Si la mémoire relève de l’esprit, comme la faculté de pensée, c’est que le souvenir est la pensée posée par le sujet dans le passé. La mémoire s’exerce sur le souvenir qui est son objet. Mais elle n’est pas seulement une persistance passive. Quand le sujet prend conscience de son passé, il prend un certain recul et se souvient. Se rappeler est un acte intentionnel particulier de l’esprit qui impose une prise de conscience spécifique, sinon le souvenir ne se distinguerait pas d’une hallucination affaiblie.
Mais que signifie donc cette position de réalité du souvenir ? Au moment où le souvenir survient, j’assiste à un phénomène mental qui est présent, mais je sais qu’il se rapporte à une réalité à la fois absente et passée. Cela suppose que le souvenir s’est d’abord fixé, puis qu’il s’est conservé, enfin qu’il peut-être rappelé. Quelles fonctions assure la mémoire? La mémoire est-elle avant tout fixation du passé ? Ou est-elle plus essentiellement conservation ou bien rappel du passé ?
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Considérons d’abord la question de la fixation des souvenirs. Est-ce le moment clé de la mémoire ? Dans quelle mesure la fixation appartient-elle à notre conscience ? Est-elle spontanée ou résulte-t-elle d’un effort volontaire ?
Il existe plusieurs formes de fixation des souvenirs. Si je marche dans la rue et que je croise une personne, pendant quelque secondes, son visage subsiste presque intact. Au bout d’une dizaine de secondes, l’image est partie et il est beaucoup plus difficile de la faire revenir. Pendant un temps très bref, une image accompagnant la perception a été fixée. C’est ce que l’on nomme le phénomène de rémanence de la perception, ou aussi la mémoire immédiate. C’est une fixation très légère, qui porte sur un temps très court. Il y a pourtant en elle comme une photographie très exacte de l’inconnu : sa démarche, son visage, ses vêtements. Cette mémoire immédiate n’est pas difficile à élucider. Elle accompagne la perception, dans le flux continu de la conscience. Nous avons déjà remarqué que la conscience est dans la vigilance temporelle et que cela implique que la perception et la mémoire viennent ensemble. S’il n’y avait pas de rémanence du perçu, rien de stable ne serait constitué au sein de la perception, il n’y aurait aucun noème perceptif. La perception enveloppe une dimension de mémoire sans laquelle elle n’est pas possible. (texte)
Dans le même ordre d’expérience, volontairement, nous sommes capables de faire un effort pour fixer un savoir. Nous ne retenons immédiatement que très peu de chiffres : le plus souvent de 6 à 8, au-delà, il nous faut faire un effort. Cette forme de fixation est le corollaire de la perception dont elle est la trace fugitive. Cela ne suffit pourtant pas à constituer un souvenir durable. La fixation du souvenir relève-t-elle pour autant de l’effort ?
Dans certains cas, c’est exact, notamment en ce qui concerne l’apprentissage par cœur d’un exercice. Au début, il faut y mettre une qualité de concentration exclusive, mais après avoir répété cent fois la même chose, on finit par la fixer nettement. Le musicien, pour mémoriser répète, répète, jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin de faire un effort pour déchiffrer la partition. Les doigts vont là où ils doivent aller, et il est alors possible de se libérer de l’effort pour porter toute son attention sur la musique et lui donner une âme dans une interprétation. Ce qui libère de l’effort, c’est l’intérêt que l’on trouve dans une action, un travail. Nous fixons profondément ce qui nous fascine, ce qui nous charme. Nous oublions facilement ce qui n’attire pas notre esprit. L’intérêt dépend de la qualité du plaisir, de la joie que l’on éprouve, car cette qualité qu’est la joie attire spontanément l’esprit. La mémoire obéit facilement au cœur, même quand elle se place sous la gouverne de l’intelligence. Une note sensible mobilise notre attention, et c’est dans ce rassemblement de la sensibilité que la fixation est la plus profonde.
