Leçon 121.   L'Être et le jugement moral     

    Nous avons tendance à juger les autres, à les condamner, comme nous sommes aussi très prompts à nous juger nous-mêmes et à nous condamner. C’est un mouvement quasi irrépressible qui se traduit par des formules du type : « ce n’est pas bien »,  « c’est mal», « tu devrais avoir honte ». Ce qui s’appelle moraliser quelqu’un.
    Mais qu’est-ce qui autorise le jugement moral ? Pour juger moralement, il faut nécessairement comparer ce qui est avec une représentation de ce qui devrait être. Celui qui juge moralement et prononce une condamnation, dénonce ce qui est à partir de ce qui devrait être. A l’inverse, quand nous sommes satisfaits de l’adéquation, nous passons de la condamnation à l’identification. On dit parfois « oui, c’est vraiment très bien » pour flatter quelqu’un dans son personnage, comme on se fait pour soi-même de l’auto-flatterie. Nous pouvons aussi passer de l’identification à la condamnation de manière impulsive. Je trouve une chose « très bien », je porte aux nues une personne, et le lendemain je suis tout à fait capable de détester et de condamner ce que j’ai aimé et qui m’a déçu. Enfin, très curieusement,  en jugeant moralement, nous croyons assumer une position d’autorité incontestable. Celui qui condamne est souvent sûr de lui, il sait ce qui est bien ou ce qui est mal. Il est donc toujours surpris quand il est jugé à son tour. D’une façon générale, nous passons notre temps à juger les autres, mais nous avons horreur d’être jugé.
    Nous avons tous un jour ou l’autre reçu ce conseil de ne pas juger, surtout quand on ne connaît pas. Nous savons ce que représentent les préjugés, quels torts ils peuvent causer et nous devrions tout de même savoir nous en prémunir. La violence morale s’exprime souvent dans des mots durs qui ne sont que la traduction de jugement moraux.
    Le fond du problème, radicalement, c’est surtout de savoir si cela a vraiment un sens de juger moralement ce qui est. Dans quelle mesure un jugement moral peut-il être fondé en réalité ? Comment savons nous qu’une chose est « bonne » ou « mauvaise » ? Le bien et le mal existe-t-il vraiment dans les choses que nous puissions nous sentir autorisé de déclarer que ceci ou cela est bien ou mal ?

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A. Le jugement moral et sa structure

D’un point de vue logique, il y a deux types de jugements :

- Les jugements de fait comme :
Le tiroir de la commode est coincé,
Le ciel est dégagé aujourd’hui, etc.

- Les jugements de valeur comme :
« Les oiseaux » est une très jolie petite pièce de Jean Philippe Rameau,
« Le traitement infligé aux femmes en Afrique est honteux » etc.

    1) La différence entre les premiers et les seconds est considérable. Le jugement de fait peut être accepté dans la neutralité axiologique de son point de vue : il ne contient pas d’évaluation, ni en bien, ni en mal. Il énonce ce qui est et se présente comme une observation. Cependant, il s’en faut de très peu pour que l’on dérape du jugement de fait, vers une évaluation. (texte) Il suffit que l’intention qui l’énonce enveloppe un reproche ou une réprobation :
    Le tiroir de la commode est encore coincé ! Sous-entendu... il ne devrait pas l’être. Mais... qui a coincé le tiroir de la commode ? C’est lui qui est en faute ! Le ciel est encore dégagé aujourd’hui. Mais quand est-ce qu’il va donc pleuvoir ? Sous-entendu, Ce n’est pas bien qu’il en soit ainsi, il devrait en être autrement. Il faudrait qu’il pleuve.
    Le passage de l’observation au jugement est donc très rapide, parfois, il n’est introduit que dans le ton de la voix et il reste indécelable dans l’énoncé en tant que tel. Mais le changement qu’il opère est considérable, car il ne s’agit plus du tout de connaître, mais d’évaluer.
    Les jugements de valeurs sont principalement de deux types : valeur esthétique et valeur morale. Dans le relativisme ambiant qui est le nôtre, nous admettons aisément que la valeur esthétique dépend d’une appréciation variable d’un individu à l’autre et ne saurait avoir un caractère absolu. « Joli », « magnifique », sont des termes qui entrent dans des jugements esthétiques, dont nous admettons le caractère relatif.
    La situation est par contre beaucoup plus complexe en ce qui concerne les jugements moraux. Quand on reproche quelque chose à quelqu’un, on pense qu’il a manqué à son devoir, et la manière la plus cinglante d’asséner le reproche est de faire passer la faute pour un constat de fait. Nous donnons à nos jugements moraux un caractère absolu et une autorité qui se veut incontestable. Quand on juge moralement, on juge toujours de haut !
    « Il a encore laissé traîner la clé et il l’a oublié sur la table !» n’est pas une observation, c’est un jugement moral (ce n’est pas bien de l’avoir fait, quel maladroit et quel incapable!…).
    « La clé de la porte d’entrée est sur la table de la cuisine » est une observation. Elle est neutre. Prononcée avec neutralité, elle ne dit pas que c’est bien ou que ce n’est pas bien, c’est tout simplement.

