Leçon 17.   Le fleuve du temps        

    Le découpage du temps en moments distincts passé-présent-futur est-il un artifice ? la réalité du temps n’est elle pas plutôt dans la valeur d’écoulement continue d'une  durée ? Ce ne sont plus pas alors les instants qui feront le temps, mais un flux sans trêve d’événements. Le Devenir. Toute la question est alors de savoir comment interpréter le flux du temps.

    Peut-il se comprendre, comme nous le pensons parfois, comme une sorte de courant torrentueux des choses qui est extérieur à la conscience ? Cela signifie-t-il que nous sommes plongés, jetés, dans un temps qui nous précède toujours ?

    Cette métaphore du fleuve du temps indique le cours du Devenir qui emporte toutes choses. La métaphore du fleuve nous parle-t-elle mieux du temps que l'analogie (R) de la ligne passé-présent-futur ? Ce qu’il nous faut déterminer, c’est si le cours du temps est au dedans de nous ou s’il est au dehors. En d’autres termes : Le temps est-il objectif ou subjectif ?

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A. Le temps dans l’attitude naturelle

    Du point de vue de la vigilance quotidienne, la réponse est toute trouvée. Avant toute réflexion, nous avons tendance à « réaliser » tous les objets pour en faire des « chose en soi ». Nous posons par avance que l’espace « existe », que le temps « existe », que la causalité du monde « existe ». La réalité est là-devant, nous y sommes projeté. Il est dans la nature de l’attitude naturelle de penser le temps sous la forme d'un "quelque chose" qui passe. Il n’est pas nécessaire de convoquer la science pour penser l’objectivité du temps. L’ek-stase de la vigilance s’accompagne d’une déréliction dans le temps, dans l’espace et d’une chute dans un monde causal. Dans ce sentiment d’être-jeté dans le monde qui nous prend au réveil, il y a l’idée que nous sommes pris dans le flot continuel du temps qui passe. (texte)

   Quelle forme prend cette représentation du temps? Nous croyons  qu’il existe un temps chronologique commun à tous les phénomènes et à tous les événements que nous percevons, un temps standard qui emporte toutes choses. L’assassinat de César aux Ides de mars, la guerre en Yougoslavie, la campagne électorale en France ou au U.S.A. , les déboires de Madonna, ou les résultats du tiercé, tout est là, inscrit dans le cadre du temps, que nous percevons comme unique et universel. De la même manière, il est naturel de penser que l’espace « existe », et aussi universel que le temps. De la même la causalité semble aussi aller de soi, comme un processus universel et réel. En d’autres termes, de même qu’il y a un temps standard, il y a aussi un espace standard et une causalité standard. C’est ce que nous croyons dans l’attitude naturelle. L’univers nous semble une « grande boîte » dans laquelle résident des « choses », qui sont les corps terrestres et les corps célestes en mouvement ; ces choses sont dans l’espace et pris dans le flot du temps, comme elles sont mues par des causes.

    ---------------L’attitude naturelle se rencontre dans un certain nombre de comportements typiques. C’est par exemple les besoins de repères sociaux du temps. Nous avons besoin de donner à la durée un certain nombres de bornes fixes : la fête nationale, la fête de Noël, le premier de l’an, la Toussaint, Pâques et le carnaval etc. Le temps nous apparaît comme repéré par des moments spécifiques. Chaque culture possède son propre calendrier, ce qui veut dire son propre découpage de la durée. Nous avons besoin de cette convention sur le temps pour nous le rendre plus familier. Mais cette représentation est relative. Il est assez artificiel, par exemple, de dire que nous sommes en 2003, en 2010 ou 2020; nous pourrions tout aussi bien être à l’année 4000 ou 250. C’est seulement une convention culturelle de donner une date, en choisissant tel ou tel point de repère. Mais c’est une convention indispensable à la conscience collective d’un peuple conscient de son Histoire. C’est aussi l’expression d'une commodité dans l’ordre de l’action. Nous avons besoin de nous figurer une réalité du temps valide pour tous et pour tous les phénomènes. Privés de repères sociaux nous serions perdus. Robinson Crusoé seul dans son île, prend très vite une planche pour tracer des marques et compter les jours ! Il se redonne des repères sociaux du temps qui le rattache virtuellement à la communauté des hommes. Un spéléologue enfermé dans une grotte pendant un temps prolongé est affecté par l’absence des rythmes jours/nuits, il a besoin de repères pour savoir où il en est. Nous ne pouvons pas affronter directement la fluidité pure de l’écoulement du temps, il faut que nous lui ajoutions des repères pour que nous ayons une prise sur le temps. Même si c'est une illusion. (texte)