La fixation peut aussi être mécanique au point d’en n’être plus consciente, même à ses débuts. On a fondé des méthodes d’apprentissage se sur ce principe. L’hypnopédie, par laquelle on utilise un enregistrement magnétique d’un texte par exemple, pour l’écouter la nuit, suppose que dans le sommeil, un enregistrement mécanique inconscient a lieu. Et c’est bien ce qui se passe, avec un succès très relatif. Mettre un magnétophone derrière l’oreiller toute la nuit, est sensé aider l’apprentissage, en favorisant une fixation inconsciente dans la mémoire. Mais le procédé reste trop mécanique et n’est pas conscient, ce qui ne le rend pas intelligent. Et ce qui n’a pas été fixé intelligemment pourra-t-il rester vivace ? Non.
De même, le conditionnement publicitaire s’entend à fixer dans le subconscient du consommateur des suggestions (sur fond d’une musique soporifique dans le supermarché !) le poussant à acheter telle ou telle chose. Nulle doute que cela fonctionne, sinon on n’investirait pas des sommes aussi énormes dans la publicité. Dans ce cas comme dans le précédent, il y a des résultats. Une fixation inconsciente est installée, soit sous la forme d’un savoir, soit dans une suggestion inconsciente du désir.
---------------La seule fixation intelligente est celle qui vient de la compréhension, corrélat d’une attention de l’intelligence accordée à son objet. Par exemple, si je dois apprendre une leçon de mathématiques, je n’ai pas beaucoup de peine à retenir un raisonnement si je l’ai bien compris. L’intelligence est d’ailleurs toujours là, pour pallier aux déficiences de la mémoire, en retrouvant une logique qui manque à un mémoire mécanique. J’aurais
beaucoup plus de mal, si je dois apprendre par cœur sans vraiment avoir compris.
Il peut y avoir une mémorisation mécanique, mais elle est très fragile et passablement stupide. L’attention de l’intelligence est l’élément le plus important de la fixation du souvenir, en ce qui concerne un ordre qui est celui du savoir.
La vigilance peut aussi être là, sans que la compréhension soit entière. Aux instants les plus graves de la vie, la vigilance devient extrême. Ce qui a été fixé de cette manière ne s’oublie pas facilement. Nous disons ensuite avoir été « marqué par une expérience », ou même « qu’un souvenir nous poursuit ». Il y a des images que l’on aimerait chasser de sa mémoire. Cependant, l’intelligence lucide n’est pas forcément présente dans cette fixation. C’est pourquoi une expérience vécue dans la dualité et la souffrance laisse autant de traces. Telles sont les blessures qui donnent naissance aux processus émotionnels. Nous pouvons dire que de cette manière, le passé n’est présent que comme un traumatisme.
Tirons des conséquences. S’il existe une fixation inconsciente des souvenirs, cela revient à dire que la mémoire inconsciente déborde de beaucoup la mémoire consciente. Ainsi, pour Diderot, nous avons une mémoire immense, présente en nous à notre insu. Dans le même sens, Bergson parle d’une mémoire totale. (texte) L’esprit enroule à chaque instant du passé qui vient s’intégrer à la mémoire. Le vécu conscient se déroule dans un champ de conscience circonscrit par l’attention, mais ce champ a ses marges. La fixation dans la mémoire ne relève pas seulement du foyer de l’attention et de son éclairage limité. Y entre aussi ce qui est dédaigné par l’attention. Tout est là en nous, on n’oublie rien de ce que l’on a vécu, tout semble se conserver. Il n’est pourtant pas facile de faire venir ce qui a été fixé autrefois. Ce n’est pas parce que l’on a des difficultés à se rappeler quelque chose, que pour autant les détails de l'expérience n’ont pas été inscrits dans la mémoire. Le phénomène du rêve nous montre parfois que certains souvenirs que l’on croyait oubliés sont encore là. Ils nous donnent signe de vie dans des images saisissantes du passé. L’hypnose montre aussi qu’il est possible, en plongeant une personne dans le sommeil, de la suggestionner afin qu’elle retrouve des éléments de mémoire dont elle ne dispose pas à l’état de veille. Les résultats de l’hypnose sont suffisamment riches, complets et variés, pour montrer que l’hypothèse d’une mémoire totale n’est pas une idée en l’air, mais renvoie bien à une réalité. Notre esprit dans la perception est actif bien au delà de ce que nous éprouvons comme étant notre activité présente. Il garde en lui toutes les impressions.
