Leçon 140.   Logique et paradoxe     

    Le préfixe para- est employé en français dans le sens de l’opposition, comme dans paratonnerre, ou même parapluie. A l'origine en sanskrit para- veut plutôt dire « au-delà », comme dans para-brahman, l‘absolu transcendant, (R) para-atman, parâtman, l’âme suprême (para-nirvana dans le bouddhisme etc.) . Le terme doxa en grec veut dire opinion. Un paradoxe, c’est, ou bien ce qui vient s’opposer à l’opinion ou peut être mieux, ce qui est au-delà de l’opinion et que l’opinion ne peut pas saisir.

    Si l’opinion désignait seulement la représentation commune et que le préfixe para- voulait seulement marquer une opposition, un paradoxe ne serait rien d’autre qu’une idée provocante pour le sens commun. A ce compte, on pourrait appeler paradoxe une opinion raciste, ce qui ne correspond pas à  l’idée contenue dans la notion de paradoxe. Un opinion raciste est choquante, blessante, insultante et grossière, elle n’est pas vraiment « paradoxale ».

    Qui dit paradoxe dit bien plus qu’idée dérangeante pour l’opinion, un paradoxe est plutôt un problème si aigu que l’intellect lui-même s’y trouve bloqué dans une impasse. A une opinion, on peut toujours en opposer une autre. Devant une question, nous pouvons toujours chercher une réponse satisfaisante, mais devant un  paradoxe l’esprit est comme arrêté, interdit, ne sachant plus quoi penser. La question de fond est de savoir si le paradoxe ne met pas en cause directement la logique dans laquelle l’intellect fonctionne naturellement. L’intellect est avant tout un outil de discrimination, or la discrimination implique l’analyse, la division, donc en un sens la dualité. Le paradoxe est-il une mise en cause de la logique duelle du mental ? Est-ce seulement un jeu de l’esprit où d’avantage ? Est-ce une question plus difficile qu’une autre, ou la perception d’une contradiction insoluble ?

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A. Les formes du paradoxe

    Un paradoxe ne peut pas exister tout seul, il ne frappe l’intellect, que sur le fond d’une première logique qu’il vient surprendre et désarçonner. Un esprit qui ne constituerait rien de manière logique ne verrait de paradoxe nulle part, tout lui serait naturel en quelque sorte. Selon les pédiatres comme Piaget, nous pouvons supposer que c’est bien l’attitude du nourrisson qui vit dans une sorte de confusion où rien n’est encore bien distinct et organisé. La question est de savoir si le contexte du paradoxe est spécifique à une forme de savoir où s’il concerne le mental lui-même. Dans un premier temps, nous pourrions tenter de classer les paradoxes, chercher quel type de difficulté ils soulèvent, afin d’en dégager ensuite des caractères communs.  Prenons pour critère le contexte dans lequel le problème est formulé et le type de connaissance qu’il suppose.

 1) Paradoxes logiques.

    Un paradoxe est dit logique quand il vient saboter le raisonnement en mettant l’esprit devant une contradiction qui semble au premier abord insoluble.

    a) Le paradoxe du menteur

    Euboulide de Milet en est l’auteur : « Tous les crétois sont menteurs, c’est Epiménide le crétois qui le dit ». Si l’affirmation d’Epiménide est vraie, la phrase est fausse. Mais si elle est fausse, elle devient vraie. Comment donc l’interpréter ? Un énoncé peut-il se prendre lui-même pour référence ? Quand nous affirmons quoi que ce soit, ne le faisons-nous pas ? Nous avons vu plus haut que ce paradoxe a été retrouvé par Gödel et il a conduit au théorème d’incomplétude.

     b) Le paradoxe de l’avocat.

    ---------------Euathlos est pauvre et veut pourtant devenir l’élève de Protagoras le sophiste et apprendre la rhétorique. Protagoras fait payer cher ses leçons. Il accepte à une condition : Dans le cas où, après avoir appris auprès de Protagoras Euathlos gagne son premier procès, il devra aussitôt lui rembourser ce qu’il lui doit. Cependant, s'il perd son premier procès, il faudra avouer que l'enseignement de Protagoras n'a pas porté ses fruits et dans ce cas, Protagoras ne doit plus rien réclamer à son ancien élève... Jusque là, tout va bien. Or Euathlos quitte le droit pour faire de la politique. Protagoras l’assigne en procès. Si Protagoras gagne le procès, il recevra de l’argent. Mais si c’est Euathlos que gagne le procès, il devra aussi le payer, comme il était convenu plus haut. Dans les deux cas Protagoras se rembourse. Or, Euathlos est assez futé pour rétorquer : « si je perds ce procès, d'après notre accord je ne te dois rien, mais si je le gagne, je ne te dois rien non plus d'après le jugement !». Pourquoi le jugement cesse-t-il d’être équitable ? Comment se fait-il que l’on passe de l’avantage complet de l’un à l’avantage complet de l’autre ? Où est la ruse logique en la matière ? Comment faut-il donc arbitrer le conflit entre Protagoras et Euathlos ? Peut-il y avoir un jugement dans une telle situation ? Où est la faute logique ?

     c) Le cheval bon marché

    Sophisme bien connu :

    Un cheval bon-marché est rare.
    or ce qui est rare est cher
    donc un cheval bon-marché est cher.

    Cette conclusion est contradictoire, pourtant chacune des prémisses du raisonnement paraît correcte. Pourquoi parvient-on à un tel résultat ? Où se situe la non-validité formelle ? On peut ajouter une dose d’humour et le formuler autrement :

    Plus il y a de gruyère, plus il y a de trous
    or plus il y a de trous, moins il y a de gruyère
    donc plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère ...