    Le fait de mesurer le temps l’assimile à de l’espace. (texte) C’est ce que fait le calendrier, qui nous donne le sentiment de pouvoir planifier le temps. Il nous faut cet espace pour mettre nos rendez-vous ou nous rappeler des événements. L’espace est une dimension où nous éprouvons toute la puissance de notre pouvoir d’agir ; il nous est naturel de représenter le temps dans les termes de la puissance de la volonté du moi. La volonté de puissance de l’ego réclame cette prise sur le temps. Le calendrier nous donne un sentiment royal de puissance, le sentiment de couvrir une immense durée, de la posséder, comme si nous étions, en tant qu’homme agissant, au-delà de l’écoulement du temps, maître de la durée.  Notre représentation habituelle nous dit le contraire, que nous sommes précipités dans le temps. Nous ne pouvons pas contourner l’écoulement du temps. Dans le Monde concret, il me faudra avoir la patience d’attendre. La contradiction devient: je me sens soumis à la traction perpétuelle du Temps et en même temps je prétends l’abolir comme s’il n’existait pas.

      Le seul point de  réalité sur la feuille du calendrier est minuscule, c'est le point d’aujourd’hui à cette heure même. Ici et maintenant. Considéré le temps ne m’appartient pas. Je fais « comme si » il pouvait m'appartenir en le voyant comme de l’espace. Il est plus facile pour l’ego de faire "comme si", de maîtriser l’espace tout en croyant maîtriser le temps. Cette confusion du temps et de l'espace (texte) est si habituelle, que dans la vie quotidienne, nous regardons l’espace comme un équivalent du temps. Dire que le Panthéon est « à trois cent mètres », ou « à 5 mn » revient au même. Nous faisons « comme si » le temps était une sorte d’espace, mais ce n’est qu’un stratagème, ce n’est pas la vérité du Temps.

    Le temps objectif que réclame l’attitude naturelle, comme condition de la représentation de la vigilance, est un simple concept pratique. (texte) Le rapport entre ce concept et le Temps réel n’est pas élucidé du simple fait que l’on « pose » un temps unique, universel, commun à tous les phénomènes. Cela ne dit pas ce qu’est le Temps. Il n’est pas du tout évident que ce temps là soit réel. Par contre, ce qui est clair, c’est qu’il est d’abord psychologique (texte).

B. Le temps objectif de la physique classique

    Faisons-nous un progrès vers une compréhension plus exacte du temps quand nous recourrons à une représentation scientifique ? Qui dit représentation scientifique, dit représentation objective et qui dit objectivité scientifique dit mesure. La première représentation scientifique du temps dont nous disposions est sous nos yeux dans la mesure de l’horloge. Je dis que ma montre mesure le temps. Les aiguilles se déplacent sur le cadran et se déplacement me donnent les secondes qui multipliées par 60 donnent les minutes, qui multipliées par 60 donnent les heures etc. Je regarde ma montre et je me dis que cela fait un quart d’heure que j’attends devant la gare que l’on vienne me chercher. 15 mn, c’est un chiffre objectif, c’est le même chiffre que donne la pendule de la gare, que me donnent les repères de la radio, l’horloge lumineuse sur le panneau publicitaire. (texte) Ce n’est pas « subjectif », ces 15 mn sont valides pour vous et moi, pour le vendeur de journaux ou la personne au guichet de la gare. Nous voilà devant quelque chose de réel et d'objectif : une heure, c'est une heure monsieur !! C’est objectif !! Scientifique !!

    Très bien. Mais soyons plus précis. Qu'est ce que ce temps? Peut-on dire que l’horloge mesure le temps ? Prenons un exemple. Un coureur est sur le stade, sur la ligne de départ. Son entraîneur se tient près de lui avec le chronomètre et dit « partez » ! 10 mètres, 20, 30, 80 mètres et une fois la ligne franchie, l’entraîneur appuie sur le chronomètre : 10 s 30. Le mouvement du coureur n’est bien sûr pas régulier. Il y a accélération depuis le début. Le mouvement du chronomètre lui par contre est régulier. C’est pour cela que nous le prenons comme un repère.