La fixation volontaire n’est possible qu’à partir d’une fixation spontanée, fixation qui se rencontre déjà chez l’animal ; s’y ajoute un effort intentionnel, tandis que la fixation inconsciente, elle est spontanée. L’effort par lui-même ne suffirait pas. La contrainte violente dans l’apprentissage n’apporte que de piètres résultats. Dans la pédagogie, ce qui est réellement efficace, c’est la motivation sincère qu’a l’esprit d’apprendre. La motivation est plus efficace parce qu’elle repose sur l’intérêt, parce qu’elle n’est pas imposée de l’extérieur. Nous sommes capables de passer des heures à apprendre ce qui nous passionne, sans que cela soulève de vraies difficultés. Cet intérêt ne réside pas seulement dans la chose même, mais tient surtout à notre désir, à notre qualité de passion. La passion est la fontaine spirituelle qui nourrit sans cesse le mouvement de l’intérêt. Elle est la jeunesse et la vie de l’esprit. Un esprit éveillé peut s’intéresser à toutes choses et peut par conséquent tout apprendre. Sans cet éveil que pourrait-il obtenir ? L‘éveil renouvelle l’intérêt, l’intérêt s’écoule dans la forme d’une attention lucide l’attention perçoit l’ordre, met en relation et retient.
1) Maintenant, en quel sens peut-on parler de conservation du souvenir ? La réponse la plus élémentaire consisterait à se servir d’un paradigme simple : le souvenir se conserve comme une empreinte peut l’être une fois qu’elle a été faite dans de la cire. Une fois que le sceau de la bague a été imprimé, il suffit de garder la cire dans une boîte, et le tour est joué. Pour garder cette analogie
(R) et la lire dans une optique matérialiste, on dira que les sens sont la cire, que l’expérience est la bague et que la marque est une sorte de dépôt dans un endroit quelconque du cerveau. Le
cerveau serait une sorte de fichier d’archives avec des tiroirs, une armoire avec des casiers. Il aurait pour mission de conserver des clichés qui seraient les souvenirs. Telle est l’appréhension commune des zones de la mémoire. C’est ce genre de doctrine que l’on trouvait au XIXème siècle dans les thèses de T. Ribot. On en voyait la preuve en ce que l’ablation d’une partie du cerveau privait le sujet de la capacité de se souvenir ; d’où l’idée selon laquelle le souvenir devait être dans la partie enlevée. Avant Ribot,
Descartes admettait en partie cette doctrine : les « sensations confuses laissent dans le cerveau certaines de leurs traces pour y demeurer toute la vie ». Cependant, pour que l’analogie fonctionne, il faut admettre qu’une « chose » appelée souvenir peut se ranger dans cette autre « chose » appelée cerveau, dans un certain casier qui lui correspond. Mais le souvenir est-il une chose ? Le cerveau est-il une boîte ?
Le souvenir n'est-il pas essentiellement un moment de conscience de l’esprit ? Le cerveau lui-même, en étant au service de la conscience, peut-il lui-même se comprendre comme une chose ? Le terme de conservation du souvenir doit prendre un sens très particulier quand il s’agit de l’esprit. On ne conserve pas les souvenirs comme on garde dans une boîte des cartes postales. Que signifie alors l’idée de conservation spirituelle du passé ?