    Juger moralement, ce n’est pas constater un fait, de même que comprendre n’est pas condamner. Il s’agit toujours d’une évaluation, et non d’une observation. L’observation conserve une neutralité axiologique, tandis que le jugement moral non.
    Que se passe-t-il donc dans le jugement moral ? Nous introduisons une comparaison entre ce qui est et ce qui devrait être. L’être est jugé à l’aune du devoir-être, et cela quel que soit le système moral qui sert de référent. Cela importe peu. Ce qui nous intéresse ici, c’est cette structure. Et c’est dans cette comparaison que naît l’idée qu’une chose, qu’une personne qu’un état de fait, qu’un comportement est « bon » ou « mauvais ».
    Toute morale propose des prescriptions, des recommandations qui sont autant de critères du bien et du mal. Juger moralement, c’est comparer un état de fait avec les prescriptions d’une morale. Si l’état de fait ne correspond pas avec ce que prescrit la morale, et s’y oppose nettement, on applique un jugement en termes de mal. S’il s’agit d’un comportement régit par un code de devoir, une déontologie, on parle de faute. Si l’état de fait correspond à ce que la morale prescrit, on dit : « c’est très bien comme cela ». Si ma morale religieuse me dit que manger du cochon est mal et que l’on propose du cochon à la cantine de mes enfants, je serais porté à dire : « c’est scandaleux, on devrait avoir le choix ». Si ma morale laïque dit que l’école doit rester en dehors de tout prosélytisme, je vais être choqué par la revendication de jeunes filles de porter le voile dans un établissement scolaire. Je serais aussi prêt à mettre en cause le port ostentatoire de crucifix chrétiens. Nous avons tous des parti-pris sur ce qui devrait être. Nous avons nos idéaux, nous avons nos croyances, nous avons nos exigences, nos attentes et il n’en faut pas plus pour que nous puissions juger moralement en terme de bien/mal. Il se peut que je ne me rende pas compte du caractère impératif de mes exigences. Je peux nier avoir une « morale » ; mais, le plus souvent c’est une affirmation en l’air, qui se contredit immédiatement dans le fait même que je n’arrête pas de faire des reproches, de juger, d’exprimer ma révolte, de condamner. Implicitement, cela veut dire que j’ai bien une idée sur ce qui devrait être, une norme, qui me permet de réprouver ce qui est........................................
    En cela, le jugement moral est une caractéristique spécifiquement humaine qui n’a de sens que pour l’homme et ne saurait être étendue au règne de la nature. Je n’aurais jamais l’idée de juger moralement le moineau qui vient se poser sur la gouttière en disant que c’est « bien » ou « ce n’est pas bien » de le faire. Un tremblement de terre est un phénomène naturel qui résulte de certaines causes. Cela n’a guère de sens de reprocher à la nature d’avoir fait tremblé la terre en disant « ce n’est pas bien ». S’imaginer que ce qui arrive dans la nature est une punition de Dieu est du même ordre. La pluie tombe également sur les justes et sur les méchants. Nous n’avons pas à projeter sur la nature nos évaluations en bien et en mal. Nous n’allons pas reprocher au chat d’avoir attrapé un oiseau pour lui faire la morale en lui disant « que ce n’est pas bien ».

     Nous estimons qu’un être humain, ce n’est pas un animal et qu’il peut dépasser les pressions vitales de l’instinct et suivre des règles morales. S’il ne le fait pas, et que par ailleurs la société exige qu’il satisfasse à ses obligations, pour qu’une vie authentiquement humaine demeure possible, il est donc en faute. Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est de disposer d’un libre-arbitre, de pouvoir choisir et donc nécessairement de choisir en fonction de quelque chose, en fonction d’une évaluation du bien et du mal, donc d’une morale. Ce libre-arbitre, nous pouvons fort bien ne pas le concéder à l’animal et penser que lui n’a pas le choix, et ne peut que suivre la loi naturelle. Cf. Nietzsche (texte) En fait, nous plaçons très haut les exigences que nous mettons en l’homme. Et c’est bien pourquoi nous le condamnons si facilement pour ne pas être à la hauteur de ce qu’il devrait être. (texte)

    2) Non seulement le jugement moral est spécifiquement humain, mais il s’inscrit aussi dans un contexte culturel précis. Cela fait partie des rares observations qui peuvent être empiriquement fondées en matière de morale. Nous remarquons en effet que les hommes qui appartiennent à une culture, (et surtout la revendique), tiennent telle ou telle conduite A, B, C, comme répréhensibles ou les conduites D, E, F comme moralement admissibles. Mais nous savons aussi que A, D, F peuvent être admis ici et B, C, E réprouvé ailleurs. Il est malséant en Afrique de regarder le chef droit dans les yeux, la décence demande de baisser les yeux. En Chine, il est admis que l’on puisse manger du chien ou du chat. En occident, c’est tout à fait répréhensible. On peut multiplier à l’infini les exemples qui attestent que ce qui est admis dans les mœurs d’une société peut être rejeté dans les mœurs d’une autre société. Le relativisme en matière de bien et de mal, n’est pas une doctrine de ce point de vue, c’est l’énoncé d’un état de fait indiscutable. Appartenir à une culture nous incline d’emblée à juger d’une certaine manière et aussi à nous sentir jugé pour les mêmes raisons. Cela ne veut pas dire que nous ne disposions d’aucune distance critique et que pour autant la morale soit exclusivement sociale. Je peux très bien vivre dans un pays de tauromachie et trouver scandaleux ce type de spectacle. Cela veut dire, soit que je suis très sensible, que j’éprouve de la compassion pour l’animal que l’on fait souffrir, ou bien que j’ai des principes qui sont différents de ceux qui sont communément reçus. Si on admet le second point de vue, on reconnaît que le jugement moral est une prise de position qui est personnelle et n’est pas seulement collective. Ce qui reste incontestable, c’est que c’est bien dans un contexte social que le jugement de type condamnatoire est le plus virulent. C’est seulement par une pression extérieure que l’on peut expliquer la honte et la culpabilité par exemple.

