Il y a des personnes dont on peut dire qu’elles sont si prévisibles dans leurs réactions qu’elles pourraient bien remplacer un tuteur pour soutenir des tomates ! Toujours les mêmes schémas encore et encore répétés, et dans un modèle de comportement presque inamovible ! Cela fait partie de la drôlerie des relations : il suffit d’appuyer sur le bouton psychologique et hop, invariablement ressort la même histoire, accompagnée des mêmes résurgences émotionnelles, dans la même pli, ou la même ornière de comportement.
On peut en rire… mais c’est assez effarant et même effrayant. Si les êtres humains sont dominés par des modèles de comportement, ils ne sont libres ou doué d’un libre-arbitre qu’en théorie, dans les faits, ils fonctionnent à l’intérieur de schémas conditionnels, de pattern psychologiques, et alors ils ne sont pas libres du tout ! Les schémas conditionnels proviennent des traces laissées par le passé dans les expériences de l’enfance et ils peuvent aussi tout simplement être humains, au sens où la condition humaine est largement dominée par des conditionnements. Il y a donc un aspect personnel et un aspect impersonnel.
Or repérer en soi-même, identifier un schéma conditionnel, est un acte de conscience formidable, et un acte de liberté, car lorsque nous avons très clairement vu un schéma, nous sommes déjà moins pris dedans et la fois suivante, quand il revient, nous pouvons nous attraper nous-même sur le vif en train de répéter la même réaction, rejouer le même disque etc. La libération de la conscience ne revient-elle pas à prendre conscience des schémas conditionnels ? Mais faut-il pour autant traquer toutes nos habitudes ? L’habitude en général n’a-t-elle pas sa place ? Comment identifier un schéma conditionnel ? Que veut dire le mot même de libération dans ce contexte ?
* *
*
Concernant ce qui a trait à l’hygiène, nul doute que l’habitude ait sa validité pleine et entière. Toilette, exercice physique et respiratoire au petit matin contribuent à assurer une vitalité élevée. Dans la mesure où une habitude s’inscrit dans le mouvement des cycles naturels et contribue à un bien-être physique et à une expansion de conscience, elle participe tout simplement de ce que nous avons appelé l’art de vivre.. Nous devrions dire «bonne habitude" avec un peu de réticence cependant, car nous avons vu précédemment qu’il ne s’agissait pas en la matière de faire de la morale. Ceci dit, une « mauvaise habitude » consiste dans une conduite répétée, qui s’appuie elle aussi sur un mouvement cyclique, mais ne contribue pas à un bien être réel, ou à une expansion de conscience. Il y a dans les deux cas un lien entre nature et habitude.
1) Nous
allons tout d’abord dans ce qui suit nous appuyer sur un petit texte étonnant de
Félix Ravaisson, philosophie spiritualiste français, dans la lignée qui va de
Maine de Biran à Bergson, intitulé
De l’Habitude. Dès le
début,
Ravaisson précise son propos, disant que l’habitude est une manière d’être et il
distingue : « L’habitude acquise
est celle qui est la conséquence d’un changement.
Mais ce qu’on entend spécialement par l’habitude, et qui fait le sujet de ce travail, ce n’est pas seulement l’habitude acquise, mais l’habitude contractée, par suite d’un changement, à l’égard de ce changement même qui lui a donné naissance ».
Ce qui l’intéresse tout particulièrement, c’est l’habitude au sens où l’entend Aristote, celle qui contribue à la formation du caractère d’un homme et à ses vertus. Nous avons vu en effet que, pour ce qu’il en est des passions, elles surgissent toutes par un mouvement naturel du désir, et donc par une impulsion. A la différence, une vertu, comme l’amitié, se cultive, elle est davantage de l’ordre de la volonté appliquée que de la passion ; et ce qu’il fait qu’elle peut durer, c’est que nous pouvons résolument nous y appliquer et comme on dit : « l’habitude fera le reste ». L’habitude contribue donc à la formation d’une seconde nature, qui est morale, seconde nature qui se superpose à une première nature qui reste encore trop vitale, trop animale dans son orientation. Ainsi s’explique à la fin de la première page l’affirmation selon laquelle l’habitude « est une disposition, une vertu ». (texte)
L’habitude s’inscrit dans la Nature sous l’action du Temps. C’est une loi élémentaire : « tout changement s’accomplit dans le temps ». Si nous ne considérons le changement de manière très fragmentaire, sous la forme de modifications, de transformation continuelle, de dégradation, ou de flux continu, nous pouvons très bien passer à côté de son mouvement global et de l’existence de processus. L’habitude suppose l’inscription d’un processus, d’un pli dans la Nature, en sorte que sa mémoire se conserve et se renforce par la répétition. « L’habitude a d’autant plus de force, que la modification qui l’a produite se prolonge ou se répète davantage. L’habitude est donc une disposition, à l’égard d’un changement, engendrée dans un être par la continuité ou la répétition de ce même changement ». Cependant, cette formulation ne vaut pas pour une structure purement matérielle. Ravaisson donne cet exemple : « on a beau lancer un corps cent fois de suite dans la même direction, avec la même vitesse, il n’en contracte pas pour cela une habitude… l’habitude n’implique pas seulement la mutabilité ; elle n’implique pas seulement la mutabilité de ce qui dure sans changer ».
------------------------------Ce qui pose
directement la question que nous avons traité plus haut avec Rupert Sheldrake,
de la mémoire de la Nature. Selon Sheldrake,
la mémoire est immanente à la Nature sous la forme de champs. Il ne pratique pas
de coupure brutale entre d’un côté les champs de force matériels enveloppant une
mémoire de forme et de l’autre les champs morphiques que suppose le vivant et sa
conception de la Nature est intégralement
évolutionniste. Comme Ravaisson, Sheldrake accorde une place centrale à
la notion d’habitude et on peut dire qu’il va même jusqu’au bout des
implications du concept.
