texte) La richesse est déterminée comme valeur économique, valeur qui est mesurée avec la monnaie.  Aussi devons-nous prendre en compte l’interprétation économique du travail en tant qu’il est production de valeur monétaire. Dans le monde postmoderne, on admetsans réserve que le travail est nécessaire « pour gagner de l’argent », cet argent qui permet de subvenir à nos très nombreux besoins. Le sens commun voit dans la nécessité du travail une nécessité qui est d’abord économique. (texte)

    Le travail de ce point de vue est défini, à travers une interaction complexe, par son utilité pour la société. (texte) L’utilité économique signifie que le travail produit une valeur d’usage susceptible d’être insérée dans un échange. Si je cultive des salades dans mon jardin, je produis quelque chose que je peux échanger ,contre des choses telles que des fromages de chèvre ou des services tels qu’une coupe de cheveux chez le coiffeur. Si par contre, je travaille dans mon jardin pour moi-même, mon travail n'est pas économiquement productif. L’utilité se fonde sur des besoins que les hommes possèdent, besoins que certains peuvent satisfaire et non pas tous, ce qui conduit à la nécessité d’échanger la contrepartie des besoins, c'est-à-dire ce qui pourvoit à leur satisfaction. Platon dit que la cité naît quand chacun d’entre nous ne peut se satisfaire à lui-même, mais manque de beaucoup de choses. Si nous vivions en autarcie parfaite, il n’y aurait pas de nécessité d’échanger le produit du travail. Mais ce n'est pas le cas. Nous avons besoin du travail des autres pour satisfaire nos propres besoins. (texte) C’est le besoin qui fait la société. La répartition du travail dans une société, correspond trait pour trait, avec la division des besoins fondamentaux. La division du travail a l’avantage de permettre la spécialisation de chacun dans le domaine où il peut exceller, et d’assurer une meilleure qualité des prestations. Ainsi, c'est en raison même de l’échange que le travail a un caractère collectif.

    ---------------Mais comment échanger? Le produit de travail doit être échangé avec le produit d'un autre travail. C'est là que le système économique intervient pour régler l’échange. Le système le plus archaïque reposait sur le troc  qui est le système économique le plus élémentaire : je donne de mes salades, en échange, je reçois tel service, tel objet dont j’ai besoin. Ensuite, il est possible de concevoir des systèmes beaucoup plus complexes, du capitalisme à toutes les formes de collectivisme. Pour que l’échange soit juste il faut qu’il y ait une évaluation juste. Même le troc suppose que soit établie une proportion entre la valeur des choses ou des services échangés. Il est impensable de faire une équivalence stricte : une salade = une paire de chaussures. Il y a davantage de travail dans la confection de la paire de chaussures que dans le cageot de salade, et la matière est aussi d’un coût plus élevé. Il faut régler de manière juste la répartition établie dans l’échange, en procédant à une évaluation correcte de la chose ou du service échangé. Le plus commode c’est d’utiliser un médiateur de l’échange, donc un simple intermédiaire, la monnaie et de traduire la valeur d’usage en valeur monétaire. C’est ce que les hommes ont commencé à faire très tôt. Qu’importe si l’on utilise du papier, des coquillages, des pièces, de l’or ou des grains de sel. La monnaie n’est qu’un intermédiaire, ce qui a une valeur, ce n’est pas la monnaie, mais ce qui est échangé à travers elle. La monnaie est très commode. Elle permet d’établir un rapport 1) entre des choses différentes : un sucrier, une paire de sandales, un vélo ou une boîte à outils etc. 2) entre des services différents : une demi-heure passée chez mon dentiste ou mon médecin, une heure de travail du teinturier, du comptable, de l’aide-soignante, de l’agent de police etc. Dans chaque échange, on substitue un rapport quantitatif, entre des travaux qui du point de vue qualitatif, sont très différents. De là résulte clairement que l’argent n’a par lui-même aucune valeur, Cf. Lanza del Vasto (texte) il sert d’intermédiaire dans l’échange. Ce qui a une valeur, c’est l’usage des choses, des services, et le besoin que nous en avons, ce qui leur donne une valeur, c'est le travail pour autant qu'il répond à nos besoins.

    Pour fixer le prix de la chose, comme le prix du service, il faut déterminer l’importance du besoin et la quantité de travail qu’il comporte. Considérons le cas de la production d’objets de consommation. Ce qui doit entrer dans la formule du prix des choses, c’est le coût de la matière et le prix naturel de la chose à partir du travail investi dans sa production. Cela nous oblige à évaluer la quantité de travail qui permet la production. Celle-ci comprend la durée du travail (le nombres d’heures passées pour réaliser le vase, la maison, les sandales), la difficulté du travail (une heure passée au fond de la mine vaut plus qu’une heure devant un tour à bois), la formation technique requise (il serait injuste de considérer comme équivalente une heure de travail d’un préparateur en pharmacie, avec une heure de travail de jardinier ou de l’O.S. sur une chaîne de montage). Mais quelque soit le résultat de cette évaluation, il n’en reste pas moins que le travail donne sa valeur aux choses, qui sans cela resteraient simple matière naturelle (un champ inculte, un morceau de cuir). Comme c’est le travail qui donne la valeur, il en résulte que le travail par lui-même n’a pas de valeur : il est au-dessus de la valeur qu’il crée, puisqu’il en est la source, puisqu’il donne la valeur. L’eau que nous prenons à la fontaine a une valeur, mais la fontaine elle-même en a d’avantage, puisque c’est d’elle que toute l’eau provient. La valeur d’une marchandise est définie par la quantité de travail qu’elle comporte, mais le travail lui-même ne doit pas être dévalé du côté de ce qu’il produit. Le travail n’est pas une marchandise, il est ce qui rend possible la production des marchandises.

    Et pourtant, il faut bien d’une certaine manière évaluer le travail, cette évaluation existe de fait, de par l'existence même du système économique, et le résultat est appelé salaire. Cela signifie qu'il y a toujours une aliénation économique du travail, du seul fait que l'on en vient à l'assimiler à un "prix", à un objet qui aurait un coût. Considérer que le travail a un « coût » relève d’une étrange perversion, puisque c’est le contraire, c’est grâce au travail qu’il y a des choses qui ont un « coût », c'est-à-dire que le travail crée la valeur d’échange. Il crée une valeur qui se surajoute au coût de la matière première. L’argile est importée, des mains humaines la façonnent, avec où sans machines complexes, pour donner le vase, l’assiette où la coupe à fruits. Ce qui fait le vase, l’assiette ou la coupe à fruit ne provient que du travail, sans cela il n’y aurait que de l’argile. 