    Nous n’avons pas affaire en éthique à des jugements empiriques. Ils ne dépendent pas d’un constat de fait, d’une vérification et moins encore d’une mesure. Dans les termes de Kant, un jugement qui n’est pas empirique est dit a priori, ce qui signifie en dehors de toute référence à l’expérience. Pour Kant, l’expérience possible est la pierre de touche de la vérité, mais le critère de l’expérience possible ne vaut que dans l’ordre de la vérité objective et du jugement qui la constitue. Dans l’ordre de la science. Il n’est pas applicable au jugement moral. Nous ne pouvons pas invoquer un fait empirique en confirmation d’un jugement selon lequel un acte serait bon ou mauvais. C’est une des raisons pour laquelle le jugement qui dit que A ou C est « mal » ne peut pas sonner comme une évidence.
    Notons à cet égard que les anciens ne posaient pas la question de l’éthique en ces termes. Pour Aristote, dans L’Ethique de Nicomaque, le mot éthique renvoie à l’investigation des éthé, qui sont en fait les qualités de caractère, les vices et les vertus qui prédisposent un homme à faire le bien ou le mal. Le juste, le vertueux, le généreux, l’homme bon, l’ami, voilà ce qui est le fond d’investigation éthique d’Aristote. Aristote était soucieux d’éducation morale dans un sens très concret de la formation du caractère. Ce qui ne correspond pas à la signification contemporaine de l’éthique. Du coup, nous ne comprenons pas la profondeur d'Aristote sur ce point. En latin, le mot grec èthikos a été traduit par moralis, et en fait le terme de mores signifie coutumes, habitudes, ce qui est reste proche d’Aristote, mais est encore très éloigné d’une étude sur les fondements de la rectitude du jugement moral.
   Or c’est bien ce qui continue de préoccuper l’éthique à partir de Kant. Kant, refuse l’appel à la sensibilité morale qu’il trouvait chez Rousseau, et il ne tient pas compte de l’importance des prédispositions morales, comme le faisait Aristote. Kant décide de rechercher l’instance fondatrice de la morale dans la seule raison pratique. La raison seule peut fonder la rectitude de la conduite morale dans le devoir. La raison pratique, explique-t-il, détermine ma volonté en fonction de maximes par lesquels j’autorise mon acte ou pas. Le trait décisif d’une interrogation morale, c’est de demander si une autorisation peut être portée sur un plan universel, si elle peut avoir une portée objective ou pas. Si je m’autorise à voler dans un supermarché, l’examen de cette maxime me révèlera que c’est un principe qui se contredit dès que l’on cherche à l’universaliser. Il n’est pas compatible avec une société cohérente et responsable. Il ne peut devenir une loi morale, valide pour une communauté de personne. Le jugement qui évalue une telle conduite, en pèse les intentions peut donc déclarer qu’elle est immorale. Kant estime que tout homme, en faisant appel à sa raison, est capable de cerner le sens du devoir, car celui-ci s’impose dans une obligation impérative : « tu dois ! » L’impératif catégorique. Le seul fait d’élever la maxime de mon action sur un plan universel (et si tout le monde en faisait autant que se passerait-il ?) peut aisément confirmer si oui ou non mon jugement a une rectitude ou s’il n’en n’a pas. Dès l’instant où je ne fais que suivre mon intérêt, et non la raison, je corromps inévitablement le principe directeur rationnel de la conduite, en introduisant une recherche de satisfaction personnelle, qui n’est pas compatible avec le strict sens du devoir. On peut donc juger définitivement immoral et par principe de faire une promesse que l’on sait ne pas pouvoir tenir, de mentir, d’être infidèle, etc. Il n’y a même pas à prendre en compte la situation d’expérience dans laquelle se trouve le sujet, puisque le jugement qui déclare l’immoralité d’un acte est purement formel. L’analyse kantienne du devoir renforce l’intransigeance en matière de jugement moral. Et comme, par ailleurs, Kant partage l’idée qu’en vertu du péché originel, l’homme ne peut jamais atteindre l’état de volonté sainte (Seul Dieu a une volonté sainte), l’homme ne peut que tendre vers la moralité, comme vers un idéal sans jamais y parvenir. En clair : nous ne pouvons qu’amèrement constater que l’homme n’est jamais à la hauteur et ajouter la déclaration du pessimisme au jugement posant l’immoralité de nos conduites. Ici bas personne n’est juste et seul Dieu est bon. On peut juger en mal toutes les conduites humaines sans crainte de se tromper, car de toute manière on ne vérifiera jamais la pureté des intentions de quelqu’un.
    On a pu dire que la rectitude, c’est ce qui nous tue ! Affirmation qui s’alignerait aisément dans le prolongement des analyses de Kant.

B. Le bien et le mal au sein de l’Être

    Remontons en amont du jugement moral. Juger « c’est bien » ou « c’est mal », sous-entend une évaluation de ce qui est appuyée sur une mesure, de ce qui doit être. Mais juger ce qui est à la mesure de ce qui doit être est-ce seulement pertinent ? Bien/mal forment un système de concepts duels qui ne désignent pas ce qui est, mais permettent de le penser dans une relation. Cette relation peut-elle être différente d’une évaluation de ce que nous considérons comme bon ou mauvais, utile ou nuisible ? D’autre part, bien/mal résident-ils dans notre esprit ou se rencontrent-ils dans l'Être?

