Dans la confusion de prise de parole qui caractérise notre époque, nous sommes très fiers de pouvoir tout soumettre à discussion. Nous sommes une époque postmoderne, satisfaite de sa liberté de pensée et nous croyons qu'elle consiste à pouvoir « discuter » de tout. Il faut « s’exprimer ». Même si on n’a rien à dire et si l'on ne connaît rien à ce dont il est question. L’important, c’est de discuter. Nous sommes à l’ère des débats où on parle de tout et de rien, parfois avec la nette impression que personne n’écoute vraiment. Mais on peut discuter et c’est ce qui compte. Cela s'appelle la liberté d’expression.
Il est même sous-entendu communément que l’on peut tout trancher en tapant du poing sur la table pour dire haut et fort : « Il a tort » ! Ou bien « Il a raison » ! L’avortement ? On peut trancher en raison/tort ! Le clonage ? raison/tort ! L’existence de Dieu ? raison/tort ! 7+3=10 ? raison/tort ! Évolution des espèces ? raison/tort ! La liberté selon Spinoza ou Descartes ? raison/tort etc. Le résultat invariable, c’est que plus on discute et plus on se dispute, ce qui met chacun sur la défensive et ne clarifie rien du tout.
Peut-on trancher toutes les interrogations dans la dualité raison/tort ? Sous quelle conditions ? Quelles sont les questions qui offrent une prise à la discussion ? N’est-ce pas sottise que de croire que l’on fait avancer la réflexion en procédant de cette manière? N’est-il pas nécessaire, pour mettre fin à des polémiques interminables, de se confronter directement aux faits par l’observation ? Dans la polémique, on a vite le sentiment de tourner en rond et on sort alors des débats avec l’esprit encore plus confus qu’auparavant. Sans compter qu'elle ouvre la porte à l’affrontement émotionnel, qu'elle déplace l’interrogation de fond des idées vers l’affrontement des personnes. Faire des « débats » à n’en plus finir, sans avoir d’abord une connaissance précise du sujet dont on parle, c’est brasser de l’air, se payer de mots et argumenter dans le vide. On ne peut entrer dans un débat de manière correcte, que si, d’abord, on est allé chercher l’information nécessaire. Ce qui revient à dire qu’il est essentiel de passer par l’observation. De même, on ne peut sortir des polémiques qu’en mettant le nez directement dans les faits, en observant effectivement ce qui est.
La question est donc : Faut-il discuter de tout ? Qu’est-ce qu’un questionnement sérieux ? Comment éviter des discussions futiles et superficielles ? Faut-il maintenir le paradigme raison/tort? Est-il possible de questionner, sans perdre le contact direct avec ce qui est ?
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Une remarque pour commencer : le registre de vocabulaire dans lequel les termes tort/raison sont employés, c’est avant toute celui du droit. C’est vers la justice que l’on se tourne pour demander une réparation des torts que l’on a pu subir. Hobbes dit même que si les hommes ont accepté de renoncer à leur liberté en constituant l’État,
c’était pour éviter les torts qu’ils pouvaient se causer dans l’état de nature.
On ne raisonne en termes de tort/raison, que lorsque, qu'implicitement, la faute n’est pas loin. Il
y a dans ce registre raison/tort un parti-pris, une mise en cause, une accusation, bref : un jugement et un jugement porté sur quelqu’un. Nous devons réserver un accueil très circonspect à cette manière très humaine de raisonner qui consiste à chercher constamment des torts et à vouloir par-dessus tout avoir raison. Dire d’un énoncé qu’il est faux/vrai est bien plus neutre. Les prunes sont encore sur la table de la cuisine, ou
bien elles n’y sont plus. C’est une question de fait et d’observation ; pas de tort ou de raison. Si par contre je demande à B : « C’est toi qui a mangé les prunes ? », qu’il nie, qu’il n’aurait pas dû y toucher, mais était le seul à pouvoir le faire ; je me dirai probablement que B est une personne entêtée qui ne veut pas reconnaître ses torts.(texte)
1) Vous connaissez probablement le texte de Raymond Devos :
A tort et à raison
On ne sait jamais qui a raison ou qui a tort.
C'est difficile de juger.
Moi, j'ai longtemps donné raison à tout le monde.
Jusqu'au jour où je me suis aperçu
que la plupart des gens à qui je donnais raison avaient tort !
Donc, j'avais raison !
Par conséquent, j'avais tort !
Tort de donner raison à des gens
qui avaient le tort de croire qu'ils avaient raison.
C'est-à-dire que moi qui n'avait pas tort,
je n'avais aucune raison de ne pas donner tort
à des gens qui prétendaient avoir raison, alors qu'ils avaient tort !
J'ai raison, non? Puisqu'ils avaient tort !
Et sans raison, encore ! Là, j'insiste, parce que ...
moi aussi, il arrive que j'aie tort.
Mais quand j'ai tort, j'ai mes raisons, que je ne donne pas.
Ce serait reconnaître mes torts !!!
J'ai raison, non? Remarquez ...
il m'arrive aussi de donner raison à des gens qui ont raison.
Mais, là encore, c'est un tort.
C'est comme si je donnais tort à des gens qui ont tort.
Il n'y a pas de raison !
En résumé, je crois qu'on a toujours tort d'essayer d'avoir raison
devant des gens qui ont toutes les bonnes raisons
de croire qu'ils n'ont pas tort !
C’est un texte virtuose, vertigineux et confondant, un texte qui joue avec une habileté diabolique sur le double sens des mots et le double niveau de l’affirmation d’un énoncé et de celui du méta-langage sur le sens du même énoncé. Il contient des éléments importants que nous allons relever.