    Encore une fois la conclusion contient des mots qui se tirent la langue. Elle ne veut rien dire, les prémisses ne semblent pas fausses.

     d) Le paradoxe du tas de sable

    Quand on enlève un grain à un tas de sable, un reste tas de sable. Si on en enlève deux, trois, dix, c’est encore un tas de sable. Mais à partir de quel pourcentage de grains enlevés peut-on dire que ce n’est plus un tas de sable ? Comment un tas devient-il autre chose ? Qu’est ce que c’est qu’un « tas » dans ces conditions ? Est-ce un concept ? Mais à quoi correspond-il ? Qu’y a-t-il de réel dans un concept ? Autre exemple : qu’arrive-t-il à ton poing quand tu ouvre la main ?

     e) Le paradoxe hétérologique

    En formulation d’humour :
  Pourquoi "séparé" s'écrit-il tout ensemble alors que "tout ensemble" s'écrit séparé?           

   Pourquoi " Abréviation " est-il un mot si long ?
    Pourquoi le mot ne respecte-t-il pas ce qu’il prescrit en tant que concept ? Est-ce que le concept ne devrait pas appliquer sa règle à sa propre désignation ? Est-ce à dire qu’il peut y avoir contradiction entre ce que les mots expriment et ce qu’ils veulent dire ? On dit qu’un nom est hétérologique s’il ne se décrit pas lui-même. Mais selon cette définition, le mot « hétérologique » est hétérologique si et seulement si il ne l’est pas ! Dans cette catégorie : quel est le synonyme de synonyme ?

 2) Paradoxes mathématiques.

 Ils supposent connu un mode de raisonnement démonstratif, ses formules, tandis que l’exemple lui peut être emprunté à la vie quotidienne.

    f) Paradoxe de Berry

    Tout nombre entier peut être décrit par des énoncés linguistique tels que : «dix puissance cent» ou encore  «le plus grand nombre premier connu au vingtième siècle». Or par nature, une langue est certes un système, mais un système fini du point de vue du nombre de signifiants qu’elle possède. Le vocabulaire disponible est fini, comme l’est aussi son utilisation dans la compétence linguistique individuelle. Supposons par exemple 200.000 mots en français. Les énoncés de N mots ne peuvent pas décrire plus de 200.000 N entiers. En réalité, bien moins, si on exclut les phrases ne voulant rien dire où ne parlant pas des nombres entiers. Ce nombre étant fini, il y a donc des entiers non descriptibles par des énoncés de moins de N mots, et par exemple, il existe un entier qui est «le plus petit entier non descriptible en français par une expression de seize mots ou moins ». Mais cet énoncé, qui le décrit parfaitement, ne comporte que seize mots !  Que peut-on signifier dans la langue si elle ne peut tout dire ? Comment un nombre de signifiants réduit peut-il rendre compte d’un nombre illimité d’objets ? Comment un instrument fini d’expression peut-il être à même d’entrer dans une logique de l’infini ?

    g) Le paradoxe du barbier

    Bertrand Russel a monté un paradoxe pour démontrer le caractère contradictoire de la théorie des ensembles de Cantor. L'ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas membres d'eux-mêmes, est membre de lui-même si et seulement s'il ne l'est pas. Sous sa forme illustrée cela donne ceci : Dans le royaume de razibus, le roi décrète l'édit suivant: "Le barbier doit raser uniquement les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes". Or Le barbier ne peut respecter cette règle car : S'il se rase lui-même, il enfreint la règle, car le barbier ne peut raser que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. S'il se fait raser, il est enfreint aussi la règle, puisque c'est à lui que revient la tâche de raser les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. Comment sortir de cette impasse où une règle aboutit à une situation et son contraire ?

 3) Paradoxes physiques.

    Nous disons physique, parce que dans les cas de ce genre, le contexte dans lequel le paradoxe est manifeste est celui d’un savoir issu des théories physique. Il faudrait donc toujours inscrire une formule au début du genre : si la théorie de... a raison…

    h) Le paradoxe des jumeaux

    Paradoxe de Paul Langevin illustrant la réfutation du concept de temps absolu chez Newton du point de vue de la relativité. On suppose deux frère jumeaux Alfred et Benoît par exemple. Alfred reste sur Terre, Benoît part sur un vaisseau spatial dont la vitesse s’approche de la vitesse de la lumière. A son retour, il constate qu’Alfred est plus vieux que lui. Comment le temps peut-il s’écouler différemment dans un même univers en deux points différents ? Serait-il possible de remonter le temps?

    i) Le chat de Schrödinger

    Selon la théorie quantique, c’est la mesure qui fait bifurquer l’état d’un système dans la fonction d’onde correspondant à l’observation. Avant, le système se trouve en états superposés. Or cette situation est impossible à l’échelle naturelle. On enferme un chat dans une boîte comportant un dispositif qui tue l’animal dès qu’il détecte la désintégration d’un atome radioactif. Si les probabilités indiquent qu'une désintégration a une chance sur deux d'avoir eu lieu au bout d'une minute, la théorie quantique indique que, tant que l'observation n'est pas faite, l'atome sera simultanément dans deux états (intact/désintégré). Dans l’option de Schrödinger, le chat serait dans deux états mort/vivant jusqu’à l’ouverture de la boîte (observation) qui déclencherait le choix entre l’un des deux états. Du coup, il est impossible de dire si oui ou non le chat est mort au bout d’une minute. Mais un objet peut-il être dans deux états contradictoire ?

 3) Paradoxes biologiques.