L’originalité de Ravaisson est de donner une interprétation de l’habitude à la lumière du couple puissance-acte dont se sert Aristote et de se maintenir dans une exposition rigoureusement métaphysique. Ravaisson estime que l’inertie qui gouverne la matière n’est pas susceptible d’être convertie en une disposition constante ; pour qu’il y ait habitude, il faut nécessairement qu’une individuation vienne à se constituer au sein de la Nature. Donc au-delà du règne inorganique, dans le domaine du vivant. C’est l’impulsion d’une temporalité nouvelle qui la rend possible. Le vivant porte en lui « une unité successive dans le temps » sous la forme d’une continuité qui fait qu’il n’est pas « de l’existence » en général, ou de l’être, mais réellement un être. « Seul le vivant est une nature distincte, comme seul il est un être ». Cependant, il n’y a pas pour autant séparation des règnes. « La vie est supérieure à l’existence inorganique ; mais par cela même elle la suppose comme sa condition ». On peut dire que le vivant seul possède une Durée originale. En langage contemporain, nous dirions que le temps, au niveau des corps matériels est régi par l’entropie croissante, il est tout en extériorité. Avec la vie, la forme du temps devient différente, devient plus intérieure, car la vie dès son origine, cherche à se constituer « un monde à part un et indivisible ». Certes le vivant reçoit le changement du dehors, mais, dans la mesure où celui-ci ne lui est pas fatal, il lui appartient de chercher à s’y adapter, d’en recevoir la forme propre, et par là, de se maintenir et de se conserver. Plus encore, la caractéristique originale du vivant c’est de disposer, dans sa spontanéité, d’initiatives de comportements qui lui sont propres. Ce que soutient Ravaisson, c’est que le changement produit par le vivant dans le temps « lui devient de plus en plus propre ». Ce qu’il traduit ainsi : « la réceptivité diminue, la spontanéité augmente ». Le chemin de la Nature à travers le vivant le conduit à libérer la puissance qui est en lui en acte. Dans un premier temps, « le caractère de la spontanéité est l’initiative du mouvement ». Ce qui doit donc nous frapper dans la Nature vivante, ce n’est pas la répétition perpétuelle des formes, mais plutôt leur création. Or cela ne serait pas possible, s’il n’y avait pas « un centre qui, par sa propre vertu, mesure et dispense sa force ». Ce principe, nous l’avons trouvé chez Aristote, il est appelé l’âme. Il existe en tout être vivant une psyché, un psychisme central. Parlant en terme d’espèces, Aristote aurait parlé de la nature d’une plante ou d’un animal. Et comme ce qui se rencontre dans le miracle de la cellule, ce qui se déploie dans la beauté de la rose, ou la puissance du lion n’est pas séparable de tout ce qui est, il faut donc s’attendre à ce que la Nature, considérée comme un Tout, possède aussi des caractéristiques de la psyché.
2) Venons maintenant aux fondements de l’habitude en l’homme. L’homme est l’être en qui la conscience peut fleurir. « La conscience implique la science et la science l’intelligence ». Dans l’ordre de la représentation qu’élabore l’intellect, l’idée est l’objet de la science et l’idée est toujours unité d’une diversité quelconque, que ce soit celle d’une identité d’objet, ou bien celle de l’unité d’un processus. Toutefois, il n’est « rien dans l’indéfini de l’espace, de défini, ni d’un ». Détaché de toute conscience, il n’y a même pas d’objet connu. « Ce n’est pas dans la diffusion sans forme et sans bornes, que je trouve l’unité. C’est donc en moi que la puise pour la transporter hors de moi et pour me l’opposer ». Nous sommes donc ici dans l’axe de la découverte du sujet transcendantal chez Descartes. Si dans le temps, « tout passe et rien ne demeure », (texte) comment est-il possible de mesurer ce flux interrompu « sinon par quelque chose qui ne passe pas, mais qui subsiste et dure ? ». Pour mesurer le temps, il faut que la conscience ait un pied en-dehors, sinon elle n’aurait tout simplement pas conscience de l’écoulement. De même, si tout objet était bleu dans notre perception, nous ne pourrions même pas savoir qu’il est bleu. Il est donc dans la conscience, un sens intime qui est a présence à Soi qui transcende la conscience empirique.
C’est
à travers les cinq sens que se forme notre expérience
empirique. Ravaisson reste sous l’influence de son prédécesseur,
Maine de Biran,
qui a de la conscience une représentation
volontariste très marquée par le
sens de l’effort. (texte) C’est dans la
conscience de l’effort que se manifeste l’activité
volontaire et la conscience personnelle.
Dans l’effort apparaît la passivité de la résistance et l’activité cause de soi
du sujet. Une formule très caractéristique de ce
paradigme occidental de la conscience : « l’effort n’est donc pas seulement
la condition première, mais le type complet et l’abrégé de la conscience ». Il
est donc logique que, quelques lignes plus loin, Ravaisson rattache la
perception claire à l’action
volontaire, et la sensation obscure
à la passivité involontaire. L’exemple paradigmatique de Biran était celui d’une
chaise soulevée et tenue à bout de bras. La volonté est définie comme
pouvoir hyperorganique supérieur à la
passivité vitale.
Il n’est pas du tout évident que la conscience et l’effort soit synonymes, nous l’avons vu, et il est facile de montrer que l’attention qui porte la conscience à sa plus haute lucidité n’a rien à voir avec l’effort. Par contre, le rapport de l’effort avec l’habitude est tout à fait pertinent. Il est exact que des exercices physiques sollicitent dans un premier temps, un bonne dose de concentration requerrant de l’effort. Ensuite, la facilité vient et à l’effort succède l’habitude. (texte) Nous avons vu l’exemple du musicien qui déchiffre une partition, puis la joue avec facilité. Pour maîtriser un instrument, on passe par l’exercice et avant que la mécanique de la position des doigts ne soit spontanée, il y a effort. Plus tard, quand l’habitude est acquise, les doigts vont directement là où ils doivent aller et l’attention du musicien peut se déplacer vers la musique. L’effort s’oublie de lui-même dans l’inspiration. Ravaisson y vient à la fin du texte et évoque dans son texte l’activité qui se libère dans la grâce.