    Essayons de raisonner en termes mathématiques simples. Si v est le prix de vente, a le prix de la matière, le prix final du produit sera :

        v = a + e où e figure la valeur ajoutée crée par le travail.

    Logiquement parlant, s’il fallait évaluer le salaire s à l’égal de ce qu’il produit, on devrait dire que :

        s = e,

    Mais en pratique, les choses sont plus complexes. Sur la valeur ajoutée e, il faut prélever les charges b, les investissements que l’on fait constamment dans la technique c, et aussi d le profit investi dans la spéculation sous forme d’actions de l’entreprise. En fait on a donc :

        s = e - (b + c + d)

    Résultat : selon un discours auquel nous avons été habitués par le conditionnement ambiant  : 1) les entreprises croulent sous des "charges". Il nous est aussi répété, 2) qu’elle se doivent de favoriser constamment le "renouvellement technique" pour sans cesse augmenter leur productivité. Enfin, 3) l'important c'est le profit. Nous vivons dans un monde, dans lequel personne ne songe à mettre en cause l’idée, qu'il est normal que l’on puisse soutirer du circuit des échanges humains une masse d’argent issu du travail des hommes, pour faire travailler l’argent en bourse. Cet implicite appartient en propre à un système économique, le système appelé capitalisme. Le capitalisme est le système économique qui vise à l’accroissement du capital, c’est à dire du profit p,sous sa forme monétaire. C’est bien ce que le mot indique. Il en résulte que dans cette représentation de l'échange,  il est sous-entendu que :

        p = e

    Le profit, c’est tout ce que la valeur ajoutée a créé à titre de valeur économique et en conséquence, le salaire est regardé comme ce qui est retranché du profit ! Bizarrement dans nos sociétés on parle même d’un coût du travail ! Cela peut sembler absurde, mais cela ne l’est que d’un point de vue extérieur au capitalisme lui-même. Vu de l’intérieur, pris dans la structure, le profit, c’est avant tout la valeur ajoutée par le travail, moins un certain nombre de coûts, dont le travail, que l’on aurait avantage à réduire le plus possible. Donc :

        p = e - (a+ b + c + s)

    Comment augmenter le profit ? (puisque c'est le but). Payer la matière première le moins cher possible, l’acheter là où elle est à bas prix : cuivre de Colombie, nickel du Brésil etc. Demander à l’État de diminuer le plus possible les charges (comme la taxe professionnelle et la sécurité sociale). Réduire les salaires à la potion la plus congrue, c’est autant de gagné pour le profit. Mieux encore, si en spéculant, on peut « faire de l’argent avec de l’argent », autant confisquer une masse conséquente de valeur ajoutée, pour la détourner, car c’est là que le profit sera le plus grand et les coûts les plus faibles. La spéculation est la radicalisation extrême de l'esprit du capitalisme, le profit pour le profit et pour le profiteur !

    Si donc seule l’instance du capital s’exprimait dans le contrat de travail , il est certain, vu l’avidité que libère le capitalisme, que le salaire en serait resté à ce qu’il était au début du siècle, le minimum vital m¸ tel qu’on pouvait se le représenter à l’époque.

        s = m

    Comme la machine a son coût d’entretien, de fournitures d’alimentation, le travailleur « coûte » (!), il faut le nourrir, le vêtir et ce minima fixe le salaire qu’on doit lui donner. La pression des revendications ouvrières a pu secouer ce joug, et faire entrer dans m, bien plus qu’un minimum vital, mais des droits du travailleur (congés, retraites, temps de travail réduit etc.). La revendication est légitime, elle revient à demander à grignoter un peu plus le gâteau que le travail crée en créant de la valeur économique. Mais le préjudice fait au travail est-il récupéré ? A peine. Cela ne change en rien le système d’évaluation choisi, système qui reste fondamentalement injuste. Marx l’a vu avec force et a tenté de montrer à quel point le travail ainsi conçu constituait une forme d’exploitation de l’homme par l’homme. Dans un tel système, l’ouvrier ne fait que se vendre pour subvenir à ses besoins et se vendre dans des conditions qu’il ne peut pas maîtriser, mais auquel il doit se soumettre. Le sens commun n’a pas tort de voir dans le travail une nécessité, sauf que dans l’état actuel de l’économie, cette nécessité est une fatalité économique aliénante. 

    Il est naturel que les hommes travaillent les uns pour les autres, mais il serait juste que l’échange reste échange et ne devienne pas un vol ou une exploitation. Ce sont des raisons économiques qui font que se maintiennent dans le monde les pires formes du travail. C’est pour le profit que l’on fait travailler des enfants en Thaïlande, que l’on exploite des populations dans les pays pauvres, au bénéfice des pays riches. On produit beaucoup, de plus en plus et à très bas prix. Mais par quel travail et au bénéfice de qui ? De ceux qui sont avantagés par le système économique qui règle la répartition de la richesse.

    Ce qui ne veut certainement pas dire de tous. Le capitalisme a ses riches et ses pauvres, ses profiteurs et ses exclus, ses exploités (texte) et ses exploiteurs. cf. Serge Mongeau. En tant que consommateur, nous en sommes tous parti prenante. Ce qui est étrange, c’est que le monde futile de la consommation, qui s’ébahit devant les gadgets, est exactement le même qui se sert d’un travail exploité, non seulement dans les pays riches, mais aussi dans les pays pauvres. La futilité de la consommation c’est aussi la gravité de la situation d’hommes, de femmes et même d’enfants d’Extrême-Orient condamnés à s’épuiser dix heures par jour pour des salaires de misère. Le travail, dans la représentation du capitalisme est devenu une marchandise qui subit la loi des fluctuations de l’offre et de la demande et cette loi n'est pas humaine. Elle n'a pas la vocation de distribuer la richesse, mais de l'accumuler. Il s'agit de profiter, surtout pas de donner et encore moins de donner à tous. 

