Agir sous le coup d’une impulsion irréfléchie semble la marque de l’inconscience. On ne voit pas comment nous pourrions agir de manière juste, sans avoir auparavant délibéré quant à la conduite à tenir, sans avoir décidé en connaissance de cause et en faisant attention aux conséquences de notre action. Agir de manière correcte, c’est agir conformément à une juste réflexion, à la suite d’une délibération correcte, dont l’action est le résultat concret. La pensée doit précéder l’action. Il nous semble que les comportements irresponsables et destructeurs procèdent d’une impulsivité irréfléchie qui ne mesure pas la portée de l’action, ses causes et ses effets. Dans la mesure où la pensée possède une maîtrise sur le champ de l’action, c’est à elle d’en fonder la rectitude. Faire confiance à une simple impulsion, c’est s’en remettre à l’arbitraire. C’est n’avoir aucune cohérence entre ce que l’on pense et ce que l’on se doit de faire. Il conviendrait d’agir conformément à une représentation la plus éclairée possible et non pas de se contenter de ré-agir.
Pourtant, cette manière de voir reste largement théorique et très limitée. Elle situe l’action dans une planification, sans tenir compte de l’urgence d’une réponse immédiate à chaque circonstance de la vie. De plus, il n’y a pas de division. Séparer délibération et volonté n’est possible que dans l’analyse. Pas dans les faits. Ce genre de représentation ne recoupe pas le jeu de l’action. Nous sommes bien souvent amenés à agir de manière immédiate, dans une réponse juste, qui court-circuite l’itinéraire de la pensée réflexive. Quand le danger et l’urgence sont là, l’action juste mobilise le sujet, qui ne peut pas camper dans sa base arrière dans les conciliabules de la prudence. Répondre intelligemment, c’est parer au risque, suivre l’élan de la compassion, sans se livrer à de savants calculs sur ce qu’il est bon de faire et pourquoi. L’acte juste est alors celui dans lequel en un sens « je perds la tête », pour parer au danger, sauver une vie, redresser une situation. Il est une
inspiration heureuse qui n’a pas été précédée de
la pensée. Délibérer indéfiniment, c’est tergiverser, ce qui veut dire se couper
de la situation d’expérience et ne pas y répondre. Toutes les intuitions ne sont pas folles. Il en est d’heureuses et de salvatrices. En un sens l’action juste est une inspiration qui me conduit à faire exactement ce qu’il convenait de faire et au bon moment.
Mais alors, comment distinguer l’impulsivité brutale et aveugle, de l’action juste et intelligente ? Y a-t-il dans l’intelligence une spontanéité capable de mettre en mouvement une action juste ? Comment s’en assurer ? L’action juste est-elle le produit d’une réflexion ? Comment faire la part de l’étourdissement ahuri d’une fuite en avant, d’une inspiration juste ? Et
quelle est donc la place de la pensée dans l’action ?
* *
*
De quel point de vue peut-on dire que la justesse de l’action dépend d’une délibération rationnelle ? Il semble que la clé du problème tient à la prise en compte de l’espace et du temps, au-delà de la situation d’expérience de l’action elle-même. J’ai besoin de mesurer l’action quand je planifie dans une durée qui s’étire vers l’avenir ; quand je tiens à m’assurer que les répercussions de l’action ne seront pas dommageables, à partir de l’épicentre de mon initiative actuelle. Et partout où s’effectue une mesure, il est évident que la pensée a toute sa place, car le mental est fait pour cela, mesurer. (texte)
1)
Ce que l’on appelle communément un comportement rationnel se caractérise par la cohérence entre les moyens utilisés et les objectifs poursuivis, les fins. Cette relation cohérente entre les moyens et les fins définit le concept d’une action logique. La
rationalité subjective de l’action est perçue par l’acteur comme le raisonnement logique qui rend consciemment raison de son comportement correct. La
rationalité objective de l’action est cette même cohérence, mais analysable du point de vue d’observateurs extérieurs capables de s’entendre sur le caractère effectif de cette cohérence. Quand nous observons que les moyens vont à l’encontre de la fin poursuivie, nous disons que l’action est illogique, irrationnelle. Si vous êtes à Bordeaux, que vous annoncez partir pour Rennes, et que vous prenez la route en direction de Bayonne, l’action est irrationnelle, puisque c’est dans la direction opposée à l’objectif que vous vous étiez fixé. On se demande alors quelle est donc l’étrange logique qui vous conduit dans le sens opposé et vous êtes vous-même obligé de vous poser la question. Ainsi, un comportement rationnel suppose une cohérence entre les intentions subjectives clairement affichées et les moyens objectifs employés.
Cependant, où les choses se compliquent, c’est que le lien entre la fin et les moyens peut très bien être qualifié de non-rationnel ou de non-logique, sans pour autant être irrationnel ou illogique. Comme Freud l’a très bien vu, le moi conscient peut revêtir ses actes de rationalisations préconscientes, et donner un vernis de logique à ses actions pour justifier une conduite qui, d’un point de vue extérieur, semblera irrationnelle. Dans ce cas, l’acte conserve une certaine logique, mais qui fait intervenir des motivations inconscientes, que justement l’ego n’est pas à même de reconnaître, ce qui crée une complexité redoutable. Si les motivations inconscientes sont plus fortes que les motivations
conscientes, au point que le sujet doivent rationaliser l’illogique de sa
conduite, c’est qu’il se trouve dans un état de division assez inquiétant.