C’est la forme la plus noble de l’habitude, car la mécanique répétitive est mise entièrement au service de l’esprit. Ce qui jaillit alors dans l’activité libre et créatrice n’est rien de moins que la joie. Peut on rêve exemple plus probant de « bonne habitude » ? De manifestation plus riche d’une expansion de conscience ?
Mais il y a un hic, car nous ne pouvons pas en rester à cette glorification de l’habitude dans la région propre à la création artistique ou à l’éthique. Au niveau vital, l’habitude n’a en elle-même rien de très spirituel. D’où une remarque p. 18 sur l’activité obscure dans « ces mouvements, d’abord volontaires, qui dégénèrent peu à peu en mouvement convulsifs, et qu’on appelle des tics ». Le fait de prononcer, sous le coup de l’irritation par exemple, une formule, comme (rageusement) « c’est n’importe quoi, c’est ni fait, ni à faire !» pouvait auparavant être une réponse correcte à une situation d’expérience précise. Par contre, être porté de manière compulsive à répéter cette formule, complètement hors contexte, ce n’est plus vraiment de l’habitude, c’est un tic de langage. Le schéma répétitif ne sera pas remarqué par celui qui l’exécute, mais il sera éventuellement noté par un autre et repéré comme une sorte de manie. C’est dans ce registre entièrement psychologique que se situe notre investigation. (texte)
1) A partir du moment où une action devient indépendante de la conscience du sujet, elle peut prendre la forme d’une réaction qui tout naturellement devient une tendance « qui n’attend plus le commandement de la volonté, qui le prévient, qui souvent même se dérobe entièrement et sans retour à la volonté et à la conscience ». Qu’est-ce que cette activité obscure qui « prévient de plus en plus ici le vouloir, et par là l’impression des objets extérieurs » ?
Ravaisson à la page 26 du même texte apporte quelques suggestions qui méritent d’être prolongées. En effet, l’activité obscure qui est portée par les mécanismes de l’habitude c’est aussi « cette vie anormale et parasite qui se développe dans la vie régulière, qui a ses périodes, son cours, sa naissance et sa mort ; est-ce une idée ou un être, ou ne serait-ce pas plutôt une idée et un être à la fois, une idée concrète et substantielle hors de toute conscience qui fait la maladie ? » L’activité obscure, c’est aussi l’énergie de la pensée (texte) et la forme-pensée, et l’une et l’autre interagissent toujours avec son état. C’est une curieuse façon de considérer la maladie, mais il faut bien avouer qu’une pensée parasite qui, par le travail sourd de l’accoutumance, devient un dysfonctionnement dans l’équilibre naturel du corps, cela a bien un sens. A la fois de point de vue de la pathologie de la maladie physique mais aussi de la pathologie mentale.
Revenons sur
ce que nous disions plus haut. Quand Freud suit les
leçons de Charcot et Janet, il apprend qu’une
idée fixe, (noyade, homicide, suicide
etc.) logée dans le subconscient d’un malade, peut induire des symptômes
névrotiques. Or le sujet n’a pas conscience de l’idée fixe, il est tellement
possédé par elle, qu’il reproduit dans ses actes toutes les réactions
conditionnelles qui en sont l’effet. Freud voit très bien que dans l’état de
conscience normale, que nous
appelons notre l’état de veille, la
prise de conscience est absente, tandis que sous
hypnose, il est possible de pénétrer plus
en profondeur à la racine des schémas conditionnels. Mais comme l’hypnose
soumet le sujet à un expérimentateur extérieur et que cet état est apparenté au
sommeil, donc à de l’inconscience, ce qui est entrepris sous la forme de
suggestions ne donne que des résultats médiocres. On dira au claustrophobe, « en
vous réveillant, vous vous sentirez merveilleusement à
l’aise dans l’espace de
votre chambre ». Cela marche pendant un certain temps. La nouvelle suggestion
supplante un temps l’ancienne, mais le momentum accumulé dans la
fixation inconsciente finit par remonter et
avec lui se produit le retour de l’angoisse et donc des symptômes névrotiques.
Freud comprend qu’aucune thérapie psychologique ne peut avoir de résultat sans
la coopération du malade. Il abandonne l’hypnose. Freud s’aperçoit aussi que le
patient analysé résiste quand on lui demande de parler des causes de son
trouble. La névrose est un état dans lequel le sujet se trouve maintenu (ou se
maintient ?) dans l’inconscience. Freud va donc inventer l’hypothèse d’une
censure exercée (par
qui ??) à l’intérieur des processus inconscients, censure qu’il faudrait pouvoir
lever, d’une part pour tenter de guérir le trouble, mais aussi pour en savoir
davantage sur l’inconscient. Une fois posée l’hypothèse de la censure, on en
arrive très logiquement à la sexualité
comme composante principale et bientôt unique du psychisme. La démarche
analytique freudienne est d’emblée régressive,
elle tend à ramener vers la petite enfance, à fouiller dans le passé lointain
pour trouver « la » cause de « mon » trouble personnel actuel. Nous avons vu
combien il était important pour l’ego de réassurer son
histoire personnelle pour assurer son
identité.
