La pensée
occidentale a été découpée en périodes dont celle de la
Modernité suivie du
Siècle des Lumières. La Modernité
s’ouvre avec Descartes et Galilée et le projet inaugural de la
techno-science, parvenu jusqu’à nous avec le succès
que l’on connaît. Descartes a en son temps opéré une rupture
avec le Moyen-Âge,
pendant lequel la philosophie ne devait être selon les mots de Saint Thomas d’Aquin
que la « servante de la théologie ». Il y a chez Descartes une volonté explicite de
placer l’exercice de la philosophie sous l’autorité
de la
lumière naturelle de l’intelligence présente en tout homme.
L’expression « lumière naturelle » entre dans le langage des érudits et se
retrouve chez Pascal, Malebranche, Spinoza ou Leibniz. Descartes est parvenu à
faire admettre que la lumen naturale, « lumière naturelle »
suffit pour toute question d’ordre scientifique. Ainsi, par exemple, il n’est
pas nécessaire de croire pour rencontrer l’évidence
dans le domaine des mathématiques. La raison suffit pour accéder à
l’universalité du vrai, elle n’a pas besoin d’autre appui que l’évidence.
Par contre, en matière de compréhension des Écritures et de Mystères, il est
besoin de lumières surnaturelles, celle du
dogme et celle de la
foi qui passe la raison. C’est un dilemme typique de
Pascal. La foi relève d’un ordre qui est au-dessus de la
raison, et non pas
contre.
Cela n’a l’air de rien, mais cette distinction est prodigieuse de conséquences, car, après des siècles et de siècles de subordination, elle autorise une véritable émancipation de l’esprit en dehors de la tutelle de l’Eglise. Quand les historiens parlent du « siècle des Lumières », ils ont bien sûr en vue le rayonnement au XVIIIème, d’une République des Lettres éclairée, avec un certain nombre de grands noms : Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert. Mais il ne s’agit évidemment pas seulement de littérature, mais surtout de diffusion du savoir, d’où l’importance centrale de l’Encyclopédie. (doc) Le siècle se veut éclairé de la lumière du savoir et non plus des lumières de la religion. Et si le grand siècle se veut éclairé, comme la lumière s’oppose à l’obscurité, le savoir s’oppose à l’obscurantisme. Il est indiscutable que la diffusion de la philosophie des Lumières a pris très tôt une inflexion anticléricale qui n’a fait que se développer avec le temps.
Nous laisserons ici de côté la dimension purement historique que le lecteur pourra trouver abondamment exposée ailleurs. Nous nous attacherons au sens du tournant que constitue le siècle des Lumières. Quel est le point de vue le plus pertinent pour le considérer ? S’agit-il de nous gausser avec fierté d’une période d’histoire pour la donner en exemple ? Après tout les Italiens font de même avec la Rome antique. Ce serait idéologique et futile. Non, l’enjeu est ailleurs. S’agit-il d’une leçon d’émancipation politique ? D’un plaidoyer en faveur du savoir scientifique ? La leçon des Lumières n’est-elle pas surtout une sorte de déclaration d’indépendance de l’esprit vis-à-vis de l’autorité ?
* *
*
Nous allons
pour commencer nous arrêter sur un opuscule de Kant Was ist Aufklärung?,
Qu’est-ce que les Lumières ? Texte très court, mais incontournable. Le
terme allemand d’Aufklärung rejoint tout ce
que nous avons pu dire à
partir du latin lux, lumière, dans
lucidité. Il n’y a de compréhension que lorsque l’intelligence voit
en toute clarté. L’homme éclairé, c’est,
c’est celui qui est à même de conduire son existence dans la connaissance,
tandis que l’ignorant est
celui dont l’esprit demeure dans l’obscurité, la confusion, la nuit. Nous voyons
que la signification des Lumières est plus profonde que l’idée de
progrès des sciences à laquelle on la ramène le
plus souvent.
1) Le terme allemand d’Aufklärung enveloppe une idée dynamique de diffusion, de propagation, de sorte que selon lui, il faudrait souvent le traduire par les expressions progrès des Lumières ou parfois accès aux Lumières.