            A _____________B___________ C___________ D

         t1____________ t2___________ t3__________ t4

    Il y a deux mouvements que nous mettons en correspondance. Au point A, l’aiguille du chronomètre est au zéro. Le coureur est dans les starting-block. Au point B, 35 mètres plus loin, l’aiguille s’est déplacée à un autre point, la graduation de l’écran indiquant 6 s, au point C, l’aiguille indique 12 s 30. Ce que nous mesurons ainsi, c’est le décompte d’un certain nombre de simultanéités d’événements, soit l’événement A de la position du coureur et l’événement t1 de la position de l’aiguille du chronomètre. Nous comptons des espaces parcourus. Toute mesure se fait dans l'espace. Comme le mouvement du chronomètre possède une régularité, il sert de mesure à un autre mouvement irrégulier, celui du coureur. Qu’est-ce qu’une horloge ? Un dispositif qui entretient un mouvement régulier, mouvement qui est gradué, subdivisé en espaces dans lesquels se fait la mesure. Il peut avoir un moteur mécanique, des ressorts, ou électrique ou atomique, mais c’est le même principe : entretenir un mouvement régulier. La meilleure horloge est celle qui donne la meilleure régularité (actuellement l’horloge atomique). Le résultat sera toujours le décompte de simultanéités d’événements considérés comme participants d’un unique temps standard. Que nous comptions en seconde, minutes, jours, années, ou siècles, c’est le même principe qui est à l’œuvre dans la mesure mathématique du temps et cette mesure est toujours une mesure d’espace. (texte)

    Nous voyons encore un transfert du temps sur l’espace. En effet l’idée de mesure appelle celle de gradation dans l’espace. Est-ce à dire qu’en fait, ce que nous mesurons, ce sont surtout des espaces, des intervalles entre des événements ? Si c’est le cas, nous ne mesurons pas le temps ! Faisons avec Bergson une hypothèse. Supposons que le temps s’accélère, qu’il s’écoule beaucoup plus vite. Comme quand nous mettons l'image en accéléré sur un DVD. Qu’est-ce qui sera affecté ? Cela apparaîtra-t-il dans la mesure ? Non. Le temps est le rythme du changement, d’écoulement de tous les événements. S'il va plus vite, cela signifie que tout ce qui est dans le temps s’écoulera plus vite. Le coureur ira plus vite et l’aiguille aussi et à la même cadence. Le nombre de simultanéités sera exactement le même ! Il n’y aura strictement rien de changé dans la mesure objective. Une variation dans l'écoulement du temps n'affecterait pas la mesure de l'horloge, car l'horloge qui mesure se trouve elle-même dans le temps. Par contre, estime Bergson, une variation dans l’écoulement du Temps, une accélération du Temps, ou un ralentissement peut être éprouvée par la conscience, ici par le coureur. Parce que le temps est un moment de conscience avant d'être un moment de la réalité extérieure. (texte)

    La conséquence en est donc, qu’en réalité, la représentation scientifique ne mesure pas exactement le Temps. Elle ne le considère que comme une variable t qui correspond à un décompte de simultanéités. Elle prend pour système de référence un dispositif qui possède un mouvement régulier pour mesurer un autre changement. Assimiler le temps à un nombre, c'est l'aplatir dans une abstraction. Cela peut-être le nombre du mouvement de l’aiguille de la pendule, mais c’est exactement la même chose avec le système de référence de la rotation de la terre sur elle-même, du mouvement de la lune dans les repères sociaux. La représentation scientifique délivre cependant un concept du temps qui possède une exactitude mathématique. Elle donne à l’objectivité une forme supérieure à celle que se propose l’attitude naturelle. Mais elle ne modifie pas le sens du temps, elle se situe en prolongement de l’attitude naturelle. Soyons précis. Plus exactement, la science classique, ne rencontre pas directement le problème du Temps. Elle fait du temps un prérequis, elle ne fait que remplacer le temps par une simple abstraction, une variable t. Le défi qui consisterait à s’interroger sur la nature du Temps et son rôle n’a été vraiment relevé que par la physique la plus contemporaine.

    Il n’y a donc pas de rupture complète entre l’attitude naturelle et la science classique. La science classique prolonge des postulats réalistes qui sont déjà présents dans l’attitude naturelle. C’est pour cela qu’au fond, nous ne sommes pas bousculés par la représentation du temps que l’on rencontre chez Newton. L’univers y est représenté comme une immense boîte, dont les côtés seraient les vecteurs de l’espace : longueur, largeur, profondeur et s’y ajoute une dimension de temps. Les « choses » physiques, sont dans cet espace originel qui est, selon les dires de Newton, un absolu,  (R) un attribut de l’entendement de Dieu. De même, les choses sont prises dans un temps absolu, unique, qui est le temps objectif, lui aussi attribut de l’entendement de Dieu. Les choses possèdent un ordre de localisation géométrique qui est leur situation dans l’espace. Elles possèdent aussi leur ordre d’apparition, qui est leur succession dans le temps. Logiquement, la causalité devrait être aussi un attribut de Dieu et aucun lien n’apparaît entre l’espace et le temps.