    1) Les objets mentaux qui ne sont que dans l’entendement et non dans la Nature sont appelés des êtres de raison. Ce que Spinoza formule très nettement : « certaines choses sont dans notre entendement et non dans la Nature : elles ne sont ainsi que notre œuvre propre et ne servent qu’à concevoir distinctement les choses » : ce sont des « êtres de raison ».
    « La question en pose maintenant ; le bien et le mal, appartiennent-ils aux êtres de raison ou aux être réels ? Mais considérant que le bien et le mal ne sont autre chose que des relations, il est hors de doute qu’il faut les ranger parmi les êtres de raison, car jamais on ne dit qu’une chose est bonne, sinon par rapport à quelqu’autre qui n’est pas si bonne, ou ne nous est pas si utile qu’une autre »… « une pomme est mauvaise par rapport à une autre qui est bonne ou meilleure ». (texte)
    Si on retire du jugement la comparaison, on supprime la relation, et sans relation, on ne saurait dire d’une chose qu’elle est bonne ou mauvaise et on ne saurait juger. (texte) Une chose est ce qu’elle est et c’est tout, elle est ce qu’elle est dans sa singularité propre. Dans l’être, on ne saurait introduire de jugement de valeur morale. « Une chose considérée isolément n’est dite ni bonne ni mauvaise, mais seulement dans sa relation à une autre, à qui elle est utile ou nuisible pour l’acquisition de ce qu’elle aime. Et ainsi chaque chose peut être dite bonne ou mauvaise à divers égard et dans le même temps » ; et par conséquent : « de choses mauvaises absolument, il ne peut y en avoir aucune ». « Bon et mauvais se disent en un sens purement relatif, une seule et même chose pouvant être appelée bonne ou mauvaise suivant l’aspect sous lequel on la considère ». Le venin de serpent peut tuer, mais il peut aussi être un médicament. La marche est en général bonne pour la santé, cependant, chez un obsessionnel, elle devient une activité frénétique qui a un caractère névrotique. L’argent peut tout à la fois être considéré comme un facteur de corruption de la vie et aussi comme un flux qui est fait pour faire circuler la vie dans le corps social. (texte)
    A tout prendre, il vaudrait mieux considérer que toutes choses dans le relatif sont un composé de bien et de mal. Mais à y regarder de plus près, cette formulation n’est pas non plus suffisante. D’abord, toutes choses existantes font partie de la Nature et on ne peut rien diviser et séparer qu’en abstraction. La Nature forme une totalité insécable qui cohère sur elle-même en chaque instant. La Nature soutient l’existence de chaque événement qui apparaît en son sein. Elle est la Cause première dont tout mouvement dans le Devenir peut être repéré et identifié comme un effet. S’agissant d’une quelconque entité dont nous pouvons avoir l’idée, nous devons en repérer l’existence au sein de la Nature pour déclarer qu’elle existe. Le bien et le mal sont-il des objets existants ? « Tous les objets qui sont dans la Nature sont ou des choses ou des effets. Or le bien et le mal ne sont ni des choses, ni des effets. Donc aussi bien, le bien et le mal n’existent pas dans la Nature ». (texte) Il n’existe que des processus de la causalité, des événements, des configurations d’événements et des choses que nous rencontrons dans l’expérience. C’est tout cela que nous qualifions dans la dualité bien/mal. Nous appelons une chose « bonne » car elle sert notre désir, qu’il soit trivial ou élevé, et nous désignons comme mauvaise une chose qui s’y oppose. Il suffirait que nos désirs changent pour que notre appréciation puisse se modifier. Il suffirait qu’un instant, nous puissions mettre entre parenthèses la prescription du désir, pour que la configuration mentale du bien/mal se mettre à changer. Ce déplacement de point de vue est d’ailleurs une chose qui se produit fréquemment. « Je pensais que ce n’était pas bien qu’il fasse ce genre de choix, mais maintenant je me rend compte que c’était bien comme cela ». Les événements sont exactement les mêmes, ce qui a changé, c’est mon évaluation qui n’est plus la même.

    - Comment donc les hommes ont-ils pu parler de bien et de mal dans un sens absolu au point de les croire réels indépendamment de leurs jugements ? C’est un point de vue que la plus élémentaire observation peut pourtant démentir, mais que la religion s'empresse de renforcer. Ceci, nous l'avons déjà vu par ailleurs. A quoi pensons-nous donc quand ce mot de Jugement est écrit avec une majuscule? Le jugement moral, lesté de son poids religieux, est le "Jugement dernier", le "Jugement de Dieu", "L'œil qui dans la tombe regardait Caïn", le "doigt de Dieu pointant la culpabilité de l'homme" ! C'est la religion qui a inventé le caractère absolu de la dualité bien/mal et pour cela, elle a inventé l'opposition Dieu/diable, en divisant l'Englobant.
    - Ne peut-il y avoir un bien qui ne soit pas relatif ? Et qu’en est-il alors de ce Souverain Bien dont nous parlent les philosophes depuis l’antiquité ? N’a-t-il pas tout de même une certaine existence malgré tout?
    A la seconde question, Spinoza répond de manière très nette, à la fois dans le Court Traité et dans L’Éthique. Qu’est-ce que le Souverain Bien ? L’aspiration la plus élevée de l’homme est de vivre dans la conscience de sa nature supérieure. « Le souverain bien étant d’arriver à jouir, avec d’autres individus s’il se peut, de cette nature supérieure. Quelle est donc cette nature ? …elle est la connaissance de l’union qu’a l’âme pensante avec la Nature entière ». Le Souverain Bien se situe dans la conscience de l’unité. Il transcende l’opposition relative que le jugement moral établit dans la dualité bien/mal et qui se rapporte à des choses ou à des événements relatifs. Il ne se conçoit pas dans le cadre de la morale moralisante, au sens où nous l’entendons communément, mais dans la connaissance spirituelle. Dit autrement : le Souverain Bien se situe non dans le devoir-être, mais dans l’Être. Le Souverain Bien suppose l'unité de l'Englobant. (texte)

    2) Reprenons la question, cette fois-ci à partir d’une histoire que raconte S. Prajnanpad dans ses lettres et que Dan Millman reprend aussi dans Le Guerrier pacifique:

    Il était une fois, un vieil homme et son fils qui vivaient sur une colline. Ils avaient un cheval dont ils se servaient pour rapporter des provisions de la ville voisine. Un jour le cheval s'enfuit dans la forêt et on ne le retrouva pas. Les voisins du vieil homme vinrent se lamenter de la perte du cheval. Ils dirent : "vous n'avez vraiment pas de chance. Comment irez-vous maintenant jusque-là la ville pour y chercher ce dont vous avez besoin? quelle tristesse!" Le vieil homme répliqua "pour sûr, le cheval est parti. Nous verrons bien comment nous allons nous en arranger".

    Après quelques jours, le cheval réapparut, suivi d'une jument. Les voisins revinrent cette fois pour féliciter le vieil homme. Ils dirent : "vous avez vraiment beaucoup de chance. Vous avez maintenant deux chevaux. Vous pourrez aller tous les deux à la ville. Quelle chance vous avez!" Le vieil homme répliqua : "pour sûr, il y a maintenant deux chevaux. Ils peuvent être utiles".

    Un jour que le fils était à cheval, il fit une chute et il se cassa la jambe. Les voisins vinrent se lamenter : "Vous n'avez vraiment pas de chance. Vous avez deux chevaux, mais votre fils ne peut plus s'en servir. Il est handicapé. Quelle tristesse!" Le vieil homme répliqua: "pour sûr, mon fils a la jambe cassé, on le soigne. Si j'ai de la chance ou si je n'en n'ai pas, je ne saurais le dire".