B. Le monde la consommation et la postmodernité

    Comment voyons nous l'échange dans notre mentalité actuelle? Nous pensons l'échange en fonction d'une valeur primordiale qui éclipse toutes les autres : l'argent et tout le profit que nous en tirer. Techniquement l'argent a une justification dans l'échange, puisqu'il faut bien simplifier l'échange pour le rendre plus fluide. Si j’ai d’un côté un livre et de l’autre un pain, il faut qu’il y ait entre les deux un rapport précis. Disons que le livre vaut dix fois plus que le pain. Si, comme boulanger, je faisais du troc, je porterais dix baguettes chez le libraire. Il est plus commode de se servir de la monnaie comme médiateur de l’échange. Le libraire vient chercher le pain pour 1 F et mois je vais chercher le livre pour 50 F. Par extension, nous disons qu’une place de concert vaut 150 F, qu’une séance chez le coiffeur vaut 120 F, qu’une leçon de parapente vaut 250 F ou qu’une heure de travail d’un ouvrier au SMIC vaut 65 F. Nous répondons ainsi à chaque fois à la question « qu’est ce que cela vaut ? », « c’est combien ? » et la valeur est toujours la même, c’est celle que nous alignons dans un prix mesuré par la monnaie. Ce montant correspond le plus souvent à un fait : ce qui est indiqué sur la vitrine. Si c’est un simple fait, je n’ai plus qu’à m’incliner et payer. Nous pouvons toujours marchander quand l’évaluation ne nous semble pas correcte. Implicitement, cela veut dire que le rapport de l’échange lèse l’intérêt d’un des deux partis : je me fais voler, ou je prend le client le client pour un pigeon. J’ai produit un travail et avec lui de la valeur, et lui aussi il a travaillé. Nous échangeons cette valeur et l’échange doit être juste. Ce qui est en jeu dans nos transactions, c’est le seul montant valant pour lui-même, une quantité d’argent, que je refuse de payer, ou que j’estime m’être due. 450 F pour une coupe de cheveux ! Ah non, c’est trop ! C’est du vol ! Vendre ma baguette 3 F ? Ah non, autant mettre tout de suit la clé sous la porte !

    En tant que consommateur, ce qui nous retient, c’est seulement le prix. L’intérêt du consommateur, c’est de pouvoir acquérir toujours davantage, pour un prix le plus faible possible. Le consommateur, ce n’est pas le citoyen qui s’exprime dans le vote, c’est le sujet qui entre en possession de ce que le marché économique lui propose. Le consommateur veut profiter!  Il veut profiter des soldes, des bas prix, des remises etc. Il veut avoir la satisfaction d’acheter, de pouvoir remplir son caddie et revenir chez lui content de ce qu’il a acheté. Il a des besoins innombrables à satisfaire et pour cela, il faut de l’argent. Chez le consommateur, c’est le quantitatif qui domine. Il a vu les publicités et les affiches, mais son portefeuille est limité, ce qu’il regarde, c’est surtout le prix. A travers le prix, il a en vue la valeur d’usage du produit, c'est-à-dire le profit tiré de la consommation en terme de désirs. Attention, nous disons bien désir et non besoin. Le consommateur doit être éperdument insatisfait dans ses désirs. Le producteur, celui qui met sur le marché des produits, a une logique complémentaire : à cet appel du désir, vendre le plus de produit possible afin d’augmenter ses profits. Il se doit de calquer le produit fini sur la consommation, afin de pouvoir l’écouler. Il ne peut pas s’écarter, ni de la valeur recherchée, ni de la logique du système ; aussi doit-il, moyennant une publicité habile, faire naître de nouveaux désirs chez le consommateur pour faire apparaître une valeur d’usage, là où il n’y avait rien auparavant, par exemple en rendant presque indispensable ce qui aurait semblé futile, si aucune suggestion n’était donnée. Le distributeur s’intéresse avant tout à la valeur d’échange du produit et prend sa côte-part de profit au passage. La valeur d’échange, est celle qui est tirée du passage de main en main de l’objet qui permet et permettant de tirer partie de la transaction, de faire fructifier la valeur qui a été produite en monnayant sa distribution. (texte) En prenant sa quote-part sur la transaction, lui aussi vise le profit. Son intérêt est de faire baisser le prix d’achat du produit chez le producteur, de proposer au consommateur un prix de vente séduisant, tout en sollicitant chez lui un désir d’acquisition et de consommation. Dans ces trois figures, la valeur est identifiée à un prix et la notion de profit est fondamentale. 

   --------------- Et pourtant, il n'y a pas que le "consommateur" en nous et la valeur ne se réduit pas au profit monétaire. Dans la relation de l'échange, il y a aussi les désirs plus raffinés de l'homme de goût et une valeur qui dépasse l’argent. L’homme de goût est plus circonspect. Il met en avant la qualité de la chose, ou la qualité du service, plutôt que le prix. Il préférera ce qui est utile et esthétique à ce qui est seulement bon marché, mais laid. Il prendra le citron non-traité que le citron ordinaire, la confiture du terroir, plutôt que la conserve industrielle, le compost biologique plutôt que l’engrais chimique. L'homme de goût n'est pas le consommateur au sens où il ne voit pas la valeur seulement en terme d'argent. Il entrevoit dans la valeur une dimension plus qualitative que quantitative. L'homme de goût entrevoit que l'échange nourrit la qualité de la vie et n'est pas seulement une accumulation des choses. La distinction entre la logique quantitative de l'échange et la logique qualitative ne vient pas du système économique lui-même? On dira, au consommateur modeste la logique quantitative, au consommateur aisé la logique qualitative. Il y a une dualité qui segmente le marché, mais cette dualité fait elle-même partie de la logique du capitalisme consistant à objectiver en terme d'argent toute aspiration individuelle et toute valeur.

    2) Notre monde actuel nous invite-t-il vraiment à appréhender l'échange dans sa dimension qualitative? Sommes-nous libre de percevoir la valeur autrement que comme valeur monétaire ? Il faudrait pour cela que nous ayons une appréhension plus vivante et plus subjective de l'échange, que nous puissions percevoir la vie qui circule dans un échange. Le monde postmoderne, c'est le monde de la société de consommation et dans ce monde, la logique qui prime, c'est celle du marché et du profit qui résulte d'une vente massive de produits de consommation. Nous avons même pour cela inventé un procédé remarquable pour fabriquer des consommateurs obéissant qui s'appelle la publicité. Le rôle de la publicité n'est-il pas de créer un conditionnement de masse, par lequel l'échange sera d'abord sollicité sous son angle quantitatif? La publicité n’est-elle pas la traduction idéologique d’un système économique appelé le capitalisme ?