Le début commence par un présupposé : il faudrait partir du principe que la vérité réside à demeure dans la parole des uns, le clan de ceux qui ont « raison » A, et qu’elle doit être ôtée de la bouche des autres, le clan de ceux qui ont « tort », B. Si l'on admet ce présupposé, il faut chercher dans quel clan ranger ce que disent C ou D et affirmer haut et fort qu’ils ont tort ou qu’ils ont raison. Le critère de la vérité serait un consensus autour d’une opinion et si recherche de la vérité il y a, elle ne consiste qu’à choisir son camp. La vérité est affaire de débat pour/contre. En politique, c’est facile, cela donne les débats pour/contre l’euthanasie, la peine de mort, les 35 heures, etc. D’où l’extension indéfinie de ce mode de pensée : le clan du oui/le clan du non, patron/syndicats, droite/gauche etc. Il est vrai que sur le terrain des choix que nous devons faire dans l’incertitude, il faut bien prendre un parti, ne pas prendre parti, c’est déjà prendre parti, alors autant que les positions soient claires et que l’on dise franchement si on est pour ou contre une décision.
---------------Cependant, de là à croire que l’on peut trancher toutes les questions de cette manière, il y a tout de même un fossé à ne pas franchir. Il y a en nous un brave type qui a cru à un moment, parce qu’on n’a cessé de lui répéter, qu’il y avait des gens qui ont raison et d’autres qui ont tort. Et on a laissé faire. Nous avons été assez crédule pour admettre que nous devions nous affirmer (!) de cette manière et que c’était cela notre liberté de pensée, nous ranger du côté de A ou B ! Mais nous nous sommes rendu compte que quelque chose clochait dans cette manière de penser. Nous avons à un moment compris que « l’on ne sait jamais qui a raison et qui a tort » et « qu’il est difficile de juger ». Je ne peux pas donner raison à tout le monde, parce que le seul fait de vouloir donner raison implique aussi que je donne tort. C’est la contrainte de la dualité dans laquelle je me suis placé par avance, et qui m’a été imposée et que j’ai acceptée. En fait, la dualité se situe dans la structure même du mental. Penser dans la dualité tort/raison, c’est seulement prolonger une tendance qui est dans la nature de l’esprit. L’opinion fonctionne dans la dualité. On nous a répété qu’il était important d’exprimer notre opinion et en toute bonne foi, nous avons cru que pour cela, il suffisait d’appliquer le paradigme raison/tort à toutes les questions. Il suffit d’observer cela autour de nous chez les gens les plus simples. Si on demande : et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? Et bien la plupart des gens dégainent les affirmations : je suis pour/contre !
2) Mais la question qu'est ce que vous en pensez? est bien plus profonde, elle demande :
Qu’est-ce que vous comprenez sur ce sujet ? Comment voyez-vous cette question complexe ? Quelles raisons s’imposent à vous que nous pourrions partager ensemble ?
Si vous dites d’emblée « je suis pour/contre », vous simplifiez à la va-vite ce
qui est complexe. Passe encore pour une réponse oui/non dans un sondage de magazine à la
mode, mais pour ce qui est des vraies questions de la vie, c’est différent. La vie est complexe, les situations de la vie sont complexes et à une question complexe, on doit donner une réponse complexe, donc englobante, nuancée et réfléchie. Il ne s’agit pas de tailler à la hache en pour/contre. Si nous pouvons échanger vraiment, c’est exactement sur cette base, en reconnaissant d’abord la complexité. Si nous pouvons partager des points de vue différents, c’est parce que les choses sont complexes et que justement, il est important de les examiner sous plusieurs angles. Le mode de pensée en raison/tort nous porte à des jugements sommaires, manichéens, simplistes et stupides. Ce qui fait des ravages dans tous les domaines, car dès l’instant où nous y sommes installés, nous avons érigé une séparation qui invite le conflit en le justifiant. Quand la dualité est entrée en scène de cette manière, nous ne pouvons pas discuter, nous pouvons que nous disputer.
Dans le Dictionnaire Philosophique, Voltaire cite ces vers de Rulhières :
Plus on a disputé, moins on s’est éclairci.
On ne redresse point l’esprit faux ni l’œil louche.
Ce mot j’ai tort, ce mot nous déchire la bouche.
Nos cris et nos efforts ne frappent que le vent,
Chacun dans son avis demeure comme avant.
C’est mêler seulement aux opinions vaines
Le tumulte insensé des passions humaines.
Le vrai peut quelquefois n’être point de saison;
Et c’est un très grand tort que d’avoir trop raison.
…Cherchons la vérité, mais d’un commun accord:
Qui discute a raison, et qui dispute a tort.
Il faudrait apprendre aux générations nouvelles à rejeter par avance ce piège de la dispute en dépassant la dualité. Il faudrait entamer une vraie réforme de la pensée qui partirait de la prise de conscience de l’unité. Nous ne pouvons discuter sainement que sur la base de la reconnaissance de l’unité. Les disputes, quels que soient les domaines dans lesquels elles apparaissent, ont toujours un caractère infantile et ne sont jamais intelligentes. Dans la dispute se produit un
dévoiement, on se sert de la
logique comme d'une arme destinée à réfuter, en mettant la raison de son côté,
celui qui a seulement besoin de formuler une opinion différente. Une raison qui
ricane, dispute et se moque, c’est un revolver pointé vers le cerveau d’un adversaire, prêt à faire sauter ses centres de raisonnement. Aucune question n’est vaine pour autant qu’on se la pose vraiment. Celui qui ne trouve pas ses mots, mais demeure sincère, ne mérite pas le mépris hautain de celui qui sait « avoir raison ». Rien n’est plus propice à une rencontre que l’aveu "je ne sais pas". Ce n’est que lorsque nous sommes à bout d’argument que nous savons écouter. Quand nous
ne cherchons plus à avoir raison à tout prix. Quand nous ne cherchons plus à sécuriser notre vérité, à la protéger de toute ingérence, à blinder nos certitudes contre tous les doutes. Quand la certitude devient arrogante, on cesse de l’écouter et elle ne provoque que la méfiance. La clarté véritable ne menace personne, car la vérité
n’appartient à personne. C’est une grave illusion de vouloir faire des clans et
d’imaginer que l’un ou l’autre a un titre de propriété de la vérité. Vouloir
mettre sur la vérité une étiquette est un contresens. La vérité est universelle
ou n’est pas la vérité et si elle est universelle, n’est la propriété de personne. En mettant constamment l’accent sur les torts/raisons on en fait
précisément une affaire de personne et nous en venons à ne penser qu'aligné sur l'argument d'autorité. Celui qui veut avoir raison par-dessus tout, ne fait-il pas de la vérité une affaire d’amour-propre ? N’est-ce pas l’ego qui se met en valeur dans la dénonciation des torts et l’affirmation hautaine d’avoir raison ? « Moi je pense que. Quiconque est avec moi a raison et les autres, ils ont tort ».