    «... Les temps & les espaces n'ont pas d'autres lieux qu'eux-mêmes, & ils sont les lieux de toutes les choses. Tout est dans le temps, quant à l'ordre de la succession : tout est dans l'espace, quant à l'ordre de la situation. C'est là ce qui détermine leur essence, & il serait absurde que les lieux primordiaux se mûssent. Ces lieux sont donc les lieux absolus, & la seule translation de ces lieux fait les mouvements absolus ». Principes mathématiques de la Philosophie naturelle.

    Il est frappant de remarquer ce caractère de « réalité absolue » donné à l’espace et au temps, au point qu’ils ont la caractéristique de choses en soi, d’éléments qui existent indépendamment de tous les objets pris dans leur trame et même indépendamment de notre conscience. Si on enlevait les planètes, les constellations, il y aurait toujours cette grande boîte qu’est l’univers ! A notre échelle, dans l’attitude naturelle nous partageons ce point de vue. Nous nous représentons nous-mêmes comme un individu jeté dans un temps et un espace qui ont un caractère « absolu ». Le réalisme de l’attitude naturelle se conjugue avec la prescription de l’objectivité scientifique, pour faire du temps un en-soi réel indépendant de l’observateur ou de la conscience qui vit dans le temps.

    Deux questions restent latentes :

    1) La physique doit-elle nécessairement admettre un temps standard, unique et universel ?

    2) Qu’est-ce donc que le temps, par delà les simplifications commodes que nous utilisons, ou les abstractions scientifiques ?

C.  Relativité du temps objectif

    S’il est une question sur laquelle la physique contemporaine a effectué une remise en question radicale, c’est bien celle du temps. Dans la physique classique, le temps est considérée comme identique à lui-même dans tous les points et les directions de l’espace. On avait donc tablé au XIXème siècle, sur cette représentation d’un espace à trois dimensions, absolu, indépendant des objets matériels qu’il contient, espace soumis aux lois de la géométrie d’Euclide. D’un autre côté, on pensait le temps dans une dimension, complètement distincte. Le temps est lui aussi absolu et s’écoulant à un rythme constant, indépendamment du monde matériel. En clair dans cette représentation, il n’y a pas de relation entre le temps et l’espace, ni de relation entre la matière l’espace et le temps. Le temps n'a pas vraiment de réalité ni d'efficience.

    ---------------1) La théorie de la relativité restreinte d’Einstein, démolit ces concepts. Elle montre d’abord que la mesure du temps est toujours relative, et relative à un observateur qui se prend lui-même comme système de référence. Il n’y a de référentiel que par rapport à un sujet conscient, l’observateur. Et la mesure est dépendante du mouvement de l’observateur. Deux observateurs en mouvement l’un par rapport à l’autre n’ordonneront pas de la même façon les événements qu’ils percevront. Chacun aura sa propre mesure du temps et sa propre mesure de l’espace. Deux événements se produisant dans l’univers ne leur sembleront pas séparés par le même intervalle de temps et par la même distance. Il n'est en fait pas possible de s'assurer dans l'absolu de la simultanéité des événements. Certes, dans la vie quotidienne, les différences ne sont pas aperçues. La vitesse constante, extrêmement rapide de la lumière c, fait que nous avons toujours l’impression de voir ensemble la même chose se produire. Mais ce n’est qu’une approximation correspondant à notre échelle, celle de la vigilance. En réalité, nous n’avons jamais de prise sur un temps absolu, mais seulement sur un temps relatif (R) à un système de référence préalablement choisi. Toutes les mesures de l’espace et du temps sont relatives.

    C’est une chose que nous sommes parfaitement capables de comprendre en ce qui concerne l’espace. Imaginons deux observateurs flottant dans l’espace et observant un parapluie. A voit le parapluie à gauche et incliné.

    B le voit à droite l’extrémité supérieure étant loin de lui. Si on pense dans un cadre à trois dimensions, il devient clair que les spécifications spatiale « gauche », « droite », « en haut », « oblique », sont relatives à celui qui perçoit. Ceci est bien connu à propos de l’espace. Mais en ce qui concerne le temps, la situation de la physique classique était différente. On pensait que les spécifications « avant », « après », « simultanément », avaient une signification absolue, indépendamment du système de coordonnées. Ce que montre Einstein, c’est que les spécifications temporelles aussi sont relatives et dépendent de l’observateur. Nous devons recommencer la même gymnastique mentale, que nous venons d’effectuer avec l’espace. « avant », « après", « en même temps » ne se pensent que par rapport à un observateur. Si dans la vie quotidienne, nous admettons que les événements se déroulent dans une même séquence, c’est que la vitesse de la lumière est si grande que nous supposons que nous observons les événements à l’instant où ils surviennent. Mais quand l’observateur bouge à une vitesse élevée, le laps de temps entre l’apparition de l’événement et son observation joue un rôle décisif pour établir l’ordre d’événements. Des observateurs se déplaçant à des vitesses différentes ordonneront les événements de manière différente.