(texte)
(exercice
4c)
2) Le souvenir est là dans la conscience elle-même. La mémoire est un des traits de la conscience et l’entité qui exerce les facultés de la conscience est l’esprit. A la question « Où se conservent les souvenirs ? » la réponse s’impose dans l’esprit. Il est impossible de penser le moi, sans sa continuité consciente dans la mémoire, comme il est impensable d’imaginer la conscience de veille sans la durée. Les souvenirs se conservent dans l’esprit et ils sont inséparables de la nature de l’ego. Mais quelle est la relation entre la conscience et ce que l’on présente comme un contenant de mémoire, le cerveau ? Il y a une articulation entre la conscience et le monde qui s’effectue sur le plan de la matérialité à travers le cerveau. Tout être vivant enregistre automatiquement du passé, sous la forme de la mémoire habitude, cette mémoire qui est pure et simple répétition. Cette mémoire primitive, aveugle, est attenante à la conscience la plus immédiate présente dans la vie la plus élémentaire. La mémoire habitude est liée à l’attention à la vie. Cependant, à côté de cette mémoire liée à un réseau d’action et de réaction, il y a une mémoire souvenir présente à l’étage de l’être conscient. Descartes l’aperçoit quand il écrit « j’admets un double pouvoir de la mémoire».» Outre cette mémoire qui dépend du corps, j’en reconnais encore une autre du tout intellectuelle qui dépend de l’âme seule ». Le propre du souvenir, c’est de pouvoir être reconnu consciemment comme m’appartenant. Tout souvenir est personnel, il ne saurait y avoir de souvenir impersonnel. Tandis que la mémoire corporelle est un simple pli pris par le corps, la mémoire souvenir reconnaît le passé. L’habitude est inconsciente, la vraie mémoire est consciente, elle autorise l’acte de la reconnaissance. Le souvenir, parce qu’il enveloppe une continuité consciente très complexe, ne saurait être éparpillé dans des images distribuées dans des tiroirs. Il n’a de sens que comme totalité spirituelle, totalité de l’histoire du moi dont il est indissociable. Le souvenir doit se conserver comme l’esprit se conserve et pas autrement, et cette conservation renvoie à la manière dont l’esprit vit dans la continuité d’une Durée.
Qu’en est-il alors de ce récipient à souvenir que l’on appelle cerveau ? Quel rôle peut-il jouer dans la mémoire ? Plus précisément, que se passe-t-il lors de la destruction d’une partie du cerveau ?
Bergson l’a très bien compris dans
Matière et mémoire. Si le cerveau est altéré, l’organe centralisateur de l’action est altéré, ce qui veut dire immédiatement que la mémoire habitude qui est au service de l’action et de l’adaptation à la vie est altérée. Et c’est là que l’on découvre la corrélation des deux mémoires. La mémoire habitude étant liée au champ de l’action, est aussi attachée au domaine de la vigilance. Le souvenir, qui réside dans l’esprit, est dans le subconscient. Le conscient lui dépend directement de l’insertion du sujet dans le monde, ce qui se fait à travers l’adaptation que procure la mémoire habitude. De là résulte que le souvenir, s’il doit être rappelé, doit nécessairement traverser les couches subconscientes du mental et s’appuyer sur la mémoire habitude. Quand celle-ci se trouve détruite partiellement, le sujet se trouve dans l’incapacité d’effectuer le rappel du souvenir. Mais que le malade ait perdu la capacité d’évoquer
consciemment le souvenir ne veut pas forcément dire qu’il a tout oublié, ou qu’il n’a rien conservé. Il se débat pour retrouver par exemple un mot, un nom, mais les mécanismes de rappel ne sont plus disponibles ; en apparence, il a perdu la mémoire. En fait, l’aphasique qui a perdu le souvenir des mots articulés à la suite d’une lésion cérébrale des centres du langage (hémisphère gauche), peut être rééduqué. On observe que le cerveau possède une faculté étonnante qui s'appelle la
vicariance des fonctions. L’hémisphère droit peut se substituer au gauche. Ce que la lésion détruit, ce n’est pas exactement le souvenir, mais la possibilité de l’évoquer consciemment, volontairement. Le problème de la conservation du souvenir n’est pas matériel. Curieusement, dans les
amnésies, quelle que soit la forme de la lésion, les noms propres disparaissent avant les noms communs et les noms communs avant les verbes. Comme si la maladie connaissait la grammaire. Cela n’a rien d’étrange, c’est exactement l’ordre de classement en fonction de l’action. A mesure que l’on va du verbe au nom propre, on s’éloigne de l’action, c'est-à-dire le mouvement, l’habitude. L’évocation du souvenir est difficile, parce que les mécanismes moteur du rappel ne sont plus présents. Pourtant, le souvenir existe toujours inconsciemment dans l’esprit du sujet. La mémoire pure est l’esprit, elle est indépendante des mécanismes d’adaptation du système nerveux.