Le texte de
Kant commence par une attaque vigoureuse résumée dans une formule : « Aie le
courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des
Lumières ». Le reproche est moral, Kant y voit une
faute. Pourquoi ? Tant que l’homme ne
fait pas un usage complet de son intelligence, il reste immature, à l’état de
mineur et n’atteint pas la majorité. Dans un état immature de l’intelligence,
l’homme est « incapable de se servir de son entendement sans la direction d’un
autre ». Nous avons vu que c’est le sens du
tuteur qui soutient pendant un moment le
développement de l’arbrisseau,
mais que l’on doit jeter une fois que l’arbre arrive à
maturité. Se
tenir par soi-même est autonomie et maturité. Il y a un impératif moral
à faire en sorte que l’homme sorte de la minorité pour entrer dans la majorité.
Nous pouvons comprendre l’injonction kantienne en deux sens : d’une part une
adresse à tout homme de se lever pour faire usage de sa propre
raison et devenir mature, d’autre part un
impératif dirigé vers les
éducateurs pour qu’ils fassent en sorte que leurs élèves accèdent à la
majorité. Nous y reviendrons.
Comme on pouvait s’y attendre, le mot tuteur apparaît dès le §2. Kant voit une forme de paresse que de continuer à s’appuyer un tuteur alors même que l’on est adulte. (texte) L’humanité a été trop longtemps maintenue dans une sorte d’apathie spirituelle. Un état d’inertie de l’intelligence. Un esprit paresseux glisse sur la pente de l’imitation, Kant y voit un choix, celui de rester mineur toute sa vie, une lâcheté, un manque de courage à user de sa propre raison dans la conduite de la vie. Inversement, cette attitude explique la facilité avec laquelle, dans tous les domaines, les tuteurs parviennent à maintenir leur emprise. Concrètement : pas la peine de réfléchir par moi-même, il suffit que fasse du copier/coller d’un livre. Pas la peine de me questionner en matière de morale ou de religion, il suffit de suivre une autorité religieuse. Pas la peine de prendre soin de mon corps, il suffit de déléguer au médecin etc. « Il ne m’est pas nécessaire de penser, pourvu que je puisse payer » ! Et c’est ainsi que l’existence humaine est semblable à celle du bétail que l’on mène et qui n’ose pas se frayer un chemin, tant il a peur du danger de marcher seul.
Mais il est possible que l’homme s’éclaire lui-même. Une seule condition : qu’il soit libre de le faire. Et il y aura toujours des exemples d’hommes qui se sont redressés. Ceux-là ont « secoué le joug de la minorité », ils répandent autour d’eux le « sens raisonnable de l’appréciation de sa propre valeur », de la dignité pour « chaque homme à penser par soi-même ». C’est au fond toute la dignité et le sérieux de l’enseignant, donc le noble sens du tuteur, mais Kant remarque aussi que ce chemin n’est pas facile : « un public ne peut que parvenir lentement aux Lumières », parce qu’il n’est pas aisé de se débarrasser des préjugés. A ce titre, il ne faut pas confondre révolution politique et transformation du mode de pensée. Une révolution peut mettre fin au despotisme, sans que pour autant la masse de préjugés dans l’opinion soit changée. Pour qu’un changement plus profond intervienne, il faudrait que chacun use de sa « liberté de faire un usage public de sa raison ».