    Alors, il y eut la guerre. Tous les hommes valides furent enrôlés et envoyés au front, le fils fut épargné à cause de son handicap. Les voisins revinrent pour féliciter le vieil homme : vous avez vraiment beaucoup, beaucoup de chance. Votre fils a échappé à la conscription". Le vieil homme répliqua: "pour sûr, mon fils n'a pas été enrôlé, ni envoyé au front, c'est un fait".

    Dans ce conte, les voisins représentent l’opinion. L’opinion est prompte à juger sur les apparences. Elle dit que le fait d’acquérir le cheval est bien. Puis que la chute de cheval est mal. L’acquisition du cheval n’était pas un bien. On voit que cette acquisition a seulement été bonne à un moment. Ce bien était relatif. La chute de cheval est mauvaise en apparence, mais en réalité, il s’avère que c’était par ailleurs une chance. On voit l’inconstance du jugement moral fondée sur l’opinion. Alors, où est l’appréciation correcte ? L’appréciation correcte tient à l’acceptation de ce qui est tel qu’il est, sans jugement moral. Le paysan seul est sage. Quand il dit « cela est », il ne dit rien de faux et il ne prétend pas en savoir d’avantage. Il s’abstient de qualifier en bien ou en mal ce qui est. Il admet qu’en définitive, il ne sait pas quelle est l’issue des événements et de leur cours. Le sage suspend son jugement moral et reste neutre. La neutralité est la seule position juste et la seule à même de fonder une action correcte, car elle est le point d’appui de l’acceptation de ce qui est. (document)
    C’est seulement en prenant les choses telles qu’elles sont que l’on peut avoir un regard lucide et fonder une action intelligente. La lucidité ne consiste pas à s’identifier à ce qui est pour le déclarer, de manière précipitée un bien, ni à condamner ce qui est pour y voir un mal. Elle se tient exactement au milieu : cela est ainsi et non autrement. Je dois savoir prendre les choses comme elles viennent, sans préjuger par avance en termes de bien ou de mal. Le pré-jugé, en ce sens éminemment moral, juge par avance, en fonction d’une évaluation en termes de bien et de mal et cette évaluation n’est en aucun cas une connaissance. Elle se substitue à la connaissance et oriente l’action dans un sens déterminé, qui n’est rien d’autre qu’une réaction dictée par la pensée, une réaction d’aversion ou d’attirance. Le mental intervient donc dans la dualité désir/aversion et propulse l’action dans les contraires. Dès que cette impulsion est donnée, il s’ensuit un processus émotionnel : celui de l’attente et de la déception, de l’espoir et de la crainte, de l’exaltation et de la dépression etc. Le sujet est littéralement jeté dans les contraires générés par la dualité posée par la pensée. Il est alors bousculé non par l’événement en tant que tel, mais seulement par l’idée qu’il s’en fait. L’opinion passe d’un état à l’autre, tour à tour excitée, puis accablée, décernant des louanges et des blâmes en tous sens, en réalité profondément enfoncée dans le trouble. Le sage reste détaché. Dans la position de témoin impartial. Il reçoit ce que la vie lui apporte et répond à chaque situation d’expérience de manière juste, sans colorer par avance l’événement dans un jugement en bien ou en mal. Il voit dans la Manifestation un jeu de différences. Comme le dit S. Prajnanpad : « rien n'est mauvais ou bon entièrement, absolument. Il y a seulement des différences. Le venin de cobra peut être mortel, et aussi sauver des vies dans d'autres circonstances thérapeutiques. Tout est relatif, autrement dit. Le bien et le mal sont relatifs. Ce qui est bien pour l'un est mal pour l'autre. Et chaque chose est un mélange de bien et de mal. Donc acceptez la réalité comme elle s'exprime dans la dualité et adaptez-vous en conséquence ».
    Ce qui nous ramène tout droit à l’enseignement central du stoïcisme : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses. Ainsi, la mort n’est rien de redoutable, puisque, même à Socrate, elle n’a point paru telle. Mais le jugement que nous portons sur la mort en la déclarant redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Lorsque donc nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c’est-à-dire, à nos jugements propres. Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi-même est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit ». Lignorant est celui qui se laisse piéger par ses propres jugements en leur prêtant une réalité. Le philosophe est celui qui a compris qu’il est simpliste de s’en prendre aux autres et qui ne s’en prend d’abord qu’à lui-même. Le sage ne s’en prend à personne, pas même à lui-même. Il accepte ce qui est et prend les choses comme elles viennent. Il s’abstient tout à la fois de condamner les autres et de se condamner lui-même. L’ignorant croit que le bien et le mal existent dans les choses, le philosophe commence à comprendre qu’ils ne sont que dans les jugements sur les choses, le sage lui le sait et vit au sein de l’être, conformément à la connaissance de soi. Il faut donc sans cesse revenir vers soi et comprendre que ce qui ne dépend pas de nous, mais dépend du cours des choses, ne saurait être qualifié en terme de bien ou de mal. « Si tu estimes comme bien ou comme mal que l’une des choses qui ne dépendent pas de nous, de toute nécessité, lorsque tu n’obtiendras pas ce que tu veux et que tu tomberas sur ce que tu ne veux pas, tu t’en prendras à ceux que tu crois responsables et tu les haïras ». C’est placer à tort le mal dans le monde, alors qu’il n’y est pas ; comme s’il s’y trouvait, telle un cible à atteindre et que l’on reprochait aux autres de l’avoir visée ! « Comme le but n’est pas placé pour n’être pas atteint, le mal, de même n’existe pas dans le monde ».
    De l’ignorance à la sagesse se situe le chemin de la liberté. La servitude consiste à se laisser piéger par ses propres constructions mentales, tout en entretenant l’illusion selon laquelle nous devrions avoir une parfaite maîtrise sur les événements. L’ignorant, c’est l’ego qui croit pouvoir tout maîtriser, qui trépigne et tape du pied quand les choses ne vont pas selon son bon plaisir. L’ego, dans l’ignorance, s’imagine posséder un pouvoir absolu sur autrui, sur les événements et les choses. Il prend ses désirs pour des réalités. Il prend ses jugements de valeur pour des jugements de fait et il en devient étroitement dépendant. Le philosophe commence à comprendre que nous n’avons pas de pouvoir absolu sur les événements, mais seulement sur nous-mêmes et sur nos représentations ; et peu à peu cette compréhension devient comme une seconde nature. Le sage lui vit dans cette compréhension qui est devenue sa première nature, son état de conscience dans l’Éveil.
    D’où l’importance fondamentale du premier article du Manuel d’Épictète : « Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les œuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est notre corps, c’est la richesse la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas ». (texte) Tout commence dans le jugement, parce que le jugement est le maître de la représentation. Les événements surgissent dans le cours du devenir, ils entrent dans l’être par la fenêtre du présent. Sur la Manifestation en tant que telle, je n’ai aucun contrôle, par contre, estime le stoïcisme, je peux choisir ma réponse à ce qui est. Et ce choix dépend du jugement. Le cours des événements est une extériorité, mais cette extériorité est en relation avec l’intériorité, par le biais de la pensée. C’est en ce point de rencontre que se situe l’acte premier et décisif. La liberté consiste pour le soi à demeurer en lui-même et à rester ferme et détaché. La servitude est le fait d’être jeté au dehors, à être emporté par ses propres jugements et à se cramponner à un ordre des choses qui en fait ne nous appartient pas. Les événements vont et viennent, créant des situations dans lesquelles surgissent célébrité, richesse, pouvoir ou bien leur opposé. Mais ce qui vient ainsi, s’en va aussi et ne dépend pas de moi et n’a que la valeur que je lui prête. Ce qui dépend de moi, c’est la manière dont je vis la situation d’expérience dans laquelle je me trouve placé, car elle dépend intégralement de mon évaluation sous la forme de jugement. Une même situation d’expérience peut être vécue de façon diamétralement opposée si on la condamne, ou si on l’accepte. (texte) Chaque situation est une occasion d’actualiser sagesse ou folie. En soi, aucune situation n’est bonne ou mauvaise, elle est, tout simplement, et toutes les situations sont temporaires, car dans le relatif, rien ne peut durer indéfiniment. Où est donc l’œuvre qui m’appartient ? L’œuvre est ma réponse à la provocation de la Vie que me donne chaque instant. Elle est ma création. Ma réponse surgit de ce que je suis. Ce que je suis s’exprime dans ce que je pense. Ce que je pense prend la forme de ce que je juge, ce que je juge prédétermine ce que je dis et ce que je dis oriente ce que je fais. Il importe que ma première pensée m’appartienne vraiment et soit pensée consciemment. Il importe par-dessus tout que je cesse de m’identifier à ce qui ne m’appartient en aucune manière. C’est la seule manière de rester libre à l’égard de l’influence aliénante de l’action. Je n’ai de maîtrise que sur l’action et pas sur ses fruits, ses résultats. L’attachement aux fruits de l’action et aux résultats est ignorance et illusion. L’ignorant est celui chez qui ce processus qui va du jugement à l’action se déroule de manière inconsciente. L’ignorant est victime de ses propres jugements, parce qu’il n’a pas connaissance de ce processus fondamental. On croit, à tort, qu’il s’agit dans le stoïcisme de faire un « effort » héroïque de maîtrise, de rester « stoïque » par la volonté, face aux événements. Mais c’est faux. La maîtrise repose sur la conscience, non sur « l’effort », elle repose sur la pensée. Si le détachement est obtenu, il n’y a pas besoin de faire un effort et le détachement est obtenu quand on sait à chaque instant faire la différence entre ce qui dépend de nous et ne dépend pas de nous. Il s’agit, par un exercice répété, de surprendre le mental, avant qu’il ne fasse naître une construction mentale illusoire qui ne serait que cause de souffrance.

