Le temps est une entité étrange. Nous avons constamment affaire à lui, mais nous avons beaucoup de difficulté à dire ce qu’il est. Comment le temps est-il donné dans la succession des vécus de la conscience ? Pour répondre à cette question, nous devons étudier la représentation très courante du temps, celle qui le décrit comme une ligne, une demi-droite remontant dans le passé, marquant un point qui est celui du présent et se perdant dans le futur. Nous appellerons dimensions temporelles les repères que forment passé, présent et futur sur la ligne du temps. La métaphore de la ligne suggère que passé et futur ont des similitudes (demi-droites), ils ont en commun une réalité qui serait l’infinité de la durée. A l’inverse, le présent ne semble qu’un point, il n’est qu’un rien entre deux infinis qui sont le tout de la durée.
Faut-il prendre au sérieux cette représentation linéaire du temps dans ce qu'elle nous suggère sur la consistance du passé, du présent et du futur? Nous dit-elle quelque chose de juste sur la nature des trois dimensions du temps ? Quelle réalité devons nous accorder au passé, au présent et au futur ? Faut-il considérer que la ligne du temps établit le rapport véritable des dimensions temporelles ? Ou bien faut-il voir dans cette métaphore une trahison de l’expérience, une sorte de traduction abusive du temps dans des valeurs de l’espace?
* *
*
Comment le passé advient-il à ma conscience ? A travers mes souvenirs. Sans un acte de rétention du passé dans la mémoire, il n’y aurait pas de conscience du passé. Dans le passé, l’intentionnalité de la conscience prend une forme spécifique, celle du rapport à un objet situé dans le passé sous la forme du souvenir.
De même que la perception est la donation en personne du présent, le souvenir est une donation en personne du passé.
Quand je me souviens de mes vacances chez ma grand-mère, ma conscience se rapporte bien à un objet, elle est conscience-de-quelque-chose, elle n’est pas conscience de rien. Pourtant cette « chose » n’est réelle que pour ma conscience, en tant qu’objet de conscience passé, sous le mode de ce-qui-a-été. Ce n’est pas cette table sur la quelle je suis en train d’écrire en ce moment, la table que je perçois. La table se dévoile à moi sous plusieurs aspects, comme tous les objets de la perception, elle appelle mon regard vers le Monde du présent.Un souvenir au contraire me fait oublier le monde présent. Pour qu’il m’occupe entièrement, il faut que je relâche la tension de l’action et de mes préoccupations présentes, de la vigilance, pour inviter ce qui a été, et qui en même temps n’est plus. « Autrefois, quand nous nous promenions sous les noyers... ». Mais ce temps là n’est plus.
(texte)
La conscience du passé suppose que dans le maintenant-vivant de l’expérience, s’opère une ré-tension du vécu. Celui-ci, au lieu de disparaître dans le néant, s’enroule dans les limbes de la mémoire, de sorte qu’il suffit parfois d’un simple motif (un collier, un parfum, une phrase) pour que le souvenir soit rappelé, avec la vie qui était la sienne à ce moment là. Ce qui est remarquable, c’est que le souvenir porte en lui une intimité qui lui est propre. Le souvenir en restituant ce-qui-a-été, introduit dans l’histoire personnelle du moi, il nous confie à la dimension de l’identité qui est celle de l’intimité de l’ego. Ceci nous montre que le passé est d’abord conscience et non une « réalité » au sens ordinaire. Ainsi, Saint-Augustin écrit : « quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n’est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d’après ces images qu’elle a fixés comme des traces dans mon esprit en passant par les sens. Mon enfance qui n’est plus est dans un passé qui n’est plus, mais quand je me la rappelle et me la raconte c’est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire».
Ce qui est habite seulement le présent, car la réalité se donne dans le présent. Le passé était la réalité au moment où il était présent, mais maintenant, il n’est plus ce présent qui n’est plus. Il n’y a dans mes souvenirs qu’un passé qui est plutôt du côté de l’irréel. Le présent d’autrefois a chuté du manifesté, dans le non-manifesté. Ce que je nomme passé est ce non-manifesté. Le passé n’existe pas en tant que réalité contre laquelle je pourrais buter à même la perception. Et pourtant il nous parait si important et si réel ! Comment un tel prodige est-il possible ? Comment ce qui n’existe pas peut-il nous sembler tellement réel ? N’est ce pas parce que c’est par un acte de la conscience que se pose la réalité et justement la réalité du passé ?