    C’est une question d’échelle qui situe la pertinence de nos représentations. A notre échelle les différences sont très minimes, mais à l’échelle subatomique, il y a des effets mesurables ; en raison des vitesses proches de la lumière atteintes par certaines particules et de masse nulle. La théorie de la relativité montre que toutes les mesures mettant en jeu l’espace et le temps perdent ainsi leur valeur absolue : il n’y a pas d’espace ni de temps indépendamment d’un observateur.

    2) Mieux, on ne peut pas séparer espace et temps comme la physique a cru pouvoir le faire. Il faut les penser ensemble. Ce qu’il faut considérer, c’est un tout, le continuum espace-temps, l’espace et le temps formant une totalité insécable. Les concepts d’espace et de temps comme entités absolues et indépendantes sont donc abolis. La théorie de la relativité générale franchit en plus un pas décisif : non seulement les mesures de l’espace et du temps sont relatives, mais la structure de l’espace-temps est dans son ensemble liée à la répartition de la matière. L’univers est espace-temps-matière. De la découle l'idée vertigineuse selon laquelle  le temps a une vitesse d’écoulement locale, différente en chaque point de l’univers. L’analyse de la gravitation a en effet montré que la gravitation est susceptible d’incurver l’espace-temps. Au voisinage d’étoiles de masse énorme, l’espace-temps est comme déformé. Ainsi peut-on observer qu’un rayon lumineux venu d’une étoile lointaine, semble se courber en passant près du soleil. En réalité la lumière va toujours en ligne droite, c’est l’espace lui-même qui se courbe. De même en est-il pour le temps. Le temps ne s’écoule pas de la même façon en tous les points de l’univers, il est lié à la masse et au mouvement des corps physiques. (texte)

    D’où le célèbre paradoxe des jumeaux de Langevin, disant que si deux individus de même âge étaient placés, l’un sur Terre, l’autre dans un vaisseau spatial très rapide, l’un vieillirait nécessairement plus vite que l’autre. Si A faisait un voyage de 10 ans, son frère pourrait sur terre vieillir de 20 ans. A retrouvera alors B avec dix ans de plus, alors qu’ils sont jumeaux. C’est un peu comme si l’un était, dans le fleuve du temps, au milieu du courant et l’autre était proche de la berge, l’écoulement n’étant pas le même. Le Devenir temporel ne s’arrête pas bien sûr, mais le temps est bien plus élastique, bien moins rigide que nous le croyons. Pas du tout "standard" comme un simple nombre. Sur Terre, bien sûr, ce n’est pas perceptible, puisque nous gardons le même référentiel. Les différences temporelles sont infinitésimales. Entre un habitant du Tibet et un habitant des plaines de Hollande, on ne voit pas de différence d’écoulement du Temps. Notons aussi que dans l’exemple, le jumeau qui s’en irait sur le vaisseau spatial ne verrait pas non plus de différence dans l’écoulement, puisque toutes les horloges à bord auront elles-mêmes accéléré et que l’écoulement temporel affecte tout objet. Il est possible qu'il sente l'accélération du temps. Néanmoins, la relativité générale montre que les vitesses d’écoulement du temps varient localement en fonction de la masse et de la vitesse. Dans des conditions comme celle d’un vaisseau très rapide doué d’une masse faible, les écarts vont se produire. Expérimentalement il est possible de vérifier ce point de vue. Deux horloges atomiques A et B réglées à la même heure et placées dans des systèmes de références différents verrons leur écoulement temporel varier. Une horloge A placée dans un avion tournant en sens inverse de la Terre, finira par marquer un décalage avec l’horloge B restée sur Terre. Cela a été vérifié.    