    Idem que précédemment, on supposera le contexte d’une théorie biologique dans laquelle le paradoxe vient faire éclater une difficulté.

    j) Le paradoxe de la poule

    Une poule est apparue à partir d’un œuf qui s’est développé et une fois adulte elle est capable de pondre un œuf qui va engendre une poule capable de... Mais il faut bien qu’il y ait un commencement. Qu’est ce qui est apparu en premier ? L’œuf ou la poule ? Le premier œuf de poule ne doit-il pas avoir été pondu par autre chose qu’une poule pour être le premier ? Si on suppose une proto-poule, à partir de quel niveau de différenciation est-on en droit de parler d’une apparition de la poule ?

    k) La trace biologique insolite

    La théorie de l’évolution suppose une variation lente des espèces dans le temps, aboutissant au règne actuel des vivants. La géologie confirme dans les sédimentations que les espèces les plus anciennes sont plus primitives dans leurs structures que les espèces récentes. Qu’adviendrait-il si on trouvait dans une roche datant du quaternaire une trace de pieds humains ? Faudrait-il revoir la théorie de l’évolution ? Supposer une visite extraterrestre ? Que la vie se soit développée ailleurs sous une forme identique à celle de la Terre n’est pas autorisé par le darwinisme.

 4) Paradoxes théologiques

On suppose ici le contexte non d’une théorie physique, mais d’une doctrine officielle munie de l’argument d’autorité.

    l) Le rocher le plus lourd

    Question qui a agité les esprits au Moyen-âge pourtant sur l’attribut de la toute puissance en Dieu: Si Dieu est tout-puissant, peut-il créer un rocher si lourd qu'il n'arriverait pas à le soulever lui-même? S'il ne peut pas le créer, il n'est pas tout-puissant. S'il le crée tel que la condition le spécifie et ne peut pas le soulever ensuite, il n'est pas tout-puissant non plus.

    m) Le nombril d’Adam

    Pas très sérieux mais amusant : Adam avait-il un nombril ? Selon la biologie, à la naissance on coupe le cordon ombilical, dont il reste une trace. Un être tout droit sorti de l’esprit de Dieu n’a pas de génération biologique, donc pas de nombril. Oui mais ce que l’on dit là du nombril, ne faut-il pas aussi le dire …

     Il n’est pas question bien sûr de faire un inventaire exhaustif, c’est inutile. Ce que nous remarquons, c’est que ces classements commodes, dans telle ou telle catégorie, sont très discutables. On revient à chaque fois à un problème de logique et à une question d'auto-référence. Il n’y a pas la logique d’un côté, et le reste de l’autre. La logique est en cause partout. Ce qui est déterminant pour qu’un paradoxe apparaisse, ce n’est pas vraiment son contexte théorique, c’est la difficulté logique qu’il soulève.

B. La logique duelle et le paradoxe

    La logique dont nous nous servons tous les jours est bivalente, elle se situe dans la dualité vrai/faux. Dans l’algèbre de Boole, que nous retrouvons en informatique, cette dualité est donnée sous la forme 1/0, suivant les états des mémoires des semi-conducteurs. La logique duelle repose sur trois principes :

    Le principe d’identité   qui   A=A

    Le principe de non-contradiction   qui dit A n’est pas non A.

   Le principe du tiers exclus qui dit : il n’existe pas de troisième terme T qui soit à la fois A et non A. C'est la situation d'une alternative, c'est "ou bien cette solution ou bien cette autre, mais il n'y a pas de troisième possibilité".
    Les deux premiers principes sont acceptés communément et nous voyons mal comment l’esprit pourrait s’en passer. Le bon sens à sa manière les trouve évidents. Par contre, le troisième gène le bon sens et ne recueille pas l’assentiment de tous les logiciens. La plupart des personnes à qui on le formule, commencent tout de suite à le discuter. Bref, le principe du tiers exclus n’est pas évident. Pourquoi? Y a-t-il une relation entre les paradoxes et la logique duelle ?

    1) Appelons paradoxe formel un raisonnement qui, en raison de ses prémisses et du tour de pensée sophistique de son argumentation, conduit à une conclusion inacceptable ou contradictoire. L’analyse de la structure de son discours doit alors permettre de le résoudre.

    Le paradoxe du menteur, a) est auto-référentiel. Il mène à la contradiction en confondant deux ordres de vérité, l’ordre premier de l’énonciation : « tous les crétois sont menteur » et aussitôt, il s’implique lui-même sous l’affirmation selon laquelle c’est d’Epiménide le crétois qui a tenu cette affirmation, ce qui est une méta-proposition d’un ordre différent. La solution est proposée par Russell dans la théorie des types, à travers la résolution du paradoxe du barbier g). Elle consiste à procéder à des distinctions de niveau dans le discours. Tout discours peut faire l’objet d’un méta-discours, mais qui doit en être soigneusement distingué. (texte)

    L’énoncé : « le fer est un métal » traite d’un premier niveau d’objet et de sa validation. C’est à la chimie et à la physique d’alimenter ce type de proposition en donnant une définition précise de l’atome de fer et des caractéristiques des métaux (conductivité de l’électricité, masse atomique etc.).

    L’énoncé : « la proposition ‘le fer est un métal’ est vraie’ » se situe à un second niveau, en forme de métalangage par rapport au premier.

    De cette manière, on élimine la possibilité d’une auto-référence dans le discours. (C’était par exemple le problème de Cantor de savoir si un ensemble est inclus dans lui-même ou non). On élimine aussi tout ensemble auto-contradictoire. Il est interdit de leur accorder un droit d’existence. L’intérêt de cette analyse, c’est qu’elle permet une distinction des niveaux de discours, tout en utilisant dans toute sa pertinence, le concept d’ensemble. Il devient alors possible, comme nous l’avons vu, de transformer une proposition logique dans la théorie des ensembles et vice versa.