Le voilà donc abondamment servi et flatté comme il se doit. L’ego ne peut que se
renforcer dans une démarche qui revient très longuement sur le passé. Rien de
tel pour nourrir l’ego. Il ne peut qu’être conforté par
l’idée que l’analyste va découvrir la « cause première » de son trouble actuel,
ce qui renforce en lui l’idée qu’il a par exemple raison d’en vouloir à ceux qui
lui ont fait tellement de mal dans le passé. Il peut trouver une
justification de quelques uns des schémas conditionnels qui lui rendent la
vie impossible. Et s’y complaire. Ce qui donne finalement autant de bonnes
raisons de ne pas les lâcher. Il peut du bout des lèvres verbalement
acquiescer à la perspective d’une libération vis-à-vis de la souffrance qu’il
éprouve… Mais sans libération aucune. Comme nous l’avons montré précédemment,
l’implication de l’ego dans l’inconscience est bien plus profonde que nous
pourrions le croire et que le freudisme lui-même peut le laisser croire.
Laisser tomber la souffrance issue du passé et s’en
libérer c’est pour l’ego perdre son identité !
L’ego a construit son identité sur le passé et la souffrance récurrente en fait
partie. (texte) Qui suis-je « moi » si je n’ai pas mes plaintes, mes complaintes, le
récit de mes souffrances ? Je m’y suis tellement
identifié au fil des ans ! Ainsi, et il faut le comprendre, les
schémas conditionnels et l’ego ne sont qu’une seule et même chose. Plus
l’ego est prégnant et plus ses schémas conditionnels sont actifs. Il est
complètement illusoire de laisser croire que l’ego pourrait se libérer du poids
du passé, (texte) comme s’il pouvait s’en distinguer. Par exemple, chez l’obsessionnel,
il est difficile de lâcher les conduites rituelles, quand bien même elles
pourraient engendrer beaucoup de souffrance, parce qu’elles sont devenues
composantes de l’identité. L’ego préfère se maintenir dans un schéma
conditionnel, même s’il en coûte de la souffrance. L’ego aime cette
souffrance parce qu’elle le confirme encore et encore dans l’identité qu’il
s’est forgé. C’est ce qui anime le corps
émotionnel. (texte)
------------------------------2)
Arrêtons-nous un moment pour examiner la manière dont nous fonctionnons
dans la vie quotidienne. Qu’est-ce qu’un schéma conditionnel ? Ce n’est pas un
processus qui se situe dans le passé, mais qui se manifeste dans le
présent. Au fond, la cause
importe peu. Ce qui est important, c’est le schéma qui se reproduit
maintenant. Tout ce à quoi nous avons affaire,
c’est le présent et le présent seulement. D’un côté, le modèle que nous offre la
pathologie mentale est approximatif, d’abord parce qu’il porte sur des cas
limites. De l’autre, les troubles mentaux ne font qu’amplifier à l’extrême des
dysfonctionnements qui sont en
fait déjà très présent dans la vie ordinaire. A trop vouloir se focaliser sur la
pathologie mentale, nous perdrions
l’aptitude nécessaire pour observer très attentivement ce qui se produit autour
de nous et dans notre propre vie. Mais si nous sommes attentifs, nous verrons
aussi qu’entre les dysfonctionnements habituels et les formes prononcées de
troubles mentaux, il n’y a qu’une différence de degré.
Ce qui est requis, c’est de voir, de voir avec une attention complète et non-divisée. Inutile de courir au bout du monde, de faire des stages et des exercices compliqués. Le terrain d’observation idéal, c’est là où nous sommes et le contexte de la famille. Il n’y a pas besoin de beaucoup de temps ni d’une analyse pour comprendre ce qu’est un schéma conditionnel. Ramdas disait : « vous vous croyez éveillé ? Allez donc passer une semaine avec vos parents et on verra ce qu’il en est ! » Les relations personnelles sont le terrain de jeu favori de la répétition des schémas conditionnels parce qu’ils sont constamment réactivés par la présence d’autrui. A tel point que Ramdas disait aussi que les relations humaines à elles seules sont la pratique spirituelle la plus adaptée pour les occidentaux !
Quand nous sommes vraiment en relation, nous laissons la personne être ce qu’elle est, nous l’accueillons dans l’ouverture, dans l’espace de la présence. Cela implique sans idée préconçue, sans chercher à juger, catégoriser, à évaluer, à manipuler. Une véritable relation n’interpose pas d’image de l’autre, mais le laisse être. Elle n’est pas fondée sur une réactivité émotionnelle. Le mot espace est important. L’espace de la conscience, l’espace de la présence ou de la coprésence.
Or que se
produit-il d’ordinaire ? Le plus souvent dans nos relations, nous rencontrons
non pas une personne, mais un
personnage que nous
avons fabriqué avec nos pensées. « Mon père » c’est une partie de mon histoire,
et certainement des griefs que je traîne depuis des années, des reproches dont
je lui tiens rigueur : de ne pas m’avoir compris, de n’avoir rien fait pour etc.
Ce qui va se produire dans l’interaction, c’est que je vais, de manière presque
inéluctable, à l’occasion de la moindre irritation, retourner dans l’ornière
des mêmes comportements à son égard. Des mêmes patterns, des mêmes
schémas conditionnels. Mêmes réactions. Mêmes reproches. Mêmes discours. L’ego
rejoue toujours les mêmes disques. Et comme la réactivité ne manque jamais de
solliciter en face une position de défensive, elle soulève l’autre ego, ce qui
fait que l’autre… fait exactement la même chose ! Mêmes réactions. Mêmes
reproches. Mêmes discours. Or dans la conscience habituelle, l’apparition d’un
pattern n’est pas remarquée, elle n’est jamais observée, ce qui est une marque
d’inconscience. Ce qui joue à fond, c’est l’identification
avec la structure conditionnelle et dès que celle-ci se manifeste, il y a un
aveuglement, un voile
d’inconscience vient recouvrir la perception. Je deviens le
schéma
conditionnel. L’obscurité inconsciente est le domaine dans lequel se déroule
alors toute l’interaction. Ou mieux, l’inter-réaction. A partir du moment où
l’ego est sollicité et qu’il sollicite lui-même un autre ego pour se confirmer,
tout devient à la fois très conflictuel et très stéréotypé. Deux robots l’un en
face de l’autre, fonctionnant sur le mode stimulus/réponse, programmé pour se
donner des coups. Pas deux personnes. Non. Souvenons-nous de la formule tout à
fait pertinente de Sartre : l’enfer c’est les
autres. Affirmation adéquate pour décrire la relation quand elle est
dominée par l’ego, c’est-à-dire quand il n’y a pas de relation authentique et
que prédominent les schémas conditionnels. Inversement, quand le
sens de l’ego est réduit, les
schémas conditionnels sont très peu sollicités. Les relations sont plus simples,
plus riches, plus généreuses. Mais pas aussi simples cependant que la relation à
la Nature, relation dans laquelle nous ne nous sentons pas obligé de nous
affirmer comme un « moi » par rapport à un autre « moi ».