    Le pamphlet de Frédéric  Beiggbeder, 99 F prend l'argument très au sérieux et le pousse même jusqu'à la paranoïa. Pour qu'il y ait consommation, il faut que le désir du consommateur soit constamment tourné vers l'objet et soit maintenu artificiellement en état de frustration. Que dit le publiciste : "je vous drogue à la nouveauté, et l'avantage de la nouveauté, c'est qu'elle ne sera jamais neuve. Il y a toujours une nouveauté qui fait vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas".  (texte) Si seule la frustration du désir stimule la consommation et que cette frustration peut-être produite et reproduite, la tâche de la publicité devient alors de droguer le consommateur avec des images, des clip vidéo, des messages sonores, de telle manière à ce qu'un effet subconscient soit induit qui produise le réflexe de la consommation. "Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l'a baptisée "la déception post-achat". Il vous faut d'urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous ne faut un autre" (id). L'hédonisme postmoderne porte mal son nom d'hédonisme, il est un art habile de cultiver l'insatisfaction et combler l'insatisfaction par la consommation frustre, rapide, brutale, pour recommencer indéfiniment sa poursuite. Il colporte une identification à l'objet qui engendre l'identité de l'homme moderne, le  "consommateur" : qui est-il? Celui qui dans son âme n'a d'autre cogito que  "je dépense, donc je suis".. Pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l'inassouvissement". Il faut sans cesse attiser la comparaison avec les autres : les beaux mannequins qui feront honte aux jeunes filles, les corps bronzés, les voitures splendides, le luxe provoquant, tous ce qui fera saliver le consommateur et renforcer la pulsion de l'avidité sans frein. (texte) Le monde de la consommation enveloppe une identification de la valeur à l’argent, (texte) mais en même temps masque son vide dans le jeu des images et de l’apparence.

    Et le comble, c'est que notre postmodernité, en manque d'idéologie adore la publicité ! C'est que les mass media peuvent être investi par le pouvoir de la publicité et que la publicité devenue une "culture" ne trouve plus rien en face d'elle qui puisse contrecarrer son pouvoir. La contre-culture, la dérision de toute culture est publicitaire ! Même la critique de la consommation est récupérable comme argument publicitaire. Et la sous-culture la plus infantilisée est par excellence un moyen efficace de manipulation : soyez donc benêt devant des images bien léchées et vous serez un bon consommateur !

    "Nous vivons dans le premier système de domination de l'homme par l'homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c'est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l'illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet élégamment ".La postmodernité ne connaît pas la dictature franche et directe, elle connaît le totalitarisme insidieux, indirect, mais terriblement efficace dans sa fonction : conditionner le sujet dans l'acte permanent et répétitif de la consommation. Échanger ne doit avoir qu'un seul sens : consommer d'une manière ou d'une autre, au point que nous ne puissions plus avoir d'autre évaluation de la vie que celle du profit : "Tout s'achète : l'amour, l'art, la planète terre, vous, moi". La pensée de chacun peut-être massivement conditionnée dans ce sens : du matin au soir, il faut bombarder le consommateur de messages visuels, de stimulations auditives qui l'incite à la consommation. La publicité est une police de la pensée qui ne dit pas son nom, mais règne par l'empire indolore de son action  : "je vous interdit de vous ennuyer. Je vous empêche de penser". Que voit l'homme postmoderne autour de lui?  "La vie était envahie par des soutien-gorge, des surgelés, des shampoings antipelliculaires et des rasoirs à triple lame. L’œil humain n'avait jamais autant été sollicité de toute son histoire : on avait calculé qu'entre sa naissance et l'âge de 18 ans, toute personne était exposée en moyenne à 350.000 publicités". L'oreille est harcelée de la même manière par un conditionnement publicitaire massif. "le silence était en voie de disparition. On ne pouvait pas fuir les radios, les télés allumées, les spots criards qui bientôt s'infiltrerait jusque dans les conversations téléphoniques privées".

    Nous pensons pourtant, dans nos démocraties modernes, qu'au fond la publicité c'est une sorte de "jeu" et qu'elle ne nous affecte que bien peu, nous pensons conserver notre liberté. Nous sommes très fier de notre libre-arbitre. Mais nous sommes inconscients de notre assujettissement constant aux valeurs de la consommation de la mode, et de l'opinion. "Vous croyez que vous avez un libre-arbitre, mais un jour ou l'autre, vous allez reconnaître mon produit dans le rayonnage d'une supermarché, et vous l'achèterez, comme ça, juste pour goûter". Mais attention, l'emprise totalitaire sur la pensée ici n'est pas directe. Il n'y a pas de Big Brother identifiable et les moyens de manipulation ne sont pas des contraintes violentes : "Pour réduire l'humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion," (texte), elle ne s'y prend pas comme dans un totalitarisme politique, par la contrainte violente. La publicité sait amadouer le peuple, le flatter et le conduire  sans qu'il ait justement la moindre idée de sa dépendance et qu'aucune révolte ne soit possible, puisqu'il n'y a pas d'ennemi qui puisse être clairement désigné. Que veut le peuple? du pain et des jeux !  Donnez leur les deux dans un emballage coloré et ils dormiront. ! C'est un peu comme si les hommes, sous la coupe de la société de consommation, étaient soigneusement maintenus dans l'inconscience. Il importe que le consommateur soit futile, inconscient, puéril, snob et... qu'il le reste. La société de consommation n'a rien à gagner de l'affranchissement de l'esprit et encore moins d'un regard lucide sur le monde. Elle a tout à gagner à ce que les hommes ne soient que des "consommateurs", qu'ils suivent les modes, consomment, achètent encore et encore et s'endettent jusqu'aux oreilles. Ils restent dans l'opinion, telle qu'on leur sert dans le discours publicitaire, et finissent par n'avoir d'autre idéal que de ressembler à une image publicitaire. Aussi plats qu'une image et sans épaisseur humaine. 