    Le paradoxe de l’avocat b) nous montre que l’impartialité du contrat n’est correcte qu’au début. Le marché entre Protagoras et Eulathlos n’a de sens que s’il est distinct d’un procès sur lequel il sera testé. En devenant lui-même parti du procès, Protagoras introduit une auto-référence logique qui mène droit à la contradiction. En fait, c’est un paradoxe auto-référentiel du type du menteur, mais avec une composante temporelle dont il faudrait tenir compte pour le résoudre.

    ---------------Le paradoxe du cheval bon marché c) en logique propositionnelle est ordonné sur un mode de syllogisme appelé BARBARA. Deux prémisses et conclusion universelles et affirmative (A-A-A). Il opère aussi une subversion en jouant par auto-référence sur la notion de « bon marché » introduite une première fois dans la première proposition et entrant ensuite dans le raisonnement pour aboutir à une conclusion manifestement fausse. Le cheval ne peut pas être à la fois « bon marché » et « cher », ce serait être à la fois A et non A.

    Le paradoxe hétérologique e) est manifestement autoréférentiel. Une classification binaire comme ensemble/séparé, ou court/long, chaud/froid etc. s’applique à un ordre propre à l’objet. Sur ce plan, l’usage du concept est entièrement relatif. Rien n’est en soi « court », « long », « grand », « séparé » etc. mais ne l’est que par comparaison dans le champ du relatif où peuvent s’appliquer toutes ses distinctions. Il ne faut pas confondre ce plan analytique avec le plan du métalangage supérieur qui sert à décrire. Plus important encore : le mot n’est pas la chose-même. La carte n’est pas le territoire.

    Le paradoxe de Berry  f) est encore une variante du paradoxe du menteur qui se résout de la même façon. Il suppose de plus un concept du langage figé et étroit, comme simple nomenclature, ensemble de mot et ne prend pas en compte les possibilités multiples de la créativité linguistique. Non seulement nous pouvons modifier le sens des mots existant, comme au sens propre et figuré, mais nous pouvons aussi en créer d’autres. Virtuellement l’expression est infinie dans sa variété.

    De même, le paradoxe du rocher le plus lourd  l) est très manifestement un paradoxe auto-référentiel où la distinction des niveaux n’est pas faite. On arrive alors à une conclusion identique à celle du paradoxe de l’avocat, Dieu faisant les frais de l’argument en ne pouvant pas endosser l’attribut de la toute-puissance. Le « ou bien… ou bien » au principe de l’argument se solde pas une réponse en contradiction avec l’essence de Dieu comme sujet.

     Chacun reconnaît aisément que le paradoxe est, dans le sens que nous venons d'examiner, un piège mental qui se referme sur nous. C’est bien de la vérité formelle dont il est question et pas de la vérité matérielle. C’est pourquoi le bon sens s’en tire facilement, parce qu’il reste sur le terrain de la vérité matérielle. Le cheval bon marché, c’est rare ! La suite du raisonnement est un piège mental. Le bon sens reste dans la dualité sujet/objet, dans l’attitude réaliste du rapport homme/chose. Il entre peu dans l’attitude réflexive qui est impliquée dans les méandres du paradoxe auto-référentiel. Or dès l’instant où la réflexion entre en jeu, son exercice le plus élémentaire consiste à se développer dans la dualité simpliste oui/non, quitte à la trancher nettement, en excluant la possibilité d’un tiers. Ou bien c’est A ou bien c’est non A, mais certainement pas les deux. Sinon, ce serait l’insupportable contradiction. L'esprit a plus d’un tour dans son sac. Quand il s’agit de malice et de calcul, de persuasion et de profit personnel, nous savons fort bien jouer sur les paradoxes sous la forme des sophismes. La rhétorique est faite pour cela. L’ego est un sophiste. L’ego est rusé et habile à construire des justifications, car le mental est à son service.  Comme instrument, la rhétorique est l’art de la parole feinte, l’art de monopoliser les ressources du langage pour parvenir à ses fins. Et quoi de plus facile pour cela que de multiplier des termes de façon abusive, de jouer sur des faux-semblant et des subterfuges verbaux ? Nous le voyons dans la publicité. On a l’impression que quelque soit le chemin du raisonnement,  (qui en a l’air mais qui n’en n’est pas un) de toute manière on en arrive toujours à la même fin, l’incitation à la consommation.

    2) Il y a une seconde forme du paradoxe. Appelons paradoxe naturel un phénomène que nous sommes obligés de penser dans la complémentarité de deux concepts opposés. Ici, c’est la réalité elle-même qui est paradoxale, c’est l’univers qui se présente à nous sous la forme d’un vivant paradoxe.
    La physique quantique a été pendant un temps préoccupée par le paradoxe de la lumière. Certaines expériences montraient une nature ondulatoire de la lumière, tandis que d’autres mettaient en évidence une nature corpusculaire. Le débat n’était pas neuf. Newton croyait que la lumière était composée de corpuscules de types différents pour chaque couleur. Christian Huyghens supposait une théorie ondulatoire pour rendre compte des phénomènes de réfraction et de réflexion des rayons lumineux. L’interprétation quantique souleva au début des controverses qui tenaient à ce nœud ou bien… ou bien, assorti du tiers exclus : c’est l’un ou l’autre, mais pas les deux. A partir du moment où l’on a cessé de raisonner dans cette logique, on a très bien pu admettre sans contradiction, qu’un même phénomène lumineux tantôt nous apparaisse sous la forme d’onde, tantôt nous apparaisse sous la forme corpusculaire et que la lumière soit à la fois onde et particule. C’est ce que dira Louis de Broglie en 1925. La lumière est à la fois une onde qui peut entrer en interférence avec des objets et aussi des particules qui ont une énergie et un mouvement. Non seulement cela, mais poussant plus loin, il faudra dire que ce que nous appelons « particule », comme les électrons, peut fort bien se comporter dans certaines expériences comme une onde et interférer avec la totalité d’un système. La dualité des contraires onde/particule se résorbe alors dans la complémentarité descriptive onde-particule.