Ce qui précède n’est bien sûr qu’un exemple. Il y en a mille autres dans nos vies quotidiennes et beaucoup ne sont pas forcément liés à la présence d’autrui. Le mental peut être assez dysfonctionnel par lui-même pour être capable de reproduire de son propre chef, et de manière compulsive des schémas conditionnels. Nous dirons donc qu’un schéma conditionnel est une routine mentale répétitive de l’ego qui s’exécute dans l’inconscience et nous maintient dans l’inconscience. Certains schémas conditionnels ont un caractère collectif. Nous avons vu, dans une précédente leçon, les observations de Gustave Le Bon dans La Psychologie des Foules. Il existe une forme de chute de conscience quand la conscience individuelle est subjuguée par la conscience collective. Les fluctuations émotionnelles au sein d’une foule sont très puissantes, pulsionnelles et elles reproduisent aussi des schémas conditionnels. Si la foule entre dans la colère, les hurlements vont se répandre comme une onde de choc et c’est d’un seul bloc que des milliers d’individus vont parfois accomplir des atrocités. Il est possible que parmi eux, A, B, ou C soit des personnes plutôt calmes et posées, mais au milieu de la foule, le niveau de conscience de chacun chute de plusieurs degrés. C’est aussi la raison pour laquelle il a été possible de monter des techniques de manipulation collective. Dans le même ordre, de part notre appartenance culturelle, nous partageons aussi toutes sortes de réflexes identitaires, qui ne sont rien d’autre à tout prendre que des schémas conditionnels. On peut en dire autant de tous les comportements collectifs grégaires à partir du moment où existe une sorte de colle idéologique qui soude ensemble un groupe en une seule entité. L’ego collectif fonctionne de manière analogue à l’ego individuel. (texte) Il a ses réactions émotionnelles typiques, ses comportements souvent prévisibles une fois engagés. Il est donc excessif de ramener la notion de schéma conditionnel à une structure seulement personnelle, car elle va bien au-delà. Ce que nous devons retenir par contre c’est qu’à chaque fois le sujet s’y engage, sa conscience s’affaiblit, s’obscurcit, et qu’il exécute un schéma réactif et répétitif. Si le terme peut être distingué de l’interprétation limitée que lui a donné la psychologie animale, nous devons parler de conditionnement ou de comportement conditionné.
Est-il possible de ne pas entrer dans un schéma conditionnel ? Il faudrait d’abord en saisir de manière globale les mécanismes et en prendre conscience sur le vif. L’objection consisterait ici à dire : « oui, mais quand on en prend conscience, c’est après et c’est toujours trop tard ! ». Il est exact qu’en matière de prise de conscience de nous-mêmes, le plus souvent, c’est dans « l’après-coup » qu’elle opère. Je reviens sur la dispute d’hier et je me rends compte que je suis retourné dans l’ornière des vieilles rancunes et des griefs accumulés dans le passé et j’ai répété les mêmes réactions. Je suis entré dans un schéma conditionnel que j’ai exécuté. Je peux après coup me rendre compte que la séquence est mécanique. Parce qu’un schéma conditionnel est la répétition d’un même processus, il devrait être possible, la prochaine fois de le repérer un peu plus tôt et si j’avais une compréhension claire de l’ensemble, je serais grandement aidé. Je pourrais même à la limite me surprendre sur le vif en train de le reproduire. Ce qui aurait pour effet d’éliminer l’inconscience habituelle et de me libérer de l’identification. L’enjeu est donc très important, car la possibilité est offerte de sortir du conditionnement. (texte)
1) Observons notre vie quotidienne dans ses petits détails, dans les petites choses et les moments qui semblent les plus anodins, nos moments d’absence. Prenons un processus aussi simple que l’agitation constante des jambes sous la table quand nous sommes assis. C’est involontaire. Personne ne va volontairement entrechoquer ses genoux indéfiniment, c’est un automatisme inconscient. Quand nous en prenons note consciemment, cela s’arrête… pour reprendre éventuellement quelques minutes plus tard quand il y a à nouveau une absence au présent de notre part et qu’alors le seuil de vigilance est à nouveau affaibli. C’est une forme de schéma conditionnel élémentaire… probablement lié à un irrépressible envie d’être ailleurs… qu’ici et maintenant !
Assis le bord du canapé, la télécommande à la main, nous zappons d’une chaîne à l’autre pensant : « allez, je regarde juste une minute ce qu’il y a sur cette chaîne… voyons ce qu’il y a sur l’autre… voyons sur l’autre… et sur celle-ci». Une heure après, on est encore là, scotché à l’écran, le regard hébété, la télécommande toujours à la main. Une heure dans un état de transe hypnotique. Dans ce glissement dans l’inconscience, les conditions sont réunies pour que se réplique le schéma conditionnel du zapping halluciné. Pourtant nous pouvons prendre conscience d’être resté là, ahuri devant l’écran, avec une heure d’absence dans notre agenda mental. La prochaine fois, nous pourrons peut être nous réveiller au bout d’une demi-heure et la fois suivante après cinq minutes. Ce qui veut dire que nous retrouverons un peu plus de présence.