---------------Le passé est un mode qui appartient en propre à la conscience
(texte). Saint Augustin parle dans son langage « d’extension de l’âme ». Il ne nous est pas difficile de nous représenter le passé parce qu’il est structuré dans le présent, à travers une rétention immanente au flux de la conscience. Nous voyons que nos pensées viennent et s’en vont, que nos pensées ne sont que de brefs éclairs, que nos émotions sont passagères. Nous voyons que le monde change. Notre expérience intérieure la plus primitive nous indique que le vécu est pris dans un flux et qu’il y a une perpétuelle succession des vécus. Je sais par là que je change et que je change toujours; aussi, quand je contemple mon image dans le passé, je me vois différent. Le temps créé de l’altérité, le temps engendre une continuelle métamorphose. Je ne reconnais dans le passé que certains moments, des événements. Je mesure mon passé au poids et à la densité des événements qui y figurent. Quand le passé paraît pauvre, il aura sur le moment été fait d’ennui, il aura été lourd d’un temps qui ne s’écoule pas. Regardé rétrospectivement, cette période, même longue, ne comptera pas, car elle ne comporte pas assez d’événements pour que je puisse en faire un passé vraiment signifiant. Une période brève, mais marquée d’une densité d’événements, paraîtra rétrospectivement plus longue. Ce n’est pas la durée chronologique qui importe, c’est la densité du vécu. Ce qui fait le passé, ce n'est pas la « réalité », ce qui fait le passé, c’est la présence des souvenirs. C’est parce que le souvenir est d’abord un mode de conscience qu’il est à sa manière si déterminant, si lourd, si important dans une destinée individuelle. Ce qui pèse sur la conscience, ce n’est pas l’irréalité qui justement ne peut avoir aucune influence, ce qui pèse, c’est la conscience elle-même, dans ses traces déposées dans la mémoire. Les traces du passé sont très importantes, puisqu’elles contribuent au sentiment de la continuité individuelle
(texte). Or, c’est cette continuité qui est habituellement perçue comme étant l’identité du moi. Celui qui perd sont passé, l’amnésique, perd un peu de lui-même ; ce qui veut dire que le sens du moi va avec le maintien d’une continuité liée au passé. Un être sans passé serait sans attaches. Sans moi. Ce que nous vivons chaque jour, c’est l’inverse, une vie d’attachements, une vie sous la coupe étroite du passé.
(exercice 9d)
Quelle réalité devons-nous accorder au passé ? La réalité que celle que désigne le mode de conscience du passé. Le passé désigne un plan essentiel de la réalité qui est nommé le Devenir. En effet, si rien ne devenait, si rien ne changeait, si rien n’advenait à l’existence, si tout restait immobile, il n’y aurait pas de passé. La réalité du passé est empruntée au flux perpétuel du changement. C’est le Devenir qui fait que le passé tombe de lui-même dans la nuit et qu’il s’enfuit. Hier m’échappe, aussi sûrement que le mois dernier ou l’an passé. Le passé glisse entre mes doigts. Il ne subsiste plus que :
a) sous une forme individuelle dans des souvenirs et leur retentissement en moi, b) sous une forme collective comme faits historiques. Le passé, dans ses composantes matérielles, n'est plus, au moment où il était vivant, il n’était pas du passé, il était le présent. Paradoxalement, c’est justement pourquoi nous y tenons autant ! L’ego se cramponne à son passé pour se donner une consistance. Se cramponner au passé, si cela veut dire s’agripper à une matérialité présente autrefois, est pourtant absurde, c’est faire une pseudo-réalité de ce qui n’est plus. C’est vivre dans l’illusion et refuser la réalité, c'est-à-dire le présent.