Si on met pour l’instant de côté ce problème, il faut observer que
l’action rationnelle ainsi définie n’a précisément de contenu que formel. Aucune précision n’est apportée quant à la valeur de la fin poursuivie. La fin, cela peut désigner n’importe quel but : éliminer les « nuisibles » pour augmenter le profit (comprenez comme vous le voulez en agriculture ou au niveau social !), élaborer un moyen de torture chimique efficace, trouver un moyen pour permettre à des populations isolées du désert de mieux survivre, faire de l’argent en bourse, chercher des remèdes contre une maladie grave, doter une communauté de moyens pour préserver sa sécurité, assurer le bon fonctionnement d’une institution, chercher les moyens d’établir la paix dans le monde etc. Le but de l’action peut être économique, utilitaire au sens large, purement égoïste, purement désintéressé, de caractère privé, ou de portée sociale, au service d’une communauté, d’une tribu, d’une nation, d’un peuple, d’un État, de l’Humanité etc. Les expérimentations des médecins nazis dans les camps de concentration étaient « rationnelles », selon le critère précédent, il suffit de concéder une fin, par exemple, « produire un poison, comme l’anthrax, très puissant sur un champ de bataille », et de lier à cette fin, un moyen, la nécessité de « faire des tests sur des cobayes humains ». Cette fin est liée à une justification idéologique de la violence. Quand
Gandhi lutte pour l’indépendance de l’Inde, il pose une fin qui enveloppe un moyen, la
désobéissance civile à l’égard des lois de ségrégation ménageant des avantages à l’occupant. La non-violence est une stratégie cohérente d’action. La condition élémentaire d’une action rationnelle est l'existence d'un lien entre la fin et moyens, quels qu'ils soient, pourvu que ce lien soit perçu comme tel par l'acteur (dans sa subjectivité) et par autrui (du point de vue de l’intersubjectivité).
On voit bien que nous ne pouvons pas en rester à ce type d’analyse de la rationalité de l’action. Le tort fondamental de cette représentation du processus de l’action, c’est de présenter la rationalité comme une computation mécanique. Un simple calcul. Le calcul de l’esprit calculateur.
Les moyens ne sont pas séparables de la fin et toutes les fins ne sont pas également valides. Il en est qui sont basses et l’expression de ce qu’il peut y avoir de pire en l’homme et d’autres qui sont plus nobles et l’expression de ce qui est le plus élevé en l’homme. La fin exprime ouvertement et proclame qui je suis et ce que je veux être. Une fin se juge à l’aune des valeurs de celui qui l’affirme et elle doit être comprise comme telle par un observateur extérieur qui suit le parcourt de l’action.
Cependant, il faut le remarquer, c’est important, que dans notre conscience collective actuelle, l’interprétation donnée à l’objectif de l’action est très souvent réduite et ramenée à un calcul dans l’unique souci du profit. C’est très caractéristique de la mentalité postmoderne. Il suffit d’ouvrir une page d’un journal pour voir se déployer ce type de logique : objectifs économiques, croissance, enrichissement, réduction des coûts, augmentation des marges, calcul de rentabilité. La conséquence en est que seuls ces objectifs, ces choix et les moyens correspondants sont décrétés comme « rationnels », tout autre objectif, tout autre choix, étant dès lors stigmatisés comme « non rationnel », voire carrément « irrationnel ». Ce qui réduit singulièrement le sens de la rationalité à un utilitarisme économique. C’est une simplification abusive dont les conséquences sont dramatiques. En réalité, le choix rationnel est une catégorie complexe, dont la rationalité économique n'est qu’un des éléments et non pas le seul. Nous savons, par exemple, que la rationalisation du
travail n’a pas conduit à une restauration de sa valeur, mais que c’est exactement le contraire qui s’est produit, sous la forme du travail à la chaîne. On peut craindre de la même manière les effets pervers d’une rationalisation de l’éducation, d’une rationalisation de l’État, d’une rationalisation de la recherche scientifique, une rationalisation de la
manipulation du vivant, une rationalisation de la santé, une rationalisation de la
maîtrise de la Nature etc.
2) D’autre part, cette représentation de la rationalisation de l’action implique une conception très particulière de la causalité opérante dans la Nature. Le schéma dans lequel nous fonctionnons d’ordinaire est celui de la causalité linéaire. J’agis en étant cause et produit un phénomène à titre d’effet. Je m’attends, en toute crédulité, à ce que ce schéma soit exactement décalqué sur la relation entre mon intention, fixée dans un but, et la visée d’un résultat. J’agis pour un résultat, en agençant les moyens permettant d’atteindre une fin. C’est sur ce schéma que ce greffe le mythe du progrès, l’incitation furieuse au travail et les sacrifices en vue du but final. C’est avec ce modèle que fonctionnent les idéologies. Il donne en effet l’illusion d’une maîtrise de la causalité, parce qu’il prétend l’aligner sur la finalité de la motivation consciente. Il laisse croire que le processus de l’action reste entièrement sous contrôle.
Le problème, c’est que ce schéma linéaire est très simpliste, car en réalité, ce qui a lieu, c’est l’enveloppement global de toute action dans une causalité circulaire. Il existe une écologie de l’action qui fait partie de l’écologie de la Vie ; et, du point de vue de l’écologie de l’action, la perspective est complètement différente. Ce point a été particulièrement bien élucidé par Edgar Morin dans La Méthode II.
(texte)
Dès l’instant où une action est initiée dans la Nature, elle échappe à l’acteur et entre dans des boucles d’interaction et de rétroaction qui n’étaient pas prévues par l’acteur. Ainsi « les actions politiques, aléatoires par nature, entrent rapidement dans le jeu d’inter-rétroactions écologiques qui les dirige dans un sens imprévu, amortit le plus grandiose effort en un accident négligeable, transforme une petite boulette de neige en avalanche, déclenche un contre-processus qui inverse le sens de l’histoire. Autrement dit, l’action entre des processus qui échappent à la volonté, voire l’entendement et la conscience de l’acteur ».