Ce qui veut
dire ? Par usage public de la raison,
Kant entend la mise en œuvre d’une réflexion personnelle comme le serait celle
des savants discutant d’une question, ou la communication dans le « monde des
lecteurs ». Par usage privé de la
raison, l’usage qui peut être autorisé, permis à un
------------------------------homme dans les
limites de la fonction qui lui est attribué. Ce qui implique qu’il y a un
certain nombre d’activités régies par des
mécanismes sociaux purement fonctionnels, largement artificiels, qui ne
peuvent pas faire l’objet de discussion. « Alors il n’est certes pas permis de
raisonner ; il faut au contraire obéir ». « Ainsi, il serait très dangereux
qu’un officier auquel sont supérieur a donné un ordre veuille en service
ratiociner à voix haute sur le caractère approprié ou sur l’utilité de cet
ordre. Il faut qu’il obéisse ». Par contre,
et c’est là que se rencontre la position de Kant, on ne peut pas l’empêcher de
contribuer, en tant qu’être de raison à une réflexion sur les fautes commises
dans les opérations politiques et militaires, et il a parfaitement le droit de
soumettre son jugement au public. De même, le citoyen devra s’acquitter des ses
impôts et se soumettre aux actes de la justice. Ce qui ne l’empêche pas pour
autant de contribuer publiquement à un débat sur le bien fondé de
ces impôts, ou d’une législation qui mériterait d’être modifiée. Cet usage de la
raison doit toujours rester libre et il est apte à répandre les Lumières parmi
les hommes. On a donc ce paradoxe : « raisonnez autant que vous voudrez et sur
tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! »
2) Suit une
très longue analyse consacrée à la position du prêtre. Kant va répliquer le
même raisonnement. Il appartient à la fonction du religieux ayant une charge
dans l’Église de s’adresser à
sa fidèles selon la doctrine dont il est le serviteur. Il y a une
organisation sociale de l’Église et par conséquent, une fonctionnalité interne
de tous ceux qui y travaillent. Le prêtre doit donc officier selon la doctrine
et il faut aller jusqu’à dire selon le dogme. Cependant, parce qu’il est homme
doué de raison, il est de fait inclus dans la communauté des savants et il
prend par à une réflexion publique. Il a ainsi vocation à communiquer ses
pensées, « ses propositions pour un meilleur aménagement des choses de la
religion et de l’Église ». Il y a donc une nette dualité. D’un côté comme
prêtre du fait de sa fonction il est un mandataire de l’Église, ce qu’il dit
n’est pas « quelque chose qu’il n’a pas le pouvoir d’enseigner selon son opinion
personnelle… Il dira « Notre Église enseigne ceci ou cela ». D’un autre côté,
comme savant, il a toute latitude de pouvoir s’engager dans sa parole dans
la défense de ce qu’il estime juste et lui semble fondé. A condition qu’il ne
s’il n’y trouve « rien de contraire à la religion
intérieure ». Dans le cas où il se rencontrerait une contradiction, « il ne
pourrait en conscience remplir sa fonction, il lui faudrait s’en démettre ». Il
faudra donc assimiler l’usage privé de la raison à celui de l’usage de la parole
dans une réunion domestique prévue à cet effet. Là le prêtre remplit sa
fonction. Mais s’il écrit des livres, s’il communique dans les
médias, le
prêtre s’engage en tant que savant et fait un usage public de sa raison. Là « le
prêtre jouit d’une liberté illimitée de se servir de sa propre raison et de
parler en son nom propre ».
Mais, dira-t-on, une « société de prêtres » ne peut-elle exiger de ses membres qu’ils prêtent serment de « respecter immuablement certains symboles » ? Ce contre quoi Kant s’insurge, c’est la volonté de maintenir éternellement une tutelle, qui serait contraire au progrès des Lumières. Un tel serment serait un contrat nul et non avenu, même s’il était entériné par le pouvoir politique. Il est essentiel d’étendre les connaissances, « de se débarrasser des erreurs » et de faire progresser les Lumières. Et puis, un Peuple pourrait-il de lui-même raisonnablement se donner pareille loi ? Non. Le prétexte d’un risque à l’encontre de l’ordre public n’est pas non plus valable. Il faut laisser ouverte la porte qui permette au fidèle de mettre en doute la « constitution religieuse ». Si un homme peut quelques temps ajourner son accès aux Lumières, il ne peut pas y renoncer. Ce serait « violer les droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds ».
Le même argument vaut pour le politique assumant la souveraineté d’un État. Il n’est pas au pouvoir de souverain de décider de ce que le Peuple doit ou non penser. Son autorité ne vient que de ce qu’il a sur ses épaules la responsabilité de son peuple et il doit en assumer la volonté. Bref, du moment qu’il veille à une amélioration des conditions de vie de ses sujets, « il peut pour le reste laisser ses sujets faire seuls et par eux-mêmes ce qu’ils trouvent nécessaire de faire pour le salut de leur âme ». Ce qui par contre le regarde, c’est que chacun reçoive une éducation correcte et ne soit pas empêché de travailler à son propre salut. Le politique n’a pas non plus d’autorité dans le domaine du savoir. Ironiquement, Kant cite une maxime : « l’empereur n’est pas au-dessus des grammairiens ».