    Le rapprochement entre ce tableau, avec la condition humaine décrite par Platon est saisissant. "L'homme était entré dans l'allégorie de la caverne de Platon. Le philosophe grec avait imaginé les hommes enchaînés dans une caverne, contemplant les ombres de la réalité sur les murs de leur cachot. ...sur notre écran cathodique, nous pouvions contempler une réalité "Canada Dry" : ça ressemblait à la réalité, ça avait  la couleur de la réalité, mais ce n'était pas la réalité. On avait remplacé le Logos, par des logos projetés sur les parois humides de notre grotte". C'est d'autant plus remarquable, que le discours publicitaire est lui-même normatif en toute chose, assignant la pensée à une mesure qu'elle n'a plus qu'à suivre. "Je décrète ce qui est Vrai, ce qui est Beau, ce qui est Bien"! . Le consommateur suit. Il dit "c'est moche", quand c'est démodé. Il dit "c'est génial" quand c'est à la mode.  Il répète ce que la publicité lui a asséné. 

     La publicité est-elle l'ultime idéologie dans un monde déserté de toute idéologie? « Tant qu’il n’y aura rien d‘autre, la pub prendra toute la place. Elle est devenue le seul idéal. Ce n’est la nature, c’est l’espérance qui a horreur du vide ». Gilles Lipovetsky dans son premier livre titrait L’ère du vide. Comprenons bien l’enjeu. Le monde de la consommation est une ère du vide parce que le sens de la Vie l’a déserté, parce que nous vivons dans un monde qui justement pratique excessivement l’éloge de la fuite de la Vie. L'échange lui-même, qui devrait nourrir la vie s’est lui-même dévitalisé : plus nous consommons, plus nous sommes projeté dans une fuite en avant, vers un futur attendu, un avenir meilleur, dans une poursuite perpétuelle d’une satisfaction qui ne vient jamais. « Les occidentaux fuient par l’intermédiaire de la télé, du cinéma, d’Internet, du téléphone, du jeu vidéo, ou d’un simple magazine. Ils ne sont jamais à ce qu’ils font, ils ne vivent plus que par procuration, comme si il y avait un déshonneur à se contenter de respirer ici et maintenant. Quand on est devant sa télé, ou devant un site interactif, ou en train de téléphoner sur son portable, ou en train de jouer sur sa Playstation, on ne vit pas. On est ailleurs qu’à l’endroit où on est. On n’est peut-être pas mort, mais on n’est pas vivant non plus. Il serait intéressant de mesurer combien d‘heures par jour nous passons ainsi ailleurs que dans l’instant ». Or, soyons honnêtes pour regarder notre monde dans les yeux : la postmodernité, vit dans le culte de l’image et du virtuel. Elle enveloppe une entreprise constante de harcèlement du désir, elle ne créer que pour solliciter chez le consommateur le passage à l'acte, et c'est pourquoi elle entretient la séduction de l’ailleurs et de l’autrement. La publicité c’est de l’ailleurs rêvé et une réalité autre où tout est possible, où tout est fun, gai, brillant, luxueux. Le paysage y est beau "comme sur une carte postale", car il n'est qu'une représentation. Le rêve qu’il serait bon d’inculquer depuis le plus jeune âge au consommateur et à chaque génération, c’est de chercher à ressembler à une publicité ! … et donc à refuser la Vie telle qu'elle est .

    Et pourtant la vraie Vie n'est pas ailleurs. Elle n'est pas dans des images. Elle n'est pas celle d'un autre que moi. Elle est là, donnée dans l’instant, dans les petites choses du quotidien, non pas dans un idéal de top model, mais dans cette figure que je voit le matin dans la glace, dans un moment de grisaille et d’ennui aussi, dans tout moment vécu parce qu’il est accueil comme un moment de la Vie.

    La violence de ces analyses inviterait à en prendre le contre-pied. Mais ce serait se priver du pouvoir qu’elles contiennent, d’introduire le doute dans notre somnolence. Et si c’était vrai ? Et si nous étions bel et bien conditionné dans notre manière de nous représenter la vie ? Et si nous étions pris dans les mâchoires du mercantilisme ? Sommes-nous conditionnée à percevoir l'échange sous l'angle de la seule consommation? En prendre conscience, c’est déjà prendre distance, voir. C’est le premier pas vers la liberté. Peut-on concevoir un dépassement de cette évaluation de l'échange fondée sur la seule consommation?

    Gilles Lipovetsky dans  L'Empire de l'Éphémère, a une position moins radicale. Il soutient que le monde consommation est surtout ludique et démocratique. Il participe du jeu de la démocratie en mettant sur un pied d'égalité toutes les opinions, toutes les tendances, tous les choix, toutes les modes. Il est ludique car il est n’est motivé par une poursuite effrénée du divertissement, ultime valeur... quand il n’y a plus de valeur. Mais ne voir dans la publicité que son aspect ludique, n’est ce pas exactement suivre sa pente ? N’est-ce pas être piégé dans sa logique ? Or, cette logique n'est elle pas celle de la logique de profit du marché ?

C. Par delà le communisme et le capitalisme

    L’échange est certes encadré par un système économique, mais le système n’existe pas tout seul, il n’existe que sur le fondement de l’individu et sa vitalité est celle de l’individu. En un sens, la « société » cela n’existe pas, ce qui existe c’est l’individu et en lui la vie qui se donne et se reprend. Pour comprendre le fonctionnement de l’échange économique, il faut le rattacher étroitement à la Vie.

    C’est ce qu’entreprend de montre Michel Henry dans Du Communisme au Capitalisme. Michel Henry prend pour point de départ la situation désastreuse des pays marxistes dans lesquels le communisme s’est effondré. L’analyse qui en est donné d’ordinaire, consiste à soutenir que c’est le système économique qui est entré en faillite, entraînant à sa suite les individus dans la précarité, la corruption et la misère. Le corollaire que l’on en tire, consiste à dire est qu’en changeant de système, en passant du communisme au capitalisme libéral, les peuples vont entrer résolument dans la voie de la prospérité, dans la voie de l’économie de marché, et à la limite dans la voie idyllique du meilleur des mondes possibles. Ce faisant, nous partageons une croyance, la croyance selon laquelle il suffit de changer de système pour changer de société, ou encore de changer de système pour changer l’homme. Mais comment cela serait-il possible si la « société », le « système », la "structure économique", ne sont que des abstractions et que sur le fond, le seul être réel, c’est l’homme ? Comment un système peut-il en quoi que ce soit changer la vie, s’il n’est lui-même qu’une émanation de la vie ?