La perspective de décision logique qui préside à la rationalité première et linéaire de l’action, cède toujours la place à des processus écologiques. Nous en avons des exemples multiples dans la vie quotidienne. Le plus caricatural est celui de l’amplification d’une parole sous la forme de rumeur. La parole publique peut être comme un cri lancé dans une vallée, produisant un écho qui au final revient étrangement déformé. Entre l’intention première, l’action qui a suivie et l’enveloppement écologique de l’action, le cours est déroutant. « Un fossé s’ouvre dès les premières secondes entre l’acteur et l’action, et il va s’élargir de lui-même, à moins que l’action puisse être sans cesse suivie, rattrapée, corrigée, mais cela dans une course éperdue où l’action ira se perdre dans le fouillis des inter-rétroaction de l’Umwelt social et naturel. L’action volontaire échappe presque aussitôt à la volonté ; elle s’enfuit, commence à copuler avec d’autres actions par myriades et revient parfois, défigurée et défigurante, sur la tête de son initiateur ».
Insondable est le cours de l’action dit très nettement la Bhagavad Gita. Sa compréhension dépasse les possibilités de l’entendement humain. Penser que nous puissions avoir une maîtrise totale du cours des choses est une vue de l’esprit. Une illusion née de la projection du temps psychologique. Il n’y a pas de cours des choses au sens linéaire du terme. Cela ne veut pas dire que toute action soit chaotique dans la Nature, mais que
toute action doit être pensée comme un processus qui boucle au-delà de la volonté de l’acteur, dans un processus global plus grand que lui. Il en résulte ce qu’Edgar Morin appelle le premier principe de l’écologie de l’action : «Le niveau d’efficacité optimale d’une action se situe au début de son développement…Très tôt, nos actions sont emportées dans la dérive, c’est-à-dire dans un jeu d’inter-rétroactions qui les arrachent à leur source organisatrice et à leur sens finalisateur, pour les entraîner dans des processus et des directions autres, voire contraires. Nous pouvons dès lors dégager le deuxième principe d’écologie de l’action, qui est un principe d’incertitude : les ultimes conséquences d’un acte donné son non prédictibles ».
Il apparaît donc que l’explication commune de rationalité de l’action, sous ses apparences simples, dissimule, une complexité dont nous n’avons pas conscience ; et c’est justement parce que nous n’avons pas conscience de la complexité que nous en restons à une représentation fragmentaire du processus de l’action.
Si une action n’était rationnelle que par sa cohérence logique, elle ne le serait que de manière formelle, et non de manière matérielle. La seule logique ne suffit pas pour donner un sens au mot « juste » dans le domaine de l’action. Ne considérer l’action que dans sa forme logique, ce serait l’apprécier seulement en tant que représentation théorique, mais justement l’action se situe dans la matérialité du monde, dans le champ de la pratique et non dans celui de la théorie. « Action juste » ne veut pas dire justesse au seul sens de l’exactitude d’un calcul correctement effectué. Le caractère opérationnel de l'action suppose une réflexion sur les fins.
1) Que veut dire cette expression « action juste » ? La justesse de l’action enveloppe la considération des fins poursuivies par l’acteur. Elle présuppose que, celles-ci une fois admises, la justesse de l’action consiste dans le fait même d’agir correctement, eu égard aux fins explicitement admises par l’acteur. Si mon voisin découvre que mon tuyau d’arrosage coule en abondance, alors que je suis parti le matin en vacances, et qu’il passe la clôture pour fermer le robinet, nous dirons qu’il a agit de manière tout à fait juste. La fin implicite est « il est bon d’économiser l’eau et de ne pas la gaspiller ». L’initiative est « fermer le robinet ». L’action recourant à un moyen correspond à une fin tout à fait admise : mon voisin a fait exactement ce qu’il convenait de faire en pareil cas et je ne peux que le remercier. L’action bien ajustée à une situation d’expérience donnée et à la manière générale dont nous admettons qu’elle doit être gérée. La petite fille qui décroche le téléphone pour appeler les secours, parce que sa maman vient de tomber dans l’escalier et reste inconsciente, a agi de manière tout à fait juste. Il y avait une fin, soigner maman en eu égard à cette fin, l’usage d’un moyen, l’appel aux services d’urgence. Supposons que mon voisin se dise : « je vais en profiter pour arroser ma pelouse avec le tuyau du voisin » ! La fin est franchement malhonnête. Je ne vais certainement pas dire « il a agi avec justesse ». Je vais lui reprocher d’avoir abusé d’un avantage allant contre mon intérêt. Il peut dire que c’était utile pour lui, mais comme cela n’est utile que pour lui, au fond on ne peut pas vraiment dire que c’est réellement utile. Ce qui est sûr, c’est que chacun croit agir en suivant ce qui lui semble être le bien. Mais en pareil cas, je n’hésiterai pas à dire que franchement, profiter de cette manière, « ce n’est pas bien », il aurait été bien plus juste de passer la clôture pour fermer le robinet. Nous voyons donc que le sens du juste n’est pas dissociable d’une évaluation en termes de bien/mal, donc en termes relevant de la morale. C’est d’un point de vue qui est de prime abord moral que se fixe le sens du devoir-être. Nous jugeons du juste ou de l’injuste principalement en posant par avance un devoir-être et en assignant le devoir-être à la responsabilité de l’acteur. Si l’action entreprise correspond au devoir-être, nous parlons de justesse de l’acte. Si elle comporte une négligence, à l’égard du devoir-être, nous sommes fondés de la juger en termes d’irresponsabilité. Si elle vise l’opposé que ce qui est moralement requis, nous n’hésitons pas à parler de faute. (texte)
2) Et s’il y a faute, il est tentant de l’associer immédiatement à une réprimande, un reproche, voire à une sanction. Nous voyons donc que, du sens proprement moral du juste, il est très facile de passer au sens légal du juste, c’est-à-dire à l’idée même de justice, telle qu’elle est mise en pratique dans les tribunaux. Ce n’est pourtant pas la même chose. De manière générale, quand nous marquons notre accord avec quelqu’un en disant : « très juste ! », « tout à fait juste !», nous ne sommes pas du tout dans l’ordre de ce que la justice considère. Ce n’est qu’un accord d’opinion, ou au mieux, un assentiment dans la reconnaissance de ce qui est vrai. Nous ne parlons de juste, dans le champ propre de la justice, que par rapport au terme contraire de l’injustice. Il y a des traitements injustes que l’on fait subir à des êtres humains et ce que nous attendons, dans notre besoin de justice subjective, c’est que l’institution de la justice, celle de la justice objective, fasse son travail, corrige cet état de fait. Nous nous servons de l’argument de la loi pour parer à toutes les déviances et à tous les dysfonctionnements de notre société. Nous faisons voter un arsenal de lois pour que la législation puisse encadrer, interdire des conduites qui portent atteinte aux personnes humaines. Mais là encore, nous faisons erreur, d’abord parce que ce n’est pas en faisant voter des lois que l’on règle un problème de fond. La loi n’est qu’une régulation de surface, elle n’atteint jamais les causes. Multiplier les lois, c’est favoriser la démission du sens de la responsabilité en demandant à la société de répondre à toutes les questions à notre place, sans jamais nous les poser. C’est démissionner du poste de responsabilité que notre liberté nous donne, précisément en restreignant encore la liberté. Il n’est pas évident qu’une société éclairée comporterait d’avantage de lois. Ce serait plutôt l’inverse, un niveau de conscience élevé rendrait les lois inutiles.