    Prenons l’exemple d’une chaîne métallique. Dans la chaîne, chaque maillon représente comme une individualité distincte, le discontinu. Cependant, chaque maillon n’existe que dans la chaîne qui forme un continu. La chaîne est à la fois un continu formé de discontinu. Le maillon n’a de discontinuité que dans la continuité. En termes métaphysiques, nous avons vu que l’univers est l’unité dans la diversité. La diversité n’existe pas sans l’unité et l’unité ne serait pas pleinement exprimée s’il n’y avait pas la diversité. Et c’est cela le paradoxe de l’existence singulière.
    La logique duelle tend à simplifier à l’excès, la logique non-duelle garde le sens de la complexité. La logique dualiste se sert du pivot du tiers exclus. (texte) La logique non-duelle se sert du pivot du tiers inclus, ce qui constitue un changement profond et même une révolution dans la manière de penser.

    ---------------- Il est intéressant de remarquer que le dilemme entre reconnaissance ou refus du tiers exclus est au cœur de la crise des mathématiques contemporaines. Contre l’école de Hilbert, les mathématiciens intuitionnistes, Brouwer et son école, ont fait le choix délibéré de rejeter le tiers exclus. Ils conservent le principe d’identité et le principe de contradiction, mais n’utilisent pas le tiers exclus. De leur point de vue, le principe du tiers exclus est au mieux inutile : on peut fort bien mener des démonstrations sans l’utiliser. Au pire, il devient stérilisant, car il tranche par avance des propositions indécidables, sans que cela résulte d’un examen factuel conscient et délibéré. Dans le même ordre, nous savons aussi que la démonstration par l’absurde repose sur le principe du tiers exclus. En effet elle dit, pour prouver R, je suppose non R, or en le supposant, je trouve une contradiction, c’est donc que non R est fausse enfin, d’après le principe du tiers exclus, R est vraie. Si on rejette le tiers exclus, on accepte l’implication, mais pas sa réciproque. Il s’ensuit donc que les mathématiciens intuitionnistes rejettent aussi la validité de la démonstration par l’absurde. Cela permet de comprendre pourquoi les mathématiciens se sont trouvés dans une situation incongrue, car si on va jusqu’à remettre en cause les modalités logiques de la démonstration, pour adopter des positions différentes, il n’est plus possible de s’entendre. Ce sont des logiques différentes qui s’affrontent -.
    Il est donc tout à fait concevable qu’un même phénomène naturel puisse représenter un paradoxe insupportable pour un esprit aligné sur la logique duelle et n’en soit plus pour un esprit qui pense d’emblée dans une logique non-duelle. Le cœur du problème réside dans la place que nous donnons à ce tiers qui est au-delà de un et deux et les transcendent en même temps, ce tiers que nous n’excluons pas, mais qu’au contraire nous incluons, ce tiers qui précisément permet d’inclure sans exclure. Comme l’écrit Basarab Nicolescu : « Les mots trois et trans ont la même racine étymologique : le "trois" signifie " la transgression du deux, ce qui va au-delà de deux ». (texte) Trois vient du sanskrit, tri qui entre dans la composition d’un grand nombre de structures de la Nature selon la pensée indienne.

    On doit à Stéphane Lupasco, que commente ici Basarab Nicolescu, une tentative pour introduire dans la description de la réalité une logique du tiers inclus qui permet d’aborder de manière nouvelle les paradoxes naturels.  Nous avons vu que la physique classique, reposant sur la logique duelle, donnait de la matière et de l’énergie une définition non-contradictoire. Ce que la théorie quantique a révélé, c’est que matière et énergie procédaient d’une entité événementielle originaire non-contradictoire. Que l’entité originaire que nous visons dans nos descriptions scientifique sous le nom de Réalité, puisse contenir en elle la potentialité des contraires posait un problème complètement inédit aux physiciens.
    La solution que donna Bohr consista  mettre en avant ce qu’il appelle le principe de complémentarité. Il le dit dans le texte suivant : « personnellement, je pense qu’il n’y a qu’une seule solution : admettre que dans ce domaine de l’expérience, nous avons affaire à des phénomènes individuels et que l'usage des instruments de mesure nous laisse seulement la possibilité de faire un choix entre les différents types de phénomènes complémentaires que nous voulons étudier ». Le phénomène est un, l’observation scientifique est une extension de nos organes des sens par des instruments de mesure. En définitive, l’observateur détermine ce qu’il veut observer. il détermine la forme selon laquelle il peut identifier un phénomène. Soit une forme ondulatoire, soit une forme corpusculaire, dans le cas de la lumière. Et c’est à ce niveau qu’il donne une interprétation duelle, dite « classique ». Il est donc indispensable de prendre en compte son point de vue, autant que de recevoir un point différent, tout en admettant la complémentarité des descriptions. Or, la conséquence en est que l’idée même d’objectivité forte qui prévalait dans la science classique s’effondre. Ne subsiste qu’une objectivité faible. Bohr a lui-même fait remarquer en 1938 que les théoriciens des sciences humaines aussi feraient bien de le comprendre. L’observateur ne peut saisir que la réponse provoquée par sa propre question.
    En 1935, Stéphane Lupasco s’attaquait au même problème pour lui donner une solution dans ce qu’il appelle le principe d’antagonisme. Celui-ci nous dit que l’actualisation d’un phénomène est inséparable de la potentialisation de son contraire. L’onde actualisée est conjointe à une structure corpusculaire potentialisée ; inversement, la structure corpusculaire et conjointe à une structure ondulatoire potentialisée. Chacune d’entre elle correspond à une forme élémentaire de conscience. Mais que se passerait-il si deux actualisation/potentialisation se trouvaient dans un état d’équilibre ? Le principe de complémentarité deviendrait inutilisable. Nous ne pourrions en avoir aucune idée, aucune image et aucun fait ne pourrait leur correspondre. Nous aurions affaire à une pure Vacuité. Nous ne pourrions le formuler que par des négations : ni ceci, ni cela, ni onde, ni particule. Cet état de potentialités coexistantes symétriques est appelé par Lupasco « état T ». Ce tiers est ce que la logique duelle exclut. Lupasco l’appelle le tiers-inclus. Or si nous considérons la potentialisation comme une conscience élémentaire, sa relativisation par rapport à son contraire la fait apparaître comme conscience dans le champ de la dualité. Cet état intermédiaire est bien réel et il possède un dynamisme propre. On pourrait même parler ici selon Lupasco de matière primordiale. Le principe d’antagonisme conduit à la reconnaissance d’une entité matière-énergie qui est conscience de conscience. Lupasco l’appelle sans détour l’énergie psychique. Son avènement ne peut que se traduire par une conscience de ce avec quoi elle est en interaction, donc conscience auto-référente. L’énergie psychique porte en elle-même ce caractère de dynamisme infini de ce qui ne connaît pas d’autre chose que ce avec quoi elle est en interaction, c'est-à-dire elle-même, dans sa transparence à soi. C’est sur ce fondement qu’est possible ce que nous appelons une conscience objective, car elle fonde précisément l’intersubjectivité.
    Ainsi se résout le problème que nous avons soulevé plus haut. La pensée duelle peut fabriquer toutes sortes de faux paradoxes, produire à la chaîne des paradoxes comme autant de jeux d’esprit. Comme effets de surimposition de sa propre dualité. Pourtant, tous les paradoxes ne sont pas pour autant des âneries, des subterfuges destinés à tromper. La Réalité est profondément paradoxale. Il est impossible de faire disparaître le paradoxe de la réalité, sans faire disparaître la Réalité elle-même. L’auto-référence qui nous inquiète et nous égare dans le discours est bel et bien dans la Réalité elle-même.