    Résumons La remise en cause relativiste du temps creuserun fossé entre la représentation du temps dans l’attitude naturelle et celui de la science.

    a) Nous nous rendons compte que ce que nous appelions « absolu » veut dire « relatif à l’échelle humaine », dans l’expérience de la vigilance. Dans l’infiniment petit et dans l’infiniment grand, la représentation classique du temps perd sa signification. La vérité de la représentation classique du temps est donc indissociable de l’expérience du temps dans la vigilance quotidienne.

    b) D’autre part, si l’espace-temps est lié à la répartition de la matière, il est aussi logique d’admettre qu’en l’absence du déploiement de la manifestation matérielle, il ne peut y avoir ni espace, ni temps. L’univers peut dans une singularité initiale avoir un commencement et avoir une fin, et être fini. L'Univers produit dans le cours de son évolution son propre temps et son propre espace. Au point de la singularité initiale de la naissance de l’Univers, il n’y a ni espace, ni temps, ni causalité. L’espace et le temps se déploient avec l’explosion et l’expansion de la manifestation. La cosmologie contemporaine tente de penser la singularité initiale dans une représentation utilisant la théorie quantique du champ unifié et de représenter le déploiement de l’univers dans la théorie de la relativité. Dès que la matière se déploie dans le big bang, les lois relativistes entrent en validité et se maintiennent tout le long de l’évolution de l’Univers. Selon toutes probabilités, au big bang pourra succéder alors le big crunch par lequel l’Univers s’effondrera sur lui-même et retournera à sa singularité initiale. La potentialité de l’univers est alors résorbée dans sa source, temps et espace sont annihilés, et puis le cycle du temps recommence, faisant apparaître une nouvelle manifestation, ce qui veut dire un nouveau déploiement espace-temps-matière etc. Cela peut tout aussi bien dire que le temps de la Nature n'a en fait pas de début ni de fin, qu’il se meut en cercle de création, conservation, puis destruction.

D. Écoulement intérieur et totalité

    Ill y a pourtant une idée ancienne qui peut être maintenue dans le contexte de la relativité, celle d’un univers-bloc. Dans la représentation déterministe de la physique classique, les équations de la dynamique trace des trajectoires de tous les objets d’une manière telle que la totalité de l’histoire de l’univers est en quelque sorte déjà écrite. Selon Laplace, (texte) un intellect surhumain, celui de Dieu, pourrait prévoir tout ce qui va se produire, par la connaissance de l’état actuel de l’univers et de ses lois. Le futur étant aussi déterminé que le passé, au fond la distinction entre les deux n’a plus guère de sens. Les équations sont indifférentes au sens du temps. Ce qui s’impose donc à l’esprit, c’est l’idée que l’instant présent est comme le curseur sur l’écran qui va d’un point à l’autre, sur un texte déjà écrit. L’univers est comme un livre dont nous feuilletons les pages. Ce n’est pas parce que nous sommes rendus à la page 108 que celles qui suivent ne sont pas écrites, elles le sont autant que celles qui vont de 1 à 107. Nous ne sommes sensibles qu’à une tranche très mince de durée dans un univers-bloc où tous les événements coexistent simultanément dans l’éternité.

    ---------------1) Dans cette interprétation n’est pas reconnue la dimension d’auto-transformation de la Durée, la possibilité d’un Devenir créateur et imprévisible. La relativité, qui a levé les tabous de la physique sur l’espace et le temps, n’ait pas été jusqu’au bout de son raisonnement en voyant l’Univers en entier comme Devenir. Newton avait été effrayé par l’instabilité de sa propre représentation de l’univers. Il n’avait pas été jusqu’à admettre que ses propres équations interdisaient un univers statique. Or, quand Einstein s’aperçoit que les équations de la relativité générale mènent droit à l’idée d’un univers instable, en expansion ou en contraction, il commence par ajouter un terme de répulsion, la constante cosmologique pour contrebalancer l’attraction universelle. "Erreur de ma vie" dira-t-il plus tard ! Cette tentative de sauver l’univers-bloc échoue devant les découvertes d'Edwig Hubble. Einstein manque une prédiction qu’il aurait pu faire, celle de l’expansion de l’Univers.

    ll est nécessaire de faire un pas de plus pour penser l’univers comme un Devenir universel. C’est une chose que de se représenter le temps, mais cela en est une autre de saisir le Devenir dans toute sa radicalité ! La représentation physique du temps peut-elle envelopper l’intuition métaphysique du Devenir ? La science peut-elle, de par sa méthode, saisir autre chose qu’un univers-bloc et appréhender un Univers en devenir ?