    Dans un premier temps, il est nécessaire d’ouvrir les yeux sur la faillite du communisme dans une complète lucidité. Il faut dénoncer tous les mensonges qui ont essayé d'en dissimuler l’échec. « Reconnaître l’universalité de l’échec économique du communisme, c’est nécessairement… dénoncer un certain nombre de mensonges qui accompagnent le communisme depuis sa naissance… Le premier de ces mensonges, c’est la négation pure et simple de l’échec, l’affirmation que… le bilan est ‘globalement positif’ ». Il est assez stupéfiant de remarquer que la quasi-totalité des intellectuels a pourtant soutenu une thèse pareille. On a dit « les intellectuels de gauche », mais justement, à cette époque, l’intellectuel n’était existant que marqué de l’estampille « gauche ». Pourquoi donc tant d’aveuglement ? Nous avons été très loin dans la négation de la réalité au nom de l’adhésion idéologique.  « Le somment de l’infamie, à cet égard, avait été atteint au Congrès de la Mutualité de 1935 quand toute l’intelligentsia parisienne – bourgeois compris, Gide menant cette fois le cortège – vint solennellement prêter allégeance à Staline ».

    Comment a-t-on pu fermer les yeux sur « un état de pénurie permanente, de violence policière, de délation et de terreur » ? Comment peut-on réduire cet état de fait à des « difficultés » rencontrées par le régime ? C’est nécessairement parce que les intellectuels croyaient dans le système et ne voyait dans la contradiction des faits qu’une déviation anormale. Il paraissait alors normal de rejeter la faute sur les personnalités des dirigeants corrompus, tout en laissant intact la croyance dans le système. « C’est la folie meurtrière de Staline qui l’aurait conduit à bafouer la démocratie et les droits de l’homme, à prôner la force etc. alors qu’il s’agit là des principes et des dogmes de la théorie politique du marxisme, explicitement formulés et affirmés par lui, principes appliqués par Lénine et que Staline et ses successeurs n’ont fait que reprendre à leur tour ». Comment dès lors ne pas accabler le système lui-même pour sa logique terrifiante ?

    Mais n’est-ce pas se leurrer pourtant que de conduire un procès seulement économique en mettant en cause un système ? Le communisme a échoué partout où il a été appliqué, mais la raison de cet échec, de cette faillite, est-elle primitivement d’ordre économique ? La raison de l’échec ne tient pas plutôt plus radicalement à « l’échec de la pensée dans sa prétention à organiser de façon rationnelle et efficace l’activité et l’existence des hommes » ? La thèse de Michel Henry est claire : « la réponse s’impose sans équivoque : c’est le marxisme, soit un ensemble cohérent de théories, qui a conduit à la catastrophe économique qui suscite aujourd’hui dans les pays de l’Est et en URSS les bouleversements politiques auquel l’Occident assiste médusé ».

    Quel est le fondement réel du monde économique ? La Réalité sur laquelle l’économique fait front, n’est pas elle-même économique. « Cette réalité, c’est celle de la vie au sens où tout le monde l’entend, dont on déclare qu’elle est difficile, ou pénible, ou brève ». Quelque soit le système économique dans lequel un homme vit, il vit de ce qu’il éprouve, il vit dans ses propres sentiments de cette vie, qui lui est originellement donnée dans l’épreuve de soi qu’est justement la Vie. C’est cette vie pathétique qui fonde cela même qu’est un individu vivant. Est vivant tout ce qui est doué de la faculté de sentir, de souffrir de jouir  et d’aimer. Tout le reste en comparaison n’est que mort. Cette vie qui s’éprouve elle-même, fait effort en se donnant engendre le travail vivant. Le travail vivant originellement transforme les éléments matériels, et il les transforme avec des instruments de production. La vie est si bien du côté du travail vivant, que seul celui-ci peut-être la mesure réelle des biens économiques.  Les éléments matériels sont tirés de la Terre, et soumis en tant que matériau à la loi générale de l’entropie, ils sont marqués par l’inertie. Le champ qui est laissé à lui-même est envahi par les mauvaises herbes, le limon finit par combler le canal, la marée ensable le port. Si l’homme n’intervient pas par son travail, le désordre s’installe, de sorte que la matière ne peut-être organisée dans le monde humain que par le biais du travail. Les instruments de productions, parce qu’ils participent de la matière, sont eux aussi soumis à la même loi. Les machines laissées à elles-mêmes rouillent dans des hangars d’usines désaffectées, les tôles se fendillent, les toits se crèvent, les produits toxiques se répandent, le tracteur n’est plus qu’un tas de ferraille qui salit le paysage. Inertie et entropie de la matière, sans la vie. Que l’homme insère sa force productive dans l’univers naturel et tout change de visage et se trouve créé ce qui n’existait pas sans sa vie propre. La Vie est originellement créatrice. C’est la mise en œuvre de la force productive de la vie qui fait que l’individu est capable de produire ainsi une valeur d’usage dans des choses susceptibles d’être échangées. C’est en ce sens qu’il devient un travailleur. Ce qu’il convient de saisir en profondeur, c’est que le travail, parce qu’il est manifestation de la créativité immanente de la Vie est originellement subjectif, parce que, fondamentalement, la vie est subjective. Si on ôte le lien intime qui unit la vie au travail, qui unit l’individualité vivante et le travail, si on perd de vue la vie qui est celle du travailleur, perd de vue complètement l’essence du travail.