L’être du passé ne se soutient que dans les images de la mémoire et ce sont ces images qui lui donnent aussi son poids le plus lourd, sa lourdeur. Il peut y avoir un poids du passé. La conscience collective des peuples, marquée par les guerres successives, porte le poids de son passé. La conscience individuelle porte le poids de son passé, parce qu'elle est prise dans les entraves des expériences résiduelles mal vécues. Le désir de revanche, les rancunes sourdes, les regrets amers, toutes les blessures inguérissables de la mémoire, n’ont de sens que par la persistance du passé texte. Les choses, elles, ont disparues. En fait, il n’y a pas de poids du passé, mais seulement une blessure du passé, une trace du passé qui nous souffrir. Le passé résiduel peut obséder le présent, et l’acculer à la répétition continuelle des mêmes réactions. Il est essentiel de savoir mourir au passé, pour laisser le passé à sa juste place et libérer le présent. Mourir au passé est salutaire pour libérer la conscience de ses entraves. Ce qui est clair en tout cas, c’est que le passé appartient à l’esprit lui-même, dans le développement du flux des vécus.
Qu’en est-il du futur ? Peut-il avoir un statut différent de celui du passé ? Le futur est notre à-venir, il advient à notre conscience dans nos attentes. Si je n’attendais rien du futur, si je n’avais ni espoir, ni appréhension, ni crainte, ni angoisse, le futur aurait-il un sens ? Non. Je serais sur le même plan que l’animal qui vit, harcelé par les exigences de son présent, je serais dans un présent végétatif. Mais la vigilance, de même qu’elle porte en elle les stigmates du passé, porte aussi en elle l’inquiétude, la hantise et la séduction et l’attraction du futur. La vigilance n’a en effet de sens qu’en tant que forme de l’intentionnalité, de la tension-vers les choses : bref, elle contient en elle la dimension du pro-jet. La conscience qui se rapporte à un futur n’est pas dépourvue d’objet, elle est toute entière pro-tension, elle vise un objet qui doit entrer dans la Manifestation. Dans projet, le terme pro indique le mouvement en avant de la manifestation, le jet indique la projection temporelle de la conscience. Il y a alors deux points importants à relever :
1) Un projet, c’est ce qui me tire en avant et cristallise l’avènement de mes désirs, (texte) de mes attentes. « Bientôt, je pourrais... », « dans un mois, je serai là-bas à »… Le futur c’est la temporalité même de l’action et de la volonté. Vouloir, c’est toujours vouloir un futur. Vouloir, c’est vouloir que le futur soit, que le futur soit ce que nous attendons de lui. Le futur exerce sur nous sa traction continue d’à-venir, il nous appelle sur la route du temps. Il donne au temps la dimension d’une aventure, d’une découverte, d’une ouverture des possibles sur l’inconnu. Le futur mobilise l’attention au sens où il est l’extase de l’ego dans l’action, car l’ek-stase est contenue dans sa représentation.
2) Un pro-jet suppose une continuité entre un aujourd’hui et un demain.Cela implique que dans le futur la Manifestation n’est pas représentée comme un jeu de hasard absurde et gratuit. La Manifestation se produit selon une séquence que l’on pourrait presque deviner, si l’on pouvait se tenir sur le promontoire du Temps, à l’affût de l’avenir
(texte). L’attention accordée au futur est par essence prophétique ; elle est celle du voyant qui entrevoit, par delà le présent actuel, les possibles susceptibles d’entrer dans la Manifestation. La
conscience prospective se connaît dans cette tension du futur, dans le goût de l’imminence. « Je n’aime
rien tant que ce qui va se produire » dit Valéry. La conscience prospective
brûle au feu de l’imminence de l’événement ; ce qui fait encore dire à
Paul
Valéry : « L’avenir est la parcelle la plus sensible de l’instant ».
Cf.
Variété.