D’autre part, le système légal du droit ne correspond pas trait pour trait aux revendications de la justice subjective. Nous avons en nous un sens du juste qui ne se réduit pas à la légalité et qui ne s’y réduira jamais. Avant qu’il y ait eu des lois faites, dit Montesquieu, il y avait déjà un sens de la justice. Le droit codifié obéit à la logique propre à toutes les organisations collective. Il a son inertie propre et ses pesanteurs. Comme toute organisation. Parfois cette inertie peut aller à l’encontre de la vivacité des exigences de la justice subjective qui a beaucoup de mal à se reconnaître dans l’exercice réel du droit. Il arrive aussi, dans le cours de l’Histoire, que des lois votées, heurtent directement la conscience morale.
Les hommes de la police de Vichy pouvaient trouver « juste » de rassembler les juifs pour les envoyer en wagon plombé en Allemagne. Juste, cela l’était du point de vue du droit codifié, au sens de « conforme à la loi ». C’était légal. Comme toutes les lois de l’apartheid, comme les lois nazies, comme toutes les lois qui instaurent le privilège de quelques uns au dépend des intérêts de tous. Légal ne veut pas dire nécessairement moral. Lors de la période de Vichy, il pouvait, sans contradiction, paraître juste de désobéir à la loi, de suivre les impératifs moraux, plutôt que le mimétisme d’un comportement légal en apparence, mais complètement immoral sur le fond. Gandhi a montré aux indiens d’Afrique du Sud, qu’il était juste de brûler leurs cartes de séjour : vu les conditions immorales auxquels ils étaient astreints, cela n’avait guère de sens de suivre une loi inique. Il peut aussi arriver que l’on se rende compte qu’une loi a des effets pernicieux qui vont à l’encontre du but qui était recherché quand elle avait été votée. Le droit a ses lenteurs, mais il est contraint à une évolution et le terme de cette évolution, c’est de pouvoir s’accorder avec les prérogatives de la justice subjective.
La loi juridique n’est pas la loi morale, ni la loi naturelle et encore moins la loi scientifique. Dans une société éclairée, certainement que de se fier à la loi pour déterminer ce qui est juste pourrait constituer une bonne indication ce qu’il est bien de faire et de ce quel mal il faudrait éviter. Dans ce monde chaotique qui est le nôtre, la référence à la loi est une approximation très vague et un critère insuffisant du bien et du mal. Le comble, c’est qu’en plus, dans ce monde complètement déboussolé, où l’absence de repères est patente, nous avons tendance à frileusement nous replier sur la loi pour définir ce qui est juste ! Mais la loi n’a certainement pas pour fonction de se substituer à la conscience morale, dont justement elle dépend pour que son administration ne soit pas mécanique. Dans la pratique de la justice, cela s’appelle l’équité, ce qui
ne veut rien dire d’autre qu’une juste application de la loi !
Comment voulez-vous dans ces conditions, mesurer le juste par la justice ? Il faut revenir à la source de toute action dans le sujet. Ne confondons donc pas l’« action juste » et l’« action en justice » ! On n’arrive pas à la compréhension de la première en partant de la seconde. A la question qu’est ce que l’action juste, il faut nécessairement répondre en des termes qui précèdent la représentation juridique. Dans le bouddhisme, par exemple, l’action juste fait partie des cinq injonctions. Elle n’a pas un contenu déterminé a priori par la loi juridique. Elle est l’expression spontanée d’une vie libre et authentique et en même temps, elle est une voie qu’il convient d’emprunter pour désobstruer les conditionnements de l’esprit. Elle est aussi et surtout, l’action qui demeure une contribution constante à la promotion de la Vie.
Revenons maintenant sur ce premier principe de l’écologie de l’action. L’efficacité de l’action est optimale à son tout début. Que veut dire « le tout début du développement » ? Nécessairement ici et maintenant, et non pas ailleurs et plus tard. Mais est-ce que cela n’implique par aussi sans aucune projection dans le temps et l’espace ? Est-ce que cela n’implique pas entièrement dans le présent et en réponse à la situation d’expérience telle qu’elle est ?