    Nous ne pouvons juger moralement qu’en fonction du bien et du mal. Cependant, bien/mal ne sont pas des objets, des éléments identifiable dans l’Être, des attributs de l’Être, mais seulement une relation établie dans une évaluation duelle des actes humains, selon les critères d’une morale particulière. Parler de bien/mal en général n’a donc pas grand sens, tant que l’on ne précise pas quel est le critère retenu, dans quelle morale particulière et de quel point de vue. Relier la relation bien/mal à une représentation en bon/mauvais, par rapport à ce qui est bon pour un sujet est une généralisation commode et qui a le mérite de prendre en compte le jugement moral dès son origine. Il est important de ne pas confondre l’Être, qui est ce qu’il est, en deçà du bien et du mal, et le devoir-être qui est une représentation mentale surimposée à l’Être.

C. Nos choix les plus élevés et notre inconséquence

    Maintenant, ce qui devrait nous apparaître dans toute son acuité, c’est l’envergure de nos choix et des fins que nous poursuivons. Si je déclare aspirer à une vie saine, où la vitalité soit un soutient constant pour l’expansion de la conscience, et que par ailleurs je me nourris de substances toxiques et lourdes, que je ne respecte pas le repos dont mon corps a besoin, il pourra toujours se trouver une personne pour me faire des remarques sur la pertinence de mes choix : « Absorber ces substances va contre vos choix les plus élevés ». Ce qui en l’espèce n’est pas vraiment un jugement moral, mais plutôt une observation. Dire que la porte du jardin est bloquée et que l’accès à la rue n’est pas possible n’est pas un jugement moral, mais une observation. Dire à la personne qui, à partir de Bordeaux, prend la direction de Paris, et entend se rendre à Bayonne qu’elle se trompe ne constitue pas un jugement moral, mais une observation. Compte tenu des fins les plus élevées que nous prétendons vouloir atteindre et d’autre part, des choix que nous effectuons, ce n’est pas un jugement moral que de nous faire remarquer que nous prenons la direction opposée à celle que nous prétendons suivre. Plutôt que de parler dans le vague de « bien » et de « mal », et de se retrouver dans le flou de ces notions, il serait plus avisé d’examiner en toute lucidité quelles fins nous entendons poursuivre et quelles décisions nous prenons dans la perspective qui est la nôtre.