Continuons
avec l’exemple de la dispute. Vu avec un peu de distance, la séquence est aussi
très mécanique : a) Il y avait en moi, ce vague-à-l’âme, cette mauvaise
humeur
liée à des pensées qui me tournent la tête, b) puis il y a eu un
prétexte :
n’importe quoi, que les poubelles n’ont pas été sorties, que A (il ou elle) est
rentrée tard, etc. La négativité qui était en moi s’est mise à la recherche
d’une cause et bien sûr elle l’a trouvé (searching a cause to react).
C’est un procédé habituel du corps de souffrance. Le corps émotionnel est très
malin quand il s’agit de trouver des justifications. c) Ensuite, il s’est
produit une bouffée émotionnelle, d’où la colère et tout ce qui s’en est suivi.
d) Se sont donc développés toute une série de
réactions stéréotypées.
Toujours les mêmes. Combien de fois cette scène s’est-elle reproduite ? ! ! De
nombreuse fois. C’est un schéma conditionnel. Avec un peu d’attention, je peux
observer que l’inconscience était là dès le début dans la pensée compulsive.
Plus précisément, l’affaiblissement de la conscience ne vient pas de la
pensée compulsive, du fait de marmonner en soi-même dans la mauvaise humeur,
mais du fait que je me suis identifié à son verbiage. C’est très
important. Après tout que mon esprit soit bruyant ou non n’est pas le principal.
Tout est question d’identification. Les problèmes commencent avec
l’identification car c’est en elle que se manifeste l’inconscience. C’est parce
que je me suis agglutiné à cette activité mentale de
macération de pensées
moroses que j’ai perdu conscience. Je suis tombé dans le bourbier des
histoires
que l’ego aime à se raconter sous la forme de monologue intérieur. Je suis tombé
dedans et j’ai été comme étourdi. D’ailleurs, avec un peu d’habitude, nous
verrons qu’une personne qui est perdue dans son monologue intérieur a comme un
voile dans le regard.
Voilà ce que signifie la déréliction dans son vrai sens. Qui n’est pas celui des existentialistes : la chute du sujet Je dans le flux mental d’une pensée qui n’est pas maîtrisée, mais qui se pense toute seule et qui me pense. Quand nous en sortons, nous avons le sentiment de sortir d’un tunnel, avec la maladresse, la confusion, les remords etc. Et tout cela paraît tellement stupide. Et c’est stupide ! Parce que justement accompli dans un état de stupeur !! Si nous avions affaire à un processus créatif original, il serait difficile d’en venir à bout, mais ce n’est pas du tout le cas, les schémas conditionnels se répètent toujours suivant les mêmes modèles. Si nous devions rechercher une « cause » dans un lointain passé (un couplet sur la petite enfance et même l’Oedipe en prime !) ce serait interminable. C’est inutile et il n’est pas sûr que ce soit efficace. Tout ce qui importe c’est d’en prendre note dans le moment présent (to notice it in the present moment ) : « ahhh… ! » Il ne s’agit pas de lutter contre en opposant une volonté consciente aux tendances inconscientes, ce qui ne fait que perpétuer le conflit et renforce la tendance. Il s’agit de mettre en lumière le processus, sans ajouter de jugement moral, sans condamner et sans louanger non plus d’une manière ou d’une autre. Observer avec lucidité, de manière neutre et en pleine conscience. Donc pas de condamnation, pas d’identification. L’un et l’autre nourrissent l’ego, tandis que la prise de conscience en elle-même ne provient pas de l’ego.
Bien sûr, on peut aussi rétorquer qu’il est plus facile de voir les schémas conditionnels chez autrui plutôt qu’en soi-même. C’est tout à fait exact. Nous pouvons même apprendre beaucoup en observant les autres. C’est indéniable. Et ce n’est pas très réjouissant, car nous verrons très vite que les êtres humains sont pris dans des routines qui ne sont pas de simples habitudes et que pour beaucoup, la vie se consume dans des schémas conditionnels dont nous aimerions désespérément les voir sortir. La compréhension approfondie des schémas conditionnels nous apprend la compassion. Pour le reste, l’argument est juste. La paille dans l’œil du voisin est plus facile à voir que la poutre dans mon œil. Mais les mécanismes sont les mêmes. Ce n’est pas personnel, c’est humain et je ne suis pas différent des autres. Cependant, et c’est là que les choses se corsent, comme l’ego joue toute son existence dans les schémas conditionnels, il a tout à gagner à ce que nous n’en soyons pas conscient. L’ego ne peut nous mener par le bout du nez qu’en induisant un état d’inconscience. La mauvaise foi invétérée dont il fait preuve revient toujours à maintenir de l’inconscience ou à nous maintenir dans l’inconscience. Au fond, l’ego adore le drame, il adore rejouer les mises en scène dramatiques enregistrées autrefois, car le drame donne une importance énorme à l’histoire qu’il se raconte. Le drame soulève beaucoup de pathos et nous sommes portés à croire n’importe quoi à partir de moment où une idée est fortement colorée par de l’émotionnel. Le drame donne une confirmation qu’il existe bien un moi vindicatif, « réel », avec des problèmes « réels » et ce « moi », auquel nous avons tôt fait de nous identifier, nous persuade de sa réalité en racontant mentalement une histoire. Le drame est une manière habile de nous faire admettre qu’identifié à ce moi, nous avons forcément raison de persister dans une attitude et que ce sont les autres ont tort, ou encore plus fort : j’ai raison et c’est forcément la vie qui a tort ! « You feel that you are moraly superior to Reality !«…Attendez un peu, je vais vous raconter pourquoi ! » Et bien sûr, plus la pensée radote de cette manière et plus elle perpétue des schémas conditionnels.