Oui mais, prévoir, prospecter ou extrapoler le futur, ce n'est pas la même chose que de voir le présent, c’est seulement l’imaginer. Quand nous parlons des qualités de visionnaire d’un Victor Hugo, d’un Nietzsche ou d’un Sri Aurobindo, nous ne prenons pas le mot vision au sens perceptif. Ce n’est pas le voir du présent, et le voir du présent seul donne la réalité, car il donne ce qui est. Le futur lui n’est pas encore, il sera réel quand il sera présent. Le futur, dans ses composantes réelles, n’est pas encore, au moment où il deviendra réel, il ne sera plus du futur, mais du présent. En attendant, il n’est rien de réel, il est une éventualité, un possible : rien de plus qu’un non-être. Le futur a donc sur ce point un statut semblable au passé. Il rapporte la conscience à ce qui n’est pas, à un ailleurs, à un autrement, à une autre chose que ce qui est. La différence, c’est que le passé, parce qu’il est révolu, nous laisse dans un sentiment écrasant d’impuissance, tandis que le futur, parce qu’il est à venir, est l’image même de la puissance. Nous pouvons nous dire que dans le futur « tout est possible » ; que « peut-être que ce que j’attends arrivera ». L’avenir garde un caractère si imprévisible qu’il laisse place à la nouveauté et à la Création. Le futur autorise tout : tous les projets, tous les rêves, tous les fantasmes, il n’a pas le poids de nécessité du passé. Nous pouvons donc aisément nous leurrer avec le futur (texte) et faire toutes sortes de projets en l’air ; le futur, c’est l’inconnu et l’inconnu ne viendra jamais nous contredire. Le futur possède par là une irrésistible puissance de séduction, une puissance qui appelle à la projection dans l’ailleurs.
Il faut bien pourtant qu’il ne soit pas qu’une pensée dans mon esprit et qu’il se rattache à une dimension qui me dépasse en tant qu'individu. Si le futur se rattache à une réalité, il faut aussi qu’il s’inscrive, comme le passé, dans le Devenir. Le futur emprunte sa réalité au Devenir, il emprunte sa réalité à la représentation du flux du temps. La conscience du futur fait référence à la continuité sans faille du Devenir. Tout change et tout change toujours. De même que le passé nous montre que tout a changé, il n’y a aucune raison de ne pas penser que dans l’avenir, tout ne changera pas encore. Le changement ne prendra pas fin dans l’avenir. Non seulement cela, mais le Devenir, comme le passé, est marqué par la différence. Nous voyons bien que le temps ne se contente jamais d’être une simple répétition. Le Temps est une transformation permanente. Le temps, c’est ce qui sous-tend le changement, l’évolution, mais aussi la dégradation et la mort, le flux perpétuel de ce qui est. Il est juste de croire que le futur verra beaucoup de changements, de sorte qu’il ne sera jamais la copie conforme de ce qui est maintenant. Nous avons donc des raisons de croire que notre vouloir, nos projets, nos actes, pourront entrer dans la Manifestation. La Manifestation veut la différence et le changement. Nous avons toutes les raisons de penser que demain ne sera pas comme hier, ne sera pas la pure et simple répétition d’aujourd’hui. Nous ne savons pas ce qui va arriver, mais nous sommes sûr de ce que le temps ne prendra pas fin, nous pourrons donc avoir l’audace de croire que nos projets pourrons s’insérer dans le temps futur et mûrir avec lui. Ils peuvent faire partie de ce qui peut-être neuf et créateur dans le Devenir.
---------------Il y a donc entre passé et futur de grandes similitudes. Une même conscience qui retient ou se projette. Une réalité qui s’en va, ou qui n’existe pas encore. Nous sommes à l’égard du passé et du futur dans un situation étrange : l’un et l’autre n’existent pas matériellement, ce sont deux néants qui bordent l’être du présent. On pourrait dire avec Saint Augustin : « Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir, ni le passé n’existent ». Je ne peux en effet trouver en eux de donation de réalité comparable à celle qui se produit dans la perception. Mais ce qui n’existe pas du point de vue de la Manifestation actuelle, existe en tant que mode de conscience. Ce sont les dimensions temporelles qui font que les hommes sont précipités dans le temps, qu’ils vivent d’espérances et d’attentes, qu’ils se rongent dans la crainte ou s’effondrent dans le désespoir. Les hommes ne quittent pas le temps. Il ressassent le passé, ruminent des remords et regrets, attendent tout d’un avenir hypothétique où ils placent tous leur rêves. La tyrannie de l’avenir est aussi puissante que la tyrannie du passé. Elle fait que l’homme ne peut pas se tenir dans le présent, qu’il vit toujours dans un ailleurs attendu, comme il vit aussi dans un autrefois regretté. Le présent, devant la puissance du passé et du futur fait pâle figure, il n’est pas à la hauteur des exigences de l’ego. Il n’est qu’un point de passage.