Est-ce à dire que dès que si les conditions politiques favorables sont rassemblées, nous vivrons une époque éclairée ? La réponse de Kant est forte et il est très important de la retenir : « Vivons-nous une époque éclairée ? La réponse est non ! mais bien dans une époque d’accession aux Lumières ». Bien naïf celui qui prétendrait que notre époque pourrait donner une réponse différente à la même question. Nous ne sommes pas « parvenus aux Lumières », même si nous en sommes les héritiers.
Pourquoi ? Nous avons porté en Occident le projet des Lumières de transformation du système politique, nous avons promu la démocratie. Nous avons donné au projet scientifique des Lumières un élan fantastique. Nous avons suivi leur enthousiasme dans la promotion de la technique. Mais cela n’a rien changé, nous ne vivons toujours pas dans une époque éclairée. Kant adhère à une vision de l’Histoire qui enveloppe l’espérance d’un progrès des Lumières. L’espérance. Quel sens lui donner ? La réponse est déjà dans le texte, bien qu’il n’ait pas développé les implications. Nous serons vraiment dans une époque éclairée quand règnera véritablement une pensée libre et que l’homme pensera par lui-même.
1) Au §4 Kant dit « qu’il est dommageable d’inculquer des préjugés ». Question singulièrement difficile que de savoir ce que veut dire « penser sans préjugés » et « inculquer des préjugés » ! Nous avons vu que le préjugé consiste à coller sur les choses, sur les événements, sur les personnes, des jugements qui ne sont en rien le résultat d’une compréhension juste, mais qui précèdent tout examen. Bref, nous étiquetons le Monde avec un stock de croyances qui n’ont jamais été investiguées sérieusement. Il est juste de dire que l’opinion est dominée par des croyances inconscientes et elle fonctionne dans la réplication des préjugés.
A l’époque
des Lumières, la lutte contre les préjugés prend la forme d’une lutte contre
l’obscurantisme religieux au nom de la raison. Remettons-nous
mentalement dans le climat du film
Au nom de la rose
avec, en toile de fond, l’ombre inquiétante de l’Inquisition toujours présente.
Il faut comprendre le contexte de l’époque et savoir que tous les écrivains
dans le sillage de Descartes ont été confrontés à la censure et parfois
carrément mis à l’index. Descartes a dû fuir en Hollande. Spinoza y a été en
sécurité, mais il n’a même pas osé publier de son vivant son œuvre majeure
l’Ethique. La France est alors une monarchie de droit divin où le
catholicisme est religion d’État. A la révocation de l’Édit de Nantes en 1685,
les protestants sont contraints d’abjurer leur foi, de choisir entre
clandestinité et exil. Toute publication nouvelle se mesure nécessairement à la
question de savoir si elle est ou nom compatible avec les croyances
chrétiennes ou si elle tient des propos impies, dangereux pour la foi. Le
politique et le religieux sont mêlés et comme la religion est fondée sur un
credo, les tensions sont très fortes. C’est seulement en décembre 1789 que la
citoyenneté sera enfin accordée aux Protestants et aux Juifs. On ne plaisante
pas avec les croyances. La vérité se mesure à l’aune de la foi ! De plus, le
pouvoir politique est le jouet de luttes d’influences entre sectes rivales.
Lutte entre les jansénistes (dont Pascal était membre) et les jésuites. Au tout
début de la publication de l’Encyclopédie, les jésuites sont plutôt
enthousiastes, avant de se rendre compte qu’il s’agit d’une machine de guerre
dirigée contre eux. Le clan des encyclopédistes, Diderot et ses comparses entre
en conflit ouvert avec les jésuites. Une guerre idéologique sans
merci que Les Lumières finiront par remporter jusqu’à se substituer à eux dans
le conseil du Roi. Les écoles des jésuites sont fermées en 1761 et ils sont
chassés en 1764. Il ne faut jamais perdre de vue les luttes de clans et les
partis pris si l’on veut comprendre les Lumières.