2) C’est une cage mentale où on tourne en rond. Et l’existence y est tellement confinée, tellement rétrécie. Elle manque d’espace, elle est complètement obnubilée par un train de pensées compulsives. Nous avons perdu toute spontanéité et toute relation créative avec la Vie. Ce n’est assurément pas cela vivre dans la liberté. Vivre dans la liberté, c’est être affranchi des conditionnements de l’ego. Et ce n’est pas pour demain ou pour un autre jour, dans un vague futur, ou en attendant que... C’est pour maintenant. La liberté ne peut pas se situer dans le futur. Dans le futur il n’y a qu’un concept de la liberté, un fantasme de liberté, une rêverie de liberté. Il n’y a de liberté que dans le moment présent. La liberté n’est pas quelque chose qu’il soit possible « d’atteindre ». La liberté s’exerce maintenant dans le présent à l’égard de ce qui l’entrave, la limite ou la restreint. Donc nécessairement, puisque nous y sommes, en relation avec les schémas conditionnels dans lesquels nous avons tendance à nous perdre pour tourner en rond dans des répétions indéfinies. L’acte de l’attention dans lequel je prends conscience d’un schéma conditionnel est la liberté même, la première et dernière liberté. L’autre « liberté », celle qui nous serait promise pour plus tard, pour demain, pour un de ces jours, ce n’est que du vent. Une tromperie de l’ego cherchant à différer l’action immédiate de la prise de conscience, en se donnant du temps psychologique. Une manière subtile de se dérober sous un prétexte ou un autre… pour surtout ne rien changer ! Et c’est la plus belle contradiction : nous disons vouloir être libre et une fois mis en demeure, au bord du précipice, au moment de traverser le pont… nous battons en retraite, nous ne voulons surtout pas être libre ! Non, non, non. Nous ne voulons pas lâcher les conditionnements, car un sens de l’identité y est investi. Or précisément, la liberté est création de soi par soi, la liberté, c’est s’autoriser à être un autre, à ne plus être celui que l’on a été, ce « moi » qui porte depuis si longtemps les lourdes valises de son passé névrotique. Avec les bobines d’enregistrement des schémas conditionnels. Lâcher les valises, c’est perdre le « moi » fabriqué par la pensée avec le papier collé des événements passés. Le moi « conceptuel ». L’irréversible de la liberté, c’est, comme dit Stephen Jourdain, poser les valises… et partir en sifflotant ! Et bien, nous préférons rester sur le quai avec un regard de déterré et surtout ne pas lâcher les valises. C’est la drôlerie de la scène. Il y a dans les valises toutes sortes de cadavres embaumés, les souvenirs du passé, notre histoire. C’est mort, poussiéreux et cela empeste, mais c’est là que nous mettons notre petit moi précieux. (cf. Tolkien Le Seigneur des Anneaux, Gollum : « …mon précieux ! »).
La croyance sous-jacente, c’est que je suis mon histoire et non que cette histoire m’appartient dans la région du souvenir. Mortelle croyance, mais poison souvent distillé qui nous mène droit à la servitude. En effet, si j’adopte cette croyance, lâcher mon histoire, c’est disparaître, me perdre, me volatiliser. L’ego a une terreur folle de perdre ses petits bouts d’histoire avec lesquels il compose une « identité ». Et il sait que de toute manière, c’est ce qui va lui arriver, car mon histoire individuelle a une fin dans ma mort, comme elle a eu un début avec ma naissance. Le problème, c’est que l’identité que fabrique l’ego est une fiction. Je ne suis pas une histoire. Mon histoire m’appartient, comme l’album photo sur la cheminée, mais ce n’est pas ce que je suis. Il y a en moi quelque chose de précieux, mais ce n’est pas ce que l’ego a inventé et ce n’est pas mon histoire. Si je pouvais ne serais-ce qu’un instant sentir l’immensité toujours ouverte de la présence, dans le Je suis, je goûterais à un sentiment d’identité autrement plus vaste et plus libre, le sentiment d’identité immanent à l’Etre. Mais comme je m’agrippe à une identité limitée au moi dont je ne veux pas me départir, je traîne avec elle l’ensemble des schémas conditionnels qu’elle comporte. Avec, de temps en temps, rarement, comme dit Bergson, une échappée belle où, coïncidant vraiment avec ce que je suis, j’ai l’élan magnifique, la poussée intérieure d’un acte libre. Le reste du temps, c’est le personnage conditionné, avec ses montages habituels et ses automatismes. (texte) Un paquet de tendances, de samskaras, comme on dit dans la psychologie indienne. Et c’est ce qui fait aussi la ronde du karma dont parlent les bouddhistes et dont ils veulent s’affranchir. Mais il est inutile de se perdre dans une théorie complexe de la renaissance pour le comprendre. La clé est psychologique. Elle tient à la relation entre la pensée et les conditionnements issus du passé, dans la mesure où nous ne cessons pas de les réactiver sans cesse ou de les perpétuer.
La liberté commence dans l’observation lucide de ces mécanismes, (texte) dans le fait d’en être véritablement témoin et non pas complice par identification. L’affranchissement ne peut être réalisé qu’en observant attentivement comment ils se manifestent. Au niveau collectif, dans l’histoire par exemple. Voir comment l’histoire humaine bégaye dans les mêmes schémas réactifs. Voir ensuite comment en autrui, se répliquent les schémas conditionnels. Voir enfin en nous même… exactement la même chose ! Voir d’un seul coup d’œil, c’est défaire l’identification habituelle. Ce qui ne demande aucun effort, mais se produit spontanément parce qu’alors le lien est coupé. Le lien entre la pensée et le schéma conditionnel via l’émotionnel.