La représentation spatiale de la ligne temporelle suggère que le présent est d’une nature différente que le passé et le futur. Les deux demi-droites s’équivalent, ce sont les deux infinis mathématiques. Le présent semble à côté réduit à rien : il n’est qu’un point, pas une demi-droite ; et qu’est-ce qu’un instant qui passe au regard des infinités de la durée ? (texte)
Mais justement cette représentation est mensongère. (texte) Elle ne décrit pas la vraie position du temps pour la conscience. Pour la conscience, ce qui est, le tout de l’être, c’est le présent. Futur et passé ne sont que des riens devant la puissance de Manifestation du présent. Hier n’existe plus, demain n’existe pas encore. Ce qui est, est maintenant, dans la parousie extraordinaire de la Manifestation. C’est ce petit point mathématique ridicule du présent qui engendre les dimensions temporelles. Le présent est la source originaire du temps. « Il est impropre de dire il y a trois temps, le passé, le présent, l’avenir, mais il serait plus exact de dire : il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l’avenir... un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l’avenir, l’attente ». Quand je me souviens du passé, c’est un acte que j’accomplis dans le présent. Le présent du passé, c’est bien la mémoire. Quand je me projette dans le futur, c’est aussi dans le présent. Il faut donc parler d’un présent du futur dans l’attente. Le présent du futur réside dans mes attentes.
De même, je puis me saisir ou me dessaisir du présent, je puis m’y livrer en étant extrêmement attentif à ce qui se donne maintenant dans ma perception ou fuir ailleurs. Le présent du présent réside dans mon attention. Le présent du présent tient dans ma Présence. Seul le Présent de l’Être existe. Et pourtant, ma conscience, loin de coïncider avec le Présent de l’Être se dérobe très souvent. Strictement parlant, cela veut dire que je deviens absent ; je ne suis plus présent ici et maintenant, je suis ailleurs. Ce que vaut mon présent, c’est donc ce que vaut la densité de ma présence. Être au présent c’est connaître le sentiment profond et plein de la Présence.
Comment donc puis-je être absent ?... Très facile ! Il suffit que je me perdre dans mes pensées, il suffit que je me laisser aller dans mes souvenirs, il suffit de me perdre dans mes fantasmes, mes désirs et mes aspirations et d’imaginer qu’ils sont déjà réalisés dans le futur. Comme le plan de la perception m’en offre le plus souvent un démenti, je suis bien obligé de quitter la perception, ce qui veut dire me réfugier dans mes rêveries, dans mes pensées. Ainsi, nos pensées nous projettent dans le temps psychologique. Ce sont nos pensées qui nous rendent agités, inquiets et si nous sommes inquiets, c’est parce que nous ne tenons pas dans le présent. Le mental est pétri du rapport au temps. La quiétude est sise au repos dans le maintenant vivant de l’Être, quand la pensée s'apaise. L’inquiétude est par contre un arrachement constant qui nous jette dans la temporalité, à travers les distensions, les ek-stase du passé et du futur que la pensée engendre. (texte) Pascal a écrit un texte magnifique à ce propos :
« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudents, que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste » (texte).
L’homme est comme un chasseur, il est dans ses désirs toujours en quête d’une proie, et quand il l’attrape, ce n’est que pour en courir une autre. Ce qui fait sa vie, c’est cette course trépidante du
temps psychologique, cette course auprès de laquelle l’arrêt ressemble à une sorte de mort. Et c'est pourquoi, dans le stress de la vie moderne, pour la plupart d'entre nous, arrêter de courir, ce serait comme mourir. C’est une situation tragique, car elle fait justement de l’homme un être frivole, superficiel et misérable. L’homme, livré au temps, est une créature évanescente, qui court après des ombres et des ombres projetées par son propre déplacement dans le temps. Aussi, parce qu’il est incapable d’être ici et maintenant, il veut être
diverti, par la sollicitation d’un quelconque ailleurs. Il lui faut toujours trouver une « occupation » à sa pensée fiévreuse et inquiète. Ailleurs, c’est toujours mieux qu’ici ! Voilà la chanson qu’entonne nos désirs et ce que nous répète souvent la publicité. Le Maintenant, mesuré à l’aune de nos désirs, est si pauvre, si dépourvu d’intérêt comparé à ce qu’il « pourrait être », qu’il ne vaut rien.