(note)
Il faut savoir rester vulnérable et demeurer à découvert pour accueillir une vérité nouvelle. S’ouvrir à l’inconnu ; et pour cela, rejeter l’irruption sauvage de la dualité raison/tort dans la parole. Refuser la clôture de la vérité sur elle-même et l’immobilisme des prises de positions définitives. Refuser d’être porte-parole d’une quelconque organisation qui n’aurait en vue que de se maintenir elle-même en luttant contre ceux qui ne sont pas de son bord. On apprend à facilement détester, quand on se croit propriétaire au sein de son propre clan, cf. Prajnanpad (texte) d’une vérité définitive qu’il ne s’agit que de défendre contre tout autre clan devenu un adversaire. Entretenir des clans c’est entretenir la division. La division est meurtrière, elle se répand dans la déflagration des conflits. Elle commence dans la pensée et dans une manière de penser qui plante par avance le champ de bataille de la polémique. Ce que nous appelons liberté d’expression, dans notre société actuelle, c’est le droit de descendre dans l’arène l’épée à la main pour aller tailler en pièces ceux de l’autre bord, ceux qui « ont tort ». C’est la préférence avouée, revendiquée, de la dispute contre la discussion. C’est d’ailleurs un effet recherché par la seule logique des média : la phrase assassine, les mots que l’on lance comme des javelots, les petites phrases pointues comme des flèches, les réparties qui ferraillent et cherchent une faille dans l’armure où entrer le couteau : tout cela s’accorde bien avec le spectacle. Une discussion riche, posée et intelligente, ce n’est pas très « médiatique », ce n’est pas dans le faire-voir. Une communication vraie n’a rien à exhiber. Elle est tout entière dans l’invisible de la rencontre spirituelle des esprits. L’intelligence est toujours dans l’invisible.
Il faut donc éviter les outrances et les caricatures. Il est possible de demeurer dans l’espace ouvert par la parole sans tomber dans la polémique. Il y a urgence à se débarrasser au plus vite du paradigme raison/tort. Pour cela, il est important de reconnaître la position dans laquelle la neutralité est conservée au sein du discours.
Un point sur lequel nous devrions être très attentifs est celui-ci :
l’observation n’est pas un jugement, et l’affirmation n’est pas une accusation. L’énoncé d’un fait n’est rien de plus qu’une constatation. L’observation est le « alors » d’une situation d’expérience, tandis que le jugement prend la forme d’un « et alors ? ». C’est le mental qui, en jugeant ajoute le « et alors » à un ensemble de faits, si bien qu’aucun fait n’a plus d’autre signification que celle que l’ego réfléchissant lui donne. C’est le mental qui décide si cet « alors » est « bon » ou « mauvais », si c’est « bien » ou « mal ». Et c’est à cette étape du processus que la polémique s’engage.
1) Le problème, c’est que nous employons le mot « tort » en deux sens, tantôt pour désigner ce qui est « erroné », tantôt pour désigner ce qui est « immoral » et que nous passons sans transition du premier sens au second. Ce qui est un défaut de logique.
- a Une action que l’on qualifie d’erronée est une action qui ne conduit pas aux résultats prédits, désirés ou attendus. Il s’agit d’une erreur. La signification de l’échec dans ce cas est strictement opérationnelle et rien de plus. Ce n’est pas une question de morale. Si je veux, à partir de Bordeaux, me rendre à Bayonne, j’aurais tort de prendre la route de Paris. Ce n’est pas la bonne direction, c’est la direction opposée. Or, il est patent que, dans nos sociétés, nous avons tendance à assimiler un échec opérationnel à un échec moral. Ce glissement se traduit pas le fait que le mot « tort » se voit aussitôt investi par une réprobation sévère. Il nous est donc difficile de prononcer la phrase : «
Il a eu tort de prendre la route de Paris » tout en restant complètement neutre, sans juger moralement. Le mot « tort » est devenu une accusation, nous sommes passés au second sens.
--------------- - b Une action est qualifiée d’immorale, quand elle viole le code moral d’une société, quand elle contrevient aux bonnes mœurs, quand elle est en contradiction avec la déontologie d’un corps de métier, quand elle heurte de front des interdits religieux, quand elle est en opposition avec la morale civique. Nous devons nécessairement nous appuyer sur un code moral pour reprocher à quelqu’un d’autre ses torts. Chercher des torts, c’est chercher une faute et faire un reproche, juger ce qui est à partir de ce qui devrait être. Celui qui est prompt à reprocher des torts est inflexible sur son code moral. Il se tient sur les hauteurs de l’idéal du devoir et il juge en contrebas les actions humaines dans leur caractère fautif. Il prononce par avance un jugement de culpabilité. On parlera de torts pour accuser un médecin d’avoir prescrit un médicament qui, associé à d’autres, produit des effets secondaires désastreux, alors qu’il aurait pu en prescrire un autre mieux toléré par le sujet. On parlera de torts au sujet de la décision a, b, ou c d’un politique, dont les conséquences se sont révélées dommageables, alors que la décision d aurait été plus avantageuse. Dans un procès, l’accusé doit assumer les torts qui lui sont reprochés, parce qu’il était investi d’une responsabilité au moment des faits. Il a eu tort de confier de l’argent à B etc. Un groupe intégriste religieux dira que les médecins ont tort de pratiquer l’avortement. Le citoyen a tort de ne pas aller voter, alors que c’est son devoir dans une démocratie.