1) C’est une piste à suivre et une piste très intéressante. Il est dans la nature de la vigilance habituelle d’être portée par l’intentionnalité. L’intentionnalité peut être décrite comme la visée par le sujet d’un objet. De là, il est très facile de comprendre que l’intentionnalité structure la motivation. Dans la motivation apparaît une division entre l’acteur, qui est l’ego, et le but de l’action, son résultat éloigné dans le temps. Cette division n’entre en scène que lorsque la pensée intervient, donnant une forme au temps psychologique. La pensée fabrique littéralement l’identité de
l’acteur. Elle donne une consistance précise à l’ego. Moi, j’ai l’ambition de devenir ceci ou cela, je me fixe un but à atteindre, puis je me donne les moyens nécessaires et je me bagarre avec le réel dans la quête d’un résultat qui doit survenir dans le futur. Entre le but et les résultats, il y a la planification de l’action par la pensée. L’ego n’est pas séparable de cette volonté d’atteindre un résultat dans le futur. La volonté et l’ego ne sont qu’une seule et même chose. La volonté est l’ego sous la forme de l’identité de l’acteur. Ce qui est tout à fait remarquable dans ce processus, c’est que l’ego donne naissance à un devenir.
Maintenant, la question qu’il faut se poser est celle-ci : « N’existe-t-il pas d’action sans devenir ? N’existe-t-il pas d’action sans cette souffrance, sans cette perpétuelle bataille ? S’il n’y a pas de but, il n’y a pas d’entité qui agit, car nous avons vu que c’est le but qui la crée. Mais peut-il exister une action sans but en vue, donc sans acteur, c’est-à-dire sans le désir d’un résultat ? Une telle action ne serait pas un devenir … » Une telle action ne serait pas un devenir, mais seulement un état d’être. Elle serait une action sans motif, une action sans ego agissant. Et il faut répondre avec Krishnamurti qu’effectivement « … un tel état d’action existe » et qu’il est même plus fréquent que nous le pensons, justement parce que la pensée se justifie elle-même, en donnant à l’action sa propre réalité. Et elle le fait en dessinant toute action sous la forme d’une planification de part en part tissée par le mental. Que nous soyons identifiés à ce schéma, cela ne fait aucun doute. Nous passons notre existence à faire des plans. Nous raisonnons sans cesse en termes d’objectifs, de buts, de résultats et c’est même ce mode de représentation qui sous-tend l’infatigable course au profit de notre époque. Ce n’était certes pas notre condition d’enfant. Pour l’enfant, l’action est un
jaillissement, l’action est spontanée. Un individu qui fait sans cesse des plans est tout sauf spontané dans l’action. Il calcule. Il vit dans une tension constante entre un présent qu’il juge déficient et un futur chargé de promesse. Il a pris l’habitude d’être indifférent à la nouveauté de l’instant, il vit par procuration dans la séduction d’un futur. Alors il planifie. Il ne sait plus faire autrement que de tout planifier. Si on lui demande simplement de s’arrêter, d’être là, ici et maintenant et d’observer attentivement cette vie qui illumine son horizon, il panique. Il se sent perdu. Il a perdu ses repères mentaux habituels et il a peur. La pensée est tout à fait soluble dans l’instant, mais elle résiste, elle résiste, parce qu'elle a peur de ne pas penser. Et pourtant, cette Vacuité est divinement pleine, elle n’est pas un néant. C’est une merveille d’être simplement être là, avec passion, dans un état de présence attentionnée au monde environnant et à soi-même.
Il faut bien distinguer la pensée, comme production du mental et l’intelligence qui est capable de voir avec clarté et en toute lucidité.
L’action qui suit une perception directe de l’intelligence est immédiate, sans délai, parce qu’elle se tient dans le présent. Ce n’est pas une action qui a été préparée par une idée. Une telle action est radicalement neuve, parce que le présent lui-même est neuf à chaque instant. Elle n’est pas du tout écervelée, stupide, au contraire, elle porte en elle un potentiel de conscience très élevé. Elle n’est pas motivée par une récompense située dans l’avenir. Ce genre d’appât dont nous nous servons parfois pour acheter le comportement d’autrui. On dit ainsi à l’enfant : « si tu fais bien tes devoir, je te donne un bonbon ». Ou encore « si tu fais mal tes devoirs, tu seras puni » ! Ainsi, l’action sans motif est sans rapport au temps psychologique
et sa provenance est donc intemporelle. Prenons un exemple simple :
« Si je vois la nécessité d’être propre, c’est bien simple, je me lave. Mais si j’ai comme idéal que je ‘devrais’ être propre, qu’arrive-t-il ? Il arrive que le nettoyage
soit remis à plus tard ou pratiqué superficiellement. L’action basée sur une idée est très superficielle… L’action qui nous transforme en tant qu’être humain, qui régénère, … n’est pas basée sur l’idée. Une telle action ne tient pas compte des récompenses et des châtiments. Une telle action est intemporelle parce que l’esprit, qui est le processus du temps, le processus calculateur qui divise et isole, n’y participe pas ». Elle est
intelligente, parce qu’elle procède d’une vision directe. Elle est la lucidité en action. Dans l’action sans motif, il y a une réponse immédiate, une réponse spontanée à la situation d’expérience ; et c’est ce que nous annoncions en introduction : une inspiration qui « me conduit à faire exactement ce qu’il convenait de faire et au bon moment ». Sauf que nous comprenons maintenant que le « me » de « me conduit », était de trop, car précisément dans pareil cas, l’identité de l’ego n’a pas le temps de se former. C’est une action sans ego, où littéralement, ce qui revient au même, le mental a perdu la tête. Ce qui ne veut pas dire faire n’importe quoi. Ce qui était imprévu n’est pas nécessairement absurde ou insensé. L’excentricité délibérée est précisément délibérée et pas du tout spontanée.
cf.
Jean Klein (texte) La compulsion qui me porte à répéter un comportement rituel, en face d’une situation que je n’accepte pas n’est pas spontanée, elle est une réaction conditionnelle. Agir dans l’emportement poussé par une pulsion, d’une pulsion d’achat dans une boutique, d’une pulsion violente, d’une pulsion sexuelle, c’est encore ré-agir, ce n’est pas agir.