«Ah !» se dit l’homme malade du temps, «si je pouvais avoir... si la vie était plus juste, si je gagnais au loto, si ... ! » La meilleure façon d’assassiner le présent, c’est de lui préférer un «si » - le plus névrotique ou le plus rationnel, c’est à choisir !
(texte) En effet, comparé avec un si, le présent est insipide et nous
ennuie. Il a été vidé de son sens par le seul effet de la comparaison. Notre pensée, chevauchant nos désirs, est là pour nous dérober le seul temps qui pourrait nous appartenir et où il ferait bon vivre. Le souvenir est alors une sorte de refuge plaisant contre les déceptions d’aujourd’hui. Les projets lancés en l’air sont autant de fuites stimulantes en avant, contre ce présent ridicule qui n’atteint jamais la mesure de nos attentes. Du coup, bien que placé dans le présent, nous ne pouvons lui accorder ni intérêt, ni sérieux, ni même un véritable investissement. Nous ne pouvons pas le faire en dehors de sa concordance avec nos désirs. Alors notre présent est toujours décevant. Et dès que le désir est là, il y a le temps psychologique de l’ego, et la guerre avec le réel commence. Le temps nous rend aussi inquiet qu’il nous rend
batailleur, stupide, et superficiel. (texte) Et malheureux surtout. (texte)
« Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la mesure pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin: le passé‚ et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ».
Nous ne savons pas vivre parce que nous ne savons pas vivre au présent. Nous avons l’art puéril et stupide de nier le présent au profit de nos fantasmes, l’art de noyer le maintenant présent dans les vapeurs sombres de l’ennui. C’est tout le portrait de la condition humaine. Résultat tragique condensé par Pascal :
« Condition de l’homme : inconstance, inquiétude, ennui. »
C’est incapacité d’être au présent tient au peu d’intérêt que nous lui accordons, au manque de disponibilité au maintenant.
L’homme du temps psychologique est aussi léger qu’il est superficiel, il n’a pas de poids, pas d’assise dans le présent, il est dans ses pensées légères, toujours ailleurs, il n’est présent ici que distraitement. Et la distraction n'est rien d'autre que
---------------l'effet de la pensée.
« C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu'il nous afflige; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d’arriver ».
C’est l’incapacité d’être au présent qui nous rend si malheureux, car nous remettons toujours le bonheur à demain, or différer le bonheur, c’est le tuer en le plaçant dans le temps. Ce pouvoir de reporter à demain fait que le bonheur est assimilé à un objet de la pensée, à la jouissance du désir, à la satisfaction d’une attente. Le bonheur est confondu avec le plaisir. La perte du présent et de son être propre, de son bien-être, du bonheur immanent de la Présence, nous rend misérables, autant qu’elle dissout notre densité et notre présence au monde.
Mais suffit-il, comme le prétend Pascal, pour être au présent, d’y penser ? Il y a là un paradoxe. La Présence qui fait que j’accorde au maintenant toute mon attention et ma disponibilité est essentiellement un Éveil et non une pensée. La pensée, prise dans la vigilance, est sous la coupe de l’intentionnalité, ce qui fait qu’elle est visée et pro-jet dans le futur. Nous ne pouvons pas attendre d’elle une quelconque Présence. C’est le statut de la vigilance qui nous met aux prises avec le temps. (texte) Est-ce à dire que pour vivre au présent, il ne faut plus penser ? Quel serait donc cette pensée en forme de présence? Il y a ici deux interprétations possibles :
1) La plus commune voit dans le «vivre au présent», le statut de présent végétatif que l’on envie à l’animal, qui, lui, n’a guère de souci à se faire. L’animal borne ses désirs à l’actuel et ne conçoit rien au-delà des prescriptions de son instinct. Cette tentation végétative guette la volonté humaine, qui, fatiguée de vouloir, aspire à une sorte de régression dans un non-vouloir, dans la passivité de la plante. « Ah, ne plus rien désirer, ne plus s’inquiéter ! ! ! être comme une souche... » Les besoins, le plaisir du moment seront alors le seul motif d’exister, la volonté ayant été annihilée dans la torpeur, la répétition quotidienne des gestes d’une vie sans durée. On « profitera » de la vie en jouissant grassement des sensations. Une serviette de bain et un carré de sable sur la plage. Tel est l’hédonisme postmoderne. Mais est-il tenable ?