Les deux sens -a et -b ne sont pas équivalents. Nous pouvons discuter posément dans le premier cas, mais il est quasiment impossible d’éviter de se disputer dans le second. Si nous pouvions demeurer sur le terrain de la fonctionnalité et ne raisonner qu’en terme opérationnel, il serait tout à fait possible de s’entendre, parce que nous sommes sur un terrain plus neutre que celui de la morale. Il est parfaitement possible de faire remarquer à quelqu’un qu’il fait une erreur, de lui faire observer que les conséquences de ses décisions vont
déclencher des processus qui sont dommageables, sans pour autant donner
l’impulsion de l’emportement posé par le modèle raison/tort. Il est possible de discuter sans se placer sur le terrain piégé par le jugement moral. Nous devrions comprendre qu’en matière de mœurs et de religions, nous sommes dans le flou le plus complet et que nous ne pouvons pas éviter le
relativisme. La déontologie est plus précise, parce qu’elle définit mieux la responsabilité, mais il n’est pas non plus nécessaire de culpabiliser le sujet pour qu’il comprenne ses erreurs (passage du sens -a vers le sens -b). Les reproches taillent dans le vif de la chair de l’âme. La culpabilité n’engendre que la honte, la honte invite au repli sur soi et ne permet pas l’élan qui donne à chacun le droit de rebondir à partir d’une erreur commise. En ce sens, on peut bien regretter une erreur sans pour autant culpabiliser. C’est la seule manière d’en tirer une leçon. Donner
des leçons de morale au peuple n’est pas la manière la plus efficace pour lui faire comprendre ce qu’est la responsabilité du citoyen. La moralisation n’a jamais constitué une bonne pédagogie. Une bonne pédagogie demeure dans une discussion sensée entre personnes intelligentes et responsables. Une bonne pédagogie éclaire. Elle ne condamne pas. Ce n’est pas la direction que prend une dispute qui ne cherche qu’à confirmer chacun dans ses positions ou à se faire valoir dans les torts et les raisons. Les redresseurs de torts sont des gens assez agressifs, parce qu'ils ont mis la raison du côté de leurs partis-pris. Personne ne peut mettre la raison de son côté. La raison n'est pas une doctrine, un dogme avec des articles de foi. Elle est seulement une faculté.
De plus, il est important de noter qu'il y a un cycle de la compréhension dans l’expérience. Le sujet conscient observe, évalue et choisit, puis il observe les résultats de son choix, les évalue et choisit à nouveau, dans un cycle continu. Au fil de processus le sujet se choisit lui-même, il choisit ce qu’il veut manifester de lui-même. Il choisit ce qu’il veut être. Le fait même de prendre une décision et d’être capable de la revoir ensuite, est une forme d’évolution consciente. Elle n’est possible qu’en terrain neutre. Elle est rendue difficile par le fait même de se mettre constamment des bâtons dans les roues en demeurant dans le paradigme raison/tort.
La neutralité
axiologique ne se trouve que dans ce qui est, jamais dans ce qui doit être. Pour que la neutralité soit établie, il est indispensable que l’esprit reste impersonnel, « la pensée a donc une fonction logique, une fonction d’efficacité, à condition d’être impersonnelle ». Dès que surgit la «personne» en tant qu’entité égocentrée, celle-ci contamine l’échange en manifestant une partialité. L’ego campe sur ses positions, cherche à se défendre, il fabrique un cordon sanitaire autour des « vérités » auxquelles il tient et aucune discussion sérieuse n’est
plus possible. Même chez les spécialistes les plus éminents et les plus cultivés, la conscience impersonnelle ne parvient que rarement à se maintenir intacte dans un débat. Les prises de partis personnelles ont tôt fait de saboter les discussions. Elles se traduisent par l’irruption soudaine de l’émotionnel dans la discussion. Une fois que l’émotionnel est entré en scène, nous ne sommes plus loin du passionnel.
Même dans les réunions où se rencontrent les intelligences les plus brillantes, la neutralité de l’échange ne se maintient souvent qu’avec difficulté. Or c’est sur la neutralité impersonnelle que se fonde l’impartialité et ce n’est que sur le terrain de l’impartialité que nous pouvons réellement nous entendre.
2) La philosophie allemande contemporaine, avec les travaux de
Jürgen Habermas et de
Karl Otto Apel, a tenté de résoudre ce problème en essayant de formuler une Ethique de la discussion (titre d’un ouvrage d’Habermas). Bien sûr, explique Habermas, les discussions ne sont
pas toutes éthiques et ce n’est pas l’enjeu de l’Ethique de la discussion de ne s’interroger que sur les discussions morales. Ce qu’il faut examiner, c’est la pratique de la discussion et ses conditions de possibilité. Sa déontologie interne. Dans l'urgence des situations, dans la précipitation, il nous arrive d’entretenir des discussions agitées, souvent vaines et inefficaces, avec des participants dont les arguments, même s’ils sont proches de la conviction, restent difficilement admissibles par tous. Le projet de l'Ethique de la discussion est de préciser dans quel cadre une discussion devient une procédure permettant de construire un point de vue impartial capable de refléter nos choix pratiques. Cette construction suppose le fait même de la diversité des points de vue individuels et elle tente d’élaborer une procédure de coopération intersubjective. La diversité de point de vue est l’écho du pluralisme culturel qui est prégnant dans la société postmoderne. D’où le pluralisme interprétatif. "On peut donc juger qu'une sorte de pluralisme interprétatif intervient dans la détermination de la
vision du monde et de la compréhension de soi, de la perception des valeurs ainsi que des intérêts propres aux personnes dont l'histoire individuelle est enchâssée dans des traditions et des formes de vie particulières qui définissent celles-ci ».
Cependant, la diversité des points de vue n’est pas en soi un problème. Ce qui l’est, c’est l’apparition de désaccord et de conflits. La discussion devient nécessaire dans tout contexte dans lequel nous sommes amenés à prendre des décisions, alors que nos convictions s’opposent. Quand les conditions même de notre situation d’expérience produisent des interactions conflictuelles, nous sommes obligés de revoir nos choix et de décider à nouveau frais quelles devront être nos orientations pratiques.