    Mais cette perversion de l’essence originelle du travail a lieu, à partir du moment où le travail ne va plus être considéré que comme un phénomène objectif, comme un concept, un concept ne prenant de sens que dans un autre concept soi-disant plus élevé le « système économique ». « Si donc c’est l’individu vivant,… l’individu souffrant et agissant, …qui est au principe de la société, comme des lois qui la régissent, comme des lois qui la régissent, notamment la grande loi de la production des biens et des valeurs, il suffit alors de concevoir une situation dans laquelle les individus ne font plus rien et veulent plus rien faire pour que les conditions qui rendent possible la vie sociale se trouvent ébranlées dans le tréfonds, mettant en cause la simple existence de cette société ». Or c’est exactement ce qui se passe avec la faillite du communisme. Pourquoi ne plus vouloir rien faire ? Parce que l’idéologie enseigne et inculque massivement qu’il faut s’en remettre à la « société », à « l’État », parce que ce qui compte, ce n’est plus l’individu vivant, ce sont les « classes sociales », le « parti », « l’Histoire » etc. Alors est implicitement promue la démission du travail vivant, parce que l’individu ne compte plus face au collectif. Dès lors, à quoi bon s’échiner dans un kolkhoze ? Il y a plus de joie à planter des pommes de terre dans son jardin. Le rendement du jardin est 20 fois supérieur au rendement du kolkhoze dont on se fiche éperdument. L’investissement vivant se retire de l’agriculture et de l’industrie, l’incompétence gangrène tout, le laisser-aller est la règle, et la production s’effondre. Alors, petit à petit une seconde économie du marché noir se met en place et le trafic en sous-main (vivant lui !) prend la place de l’échange officiel et c’est tout un régime qui pourrit de l’intérieur. Pourquoi la faillite du marxisme ? Parce qu’il a voulu mettre en lieu et place de la vie, des objets de pensée et que les objets de la pensée ne sont jamais que des reflets de la Vie réelle, ils ne sont pas de la vie, mais une représentation morte. « Les objets de pensée par lesquels le marxisme a remplacé » les individus vivants sont la Société, l’Histoire, les classes sociales. Et on comprend dès à présent comment les régimes construits sur de telles abstractions ne peuvent être en effet que des régimes de mort, comme on voit partout où, les communistes s’étant emparés du pouvoir, le marxisme est devenu le principe organisateur de la société ». « Il en est résulté chez tous les habitants des pays socialistes une attitude passive consistant à tout attendre de cette société qui constitue la seule réalité… C’était donc à elle de subvenir aux différents besoins dans tous les domaines, que ce soit ceux de la nourriture, du vêtement, du logement, de la santé, de l’éducation, du travail, des loisirs, sans omettre celui de la vérité et tout ce qu’il fait croire ». Mais ne soyons pas dupe, la « société » ne fait jamais rien et n’a jamais rien fait. C’est un concept. « Qui a jamais vu la société en train de creuser un trou, ou de construire un mur, de réparer un robinet, de panser un blessé ? » Tout régime qui inculque le dogme de l’existence sacro-sainte de la « société » est voué par essence à la paralysie et à la pénurie. De même, ce serait de même une grave illusion de croire dans l’existence de « lois économiques objectives », capables de susciter le passage à l’acte d’une quelconque forme de travail. Ce n’est que la Vie qui passe à l’acte et qui passe à l’acte dans la chair d’individus vivants. Non pas un concept (texte).

    Où sont les beaux jours du Le libéralisme ? On a beau jeu de souligner ce qui fait en retour la force du capitalisme : l’esprit de libre entreprise individuelle est en effet nettement plus vivant que les abstractions mortes du marxisme. Cependant, cela ne veut certainement pas dire que pour autant le capitalisme soit, une panacée et encore moins qu’il soit capable de rendre justice à la nature de l’échange. Il contient lui aussi une forme de subversion de la vie. Ce qui lui donne sa force, c’est qu’il reconduit chaque individu à lui-même et qu’il exalte, dans une certaine mesure l’initiative individuelle. Cependant, ce qui en lui devient proprement inquiétant, c’est la manière dont il représente la valeur. Comme son nom l’indique, la vocation du capitalisme est d’accroître le capital, ce qui signifie que le capitalisme tend dans son essence à augmenter le profit sous la forme de l’argent.

    En quoi y a-t-il là une subversion de la vie elle-même ? L’échange signifie la circulation de la valeur, de même que la santé de l’arbre implique la circulation de la sève partout, des racines, jusqu’aux feuilles. Pour que l’échange soit juste, il faut que la valeur des biens échangés soit liée à la quantité de travail. Dans la figure la plus simple, « plus une marchandise contient de travail et plus élevée est sa valeur. Quand deux marchandises contiennent la même quantité de travail, elles sont équivalentes, elles peuvent s’échanger. L’échange, la ‘circulation des marchandises’ repose sur cette loi et l’actualise à chaque instant ». Seulement, le travail qui est à l’origine de toute production est subjectif, comme la Vie est subjective. Et cela n’est pas mesurable. Pas plus que n’est mesurable un sentiment d’amour ou de haine. L’aporie de l’économie est que malgré tout le travail doit être évalué, car il s’agit bien de transformer une évaluation qualitative en évaluation quantitative. L’argent joue ce rôle d’intermédiaire de l’échange dans lequel est formulé ce passage. Il suit de là, que l’argent n’est jamais qu’un double irréel qui ne fait que représenter la valeur de ce qui est échangé, ce qui veut dire aussi qu’il représente surtout une certaine quantité de travail social. La Vie, sise en chaque individu a pour propriété essentielle de vouloir être davantage. Elle le fait dans le monde humain, par le biais du travail vivant, qui fait que toute personne qui travaille peut aisément produire davantage que ce qui est nécessaire à sa seule subsistance. Si on dit que le travailleur le matin a produit ce qui est nécessaire à sa subsistance, quand il travaille l’après-midi, c’est pour produire un surtravail qui engendre une valeur excédentaire. C’est là une loi fondamentale de la Vie : la Vie se promeut elle-même et crée au-delà de ce qui est seulement nécessaire pour la survie. La survie n’a jamais été et ne sera jamais la mesure de ce dont la Vie est capable dans la création. La Vie est comme une effusion qui s’épanche naturellement, un épanchement de soi, dont le débordement est la première loi. Elle est un coeur qui alimente la vie dans toutes les partie du corps. Il suit de cette loi que de la création de valeur par le travail humain devrait naturellement résulter le règne de la prospérité. C’est au surtravail que nous devons la prospérité.