Reste que
l’appétit de savoir conduit le siècle. Les découvertes de
Newton font une
impression considérable et ont un puissant retentissement. Kant en est fortement
influencé. L’idée que l’homme peut avoir une foi inébranlable dans le
pouvoir de la raison humaine s’impose et on parlera bientôt de la « raison »
comme autrefois on parlait de la « foi ». Non pas comme d’une
faculté de
l’esprit, mais comme une instance d’autorité. Guizot évoque « la souveraineté de
raison ». Talleyrand emploie la formule « la papauté de raison » ! C’est dire à
quel point le déplacement de l’autorité en matière de vérité est
important. La méthode scientifique est en train de faire des émules et on
enseigne qu’il est important de s’appuyer sur l’observation et l’expérimentation
au lieu de confiner l’étude dans le commentaire savant de la Bible avec les
moyens conceptuels emprunté
à Aristote. Les Lumières reprocheront à l’Eglise romaine d’avoir maintenu
l’esprit humain des siècles en esclavage. D’être responsable de l’obscurantisme.
Le fatras du Moyen-Age. Emerge donc la posture dit du « philosophe »
propriétaire légitime de la raison qui récuse les croyances aveugles, les
préjugés et les superstitions maintenues sans être soumis à l’esprit critique.
Au libre examen de la raison. Voltaire déploie dans ses lettres un verbe
caustique contre les stéréotypes de son temps. L’ironie fait mouche et invite le
doute. Diderot s’en prend à l’absolutisme du droit divin. Le Souverain doit être
éclairé par les lumières de la raison, s’appuyer sur un régime parlementaire,
gérer les affaires dans un souci d’équité en ayant en vue le bien commun. Cet
idéal sera proposé à Frédéric II de Prusse et à la tsarine Catherine de Russie.
Logiquement, il conduira à la percée révolutionnaire de 1789 et à la formulation
des Droits de l’Homme et du citoyen.
2) Toutefois, ce serait arrogance et prétention ridicule que de raisonner en termes historiques pensant, qu’après ce revirement de l’Histoire nous serions entrés dans une « époque éclairée » tandis qu’en arrière du temps, il n’y aurait qu’obscurantisme et barbarie. C’est une illusion rétrospective (texte) en contradiction avec la réalité. Les préjugés sont de tout temps et de toute époque, ils n’ont pas disparu comme par magie avec l’avènement du Siècle des Lumières. Allons plus loin. Le XVIIIème siècle s’est autoproclamé « siècle des Lumières » sans écouter la mise en garde de Kant. Il s’est targué d’une supériorité historique dont il a fait une idéologie. Et c’est ainsi qu’est né le mythe du progrès. Or si nous avons assez d’honnêteté intellectuelle pour lire les textes de près, nous verrons que la réputation du XVIIIème d’être une époque « éclairée » ne résiste pas à l’examen. C’est une idéalisation qui voue quelques idolâtres à sélectionner soigneusement leurs citations et à en occulter tout aussi soigneusement beaucoup d’autres.
Le cas de
Voltaire
est très caractéristique. Il est le prototype de l’intellectuel engagé au
service de la justice et de la liberté de pensée que l’on appelle au secours
quand l’opinion s’égare. Genre :
« Au
secours Voltaire, ils sont devenus fous ! ». Mais ce qu’on omet de dire, qu’il
est très loin d’être au-dessus de tout soupçon. Voltaire a activement participé
à la traite des noirs et on trouve maints passages dans ses écrits qui ne
laissent aucun doute sur ses opinions. Sur ses préjugés et son indécrottable
racisme. Il faut savoir tout de même qu’il était très affairiste, il raisonnait
le plus souvent sur la base de l’utilité. Comme affairiste il s’en tirait très
bien, il est devenu très riche. Avec pas mal d’accommodements sur les préjugés.