(texte)
L’idée d’Habermas est de chercher à préciser dans quelle mesure la discussion peut devenir éthique, ce qui veut dire dans cette manière de voir, de quelle façon il est possible de produire une norme universellement acceptée qui restera conforme à nos orientations pratiques. Selon Habermas, dès lors que l'on accepte de discuter, on a toujours déjà tacitement admis un principe normatif et éthique nous enjoignant de soumettre tout différend à des arguments destinés à réaliser une entente. Mais attention, il ne s’agit pas pour alors de laisser jouer mécaniquement les pressions, pour aboutir par la force des choses à la recherche d’un consensus. La discussion véritable n’est pas une négociation. Elle est une recherche coopérative d’une volonté commune, ce qui est différent du compromis entre des intérêts divergents. La finalité d’une discussion est de produire une entente commune en éliminant les rapports de force inhérents à une négociation. Qui dit discussion, dit échange discursif
(R) de paroles, échange où les opinions formulées sont concurrentes et toutes également discutables. La validité de la norme qui se dégage d’une discussion est selon Habermas, la reconnaissance, par une force non-contraignante, du meilleur argument.
Toute l'éthique de la discussion repose sur le jeu de la validation de l'argumentation. Ce que l’on attend d’une discussion, ce n’est pas que chacun affirme ses préférences subjectives. Le jeu de l’échange intersubjectif consiste pour chacun à gagner l’aptitude à seplacer à un point de vue universel, ce qui suppose aussi l’aptitude à se mettre à la place d’autrui, à comprendre pourquoi il pense ceci ou cela. Dans la théorie d’Habermas, ceci est appelé l’aptitude à l’empathie, ce qui n’est rien d’autre qu’une formulation de la sympathie. "Ce n'est qu'en tant que participants à un dialogue inclusif visant un consensus, que nous sommes amenés à exercer la vertu cognitive d'empathie,
eu égard à nos différences réciproques qui se manifestent dans la perception
d'une situation commune. Nous sommes supposés apprendre la façon dont chacun des
participants, à partir de sa propre perspective, procéderait dans le contexte d'une universalisation de tous les intérêts concernés. Ainsi peut-on comprendre la discussion pratique comme un cadre…Les participants à une discussion ne peuvent espérer parvenir à un accord quant à ce qui est de l'intérêt égal de tous que dans la mesure où chacun se soumet soi-même à cet exercice consistant à tenter d'adopter le point de vue de l'autre ».
Cependant, pour Habermas, l’empathie ne suffit pas. L’empathie n’est pas un principe rationnel. Elle ne permet pas d’obtenir une généralisation susceptible de produire une entente. Pour que celle-ci se produise, il faut qu’il y ait une argumentation. " Il ne suffit pas qu'un individu se demande, en y réfléchissant à deux fois s'il lui serait possible d'adhérer à une norme. Il ne suffit même pas que tous les individus procèdent, chacun dans leur coin, à cette délibération, pour qu'ensuite on enregistre leur suffrage. Ce qui est exigé, c'est une argumentation réelle à laquelle participent, en coopération, les personnes concernées. Seul un processus intersubjectif de compréhension peut conduire à une entente de nature réflexive ; c'est ensuite seulement que les participants peuvent savoir qu'ils sont parvenus en commun à une certaine conviction. "
On voit que ce qui fait difficulté ici, c’est le sens exact qu’Habermas prête au mot « norme » dont on ne voit pas trop ce qu’il signifie. En quoi consiste la « norme » qui préside à une décision prise en commun ? Est-ce l’intérêt commun ? Puis-je avoir conscience de ce qui serait souhaitable avant toute discussion ? En quoi la norme diffère-t-elle de la morale au sens des mœurs sur lesquelles l’entente est déjà tacite ? Une norme ne dépend-t-elle pas en dernière analyse d’une justification transcendante ?
(R) D’une raison de type politique ? Ou bien est-elle une sorte d’émanation de la morale civique ? Quelle est la différence entre une norme et une valeur ? Et puis, la norme qui sert de point focal d’entente dans une discussion a-t-elle une portée qui reconduirait à la responsabilité à l’égard de ce qui est au-delà des intérêt humain, à la Nature ? Enfin, ce type de raisonnement d’auto-justification de la discussion ne revient-il pas à faire entrer en douce une norme dedevoir-être, afin de juger de l’être ? Supposons que je sois membre du conseil municipal et qu’il s’agisse de discuter de l’installation d’éoliennes dans la région. Les membres du conseil vont faire valoir les intérêts de chacun : le rejet esthétique d’une partie de la population, les convictions écologiques de quelques-uns, l’attrait économique de quelques autres, la fierté du maire etc. Que veut dire « norme » ici ? Un consensus d’intérêts formé autour d’un projet finalement accepté ? Le principe de fond de favoriser une énergie alternative ?
Admettons que nos décisions reposent sur les normes que nous acceptons en matière de ce qui nous semble bon/mauvais. Ce que l’Ethique de la discussion soutient, c’est que les normes ne seront valides que si les effets secondaires et les conséquences prévisibles qu'elles produisent, satisfont l'intérêt de chacun.
Le « principe D » précise que «valides sont précisément celles des normes d'action auxquelles tous les concernés possibles pourraient donner leur accord en tant que participants à des discussions rationnelles ». D’autre part :
La « règle d’argumentation U » dit ensuite que « toute norme valable doit satisfaire la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible) proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans l'intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés par toutes les personnes concernées ».