(texte) Comme l’a bien vu Balzac, notamment dans Béatrix où le héros se sent guetté un moment par cette torpeur, la vie nous interdit le repli. La vie nous pousse à vouloir. Nos plus hautes jouissances, nous les tirons de l’action, de la conquête, de la passion. Il n’y a pas de joie dans une vie sans épaisseur temporelle. Ce petit épicurisme traîne avec lui désespérance et ennui.
Personne ne peut vouloir d’une sagesse de légume.
2) Ou bien, vivre au présent peut avoir un autre sens très différent. Vivre au présent, signifie être, être pleinement là, ici et maintenant, dans le présent vivant, comme le montre Eckhart Tolle dans Le Pouvoir du moment présent, (texte) de telle manière que la conscience ne s’accorde plus aucune dérobade dans un ailleurs : occuper le terrain de l’instant dans chaque parole, chaque geste, chaque acte, chaque sourire. La pensée, qui batifole si souvent, doit être ramenée au maintenant pour se libérer de sa propre fantaisie, se condenser en acte et se donner avec amour. Habiter le présent, ne signifie en aucune manière, fuir et nier tout désir et toute volonté. Habiter le présent, c’est inscrire tout désir et toute volonté dans l’être du maintenant. Pas de dispersion, de divertissement, pas de fuite : une concentration intense qui brûle comme Passion : un Éveil plus riche et plus élevé que le regard borné et préoccupé de la vigilance. Dans l’Éveil, il n'y a ni inconstance, ni inquiétude, il n’y a jamais d’ennui. Il y a la Force contenue qui accomplit ce qui doit être fait, au moment où cela doit être fait, une Force qui ne néglige rien et se donne entièrement à tout ce qu’elle manifeste. La Présence ne connaît jamais l’ennui, car elle est par elle-même ouverture, elle est la disponibilité de la Vie (texte) qui fait que chaque instant est neuf, riche (texte) et plein d’intérêt. Ce n’est pas l’abandon inconscient à l’instant dans la torpeur de la Nature qui fait la vie dans le présent, mais un recueillement conscient dans le maintenant. C’est ce que l’hédonisme postmoderne est incapable de comprendre. Vivre au présent est un art et un art qui implique un travail sur soi. Ce n’est pas l’avidité d’une consommation, mais une spiritualité vivante.
* *
*
Nous venons donc de montrer que les dimensions temporelles appartiennent en propre à la conscience, d'une manière si étroite que la tonalité des vécus est entièrement dépendante de l’expérience du temps. Sous la forme d’un tableau nous avons mis en évidence plusieurs points :
à compléter (exercice 22c). (compléter)
Passé | Présent | Futur |
rétention | protension | |
souvenir | perception | |
dépend de | dépend de la disponibilité à ce qui est : la présence |
|
non-être : le passé n’est | non-être | |
"jadis, autrefois, naguère..." | "..." | "..." |
La représentation mathématique du temps, la représentation du temps dans un espace, qui nous a servi de point de départ est fausse. (texte) Rétention, protension (texte) et attention sont autant de positions de la conscience qui ne se traduisent que très mal dans les termes d’une succession linéaire. Le temps n’est pas l’espace. L’attention, la rétention et la protension sont des moments impliqué dans une sorte de fluidité, le flux du temps, une fluidité qui doit être considérée pour elle-même.
* *
*
Questions:
1. Est-ce la réalité du passé qui pèse dans le ressentiment et les remords?
2. La formule "mourir au passé" implique-t-elle nécessairement le reniement du souvenir?
3. La relation que l'homme entretient avec le futur ne dépend-elle que de sa maturité?
4. Qu'est-ce qui dans al nature du temps peut bien faire que le futur reste-t-il imprévisible?
5. Les qualités de visionnaires de certains écrivains, l'échec de la voyance nous invitent à concevoir le temps d'une manière originale. Laquelle?
6. Faut-il inclure le présent dans la souffrance que produit le temps psychologique?
7. Faut-il considérer le présent comme quelque chose d'évanescent, de flottant, d'inconsistant ou bien est-ce qui se manifeste en lui qui est par nature évanescent, flottant et inconsistant?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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