(texte)
« Nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres ; on nous
reproche ce commerce. Un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus
condamnable que l’acheteur. Ce négoce démontre notre supériorité ; celui qui se
donne un maître était né pour en avoir ». (texte)
Cela s’appelle du racisme qui se range
parmi les préjugés les plus dommageables, pour reprendre les termes de
Kant. Et encore, le mot est faible. On peut continuer avec son Traité de
Métaphysique : « Je vois des singes, des éléphants, des nègres, qui semblent
tous avoir quelque lueur d'une raison imparfaite » etc. arrêtons-là, ce n’est
pas glorieux, mais nous pourrions continuer. Les passages sont plus bien plus
nombreux qu’on ne le pense. Voltaire tient aussi des propos nettement teintés
d’antisémitisme, et de xénophobie.
Il y a des pages et des pages chez Voltaire qui, publiées aujourd’hui dans les
medias, lui vaudraient un procès. Et ne parlons pas de la misogynie, car
c’est un préjugé banal au XVIII ème.
Considérons l’idée énoncée par Kant, qu’il nous faut diffuser les Lumières, ce qui implique diffuser le savoir, donc tout faire pour apporter une éducation la meilleure qui se puisse offrir à l’ensemble des citoyens. Au minimum une bonne instruction. C’est une chose que l’on vante tout à fait à bon droit, comme un credo républicain et quand il s’agit d’en trouver une autorité, on cite les Lumières comme les éducateurs par excellence. Vrai, Rousseau a écrit l’Emile. Kant un Traité de pédagogie. Mais pour Voltaire, il faut lire dans le texte. Cette lettre ne souffre aucune ambiguïté sur ses opinions :
« Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends, par peuple, la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir, comme moi, une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manoeuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes : cette entreprise est assez forte et assez grande. (...) Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu ».
Mépris hautain qui ne sied guère à l’aura d’un auteur qui ne se rattrape qu’avec son Traité sur la Tolérance. Assez désolant, mais la rhétorique, la verve et le brio d’écrivain n’exclut pas les sottises et les préjugés. La conclusion revient à Victor Hugo qui touche juste : « Mais qu'est-ce donc que Voltaire ? Voltaire, disons-le avec joie et tristesse, c'est l'esprit français » ! Du brillant dans l’expression, le sens de la saillie pour faire de l’esprit et polémiquer, mais peu de profondeur. Une icône malvenue pour incarner des valeurs révolutionnaires. Le plus curieux, c’est que finalement l’Histoire lui a rendu justice, en le mettant en effigie d’un billet de banque ! Non seulement Voltaire était effectivement du milieu des affaires, mais il a œuvré activement à la promotion des thèses libérales d’Adam Smith.
Il
faut écouter en entier la conférence de Marion Sigaut pour remettre les pieds
dans le réel et se déniaiser de toutes ces sottises que l’on rentre dans la tête
des enfants dès la classe de 4 ème. Car bien sûr, Voltaire n’est pas un cas
isolé, on trouve aussi des propos du même acabit chez d’autres auteurs du
siècle. (texte)
C’est une falsification historique
de présenter les écrivains des Lumières comme des hommes qui auraient fièrement
combattu des préjugés quand à l’évidence les textes prouvent qu’ils les ont
partagés. Nous ne pouvons pas non plus nous en tirer en disant seulement « à
l’époque c’était banal », car précisément ce que nous attendons des esprits
éclairés, c’est qu’ils soient capables de renverser les préjugés. Ce n’est
pas une tâche surhumaine, la preuve, c’est qu’il y a des auteurs dont la
lucidité a été assez vive pour entrevoir leur source et les dénoncer. Le
penchant de Montaigne pour le relativisme culturel
lui a donné l’ouverture d’esprit nécessaire pour qu’il ait pu écrire : « Il n’y
a rien de
barbare et de sauvage en cette nation, à ce
qu’on m’a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son
usage ». (texte)
Phrase qui invite Lévi-Strauss. On peut rire de l’audace de Rousseau sur les
méfaits du colonialisme : « Si j’étais chef de quelqu’un des peuples de la
Nigritie, je déclare que je ferais élever sur la frontière du pays une potence
où je ferais pendre sans rémission le premier Européen qui oserait y pénétrer ».
(texte)
A ceux qui font l’éloge des conquistadors et oublient leurs massacres en
Amérique du Sud, à bon entendeur, salut !