(document)
---------------3) Plutôt que de raisonner sur la mémoire à partir d’un paradigme
aussi simpliste que celui d’une marque de bague dans la cire ou du tiroir d’un
placard, mieux vaudrait opter pour le
principe du hologramme. On doit à
Karl Pribram un remarquable modèle de la mémoire qui est le paradigme holographique de la mémoire. Qu’est-ce qu’un hologramme ? C’est un procédé photographique qui utilise la lumière cohérente d’un laser, à la place de la lumière incohérente qui est notre lumière ambiante. Contrairement à une pellicule photographique classique, un film holographique ne laisse pas deviner directement l’objet. Ce n’est que placé dans une lumière laser,
qu'il restitue l’objet en 3 dimensions. Il possède une particularité remarquable. Si on prend un film classique et qu‘on le coupe en deux, on n’a plus que la moitié de l’image. Si l’on casse le film holographique et qu’on le place à nouveau sous la lumière laser, on a la totalité de l’objet. Il devient seulement un peu plus flou. Si on le casse encore, on aura toujours le même objet, par exemple un petit canon napoléonien. Cela veut dire que la totalité de l’information est présente dans tous les points du hologramme et pas dans un seul. On a pu découvrir qu’un rat, même amputé de 90% de son cortex visuel, était pourtant capable d’effectuer des tâches très complexes. Cela signifie, que la mémoire, comme le hologramme, forme toujours une totalité d’organisation.
Karl Pribram suppose que le cerveau possède des propriétés holographiques qui font que l’information y est présente sous la forme de champ ondulatoire semblable à la pellicule holographique.
L’information présente dans la mémoire est globale, à la manière d’un champ
d’information holographique. Ce champ expliquerait « comment le cerveau peut emmagasiner tant de souvenirs dans un espace aussi restreint ». Les hologrammes sont doués d’une prodigieuse capacité de stockage d’information. Rien d’étonnant à ce que l’ablation d’une grande partie du
cerveau n’altère pas entièrement la mémoire.
(document) La
mémoire n’est pas une « chose », elle est conscience et la conscience est aussi un champ de conscience. Rien d’étonnant à ce que les recherches de Pribram en viennent à penser l’information sous la forme quantique d’un champ d’information, d’une d’onde contenant en chaque point la totalité de l’information.
Le paradigme holographique n’est qu’un paradigme pour penser la nature de la mémoire, mais il a au moins la vertu de faire progresser notre compréhension de la mémoire en nous éloignant des métaphores chosiques habituelles. Où se conservent les souvenirs ? Une seule réponse s’impose par essence : dans l’esprit et l’esprit n’est pas une chose, un contenant, comme un pot qui contient des fleurs. L’esprit est le flux ininterrompu des vécus et son application dans le champ de la conscience actuelle. Il est dans la nature de l’esprit de porter avec lui son passé. Le moi est semblable à une la boule de neige qui roule sur le flan d’une montagne, s’accroissant sans cesse de toute son expérience, le moi enveloppe continuellement une expérience toujours plus riche. Le vrai problème n’est donc pas de savoir en fait ce qu’est la conservation de la mémoire, puisque l’esprit est aussi mémoire, mais comment il se fait que tout le passé ne soit pas immédiatement présent.