C’est dire en quelque sorte que le caractère acceptable de l’argumentation est la rationalité des résultats et des conséquences de cette norme, à partir du moment où elle est admise en commun. Cela ne veux pas dire que la norme est fixée une fois pour toute, ce qui interdirait toute initiative nouvelle. Il ne s’agit
ni d’une loi objective, ni d’une prétention à l’objectivité, mais de la recherche d’une entente à plusieurs. L'intersubjectivité de la discussion conduit à une appréciation impartiale des conséquences qui font qu’une norme peut être acceptée sans contrainte. Les théoriciens de la communication garantissent que si chacun assume le caractère interchangeable des rôles, l’intersubjectivité gardera un caractère impartial. L’impartialité n’est pas un pur principe formel, un idéal vide, un artifice, mais elle est intrinsèquement liée à l’exercice de l’argumentation, qui sans elle n’aurait pas de fondement assuré.
Or la justification de l’impartialité chez Habermas est liée à une théorie du langage issue de Austin qui l'inscrit dans le cercle des énonciations du langage. Pour faire court, on peut dire que le sujet qui s’engage dans une discussion s’engage par sa performance même et fait l’épreuve de la validité de son point de vue en le soumettant à autrui. Il existe un critère négatif d’acceptation de l’argumentation qui est appelé contradiction performative. On sait que pour Chomsky, la performance est l’aptitude du sujet, locuteur dans une langue, à pouvoir énoncer une proposition sensée dans cette langue. Tout sujet parlant sa langue naturelle acquiert assez rapidement dans sa vie la performance. Dans une discussion, le sujet accomplissant une performance, sous la forme d’énoncés argumentatifs, doit rester en accord avec le contexte de son énonciation. L’incapacité de rendre un argument efficace dans un contexte donné aboutit à une impossibilité formelle : celle de concilier le sens d’une proposition avec le contexte de son énonciation. Par ailleurs, il n’existe pas de critère positif garantissant le caractère acceptable par avance d’un argument. Il dépend de la discussion elle-même. Il n’y a, de la part de chacun, qu’une prétention à la validité des arguments avancés, arguments sur lesquels s’appuient les choix pratiques individuels. En discutant, nous adoptons une attitude hypothétique et nous soumettons des arguments qui doivent pour être acceptés, être fondés rationnellement et recevoir l’assentiment de tous.
Qu’en est-il du rôle de la conscience de soi, dans sa relation à la discussion ? Quel appui la discussion peut-elle recevoir de la lucidité de chacun ? De l’aptitude de chacun à une vision impartiale de la situation d’expérience ? La norme ne doit-elle pas être intuitivement perçue pour pouvoir être discutée ? Le fait que le sujet admette des normes et qu’il s’engage à les appliquer, ne suppose-t-il pas que d’abord, il
les reconnaisse devant sa propre conscience antérieurement à la discussion ? Si c’était le cas, la légitimation de la pratique intersubjective reposerait en définitive sur l’instance de la conscience de soi. Mais c’est ce que veut éviter Habermas, car on s’éloignerait des fins intersubjectives de la communication, de « l’agir communicationnel ». A cette objection, Habermas répond que chacun de nous, en acceptant la discussion, s’engage à en respecter les termes et donc est prêt à satisfaire aux attentes de coopération de tous les autres. Si je n’acceptais pas de jouer le jeu de la discussion, je ne m’y engagerais pas. Si je joue le jeu, c’est par ce que je suis prêt à coopérer. Je consens à entrer dans le lien social tissé par la discussion et à répondre à mes engagements. "Une fois que nous nous engageons dans une pratique argumentative, nous nous laissons, pour ainsi dire, ressaisir dans un lien social qui persiste, même lorsque nous avons affaire à des individus entrés en compétition pour la recherche du meilleur argument". Je me dois pour cela d’adopter la position du spectateur impartial, mais je suis aussi tenu de respecter l’engagement dans la discussion et ce qui en découle. C’est une question de parole donnée. La parole m’engage sitôt que je la partage. Je suis entré librement dans la discussion. Sans cela, de toute manière, la discussion n’aurait pas de sens. L’éthique de la discussion suppose la liberté. Elle requiert aussi la sincérité de ceux qui y participent. Enfin, la discussion requiert la symétrie de ceux qui participent, ce qui veut dire l’aptitude à se mettre à la place des autres. La discussion demande le respect de ces trois conditions : liberté, sincérité et symétrie. Que l’une d’entre elle vienne à manquer et la discussion échoue.
On peut dire que l’éthique de la discussion reconduit à la question de la responsabilité, mais sans lui donner de justification en dehors de la volonté d’obtenir un consensus. Elle propose une approche gestionnaire de la discussion, qui prend en compte l’importance des parti-prenantes, mais demeure en interne dans le débat d’une discussion dans la circularité de l’argumentation. De l’aveu même d’Habermas, le consensus est un cercle dont nous ne pouvons pas sortir.
C’est une objection que l’on peut même accuser de façon un peu plus marquée en ajoutant une raison de plus. Karl Oto Apel l’a relevé dans sa Réponse à l’Ethique de la Discussion sous cette forme : que faire lorsque, même si nous avons la bonne volonté de résoudre les problèmes pratiques par la discussion, nous nous heurtons aux réticences, à la violence, à la ruse, ou même simplement à l'incompétence de nos partenaires ?