Marion Sigaut met en évidence, preuves à l’appui, le mépris du peuple que n’ont cessé de manifester les Lumières. Elle montre qu’ils ont ouvert un boulevard au libéralisme économique avec des conséquences déjà calamiteuses à l’époque. Ils ont théorisé et mis en pratique le travail des enfants, la paupérisation des masses, le bagne, la maltraitance systématique des pauvres, ils ont été souvent compromis avec la dépravation des mœurs. Celle que Rousseau dénonce très nettement dans certains textes qui correspondent bien à des réalités historiques avérées. Après tout, que l’on ait rattaché le Marquis de Sade aux Lumières n’est pas l’effet du hasard.
Parler avec Kant plus modestement d’accession aux Lumières est donc une formule plus juste. L’éradication des préjugés est une tâche dont la réalisation est indéfinie et qui suppose une lucidité constamment renouvelée. (texte) Que nous trouvions des erreurs chez des écrivains les plus célèbres est une invitation supplémentaire pour assumer l’injonction kantienne : aie le courage de te servir de ton entendement ! Ne te contente pas de t’appuyer sur l’autorité d’un autre et de vivre sous sa tutelle ! Aie le courage de penser par toi-même !
1) Une
attitude
servile dessert l‘intelligence au lieu de la servir (au bon sens du
terme). Et c’est exactement… ce qui permet d’inculquer des préjugés
et de maintenir une immaturité de l’intelligence. Et c’est là que nous
retrouvons la question de l’éducateur
soulevée plus haut. Comment enseigner sans inculquer des préjugés ? Ou,
inversement, par quel biais les préjugés
sont-ils perpétués dans
l’enseignement ? L’attitude servile qu’est-ce que c’est ? Lisez Buffon.
L’impression qu’on en tire, c’est d’être confronté à un incroyable conformisme,
à du catéchisme bien écrit. Point d’audaces mystiques, point d’élan
métaphysique, ni de lumière spirituelle comme chez Maître Eckhart. Du
commentaire. En fait, l’attitude servile par
excellence, en religion comme ailleurs, c’est le commentarisme,
dans tous les domaines le règne du copiste myope. Quand le savoir est
tué par l’érudition. Quand le sens critique est éliminé au profit de la glose,
quand la créativité, et le sens de la réflexion se perdent, quand le modèle
de l’étude devient une répétition dépourvue d’audace, de sensibilité et
d’intelligence. Quand l’étude n’est plus qu’une digestion et une rumination
dans une glose convenue. Sans esprit. De la langue de bois
en
politique, à la langue
de bois en histoire, en science, en tout… et même la langue de bois en
philosophie ! Un discours qui n’interroge jamais le réel et ses paradoxes, mais
se tient à distance dans le commentaire indéfini de ce qu’une
autorité (canonique)
a pu en dire. De sorte qu’après un temps d’incubation, celui qui y pénètre
délaisse toute investigation personnelle pour répéter la parole d’autorité, au
point de devenir incapable de penser sans chercher une référence pour appuyer ce
qu’il dit. De l’érudition où l’analyse du texte tue finalement son esprit. Même
Kant n’aurait pas apprécié d’avoir été embaumé sous des tonnes de commentaires
comme on l’a fait ! Nietzsche aurait balayé ses commentateurs d’un souffle
tonitruant.
Mais revenons à notre question initiale. Admettons que sur le fond, Les Lumières nous ont bel et bien légué l’injonction à prendre soin de notre intelligence et à penser par nous-mêmes, au lieu de toujours en déléguer la responsabilité à quelqu’un d’autre. Toutefois, il est singulièrement difficile de saisir ce que veut dire penser par soi-même et facile de se méprendre sur le sens exact de cette formule.
Au sens psychologique, bien sûr, chacun pense par lui-même, d’ailleurs tellement que dans la conscience habituelle, la pensée tourne en rond. Nous sommes pensés plutôt que nous ne pensons. La plupart de nos pensées sont répétitives et mécaniques. Ce niveau psychologique de la pensée est il vraiment personnel ? Pour l’essentiel non. Les schémas mentaux qui tournent en boucle dans notre esprit sont assez communs et on les retrouve à l’identique chez beaucoup d’êtres humains.