(texte) Cela n’a rien à voir avec la spontanéité de l’action sans motif. Elle est un ajustement exact à ce que la situation d’expérience attend de moi. Tel est le sens du mot juste dans « action juste ». Une réponse adéquate. Le mot qu’il fallait prononcer pour qu’une situation se dénoue. La porte qu’il fallait passer pour aider l’enfant à sortir de l’immeuble en flamme. La réduction de la vitesse, le détour qu’il fallait opérer pour éviter l’accident. Le sourire et le petit mot qui a été droit au cœur. La dernière phrase improvisée pour conclure une conférence longuement préparée. La visite imprévue, portée par la nécessité intérieure d’une intuition qui tombe à pic. Ce qui a été fait sans calcul, mais que l’on dit par après, « j’aurais voulu faire exprès que je n’aurais pas mieux fait ».
2) Il est assez caractéristique que nous entretenions constamment des confusions sur cette question, en prenant ce qui n’est que réaction pour une action. Il est plus facile de définir une réaction, à laquelle on donne le nom « d’action », que de comprendre ce qu’est l’acte pur, parce que l’acte pur ne se définit pas, précisément parce qu’il précède la représentation élaborée par la pensée. La représentation est seconde par rapport à l’acte pur et la représentation est l’œuvre de la pensée. Mais, encore une fois, cela ne veut pas dire que l’acte pur ne soit pas intelligent, bien au contraire, il est l’intelligence en action. Dans la représentation, ce qui domine, c’est l’intellect et ses constructions mentales. Ce qui est demandé ici, c’est de faire un pas en arrière, de l’intellect vers l’intelligence ; et parce que l’intelligence pure n’est pas distincte de la sensibilité la plus vraie, il s’agit ni plus ni moins de faire un pas en arrière de la tête au cœur. C’est exactement ce vers quoi conduisent les observations précédentes. Ce n’est pas mystérieux, ni mystique. Nous trouverons tous dans notre expérience des exemples nombreux de ces réponses justes à une situation d’expérience, qui n’avaient pas été préméditées par la pensée.
(texte)
Allons encore plus loin. Que se passerait-il si notre manière d’être coïncidait en permanence avec l’action sans motif ? Cela ne ressemblerait pas à notre mode d’exister habituel, tout entier tourné vers la planification. Mais cela vaut la peine de s’aventurer dans cette direction rarement explorée par la philosophie. On sait que Platon, dans le Charmide,
montre que la sagesse, ne saurait s’enseigner, parce qu’il y a en elle une inspiration heureuse qui permet à l’homme de faire le bien. Et tout le travail de la maïeutique chez Socrate montre abondamment qu’on en saurait enseigner la sagesse, on ne peut qu’inciter à être sage. La sagesse n’est pas un savoir portatif qu’il suffirait d’apprendre pour devenir un sage. Ainsi, sur le chemin de la sagesse, ce qui compte, c’est d’abord l’éveil à Soi.
Reprenons, et essayons de relier tout cela. Il est assez intéressant de remarquer que l’action sans motif peut devenir une manière d’exister à part entière, celle d’une vie vécue entièrement dans le don de soi, car elle est par excellence l’expression de la compassion. L’amour ne calcule pas. Il donne. Il n’est pas intentionnel, au sens de la division du sujet et de l’objet, au sens de la planification en vue d’un résultat. Il s’achève dans l’acte de donner où il trouve sa joie. L’amour est jaillissement du cœur, sans motif, sans attente, sans imposition de soi à l’autre, sans autre cause que Soi. L’amour sait sauvegarder la liberté de l’autre. Parce que l’amour est l’expression de l’être, il laisse être. Il précède la logique du faire de l’intellect. L’action fondée sur l’amour n’est pas une action fondée sur l’intellect. Elle est l’action sans motif. L’action fondée sur le faire est toujours motivée par la recherche d’un résultat. Entre les deux, il y aussi la différence d’un élan où la présence de l’ego est effacée et au second plan et celui d’une manifestation de la volonté de puissance où l’ego se met au premier plan. Mais concrètement, cela veut dire quoi ?
Et sur cette question, parmi les nombreux exemples que l’on pourrait fournir, le plus remarquable est certainement, ce météore tout à fait stupéfiant qu’a été Ma Ananda Moyi. Il faut lire la préface de Jean Herbert de L’Enseignement de Ma Ananda Moyi pour comprendre les implications radicales de l’action sans motif. Ma Ananda Moyi vivait cela de manière permanente. Douée d’une affection sans borne, elle était dans ses actes complètement imprévisible. Et ce que les témoignages montrent en abondance, en deçà de toute rationalité d’organisation de l’action, c’est pourtant l’extrême précision de chacune de ses paroles, de chacun de ses actes : en permanence dans un jaillissement où le don va directement là où il devait aller. Très peu de personnes ont pu toucher aussi directement un si grand nombre de gens dans le monde en allant droit vers chacun dans sa singularité propre. Chez elle, jamais de plan, pas de règle générale. Parce que chaque instant est différent, parce que chaque personne est très différente, elle pouvait donner un conseil à l’un (se retirer de la vie active) et le conseil inverse à un autre (s’engager à fond dans la vie active). A situation différente, à personne différente, réponse différente, mais adéquate justement. Quand on lui posait des questions, elle répondait immédiatement, comme si la question déclenchait en elle un écho, sans la moindre réflexion. « Vous posez la question, j’entends la réponse et immédiatement, je vous la donne. C’est vous qui y trouvez de l’érudition sophistiquée, pour moi ce sont des paroles qui ne sont pas préparées. Je découvre cela avec vous ». Dans une inspiration continue et créatrice. Exactement le contraire de la gestion rationnelle de l’action dont nous parlions plus haut en termes de planification. Et si la planification est la conséquence logique de la structure intentionnelle de la vigilance, il faut bien parler ici de tout à fait autre chose que la vigilance ordinaire, mais bien d’une conscience plus élevée, ou mieux encore de l’Eveil. Ce n’est visiblement pas le même état de conscience que celui dans lequel nous fonctionnons d’ordinaire. Alors, c’est peut être cela l’Eveil, une vie vécue dans le jaillissement, une Passion sans motif qui s’épanche dans une qualité particulière de l’acte, l’acte sans motif.