    Il faudrait pour cela qu’elle puisse incorporer ce qui fait défaut à sa représentation, l’idée d’une flèche du temps. (texte) La thermodynamique de Prigogine cherche à en relever le défi. Si les lois actuelles de la physique sont réversibles, il est indispensable de les modifier pour tenir compte de l’irréversibilité qui est manifeste dans la Nature. On peut, pour cela poser plusieurs flèches du temps :

    a) Reconnaître d’abord l’idée que l’Univers est en expansion. Il est plus grand aujourd’hui qu’il ne l’était. Sa température décroît ainsi que sa densité. Nous disposons donc d’une flèche cosmologique du temps. Cf. Stephen Hawking.

    b) Le second principe de la thermodynamique stipule que l’entropie (désordre) d’un système isolé ne peut que s’accroître, jusqu’à ce que le désordre maximal soit atteint. La statue laissée dans le jardin se décompose en perdant son ordre. (texte) Les montagnes s’usent. Cette tendance au désordre s’accroît avec la chaleur. Le Temps, dans la matière, coule dans le sens du désordre croissant. C’est la flèche thermodynamique du temps.

    c) La physique dispose aussi d’une flèche mathématique du temps dans la théorie probabiliste. Il y a plus de chance d’avoir un jeu de carte dans le désordre que rangé de manière croissante et par couleur trèfle, pique, cœur et carreau.

    d) Enfin, ce que propose Prigogine, c’est de prendre très au sérieux la considération de la Durée vécue, telle que Bergson l’a analysée. L’écoulement des vécus se fait en effet dans un seul sens. Nous ne nous souvenons que du passé et pas du futur. Le temps psychologique est irréversible. Cette flèche psychologique du temps est la plus importante.

    2) Dans les termes de Bergson : « Cette durée, que la science élimine, qu’il est difficile de concevoir et d’imaginer, on la sent, on la vit... comment apparaîtrait-elle à une conscience qui ne voudrait que la voir sans la mesurer, qui la suivrait sans l’arrêter... ? » Enlevons les repères artificiels mis sur la durée et tentons de percevoir l’écoulement du Devenir. Nous voyons que le monde change sans cesse et que rien ne demeure de façon stable, mais justement cette saisie du temps dans l’extériorité nous fait trop vite dériver vers une conception abstraite du temps. C’est dans l’intimité de notre propre conscience qu’il nous faut ressaisir le mouvement de la Durée. Le monde change, mon corps se transforme constamment. Je change sans cesse dans mes pensées. Le roulement du Temps n’a pas de trêve et il n’épargne rien ni personne. Il ne s’agit pas en moi seulement d’un défilé de vécus nettement séparés. Ce concept de défilé est insuffisant, car il introduit une rupture là où il n’y a qu’une constante auto-transformation. Il y a cette tristesse et voici que la tristesse se fond dans la perception paisible d’un paysage, puis que cette perception se fond dans la pensée que je dois aller chercher mon ami à la gare. Cette conscience s’écoule dans un flux continuel, enroulant sur elle-même les vécus, comme la boule de neige descend de la montagne en s’accroissant elle-même de ce qu’elle prend sur son passage. Le moi est ce flux de conscience. Il n’y a pas des « choses » appelés vécus qui seraient séparés les uns des autres. Gardons le concept de chose pour le champ de la vigilance et sa description correspondante de la matière. Si nous éprouvons vraiment l’écoulement du temps, nous verrons, « au lieu d’un discontinuité de moments qui se remplaceraient dans un temps infiniment divisible... la fluidité du temps réel qui coule, indivisible ». Pour rendre la valeur la plus intime du temps, il faut recourir à des métaphores et en particulier, aux métaphores musicales. La durée est « la continuité indivisible et indestructible d’une mélodie où le passé entre dans le présent et forme avec lui un tout indivisé ». La mélodie qui fut le passé chante encore dans le présent, car nulle part n’est marqué de point d’arrêt, autrement que sous la forme de pauses qui n’abolissent pas la continuité. Nous portons dans notre mémoire tout notre passé, car il est de l’essence du vécu d’être temporel, de s’enrouler dans les limbes de la mémoire dans le cours du temps.

    C’est un fait d’expérience que les choses durent. C’est un fait d’expérience que je vis consciemment cet écoulement en moi, pour autant que j’y prête un peu d’attention. Le Temps n’est pas donné d’emblée avec toutes ses possibilités. (texte) Il s’écoule et fait mûrir ce qui est dans un cycle éternel de création, de conservation, et de destruction, où les possibles se manifestent. Ce rythme de la durée est incompressible pour une conscience humaine. Ce qui est important dans la compréhension du Temps, ce n’est donc pas sa quantité (en heures, minutes et secondes), c’est la qualité du Temps et par-dessus tout son caractère imprévisible et neuf. Ce qui est sensible dans le vécu, c’est la vie présente dans la valeur du sentiment, et cela n’est pas quantifiable. Il n’y a pas de mesure pour peser l’amour. L’amour, comme la Durée, est toute intensité, qualité, mobilité fluide et joyeuse de la conscience qui aime. Chaque instant de la Durée est cette pure mobilité, chaque instant est ainsi radicalement neuf et ne se réduit pas à la simple répétition de ce qui a déjà été. Chaque instant est un moment de création. Vivre intuitivement la durée qui s’écoule, c’est entrer dans cette création, et faire de sa propre vie une création de soi par soi, au lieu d’en faire une simple répétition. C’est dans la mesure où la Vie se recrée sans cesse que la vie est réellement vécue. Bergson nous demande de retrouver l’intuition du temps en nous et d’abandonner toute conception abstraite du temps .Nous pouvons résumer les distinctions sur un tableau :