    1) Chacun d’entre nous décide de ce qu’il fait et le justifie, à partir de la représentation du monde qui est la sienne. Rigoureusement parlant, personne ne fait rien de mauvais, compte tenu de sa représentation du monde. Nous faisons ce qui nous paraît le meilleur. C’est notre point de vue qui est souvent limité. Au Moyen Age, c’était « bien » de brûler les gens suspectés de sorcellerie. (texte) La représentation collective justifiait l’usage de la torture dans ce cas. Il aurait été « mal » pour le bourreau de ne pas le faire. Nous n’adhérons plus à la représentation de l’homme qui était celle du Moyen Age. Notre point de vue a profondément changé, notre représentation est différente, parce que nos idéaux sont différents. Ce déplacement fait que nous regardons ces pratiques comme des violences barbares. Il n’y a pas si longtemps, le discours sur les Croisades (texte) était encore celui de la justification, aujourd’hui nous sommes prêts à admettre qu’il s’agissait de violences teintées d’héroïsme, appuyées par une idéologie religieuse. Ainsi, notre point de vue reflète nos idéaux ; et notre représentation, construite sur ces idéaux, inscrit le cadre de justifications de nos actions dans le monde. Nous pouvons délibérément changer de point de vue et adopter un point de vue plus élevé. En matière de jugements moraux, les désaccords viennent de point de vue différents, points de vue qui soutiennent chacun un modèle différent de représentation du monde. Dès que, collectivement, une culture remet en question ce qu’avait été ses croyances passées, son point de vue se modifie, et son modèle de représentation du monde change automatiquement.
    Si on met de côté les variations du relativisme, pour s’en tenir à l’essentiel, la question de fond qui se pose est celle-ci : Quelle est notre idée la plus élevée de l’humanité ? Dit autrement : quels sont les choix les plus élevés que nous voudrions faire pour l’humanité à venir? Le terme « élevé » ici n’est à prendre ni dans un sens moralisant, ni dans un sens religieux. Il signifie seulement : dans le sens d’une promotion globale de la Vie sur Terre. A partir du moment où nous avons une claire conscience de nos choix les plus élevés, il est tout à fait possible d’observer si oui ou non nos décisions actuelles y contribuent ou bien si elles ne nous orientent pas dans le sens opposé, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas du tout fonctionnelles, compte tenu de notre propre modèle. Si nous choisissons de contribuer à l’établissement de la Paix sur la Terre, il serait malvenu de renforcer le sens de la division, d’alimenter les conflits en servant le nationalisme et l’intégrisme. Cela va à l’encontre de nos buts. Si nous souhaitons que partout sur la Terre la dignité humaine soit respectée et que les droits de l’homme s’incarnent partout dans le mode de vie des êtres humains, il serait malvenu de soutenir les despotes qui les piétinent. Si nous souhaitons une planète verdoyante, si nous souhaitons que la Nature nous rende par sa beauté le soin que nous voulons bien lui accorder, nous ne voudrons pas contribuer au saccage des paysages et nous inventerons une nouvelle architecture capable de marier dans l’harmonier la présence de l’homme et de la Nature. Si nous voulons voir l’être humain se relever de l’ignorance, s’affirmer dans sa grandeur et son intelligence, nous ne laisserons pas perdurer les moyens de son abrutissement collectif et de son abêtissement individuel, nous ne ferons rien pour encourager la crétinisation de masse. Nous ne laisserons pas nos propres enfants regarder des âneries quatre heures par jour à la télévision. Si nous pensons que la célébration du corps participe de l’expansion même de la vie, à sa joie vivante, nous arrêterons de bourrer nos enfants de sucreries, pour constater après de manière navrante l’obésité dont ils commencent à souffrir. Si nous souhaitons réellement que l’homme devienne plus libre, nous l’inviterons constamment à penser par lui-même, nous n’encouragerons pas les moyens de manipulations mentales, même sous une forme en apparence anodine et publicitaire Etc. Nous veillerons à ce que l’argument d’autorité ne tue pas l’intelligence et qu’aucune police de la pensée ne puisse s’instaurer dans les media et surtout dans l’éducation.
    Observer que nos décisions sont inadéquates dans ce cas ne constitue pas vraiment un jugement moral. La question n’est pas de savoir si c’est « bien » ou « ce n’est pas bien », mais de savoir si telle ou telle décision nous conduit bien là où nous désirons aller ; si nous prenons une mauvaise direction, « mauvais » n’ayant ici de sens que « non-fonctionnel » et c’est tout.
   

   2) La question est donc d’être pleinement conscient de nos choix les plus élevés et de mettre en accord nos actes avec nos propres paroles.  De ce point de vue, il y a bien des bonnes et des mauvaises décisions, il y a des choix intelligents et pertinents et des décisions stupides et irresponsables. Il y a aussi l'inertie et les résistances, le manque de générosité, de noblesse. Il y a l’élan d'amour et d’enthousiasme. Un cœur qui se soulève, parfois une révolution dans l’évolution de la conscience ou des processus d’immobilisme, de stagnation, d’aliénation et de destruction. L’humain dans sa complexité indéfinissable en termes de jugement moral. L’humain qui pianote sur l’orgue cosmique des lois de la Nature et ne sait pas très bien jouer la mélodie de son futur, mais qui espère toute de même qu’il sera plus glorieux que le passé.