Ce qui est frappant de ce point de vue, qui n’est plus un point de vue situé dans la division, mais celui de la conscience d'unité, c’est l’insistance sur la dimension simple, infinitésimale, d’actes quotidiens, dans leur relation vivante avec ce qui est. L’acte juste ici n’est pas un acte d’exception, une excentricité artistique, un héroïsme, une performance sportive, ou une grandiose planification, mais une réponse juste et spontanée dans les petites choses. Essentiellement dans le territoire de la relation.
Tout ceci est un peu déroutant par rapport à notre fonctionnement mental habituel, mais d’une formidable pertinence en ce qui concerne la compréhension du présent vivant dans la vie quotidienne. Il reste cependant que
l’action juste doit aussi être considérée sur une large échelle, quand elle comporte une décision dont la perspective s’étend sur toute la Terre
et l’humanité à venir et surtout qu’elle met en jeu une puissance considérable. Et là, il faut bien à nouveau faire intervenir le temps. Ceux qui ont entreprit de grandes choses en ce monde, sont ceux qui ont accordé une grande importance au temps en ouvrant l’espace des possibles de manière responsable.
1) Remarquons que
dans le domaine technique, il est indispensable de laisser à l’action sa pleine rationalité, car l’usage de la technique requiert des procédures qui séquencent l’action dans des étapes ordonnées. Si mon ordinateur tombe en panne, le réparateur pourrait intuitivement aller droit à la faille, mais dans la pratique, il suit un protocole de détection d’erreurs. Le protocole est un diagnostic rationnel permettant de mettre à jour la nature de l’incident. Si j’achète une armoire en kit, il est plus efficace de suivre la procédure indiquée pour la monter. Sinon, le résultat risque de ne pas être très satisfaisant. Si je veux savoir ce qui me reste à rembourser sur mes crédits, je dois entrer les formules correctes et les données sur le tableur.
De même, partout dans le domaine scientifique
s'effectue une procédure d’analyse, de test, de vérification expérimentale, de mesure, il est évident que c’est bien la logique rationnelle de l’action qui s’impose. C’est sur elle qu’est fondée l’exactitude. De fait, ce à quoi on entraîne les étudiants dans les travaux pratiques de physique, de chimie, ce n’est rien d’autre que cela. Faire usage d’une procédure rigoureuse permettant d’obtenir un résultat fiable, valide, objectif. Il s’agit de recommencer une expérimentation dont on connaît par avance le résultat et de trouver par là confirmation des lois qui sont enseignées dans les manuels. Cela ne rendra certainement pas un étudiant créatif et inventif d’un pur point de vue théorique, car l’invention d’une hypothèse nouvelle requiert des qualités très différentes, mais du moins, cela le formera à la rigueur du raisonnement expérimental ; raisonnement qui s’inscrit en clair dans la logique de l’action rationnelle. L’épistémologie contemporaine a très bien compris que l’invention d’une théorie nouvelle dans les sciences ne se réduit pas à un processus rationnel. Par contre, la vérification oui.
La
pensée scientifique et la pensée technique appellent directement un mode de pensée qui repose sur la logique rationnelle de l’action. La représentation de la
techno-science repose tout entière sur la rationalité de l’action. D’un côté, dans la mesure où notre existence est passivement encadrée, harnachée, liée à l’empire de la technique, nous sommes par avance soumis à sa logique. D’un autre côté, dans la mesure où son usage peut être intelligent et maîtrisé, nous pouvons activement en faire une utilisation rationnelle. Mais lui laisser la place qui lui revient ne veut pas dire que pour autant elle doive occuper toute la place. Ce qui de toute manière est immédiatement contredit par les faits. On peut être très rigoureux dans l’espace du laboratoire et être complètement inconséquent et irrationnel dans la vie. C’est un fait que personne ne peut contester et que l’on peut même défendre, car après tout, l’homme ne serait pas humain sans une dose d’imagination libre, de sentiment vivant et d’imprévisibilité qui en fait justement bien plus qu’une simple machine. (Il faudrait aussi ajouter deux mots sur la pathologie du comportement pour percevoir cette question dans toute son étendue. Ceux qui ont eu affaire à des personnes souffrants de troubles obsessionnels compulsifs (TOC), ont pu observer ce qu'il advient d'une existence d'où toute spontanéité a entièrement disparu, d'une existence où la rationalité pure et dure règne de façon tyrannique dans un comportement extrêmement planifié et planifié dans le détail, du matin au soir!). Et là dessus, il faut être clair, la rationalité pure de l’action a un caractère mécanique. Par exemple, plus on rationalise le travail, plus il devient mécanique et moins il est intelligent et créatif.
D’une manière générale, la planification de l’action a tout son sens là où existe un projet s’étendant dans la durée. Si je veux faire construire une maison, il est important de ne pas prendre des décisions à la légère. La place du terrain compte. Son orientation aussi. La proximité de l’eau, d’une centrale électrique, d’une autoroute, etc. Tout cela est à prendre en compte, pour éviter de devoir dans quelques années constater que cette maison est invivable, qu’elle a été mal pensée dès le début et n’a été qu’une source de tracas pour tous ceux qui y ont vécu.
2) A fortiori, la question se pose avec gravité quand il s’agit de prendre une décision politique d’envergure. On a souvent dit que
gouverner, c’est prévoir, parce que gouverner, c’est prendre des décisions. Pour la prévision du futur en politique, le facteur temps est indispensable, comme la prise en compte de l’incertitude dans laquelle se meut l’action.