1) Observons de fait comment les choses se passent. Supposons que nous soyons dans le bureau d’un des ministères de l’éducation dans une réunion pour décider des dates de vacances scolaires. Il se trouvera là des personnes pour qui l’intérêt principal est l’extension maximale des vacances. Pour le restaurateur, l’hôtelier, l’agence de voyage, le gestionnaire de parc d’attractions etc. plus les élèves sont en vacances et mieux cela vaut. Ils consomment des loisirs. Les enseignants mettront en avant l’importance de l’éducation, les programmes scolaire et l’étalement du travail. Les parents d’élèves insisteront
sur les rythmes scolaires. Dans notre monde postmoderne, ils rejoindront assez facilement les intérêts de l’industrie du loisir, car l’époque
est à la revendication du temps libre contre le travail. Sans compter les revendications des syndicats A, B, C, qui veulent aussi faire valoir leurs intérêts. La recherche du consensus va se trouver sous la pression de la négociation mettant aux prises les intérêts divergents des uns ou des autres. Il est admis, selon L’éthique de la discussion, que l’entente doit se faire suivant une norme commune. Si c’est la norme sociale de la commodité de tous en vue des vacances, cela voudra dire qu’ici, on fera tout pour augmenter les ponts, aménager du temps libre, étendre les congés. La norme sera justifiée par la valeur « loisir » qui est dominante dans la postmodernité. Si le consensus est obtenu, il ira dans le sens d’une valeur communément partagée. S’il se trouve, autour de la table, des personnes de bonne volonté qui cherchent réellement à assurer une éducation la meilleure possible, qui restent résolument modernes et non postmodernes,en pensant qu’il n’est pas bon que l’on laisse trop longtemps des élèves loin de l’éducation et qu’il serait même souhaitable de réduire les temps de vacances, elles seront en butte à l’hostilité générale. Le résultat invariable du consensus reviendra à la satisfaction des intérêts prédominants. Pas nécessairement
à ce qui serait bon pour l’élève, pas nécessairement
à ce qui serait bon pour l’éducation, ni à ce qui serait conforme à nos idéaux les plus élevés. Le "meilleur argument" qui rassemble dans un consensus n'est pas nécessairement l'argument le meilleur. Comme Rousseau l’a très bien compris, le consensus de l’intérêt de tous diffère considérablement de la volonté générale. Qu’on le veuille ou non, de fait, le consensus est un règlement des pressions diverses des intérêts. Il inclut par avance les réticences, la violence, l’incompétence et la ruse comme éléments de la confrontation des intérêts. Ce ne sont là que les armes de l’égocentrisme ordinaire. Le consensus devient ainsi une simple conciliation autour de la reconnaissance d’une norme commune et la norme un diktat de l’inertie de la conscience collective. La volonté générale, selon Rousseau, est au dessus de la somme des intérêts, elle est éthique, elle aspire au bien de tous. Elle n’est pas une collusion d’intérêts limités qui se rencontreraient dans un consensus. Rousseau ajoute encore que la volonté générale veut le bien, mais qu’elle ne le voit pas toujours. Elle a besoin d’être éclairée par un sage législateur qui saura fait œuvre de pédagogie pour expliciter en quoi un choix serait le meilleur et le plus élevé.
Le problème, c’est que tant que l’on en reste aux discussions interminables, on demeure dans la circularité de l’argumentation qui ne se relance que pour se confirmer elle-même. Un cercle vicieux de prise de parti pour l’auto-justification. Il n’est pas du tout assuré que ce
cercle vicieux puisse automatiquement devenir un cercle vertueux. Si on ne fait que discuter pour discuter à quoi bon continuer des joutes verbales, si ce n’est pour la gloriole, quand il ne s’agit que de se faire valoir en public ? Et puis, à quoi sert de s’entendre, si c’est en faveur d’un choix inacceptable, erroné au regard d’une intelligence posée qui sait voir ? Un processus d’argumentation circulaire argumente indéfiniment et réplique ses structures mentales. Il n’est pas créateur. Il n’est jamais créateur, il n’est pas la source d’un point de vue plus élevé. Pour cela, il faudrait partir du principe du second élément, ce qui veut dire ici sortir de l’argumentation circulaire.
Apel a nettement conscience de l’insuffisance de la formulation de l’Ethique de la discussion que retient Habermas. Il lui semble nécessaire, dans la mesure où les conditions idéales de la discussion ne sont pas de fait réalisées, de lui adjoindre un principe supplémentaire. Le recours à des moyens stratégiques. Il a aussi nettement conscience que l’on ne peut pas éviter d’introduire une réflexion téléologique, une réflexion qui n’est rien de moins qu’une explicitation des fins que l’on se propose d’atteindre.
2) Et c’est là que le questionnement joue pleinement son rôle, à la fois pour provoquer une rupture dans l’argumentation circulaire et pour demander que soit portée au jour la conscience des fins. Le tumulte de l’argumentation entretient un bruit mental qui n’est pas propice à une perception claire de l’intelligence. Ce bruit doit être arrêté à un moment. Or justement, poser une question de fond dans un débat ouvre un espace de silence. C’est seulement quand le silence entre en scène qu’un changement créateur peut se produire. Une entente sérieuse ne peut surgir que d’un espace ouvert, d’une
vacuité librement disposée dans l’espace de la parole.
Pour cela, il est important de ne pas alimenter la réaction habituelle d’une réponse déjà convenue, déjà connue. Comme si la discussion se déroulait sur une table de ping-pong et que le seul souci
soit de renvoyer la balle. Une réaction convoque seulement une pensée mécanique, elle se meut dans le connu et ne laisse pas une place à l’inconnu. Elle réplique dans son écho le conditionnement de chacun. Le fait de vouloir à tout prix chercher une réponse dans le connu n’estpas un acte créatif susceptible de produire une entente. Une entente est une création. Une création est toujours création du neuf. Une entente nouvelle a besoin d’une intelligence neuve. Pour qu’une vision neuve puisse apparaître, l’esprit doit savoir demeurer purement disponible dans la suspension que crée une question fondamentale. Ce point est abordé avec beaucoup de finesse par Krishnamurti dans Être humain : « Je vous pose une question. Quelle est votre réaction ?… de penser, de raisonner, … de trouver une argument intelligent à donner en réponse… c'est-à-dire que vous ne répondez pas, vous réagissez, vous donnez des raisons. En d’autres termes, vous cherchez une réponse. Si vous désirez trouver la réponse à une question, la réaction, en dehors du fait d’attendre est mécanique. C'est-à-dire que l’esprit qui
attend que vienne une réponse est non mécanique parce que la réponse est quelque
chose que vous ne savez pas. C’est la réponse que vous connaissez qui est
mécanique. Mais si vous affrontez la question et attendez une réponse, vous
verrez que votre esprit est dans un état totalement différent. L’attente est plus importance que la réponse. Alors l’esprit n’est plus mécanique, mais dans un processus tout à fait différent qui émerge, sans y avoir été invité ».