Si tout le passé n’est pas présent, c’est qu'une qu’une partie seulement en est évoqué. Et encore, "partie" n'est pas un terme adéquat. L’évocation du passé est la fonction de rappel de la mémoire. C’est seulement à ce stade qu’il y a véritablement un vécu de la mémoire, celui du souvenir qui revient d’un coup et se trouve alors reconnu comme souvenir. Cette conscience est bien conscience de quelque chose, elle a un objet qui est le souvenir, objet très différent d’une perception ou d’une image.
1) Considérons tout d’abord le rappel volontaire Pour me rappeler, je dois en émettre l’intention. Je le fais en me détournant de ce qui m’occupe en me demandant « voyons comment s’appelait cette personne que j’ai connu cette année là ?» Émettre l’intention et la verbaliser ne donne pas toujours un résultat instantané. La réponse de la mémoire n’est pas immédiate et il arrive fréquemment que le souvenir ne revienne pas. Ou bien, il revient, mais plusieurs minutes plus tard, après que la sollicitation ait eut lieu. Autre expérience fréquente, je me casse la tête à retrouver quelque chose, puis j’abandonne, et je vais le soir me coucher, quand, en pleine nuit, ou au matin, je me réveille avec le souvenir dont j’avais besoin. La mémoire n’obéit pas immédiatement à la volonté, mais l’intention que le sujet propulse sollicite un dynamisme inconscient qui livre la réponse attendue.
2) Il y a aussi un plan de la mémoire qui relève de la spontanéité et celle-ci peut avoir une présence très répétitive. Nous avons souvent affaire à des formes lancinantes de rappel : le refrain d’une musique que l’on n’arrive pas se sortir de l’esprit, une formule qui ne nous quitte pas, un slogan publicitaire qui crée un bruit de fond dans la pensée. C’est comme si le souvenir se rappelait de lui-même, entrait dans le champ de conscience pour créer une sorte de pensée parasite dont on aimerait pouvoir se débarrasser. On appelle rétentivité ce phénomène. C’est comme si, quand notre conscience est assez brumeuse, nous nous comportions comme un disque rayé retournant sans cesse dans le même sillon.
---------------3) Dans le même ordre d’expérience, le rappel spontané prend aussi la forme de l’association d’idées. Quand nous devons rédiger par écrit un travail d’ordre technique, nous sommes tenus de suivre une logique, d’enchaîner les idées suivant une conséquence rationnelle. Mais cette nécessité ne domine pas notre activité mentale habituelle. Nos pensées se suivent dans notre esprit, mais le plus souvent par association d’idées. Nous pensons à la Seine, et « cela nous fait penser à » Paris, nous rencontrons le nom de Stendhal dans un livre et cela nous fait penser au Lys dans la
Vallée. L’esprit suit des associations d’idées et saute d’une chose à l’autre. Cela veut dire qu’il y a bien en nous des ensembles de souvenirs qui peuvent être convoqués au seul gré d’une association établie par l’esprit. Il suffit qu’un élément soit présent dans le champ de la conscience, pour qu’il convoque un élément de la mémoire. Nous disons alors « cela me fait penser à », traduisant par là le rappel de l’association des idées.