Malheureusement, on fait assez peut de cas de l’incertitude et les motivations immédiates de profit ont tôt fait de la balayer d’un revers de main. Nous vivons une époque dans laquelle l’individu à tendance à se dessaisir de sa responsabilité, pour la reporter sur des entités telles que la « société », « l’État » ou même « la religion ». Un technicien qui travaille sur le vivant ne se propose pas a priori de limites dans ses manipulations. Ou bien, c’est très rare. Dans la pratique courante, une immense majorité de techniciens disent : « c’est à l’État de fixer dans la loi les limites de ce que nous pouvons faire et de ce que nous ne devons pas faire. Nous, on est au service des industriels qui recherchent des nouveaux produits et des nouveaux marchés. On ne peut pas décider sur ces questions. On fait ce que l’on nous demande de faire ». C’est au pouvoir de décider si on peut mettre telle produit dans une crème de beauté, si peut cultiver des embryons, fabriquer des cellules
génétiquement modifiées, utiliser l’énergie
nucléaire ou lui substituer une autre énergie etc. C’est aux collectivités locales de décider si elles acceptent une implantation d’usine au beau milieu d’un site classé, si elles autorisent la construction d’un complexe hôtelier qui doit barrer tout accès à l’océan etc. Mais comme le pouvoir politique n’est pas vraiment indépendant du pouvoir de l’argent, au bout du compte, ce sont les intérêts financiers qui triomphent. Et nos protestations sont avalées par l’engouement de la nouveauté, la glorification du progrès et la lutte pour le triomphe économique des plus forts et des plus aptes. Ce que l’on a le culot d’appeler « la rationalité économique » !
Mais tout calcul n’est pas nécessairement cynique. Une juste
décision en matière politique ne se
justifie pas par la seule rétribution économique qu’elle apporte ; elle ne se justifie vraiment que comme une contribution à la promotion de la Vie et d’une existence digne et décente pour l’humanité à venir.
Cf.
Jonas. L’incertitude dans laquelle prend place une décision d’envergure commande la prudence. La prudence veut dire avoir une pondération constante de l’action, être capable de pouvoir à tout moment rectifier une décision si un déséquilibre se manifeste, pour apporter la correction nécessaire. La prudence signifie que, pas un instant dans l’action, l’acteur ne se dessaisit de sa responsabilité et qu’il reste vigilant pour corriger une erreur. Il ne s’agit pas de tergiverser et de ne rien faire, mais de décider, tout en prenant en compte l’incertitude. C’est une erreur, dans le sens commun d’associer l’incertitude et l’hésitation. La volonté n’est pas la velléité. La situation dans laquelle nous nous trouvons collectivement ne commande pas le repli, mais une réponse juste et des décisions justes. Toutes les décisions d’importance se prennent dans l’incertitude, autrement on ne déciderait pas ; mais cela ne veut pas dire qu’il faille en faire un pari au hasard. Comme l’a dit très fortement Hans Jonas, dans Le Principe Responsabilité, en raison de l’empire même de la techno-science, le monde et son avenir sont désormais entre nos mains. Ce n’est pas le moment de se retirer du jeu. Nous sommes embarqués.
Il fut un temps où l’existentialisme pouvait se permettre de parler de gratuité de toute décision. Mais on ne peut pas parler de gratuité dans un monde où tout est intimement lié. Aucune action n’est sans conséquence. Et puis, cela évoque une idée sinistre, bien trop en vogue, selon laquelle, la liberté, c’est « faire tout ce que je veux ». Quand on serine cela dans les média et la publicité, on a le monde dans lequel nous sommes : une monde dangereux, une planète salie et au bord de l’asphyxie. Il ne faudrait pas confondre les fantaisies que l’on peut se donner en rêve, avec la responsabilité que l’on est en droit d’attendre de chacun de nous à l’état de veille. Ce n’est pas le même monde. Ceux qui tiennent en main les responsabilités de cette planète doivent veiller, pas rêver les yeux ouverts.
Inversement, s’en tenir à la fatalité est une autre erreur symétrique, celle qui consiste à se démettre de notre pouvoir pour en appeler au destin, (cela veut dire quoi ou juste ?) ou à la volonté de Dieu (et selon quelle religion s’il vous plaît ?). Selon Jonas, nous voilà, que nous le voulions ou non, chargés de notre propre providence. Nous ne devons compter que sur nous-mêmes et trouver en nous la sagesse la plus élevée, l’idée la plus grande, l’amour le plus généreux. La question est : que décidons-nous pour l’humanité à venir ? En vertu de quel projet ? Nous sommes responsables, pour le meilleur et pour le pire, de l'humanité de demain. Les pouvoirs qui sont les nôtres peuvent semer des catastrophes, mais ils peuvent aussi juguler les calamités déjà en cours et surtout ouvrir l’espace du possible d’une véritable promotion de la vie pour le futur.
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L’action juste se comprend dans sa relation au temps. Sous l’angle de la décision en direction de l’humanité à venir, elle implique l’aptitude à opérer les choix les plus élevés, les choix par lesquels l’homme sera capable de montrer la grandeur de ce qu’il est. Ce qui ne veut pas dire sa volonté de puissance et d’asservissement à l’égard de sa propre espèce et à l’égard de la Nature. La grandeur de l’homme se manifeste dans l’expression d’une conscience plus élevée et la grandeur implique une transformation des choses qui ne diminue pas la vie, mais l’augmente et la magnifie. Il faut cesse de penser la notion d’action juste en termes de rationalité instrumentale et de réduire la finalité de l’action à sa seule valeur économique.
L’action juste se comprend aussi essentiellement dans la réponse, unique, singulière, à chaque situation d’expérience, à chaque situation d’expérience de l’ici et du maintenant. L’action qui répond au mouvement vivant de ce qui est se déroule sur le fond de l’intemporel et elle n’est pas l’objet d’une planification, mais d’un don de soi. Non pas une folle impulsion, mais une réponse attentionnée, chaleureuse à ce qui est.
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© Philosophie et spiritualité,
2005, Serge Carfantan.
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