C. Conscience, relation et paradoxe

     L’homme est un être conscient et un être pensant. Bon. Cela va sans dire, mais encore faut-il en tirer les conséquences. Notre instruction scolaire nous fait répéter gentiment que cela veut dire que l’homme est doué de réflexion. C’est un peu court comme définition de l’homme, si on met de côté son corps et son âme. Et puis, la réflexion est un terme vague. Elle enveloppe l’aptitude à construire des représentations qui se tiennent ensemble en vertu de la logique. Le mental est complexe, il suppose toute la pensée : réflexion, représentation, logique, comme il enveloppe aussi perception, imagination, et mémoire. A écouter parfois nos psychologues, il faudrait croire que la logique n’a qu’un rôle accessoire, le maître mot revient à « l’inconscient », à la « motivation », au « comportement » ou je ne sais quoi d’autre. C’est une erreur de ne pas prendre en compte la logique dans la conscience que le sujet a du monde. Le sujet conscient construit à chaque instant la cohérence de son monde, parfois même au prix d'efforts désespérés. La logique est la fine et fragile tessiture qui ordonne ses pensées. Quand un paradoxe y apparaît, c’est tout l’équilibre des constructions mentales qui est remis en cause.

     1) Nous avons vu pourquoi le terme de « maladie mentale » pour désigner la folie était pleinement justifié. Il serait maintenant intéressant pour aller plus avant de prendre en compte la relation entre paradoxe formel et la vie psychique. Un trouble, ce n’est pas seulement une question d’humeur qui change. Ne peut-on pas dire que c’est un usage illogique de la pensée qui conduit à la confusion mentale ? Ne dit-on pas que celui qui joue avec les paradoxes qu’il embrouille les esprits et les égare ? Un manipulateur fait-il autre chose que d’incarcérer sa victime dans des constructions mentales paradoxales ?

     Prenons le paradoxe de Russell, cette fois en le transposant dans la forme impérative d’un ordre donné par un général au barbier. On imagine l’angoisse de notre homme, ne sachant plus, dans cette alternative impossible , quelle décision prendre. On parle ici d’injonction paradoxale. Allons au plus près de notre expérience quotidienne et regardons l’action de ces paradoxes qui peuvent devenir des nuisances.  Il est par exemple possible, sous la forme d’un ordre, de placer la conscience d’un enfant dans une situation paradoxale dont il ne pourra pas s’extirper :

    « Penser à éviter de penser à ce qui te fait peur ! »

    « Efforce toi d’avoir envie de travailler !»…

    « Ne sois pas ainsi ! ».

    « Cesse de te défendre, cela prouve ta faute ! »

    Dans le domaine de la relation que ces pièges logiques deviennent carrément toxiques. Lire à ce sujet les livres de  Jacques Salomé qui en a répertorié un grand nombre. Rien que dans les titres, il fait tout de suite apparaître cette possibilité : Parle moi… j’ai des chose à te dire ou encore T’es toi quand tu parles.

    Quelques exemples dans ce registre, toujours sans commentaire. A vous de repérer le nœud paradoxal de la pensée et de sentir l’angoisse dont ils sont porteurs :

    « En voulant ne pas lui faire de peine, je lui ai fait beaucoup de mal ».

    « Je voudrais être heureuse à satisfaire mon mari ».

    « Pour que je sois bien, il faut que personne ne souffre de me voir mal, alors je cache ce qui va mal chez moi. Si je ne peux rien dire de ce qui va mal chez moi, je ne suis pas bien. Pourtant, tout le monde me dit que j’ai tout pour être heureuse ».