4) La spontanéité délivre encore un aspect plus intense et moins anodin de rappel, ce que l’on pourrait nommer rappel obsessionnel. Nous avons vu que la passion faisait vivre dans une idée fixe. Qu’est-ce après tout qu’une obsession ? Le surgissement d’une idée fixe qui est rappelée malgré nous et vient occuper le champ entier de la conscience. Si normalement la mémoire devrait être une activité de second plan de l’esprit, il peut arriver qu’elle en vienne à occuper le premier plan sous la forme d’un rappel compulsif. La passion, au sens où on l’entend d’ordinaire comme passion-de-quelque-chose, est un état qui favorise l’emprise d’un rappel constant des souvenirs autour d’un même objet. La passion c’est bien cette condition où je suis assailli par mes souvenirs, où tout me ramène à ce visage aimé, à ce motif de désir, cette peur etc. Dès que l’esprit fonctionne de manière obsessionnelle, il suit le pli de la puissance de rappel de la mémoire. Le souvenir est si présent qu’il vient obnubiler le champ de conscience au point même que la personnalité actuelle vient se structurer autour de la prégnance d'un souvenir. (texte)
5) La résurgence affective spontanée du souvenir est sa forme la plus remarquable, car n’y est marquée ni un effort de volonté, ni un processus mécanique ou compulsif. La mémoire revient sans avoir été recherchée. Cette mémoire affective est celle que Proust a explorée dans
La
Recherche du Temps perdu. (texte) Contre les reconstructions arbitraires de la raison, les errances hasardeuses de l’imagination, Proust revendique l’authenticité de la mémoire affective. La réminiscence pathétique du souvenir surgit tout d’un coup d’elle-même à l’occasion d’un détail particulier de la perception : un vieux cahier oublié, une musique entendue dans l’enfance, des lieux que l’on retrouve après des années. C’est comme si toute la saveur du passé, sa tonalité émotionnelle revenait nous visiter. Nous nous ressouvenons alors de ce que nous étions à ce moment-là. L’expérience est si poignante, que pas un seul instant il n’est possible de mettre en question qu’il s’agit bien là de notre passé, et de nous-mêmes. Il s’agit là de la marque typique de la mémoire d’expérience du moi, mémoire qui entretient le sentiment de la continuité temporelle de l’ego.
Proust observe que ce type de rappel s’oppose au rappel volontaire. Ce que la
volonté peut construire, reconstruire est souvent artificiel. Ce que la mémoire
affective donne, c’est le passé authentique, dans son caractère pathétique, un
passé qui n’est pas un artifice intellectuel. Cette émotion qui revient à la
faveur du goût retrouvé de la madeleine trempée dans le thé, c’est bien le passé
vivant. Il porte en lui une richesse de sensation, le trouble d’un instant vécu.
C’est dans le retour de cet instant magique que Proust recherche la poésie du
passé, la saveur particulière de l’instant d’autrefois. C’est une sorte de grâce
accordée que ce retour du passé contre l’oubli.
Les sentiments donnent au passé une grâce
intemporelle.
(texte)
Il suffit d’un son, d’une voix, d’un
objet et c’est un pan de la vie qui revient. Et comme ce passé est mien, c’est
un peu de conscience de moi-même qui me revient.
* *
*
La mémoire enveloppe dans ses limbes l’expérience passée de sujet conscient. Une grande part de son fonctionnement se fait dans une spontanéité qui ne constitue pas un acte intentionnel. Ce qui est proprement intentionnel, c’est seulement le rappel du souvenir en tant qu’effort pour tirer un élément de la mémoire, la remémoration volontaire et aussi le moment d’expérience pathétique que constitue la manifestation du souvenir dans la conscience.
La mémoire n’est pas une « partie » de la conscience. Les souvenirs ne sont pas des choses, ne sont pas des objets rangés dans des tiroirs. La conscience n’est pas divisible en partie. La mémoire non plus. Même le fonctionnement du cerveau est global. La mémoire est la conscience même, dans l’une de ses activités. Ce qui est remarquable, c’est que cette activité de la conscience dévoile à quel point la pensée ne se limite pas à ce que la représentation consciente nous livre. La plupart des opérations de la mémoire restent subconscientes.
Nous devons aussi prendre garde aux confusions. Un souvenir, ce n’est pas une idée intellectuelle, ce n’est pas un image, ni un jugement. L’intellect, l’imagination, la mémoire sont différents.
* *
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Questions:
1. Une mémoire exacte est-ce une mémoire "scientifique"?
2. La fixation des souvenirs dépend-t-elle de la volonté?
3. Faut-il mettre sur le même plan les traumatismes de la mémoire et le souvenir?
4. Comment se fait-il que la perte de mémoire retentisse sur la conscience de l'ego?
5. La forme obsessionnelle de la mémoire relève-t-elle de la conscience ou de l'inconscient?
6. Comment se fait-il que l'on puisse voir dans les souvenirs le passé et aussi une réalité intemporelle?
7. Pourquoi vouloir à tout prix considérer la mémoire comme une armoire avec des tiroirs?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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