Compléter exercice 3i   (à compléter)

temps abstrait

Durée concrète

pensé et acquis

 

 

intuitif

extérieur aux objets et à la conscience

 

 

ne se mesure pas

décrit par la simultanéité de deux instants

 

milieu indéfini et discontinu

 

temps ou tout est donné d’avance et prévisible

 

répétition

nouveauté

 

qualité

 

    La rupture que demande Bergson avec l’ancien paradigme du temps est franche. Elle n’est pas facile, puisque ce qui est au fond demandé, c’est de mettre en parenthèses l’appréhension réalisante du temps dans la vigilance. Cela implique un lâcher-prise dont nous ne sommes pas capables dans la tension vigilante. La durée est là pourtant, elle est « la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre », elle ne connaît donc pas ces continuelles ruptures, ces allers et retours que nous introduisons dans ce tiraillement dans le temps abstrait qui est notre conscience superficielle : ce que Bergson appelle le moi superficiel. Il est possible aussi que nous ayons peur d’affronter la vérité du Devenir dans sa forme la plus abrupte. A ceux qui sont pris de frayeur Bergson répond :

    « Qu’il s’agisse du dedans ou du dehors, de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C’est ce que j'exprimais en disant qu’il y a du changement, mais qu’il n’y a pas de choses qui changent.

    Devant le spectacle de cette mobilité universelle,quelques-uns d’entre nous seront pris de vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels attacher la pensée et l’existence. Ils estiment que si tout passe, rien n’existe, et que si la réalité est mobilité, elle n’est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et l’esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses – Qu’ils se rassurent ! Le changement, s’ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra bien vite comme ce qu’il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d’une fixité qui n’est qu’un arrangement éphémère entre des mobilités ».

    Nous ne pouvons pas mieux inviter à l’appréhension de la réalité du monde relatif dans son dynamisme infini que ne le fait Bergson. Il faut bien ici remarquer que ce n’est pas seulement une description psychologique. C’est du Temps universel qu’il est question dont la formule est tout change et tout change toujours (texte). Paradoxalement, c’est dans la conscience radicale du changement que se rencontre aussi le non-changeant, l’éternel ! S'il y a bien une chose dans ce monde relatif qui est éternellement stable, c’est sa nature toujours changeante !

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    Le Temps est donc tout à la fois objectif et subjectif, suivant ce que nous avons proprement en vue dans le phénomène du temps, mais il n’est objectif que parce qu’il est essentiellement relatif à un observateur conscient.

    Nous pouvons distinguer le temps psychologique appelé Durée, du temps objectif qui est celui de la mesure du temps. Du temps objectif, nous avons vu l’interprétation classique et relativiste. A travers le changement qui occurrent dans le Monde est en fait pensé un temps qui est le temps de la Nature, différent du temps conventionnel dont nous nous servons quotidiennement dans l’action et dans la représentation historique.

    L’appréhension objective du temps ne touche pourtant pas la réalité du Temps comme Devenir. C’est l’approche intuitive, métaphysique, qui seule peut nous faire découvrir la vérité du Temps perçu dans la fluidité de son écoulement infini.

    Cependant, il y a un paradoxe à élucider : comment peut-on discerner le temps dans la valeur de l'instant, comme nous l'avons montré précédemment, tout en maintenant l'idée que le Temps est un fleuve sans fin ?

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Vos commentaires

Questions:

1. Est-il juste de dire que plus nous sommes vigilant à l'égard de ce que nous avons à faire, et moins nous éprouvons le temps?

2. Quel est le principal intérêt du temps chronologique?

3. Peut-on identifier le temps chronologique avec le temps de la Nature?

4. Dire que la mesure du temps est relative veut dire quoi au juste?

5. La Durée est-elle la quintessence de la mesure du temps ou bien l'ancrage de toute réalité dans le Devenir?

6. Pourquoi la durée serait-elle création et non pas simplement répétition?

7. La formule "tout change et tout change toujours" contient un paradoxe, lequel?

 

     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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