    Un cas particulièrement intéressant de paradoxe relationnel a été identifié par Bateson sous le nom de la double contrainte. Si A est engagée dans une relation avec B qui selon lui a une importance vitale, et que B émet de façon répétée des message paradoxaux, A va être pris dans un schéma de double contrainte. Une femme B a du mal à supporter sa relation avec son mari A. Cependant, elle n’accepte pas chez elle le fait qu’elle ne supporte pas cette relation et se sent coupable de ne pas l’aimer. Quand le mari s’approche de sa femme, il déclenche chez elle une réaction non verbale de rejet. En lui disant qu’elle l’aime, B manifeste une gêne physique tout à fait palpable. A désire être enveloppé par l’amour de B, mais il sent une répulsion et y répond aussitôt par un comportement qui le fait s’écarter. B interprète cela comme un rejet et lui fait croire que c’est lui qui ne veut pas venir à elle. A finit par réprimer son impression première et justifiée de rejet, il fait un pas vers B, ce qui réenclenche le processus de rejet etc.

    Il y a quelque chose de para-lysant dans le para-doxe. Pourquoi? Parce qu'il forme un piège mental et qu'en plus nous croyons que c'est avec le mental que nous croyons pouvoir en sortir. Nous avons vu d'autre part que la pensée duelle génère la structure du dilemme rigide ou bien… ou bien. Dans le dilemme, pas de nuance et pas de tierce solution en vue. Or quand les avenues sont obstruées, dans la relation cette configuration peut créer une impasse dont le sujet ne peut sortir. Implicitement la représentation prend la forme : « Vous avez le choix, c’est ou bien la chaise électrique ou bien la pendaison ! » Le sujet ne peut rien faire. En fait, la situation est telle qu’il n’a pas le moindre choix réel. D’un côté il a le choix, mais de l’autre, il n’a pas de choix. Il lui faut alors se résoudre à suivre l’issue fatale qui est imposée et qu'il s'est imposé. Ce type de paradoxe conduit à ce que l’on appelle la prévision paradoxale.

« Ses tentatives de réfutation de mes soupçons sont autant de preuves de son infidélité. J’essaie pourtant du mieux que je peux d’avoir confiance en elle ».

    Chez un obsessionnel on rencontre ce processus de manière compulsive, la structure mentale s’auto-confirme en permanence, (cf. Jung texte) la prévision se réalisant alors d’elle-même de manière implacable, parce qu’elle a été par avance structurée dans la pensée. Le cercle vicieux devient le moteur d’un comportement qui trace un pli, s’engage dans une ornière et se répète un modèle indéfiniment.

    « Personne ne m’aime. Alors, c’est vrai, il m’arrive souvent d’être méfiante, sur la défensive, voire agressive. Je vois bien que dès que je suis avec des gens, ils changent d’attitude en ma présence et cela ne fait que confirmer mes doutes ».

    « Je ne suis pas violente, je tente de mettre fin, de renoncer à cette image qu’on m’a collée. Mais si je suis trop douce, j’ai peur de me faire avoir» etc.

    Ne consignons pas le paradoxe en dehors de la vie. N’en faisons pas un gadget de mathématicien, une malice de philosophe ou un truc de sophiste. Il y a fort à parier que chaque fois que notre vie est empêtrée dans des contradictions, nous sommes en plein dedans. Le fou qui se cogne la tête contre les murs ne souffre pas d’on ne sait quelle pulsion, il veut casser la tête de ce mental qui le fait cruellement souffrir. Quand la polémique enfle et que les esprit s’échauffent, quand la discussion est enfermée dans un dilemme parce que l’on croit qu’il suffit pour résoudre une question de cocher la bonne case, la logique duelle est aux commandes. Le mental fabrique les cercles vicieux, maintient le conflit et ferme les issues.

    2) Que le paradoxe au cœur du réel peut aussi ouvrir ! Et c’est là que nous retrouvons le sens « aller au de-là », du préfixe para dont nous sommes partis. Les psychiatres connaissent ces moments où, dans une inspiration subite, ils ont le bon mot qui désarçonne, le contre-paradoxe qui casse la logique duelle et ouvre un espace de liberté.

    C’est le bouddhisme Zen qui a été le plus loin dans l’usage abrupt du paradoxe avec le procédé des koans.  Le koan est une courte histoire, ou une phrase brève transmise dans une relation de maître à disciple dans la tradition Rinzai. D’autres courants du bouddhisme zen, comme la tradition Soto préfèrent la pratique de la méditation assise et se méfient de l’usage des koans, qui risque de se pervertir en jeu d’esprit s’ils ne sont pas correctement utilisés. Il faut savoir que le mot Zen lui-même est une dérivation de dhyana, la méditation en sanskrit et que l’optique du Zen a été de tirer le bouddhisme dans la direction de l’expérience directe de la Vacuité. L’usage du koan requiert de la part du disciple une solide assise psychologique, une maturité capable de rencontrer de manière abrupte l’ultime Réalité. Il ne s’agit pas de monter une plaisanterie ou de jouer avec une énigme, mais de provoquer une situation telle que la logique duelle habituelle du mental soit tout d’un coup mise entre parenthèses. Le koan n’est pas non plus un aphorisme sensé rassembler une sagesse millénaire. Même quand il a donné lieu a commentaire, ce qui importe, ce n’est pas de l’expliquer, mais d’ouvrir la voie d’une expérience personnelle. L’optique du Zen est toujours de refuser la voie d’une spéculation. Ne pas alimenter le mental, l’arrêter net dans une ouverture à l’indicible. Plus expression d’une métapoésie, que d’une métaphysique.

    -"Quel est le son d'un applaudissement fait d'une seule main ?"