    Mais que ce passe-t-il en réalité ? Que devient le surtravail ? D’un côté, « le capitalisme ne s’est pas trompé : il a mis le doigt sur ce qui lui importe, sur la seule force qui existe au monde et que est la force de la vie, la force de travail vivante » seulement, ce qui est décisif en lui c’est la volonté « de l’exploiter jusqu’au bout ». « En exploitant en effet la force de la vie, en faisant travailler hommes, femmes, enfants 10 à 15 heures par jour, et cela sur un rythme effréné, sans répit, sans égard pour la peine, la fatigue, le repos, le logement, l’éducation, la dignité, et un mot pour la vie quotidienne de ce qui dont il voulait seulement qu’ils donnent leur force. Ce fut en aspirant cette force et en se nourrissant d’elle, en suçant le sang du travail vivant comme un vampire ».  Pourquoi exploiter ? Pour produire de la valeur sous la forme (encore) d’un concept, de l’argent, pour accumuler la valeur, faire des bénéfices. Mais où la logique s’emballe, c’est qu’il ne s’agit plus seulement d’accumuler de l’argent pour plus tard, pour s’assurer un avenir oisif et luxueux. C’est finalement en bout de course accumuler pour accumuler, comme s’il s’agissait d’aller jusqu’au bout du concept de capitalisme. Et le comble, c’est que cette accumulation n’étant qu’un double virtuel de la véritable valeur de bien, de richesse, de culture, peut tout aussi bien partir en fumée instantanément. Il suffit d’un krach boursier et hop ! Tout est brûlé. Le travail de milliers de petites ouvrières à la chaîne, de milliers de manœuvres, de techniciens, qui sont autant d’hommes et de femmes, autant de créateurs, brûlé instantanément ! Et, parce que la bourse est elle-même dans le capitalisme le régulateur de la production, l’effondrement boursier devient un effondrement du monde du travail : le chômage répand la force vive du corps social que l’on a saigné. L’ouvrier qui s’est vendu dans le contrat de travail,  qui a été exploité dans sa force de travail, est jeté hors du travail, comme ces gadgets que la société de consommation multiplie et qui n’ont d’autre destination que de finir à la poubelle. C'est la conséquence de ce que l'on nomme le le darwinisme économique.

    Le décalage grandissant entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, la recherche frénétique du profit pour le profit aboutit à une contradiction énorme : la technique permet de mettre sur le marché une masse d’objets fantastique, mais dans la logique même de la recherche du profit, il n’y a plus personne qui puisse réellement en jouir :  « impossibilité de vendre ce qui est produit. Partout, il y a pléthore de biens, …Dans le même temps manque l’argent qui permettrait aux particuliers d’acquérir ces biens et d’en user. Que de denrées alimentaires n’est-on pas en mesure de présenter sur le marché, que ne maisons ne peut-on construire, de véhicules, d’engins, de produits de toutes sortes ! …Malheureusement, il n’y a pas de débouchés, pas d’argent entre les mains d’acquéreurs éventuels. Les immenses réserves de capital accumulés ne sont littéralement rien en comparaison des valeurs d’usage que le procès technique permet de fabriquer en série – rien non plus au regard des besoins de millions d’êtres humains voués aux bidonvilles, au dénuement, à la faim ». Et la dérision sinistre de tout cela, c’est que justement, ce que l’on met en avant, c’est la nécessité de vendre « de trouver des créneaux. C’est pourquoi le ‘commercial’ l’emporte sur l’ingénieur, l’enseignement du marketing, sur les grandes écoles traditionnelles ». La monstruosité ici, c’est qu’une société puisse simultanément avoir tous les moyens pour  permettre la prospérité et que celle-ci soit retirée des mains de ceux qui en ont le plus besoin, pour... stationner dans le virtuel d’une accumulation inutile, dans les coffre-fort des banques et le marché de la bourse. La sphère financière  est séparée de la sphère de la vie. Tout est possible... et rien n’est faisable ! Le cercle du capitalisme est un cercle vicieux et certainement pas un cercle vertueux.

    L’ultime perversion, explique Michel Henry, c’est qu’au bout du compte, le capitalisme ne produit même plus de valeur d’usage qui soit en rapport réel avec la Vie. « Jusqu’à présent, ‘usage’ voulait dire usage pour la vie, froment et pain cultivé et cuit pour être mangé, vin pour être bu, vêtements pour être portés, protégeant du froid ou du chaud, garant de la pudeur, expression de la beauté. Bref, c’était la vie au sens où nous l’entendons, la vie phénoménologique de l’individu vivant et elle seule qui prescrivait à l’action sa finalité unique et la seule concevable ». Mais l’avènement de la technique permet d’aller bien au-delà des besoins de la vie, de promouvoir non seulement le luxe, le gadget et le superflu, mais de les promouvoir au point de finalement remplacer dans l’esprit du consommateur le souci de l'essentiel, par l'urgence de l'accessoire. Production massive de leurres et d'illusions. C'est-à-dire que finalement, la technique suscite sa propre production, en complet décalage avec la vie et ses besoins réels, comme s’il ne s’agissait plus que de nourrir, de faire proliférer la techno-science pour elle-même, dans l’indifférence complète avec la vie.

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    L’échange économique porte souvent mal son nom d’échange, tant il est unilatéral et tant il a perdu de vue la finalité qui devrait être la sienne, de servir la vie et non pas, comme le communisme et le capitalisme le montrent, pour asservir la vie. Le communisme asservit la vie en abaissant l’individu vivant au profit d’entités abstraites, la classe, le Parti, le Plan etc. Le capitalisme asservi la vie en lui en libérant les puissances titanesques de la technique et de l’argent, contre la vie elle-même et ses besoins. Au nom d’une entité abstraite, la valeur comprise comme argent et profit.

    La tâche d’une économie juste est de distribuer la prospérité, de faire circuler la valeur, comme le sang circule dans le corps humain. Tant que le système économique est pensé dans des abstractions étrangères à la vie, il véhicule une aliénation et ne parvient pas à atteindre la fin qui devrait normalement être la sienne : faire disparaître la misère et promouvoir partout la prospérité. Une économie saine travaille à la promotion de la Vie. Il est désolant de constater à quel point nous sommes actuellement loin de cette finalité. Notre monde est livré aux mâchoires du commerce et de l’industrie, à l’appétit vorace du profit, à la boulimie délirante de la technique. Il est nécessaire et urgent, de faire éclater en pleine figure la vérité de cet empire, car ce n’est qu’à partir d’une prise de conscience décisive qu’une mutation radicale pourrait s’opérer. La révolution économique à venir.

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Vos commentaires

Questions:

1. Quel rapport y a-t-il entre valeur d’usage et valeur d’échange ?

2.  Serait-il juste de rémunérer de la même manière tous les travaux ?

3.  Pourquoi considérer que le fait même d’évaluer le travail est déjà une forme d’aliénation. ?

4. A quoi attribuer la faillite du système communiste ?

5. Que veut dire l’expression « surtravail » ?

6. Faut-il rendre la technique responsable des méfaits du capitalisme ?

7. L’expression « moraliser le capitalisme » est-elle une plaisanterie ? Un oxymore ?  Un idéal à réaliser ?

 

     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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