    A la limite, on pourrait presque admettre en ce sens l’expression : « bien faire », « mal faire », même si la formule est très confuse, à condition que l’on reste conscient de son contenu. En tout état de cause, devant les actes humains, il est plus juste de s’en tenir à une observation bien informée, que de camper de manière outrée, dans la pose de l’imprécation menaçante, ou celle de la condamnation vague et excessivement moralisante. Ce qui, encore une fois, ne sert à rien. Le discours du prêchi-prêcha et les incantations des donneurs de leçons ne sont pas efficaces. La culpabilité n’a jamais été bonne conseillère. Ce dont nous avons besoin, c’est de comprendre où sont nos erreurs, de comprendre là où nous avons fait fausse route, pour décider rapidement et à nouveau frais, pour changer notre point de vue. Ne pas juger donc, mais aider à comprendre. Ce sont nos croyances qui sont les causes de nos comportements, si nous voulons changer nos comportements, il faut changer nos croyances et celles-ci dépendent étroitement de notre connaissance. La connaissance est à la base de l’action. Alors autant agir partir d’une connaissance vraie, plutôt que sur la base d’opinions erronées ou d’un savoir fragmentaire. Surtout, il faudrait cesser de constamment poser des jugements de valeurs. La vérité seule peut redresser l’erreur. C’est seulement sur un terrain rationnel que nos pouvons nous entendre. Pour cela, il est nécessaire que nous observions de près notre manière d'agir et que nous puissions voir en quoi il contredit le plus souvent nos aspirations les plus élevées. Depuis l’Aube des temps, nous n’avons jamais manqué d’aspirations, mais nous sommes très inconséquents. L’humanité s’est donné le rêve des plus grandes utopies. Elle en a parfois goûté les promesses, mais sans suffisamment faire correspondre à ses choix les plus élevés, les décisions les plus justes. S'il fallait interpréter cela de manière moralisante, on devrait dire ici : nous avons aussi souvent été sinueux, vains, hypocrites, et menteur. Mais à quoi servirait pareil jugement moral ?  A saper toute confiance. A briser tout élan.

    Laissons donc les jugements de valeur et mettons l’accent sur l’observation de ce qui est. C’est la compréhension qui importe par-dessus tout. La compréhension de la vraie nature de la vie, la compréhension des hommes tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils soient. L’homme idéal, cela n’existe pas. C’est peut être même une contradiction interne. Il y a les hommes réels, avec leurs incertitudes, leurs limites, leurs faiblesses, leurs erreurs, leur ignorance et ce feu intérieur qui les pousse à donner le meilleur d’eux-mêmes, mais aussi leurs égarements et leurs sursauts, leurs ténèbres et leur lumière. Comme le souligne le chœur dans Antigone, Il y a de la grandeur en l’homme, mais il y a la difficulté d’être humain, le cheminement de l’aventure humaine. Cette simplicité qui rend l’être humain au fond si attendrissant. Exiger, à coup de jugements moraux, de l’homme réel qu’il soit idéal est au fond très cruel. Il est ce qu’il est. Ni bon, ni mauvais. Dans le monde relatif, rien n’est absolu. Les hommes sont ce qu’ils sont, ils sont parfaits dans leur imperfection même, ils sont parfaits dans leur unique et originale singularité. Incomparables. Celui qui condamne sans cesse les hommes au nom de l’homme idéal et se répand en jugements moraux, n’aime pas les être humains tels qu’ils sont, parce qu’il ne les comprend pas. Il a mis le devoir-être à la place de l’être. Il exige beaucoup, et c’est son amertume qui lui dit les hommes ne sont jamais à la hauteur. Et c’est de là qu’il tire sa férocité critique. Mais cette exigence tyrannique repose sur une erreur. L’erreur de mesurer l’être à l’aune du devoir-être. Mieux on comprend une personne et moins on se permet de la juger. Une mère qui aime son enfant ne le juge pas. Elle l’accueille pour lui donner un nouvel élan et l’élan de l’amour fait d’avantage pour réparer et construire que les critiques acerbes. L’amour ne prononce pas de jugement et ne montre pas du doigt une faute. C’est l’intellect coupant qui pointe du doigt le reproche et plante le jugement moral. Ce n’est pas le cœur qui comprend et éclaire.  

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    Un jugement moral, cela tombe comme un couperet et rien n’est plus tranchant dans la chair de l’âme que les reproches constants. Dans le contexte d’une déontologie, il reçoit son entière justification, comme faute professionnelle. Par contre, en référence à un devoir-être d’ordre très général, sa justification est beaucoup plus vague. Un jugement de valeur n’est pas un jugement de fait, il s’auto-confirme dans l’intention même de celui qui le prononce. Il ne repose pas sur une connaissance. Le bien et le mal n’existent pas de manière absolue. Ce qui est demeure dans la neutralité.

    Parce qu’un être humain dispose d’un libre-arbitre, il se doit de choisir et choisir suppose que l’on évalue, que l’on se dirige vers ce qui nous semble un bien, pour éviter ce qui nous paraît un mal. Bien et mal ne sont pas exactement dans les choses. Il n’y a pas une étiquette collée sur chacun des partis à prendre annonçant « bien » et sur un autre « mal ». Chercher l’étiquette c’est se leurrer. La vie n’est pas un exercice où il s’agit de cocher la bonne case, la solution du problème ayant déjà été posée par avance, avec une « bonne » et une « mauvaise » réponse. Ce qui est faux, c’est précisément cette représentation duelle. Il y a nos choix qui procèdent de l’idée de ce qui nous semble souhaitable, il y a l’action. Aucune action n’est sans conséquence. Ce n’est pas une question de bien/mal, mais de processus à l’œuvre dans la Nature. Ce que nous souhaitons sincèrement, c’est que nos actions contribuent à la réalisation de nos fins les plus élevées. En cela nous pouvons nous tromper et faire fausse route. Rectifier une décision, recréer à neuf un choix, n’est pas exactement une question de bien/mal, mais de réalisation de la fin la plus élevée que nous pouvons nous proposer. Il s’agit avant tout de mettre en accord nos actes avec nos choix les plus élevés et pour cela de comprendre dans l’observation directe qu’il y a des conduites qui ne mènent pas dans la direction où nous souhaiterions aller.

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      © Philosophie et spiritualité, 2005, Serge Carfantan.
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