Parvenu en
ce point, il y a cependant une erreur d’interprétation possible. Ayant compris
que la servitude réside dans l’identification au domaine de la pensée
conditionnée, on peut croire que la liberté consiste à entretenir une autre
pensée qui serait elle centrée sur la conscience. Une « pensée » de
présence à soi. C’est à partir de cette idée fausse, et en toute bonne foi, que
se sont perpétuées toutes sortes de pratiques contemplatives qui enseignent à
« penser à soi » tout en rejetant toute indentification. Ce qui revient à
diviser l’esprit en deux : d’un côté la pensée d’un moi dirigée vers la vie
mondaine, et de l’autre la pensée d’un autre moi
qui doit surveiller le
premier et apporter plus de présence. Pour un esprit religieux, ce serait être
actif dans le monde et entretenir en même temps la pensée de Dieu. De même, on
peut interpréter l’enseignement de Gurdjef, qui demande de se souvenir de soi (self-remembering)
comme une incitation à développer un moi « spirituel », que l’on opposera au moi
« mondain ». Or le résultat est désastreux, la division entre soi et soi
affaiblit l’esprit et incline à tous les travers de l’introspection. C’est
exactement ce que fait Amiel dans son Journal quand il prétend qu’il
idolâtre la liberté… ou plus exactement le concept de la liberté ! Car la
lecture de son Journal le démontre de manière écrasante, quand
l’intellect est mis au service de la condamnation de soi, il ne fait que
perpétuer l’auto-négation et accentuer les schémas conditionnels.
L’introspection, au sens
occidental du terme, n’a jamais libéré personne ;
étant elle-même égocentrique, elle n’est pas la lucidité,
(texte) car être lucide, c’est
précisément prendre conscience des mécanismes de l’ego lui-même.
D’autre part, comment pourrions-nous être totalement présents à ce qui est, présent à ce que nous sommes en train de faire, en entretenant une constante division intérieure ? C’est absurde. Et quel sens peut avoir une liberté qui n’est qu’une « posture intellectuelle ? » Une liberté dans les retranchements de l’intellect, un moi conceptuel libre, c’est une illusion de l’ego. Ce n’est pas la liberté ni la liberté au sein de la présence. La Présence n’est pas une forme d’activité de la pensée, mais l’état de l’Être qui est déjà en lui-même inconditionné. C’est le point le plus subtil, le point le plus délicat. Ce qui est plus intérieur en moi que moi-même, n’est pas un ego personnel. Dans la région la plus intime de la Conscience, là même où elle ne fait qu’un avec l’Être, il n’y a pas de place pour la « personne » au sens où nous l’entendons d’ordinaire, la petite personne. L’Immensité tranquille de la Présence est impersonnelle et exhale un parfum souverain de liberté. Nous sommes peut être sur le chemin de comprendre que le Soi est liberté par essence, et qu'il il n’a pas besoin d’être rendu libre. A ce niveau, le Silence est maître, de sorte que nous n’avons pas besoin de nous dire en nous-mêmes que nous sommes libre pour l’être. Nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes libre. Le concept de « libération » est ultimement alors lui-même vu comme une illusion. C’est l’ultime parole de l’Advaita-Vedanta. Vous voulez vous libérer ? Mais vous libérer de quoi ? Vous êtes libre ! Simplement vous ne le savez pas encore, ce n’est pas encore une évidence intuitive. Alors vous vous appuyez sur principe de libération. Et bien continuez à vous appuyer fort sur le principe en question… il finira bien par céder ! Et vous verrez alors que vous êtes libre.
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Sur le plan politique, on peut discuter à perte de vue de l’importance souveraine de la liberté, de l’accès à l’autonomie des peuples, de l’affranchissement nécessaire vis-à-vis de la tutelle d’un pouvoir arbitraire et contraignant. Il y a une place pour cela dans la réflexion en philosophie politique. De même, il y a une place pour le principe responsabilité dans le droit et une reconnaissance du libre-arbitre humain. Mais le point faible de ces approches est de rester théorique et d’ignorer la dimension psychologique.
Mettre en relation la liberté et l’habitude, c’est examiner comment l’action s’inscrit dans la Nature ; comment l’inertie présente dans la matière est à même tout à la fois de résister à la spontanéité créatrice de l’esprit et de la porter. De l’habitude aux schémas conditionnels il n’y a qu’un pas, car c’est le même principe de mécanisme actif présent dans les choses qui s’y rencontre. Prendre conscience des niveaux de conditionnement psychologique présent en l’homme est une découverte qui n’est pas flatteuse et qui ternit sérieusement l’image du libre-arbitre à laquelle nous sommes habitués. Ce qui donnerait très largement raison à Nietzsche (texte) dans sa critique incendiaire du libre-arbitre. Mais l’intérêt principal de cette approche est de d’insister fortement sur l’importance de l’attention dans notre vie quotidienne. Nous pouvons aussi comprendre par là pourquoi les psychologues disent que plus de 75% de nos pensées sont répétitives. L'intérêt est aussi de montrer qu’un travail sur soi est nécessaire dont les outils sont déjà entre nos mains et notamment celui qui importe par-dessus tout au philosophe : la compréhension. Il est essentiel de garder la compréhension vivante et de s’en souvenir dans toutes les circonstances de la vie. Cette connaissance est libératrice.
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Questions :
1. Faut-il maintenir la distinction entre bonne et mauvaise habitude ou l’abandonner et rejeter l’habitude en tant que telle ?
2. Quelle justification donner à l’habitude dans le domaine moral ?
3. Peut-on considérer l’habitude comme une forme d’hygiène de vie ?
4. Ne peut-on pas dire que les troubles obsessionnels sont par excellence l’illustration des schémas conditionnels ?
5. En quoi la connaissance des mécanismes du mental vient-elle aider à défaire les conditionnements ?
6. Cela a-il un sens de parler d’ego libéré de ses conditionnements ?
7. Le conditionnement individuel exclut-il la responsabilité?
© Philosophie et spiritualité, 2008, Serge Carfantan,
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