L’important n’est pas de fournir au coup par coup une réponse, ou de déployer dans un argumentaire complet, tout le savoir dont nous disposons, mais d’insister sur la question et d’y demeurer. De laisser la question sonner dans le silence, pour sortir du cercle de l’argumentation indéfinie. « Vous devez poser une question sans chercher la réponse, parce que celle-ci sera invariablement donnée en accord avec votre conditionnement, et, pour briser le conditionnement, vous devez poser la question sans chercher la réponse ». Le fait même de poser des questions éveille l’intelligence de ceux qui sont communément en présence et provoque une expansion de conscience. « C’est très important de poser les questions fondamentales et de continuer à les poser sans chercher à y répondre. Car, plus vous persistez à poser de telles questions, en cherchant, en enquêtant, plus affûté et clairement conscient devient l’esprit … »
Cela suppose que les parties prenantes
aient déjà compris l’inanité du modèle raison/tort, et assument par avance la compréhension de la complexité. En d’autres termes : « Aux questions fondamentales, il n’y a pas de réponse absolue, par « oui » ou par « non ». Ce qui est important, c’est de poser la question fondamentale, non de trouver la réponse, et si nous sommes capables de regarder la question sans chercher une réponse, alors cette observation même du fondamental amène la compréhension ». Plus généralement, nous devons sortir de l’ornière des manières simplistes de raisonner, qui ont court dans l’opinion, et qui dégénèrent dans les batailles de chiffonniers. Sortir de l’idée fausse selon laquelle la réponse à une question est par avance rangée dans les tiroirs de notre mémoire et qu’il suffit d’aller consulter nos archives pour avoir réponse à tout. Sortir de l’idée même que nous devrions par avance avoir réponse à tout.
La réponse à une question se trouve dans la question. La solution d’un problème n’est rien d’autre que la compréhension du problème. « Il n’existe pas de réponse à un problème, quel qu’il soit, il y a seulement la compréhension du problème ». Et celle-ci survient d’elle-même, après cette éclipse où l’esprit a serré contre lui la question et est resté un moment avec elle. Comme on tient un bébé dans ses bras. La réponse juste survient, au moment même où nous ne la cherchions plus. Le processus de la question éveille une intelligence différente de celle de l’intellect discursif. « Si vous posez vraiment cette question avec attention sans chercher la réponse, alors vous trouverez la solution juste, qui n’est pas que c’est possible ou impossible – mais vous verrez que quelque chose de totalement différent se produit ». L’intellect discursif va du connu au connu. C’est lui qui alimente les discussions indéfinies. Le questionnement ouvre un espace et invite l’inconnu et laisse entrer en scène l’intelligence intuitive. Il met abruptement les partis prenantes d’une discussion en position d’écoute. Or rien n’est plus essentiel, pour la résolution d’un conflit, que l’aptitude à écouter les positions en présence. Savoir écouter est un art. Un art sous-jacent à l’art de parler. Celui qui ne sait pas écouter n’entend que lui-même et se révèle incapable d’entendre un point de vue différent du sien, de le comprendre et finalement, de l’envelopper et de le faire sien. Or cette expansion de conscience est la condition même d’une entente élevée.
Qu’est ce qu’une discussion ?
(texte) Un examen conduit à plusieurs, un échange de propos, une conversation suivie, qui reste centrée sur la compréhension de quelque chose, que l’on souhaite rendre plus clair et partager. La discussion a un objet et n’est objet que pour un sujet, un objet qui n’existe que par la conscience et pour la conscience qui interroge. Qu’est-ce qu’une discussion réussie ? Celle qui, se maintenant sur un objet constant, parvient à en approfondir l’examen, de sorte que ceux qui y prennent part s’en trouvent élargis, par rapport à ce qu’ils pensaient auparavant. Une discussion réussie est celle où nous avons appris quelque chose de neuf. Ce n’est pas un lieu où l’on vient faire triompher contre vents et marées son propre point de vue. L’ego doit pouvoir être mis entre parenthèses, car seule la vérité importe et la vérité n’est pas mon opinion personnelle, l’opinion à laquelle je tiens absolument et dont je ne veux surtout pas démordre. Une personne qui sait discuter sait accrocher à la paterne du vestiaire, à l’entrée du conciliabule, son ego et ses partis-pris et entrer dans la conscience impersonnelle. Être vulnérable et écouter. Avoir assez
d’humilité et de sincérité pour reconnaître que je ne sais pas tout et qu’il y a certainement des éléments qui m’échappent et dont la compréhension pourrait entièrement changer la donne.
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Les médias nous présentent tous les jours une caricature de ce que peut être une
véritable discussion. La surenchère polémique est dans l’air du temps. Tout cela, non seulement fait désordre et confusion, mais présente une image très infantile des relations humaines. Que l’on parle économie, politique, morale, ou religion, on se dispute comme des gamins. Sans questionnement sérieux. Quand le sérieux nous manque, la dérision se répand et fait tâche d’huile, la communication est impossible et l’affrontement est constant. Reste alors cet ultime solution de la sottise ambiante : vouloir régler les conflits par l’usage de la violence. On a même réussi à en faire une sorte de maxime. Machiavel n’est pas loin, il chuchote à nos oreilles.
Les choses n’évolueront guère, tant que nous n’aurons pas abandonné le paradigme raison/tort. Vouloir « discuter de tout » est le propre d’une intelligence limitée. Il y a des questions essentielles et des débats superficiels et stériles. Les questions essentielles surgissent au cœur des problèmes qui sont eux bien présents
dans les relations humaines. L’urgence de la provocation de la Vie n’est pas de perdre son temps dans des débats sans fins, mais de porter notre attention à ce qui est dans la convocation du présent. On ne perd pas son temps à se disputer autour de la question du sexe des anges quand la guerre est à nos portes. Le sérieux, c’est d’abord d’être là où nous sommes, d’observer ce qui est de poser les questions justes. Alors seulement nous pourrons commencer à discuter entre personnes sérieuses, raisonnables et responsables.
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© Philosophie et spiritualité,
2005, Serge Carfantan.
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