    -"Le chien est-il de la nature de bouddha?"

    -"Je le rencontre mais ne sait qui il est,
    Je m'entretiens avec lui mais j'ignore son nom.
    Là où ni lune ni soleil n'atteignent,
    Là, en vérité, quel merveilleux paysages
!"

    -"Lorsqu'il n'y a plus rien à faire, que faites-vous ?"

    -"Le bambou existe au-dessus et en-dessous de son nœud"

    -"Un moine vint voir Fuketsu et lui demanda :
    -Sans parler, et sans rester silencieux, comment puis-je exprimer la Vérité ?
    Fuketsu répondit :
    - Je me souviens des printemps du sud de la Chine... Les oiseaux chantaient au milieu d'immenses champs de fleurs parfumées".

    "Lorsque vous ne pratiquez pas le Zen les rivières sont des rivières et les montagnes sont des montagnes.
    Lorsque vous pratiquez le zen les rivières ne sont plus des rivières et les montagnes ne sont plus des montagnes.
    Lorsque vous réalisez le zen les rivières redeviennent des rivières et les montagnes redeviennent des montagnes".

    Placé dans une situation pareille, le mental est mis en suspend et pourtant, ce qui est, est. Dans ce silence, quelque chose comme une étincelle de l’intelligence peut s’allumer. L’esprit ne peut plus dire oui/non, ni entrer dans les séries de dualité comme affirmation/négation, transcendant/immanent, absolu/relatif etc. Par delà l’affirmation et la négation, par delà la contradiction peut se produire la percée du dépassement de la logique de la dualité sujet/objet ; percée qui plonge immédiatement la conscience dans Cela, qui enveloppe les opposés et les transcende à la fois.

    La pensée tend à sans cesse à surimposer à l’Etre une dualité fictive qui est une invention de son propre cru. La placer dans un paradoxe arrête son mouvement. Elle est un instant une intelligence sans concept. C’est dans cet espace sans concept que surgit l’insight, la vision pénétrante.

    D’où l’importance du paradoxe. Dans la spiritualité vivante, la place accordée à l’intelligence varie en fonction de celle qui est concédée à la pratique. D’où la différence de progression. La méditation, le travail sur le corps et le souffle, apaisent  les constructions mentales et préparent l’infusion du silence. Mais le jnana-yoga, le yoga de la connaissance, se passe de préparation et entend aller droit au but. Il s’adresse à un chercheur à l’intelligence déliée et cultivée. Il opère une désobstruction en utilisant les armes du mental contre le mental. D’où ce goût immodéré du paradoxe dans toutes les formes de jnana-yoga. Aurobindo le pratique dans Aperçus et Pensées. Nisargadatta Maharaj, dans les entretiens publiés dans le volume Je suis, allie une extraordinaire puissance descriptive à des raccourcis souvent saisissants. Plus près de nous, Stephen Jourdain manie le paradoxe jusqu'au vertige. Voyez Cahier d'éveil I et II. Karl Renz, champion toutes catégories dans l’expression paradoxale, pousse ses auditeurs dans leurs derniers retranchements. Il est incisif, foudroyant, rien ne lui résiste, tandis que dans le tonnerre de ses réponses il rend chacun à lui-même. Sans compter un certain goût pour l’humour et la provocation intellectuelle. Titre de son livre le plus connu : Pour en finir avec l’éveil et autres erreurs conceptuelles. A Hamburg  il a donné une conférence avec le titre Das Ego ist ein Nazi ! Un petit extrait (texte).   Et tout cela n’est pas un jeu sophistique, un manière d’embrouiller l’esprit… et c’est en même un jeu et une franche rigolade dont l’ego est carrément l’objet. Ce n’est pas sérieux du tout… et c’est extrêmement sérieux. Il n’y a rien à comprendre et … il y a tout à comprendre. C’est très léger, joyeux et complètement libre et en même temps… et cela pèse du poids de toute la Réalité, c’est l’innommable tragédie de la vie humaine et cela n’a pas un moindre pouce de liberté par rapport à soi. Bref, c’est la Vie elle-même. Infiniment complexe et prodigieusement simple. Paradoxale.

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    L’intérêt du paradoxe n’est pas dans un simple jeu de langage. Il permet de poser un problème dans toute son acuité en ne laissant pas à l’esprit d’échappatoire. Non seulement il suscite l’étonnement, mais il pousse aussi à son comble l’interrogation. Nous pourrions donc penser que formuler un paradoxe, consiste à énoncer une objection à une thèse admise, de telle manière que celle-ci conduise directement à une contradiction. L’objection se contente de soulever un problème, elle avance une difficulté que la thèse est mise en demeure de résoudre. Une objection est gênante mais elle n’est pas forcément perçue comme insurmontable ;  mais si elle est énoncée sous la forme d’un paradoxe, c’est sa validité qui est mise en cause, car le paradoxe la rend insurmontable. C’est pourquoi il peut y avoir une fonction épistémologique des paradoxes.  Si on admet avec Popper qu’il y a bel et bien une Logique de la découverte scientifique, l’apparition des paradoxes dans l’histoire des sciences doit aussi être hautement significative. Elle doit s’effectuer à un moment clé du développement de leurs théories.

    Mais ce n’est là que la conséquence de surface et non la lame de fond. Le paradoxe met notre logique duelle à rude épreuve. C’est un coup de bâton qui suspend l’inattention par laquelle nous nous laissons prendre par nos propres constructions mentales. Ce qui ne veut pas dire que la Réalité soit rationnelle avec des faits bien rangés, étiquetés et sans mystère. La Réalité est a-rationnelle, ce qui est une autre manière de dire qu’elle est paradoxale. La véritable dimension du paradoxe est spirituelle.

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       © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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