Au sens logique, nous ne pensons que lorsque nous faisons un usage réel de cet outil qu’est le mental, ce qui veut dire mettre en œuvre notre intelligence pour conduire une investigation par nous-mêmes. Ce qui est pensé, dans le sens élevé du terme, c’est ce qui a été investigué en profondeur. Une formulation correcte dirait « j’ai beaucoup réfléchi à cette question », ou « je me suis interrogé très sérieusement sur ce problème », ou encore, « j’ai mené une longue enquête à ce sujet ». Avouons que la chose est assez délicate et que la plupart des hommes ne font que rarement une telle démarche ou même ne la feront jamais. C’est pourtant là que commence l’impulsion de la philosophie. C’est dans ce sens, - qui n’a rien de méprisant – de l’ordre d’un simple constat - que l’on peut dire que certains homme « ne pensent pas ». Kant est plus sévère, il introduit un jugement moral en regardant ces hommes comme « lâches » et « paresseux ». Tout homme devrait faire honneur à sa propre intelligence et ne pas la laisser en jachère.
Maintenant, penser par soi-même ne veut pas dire s’en tenir à ses opinions personnelles pour les défendre bec et ongles. (texte) A quoi bon défendre une opinion personnelle quand c’est une erreur ou un préjugé ? Et puis, faisons-nous seulement la part des croyances que nous avons adopté en vertu d’influences extérieures, de ce que nous avons pu comprendre de notre propre chef ? Si nous avons adopté une croyance sans l’avoir examiné, alors nous ne l’avons pas vraiment pensée, c'est-à-dire repensé par nous-mêmes.
Quand tu penses une chose, pense-là à nouveau, mais consciemment ! Alors seulement tu pourras dire que c’est ce que tu penses.
Il est tout
à fait possible que nos idées soient seulement empruntées et qu’elles ne
soient pas
éclairées. Quand
nous disons avoir sur tel ou tel sujet une opinion personnelle, cela peut tout
simplement vouloir dire que nous avons un avis
et que nous y sommes attachés. Que
nous y tenons par-dessus tout. Il y a des croyances qui sont un peu collantes !
Celles qui nous viennent d’une imprégnation culturelle,
sociales, familiale, qui se sont insinuées
dans notre esprit passivement par le biais des journaux,
de la radio, de la télévision ou d’Internet.
Très souvent du conformisme. Une masse
de conditionnement. Une somme de clichés et du prêt-à-penser
tiré de l’opinion commune. Ce dont la majorité des gens se contentent. Mais, l’anticonformisme
de l’opposition systématique, s’il ne fait que prendre le contre-pied de tout ce
qui se dit n’est jamais qu’un conformisme à l’envers, une révolte sans plus de
raison. La révolte de
l’intelligence (texte)
face au préjugé, ce n’est pas le fait de camper dans une opposition têtue et
bornée par principe.
Bref, il y a un moment où nous finirons par comprendre que nous ne pouvons pas nous contenter d’opinions, et il nous faudra jeter par la fenêtre la manie de vouloir tout trancher dans le paradigme raison/tort. Avoir une opinion personnelle, c’est cocher des cases de réponses toutes faites sur lesquelles il n’est pas nécessaire de mener une quelconque investigation. La maturité de l’intelligence, c’est aussi accepter de retenir même ses opinions en avouant franchement : « je ne sais pas ». Ouvrir un espace vide avec des questions. Ce qui est hautement positif. C’est une leçon que nous avons vu tout au début du cours avec Socrate. Mieux vaut prendre conscience de son ignorance que de prétendre avoir réponse à tout.
2) Ce qui nous amène à revoir la conception même de l’enseignement et singulièrement de l’enseignement scientifique. (texte) Quand devient-il rebutant pour l’étudiant ? Pas vraiment quand il est difficile, car la difficulté est passionnante à surmonter. Non, il le devient quand il est demandé à l’étudiant d’apprendre sans vraiment comprendre, de croire sans savoir, quand l’intelligence n’est plus sollicitée, et qu’il s’agit seulement de mémoriser. (texte) Quand bien même ce qui est enseigné serait vrai, si le savoir est inculqué sans justifications, sans précaution ni réserve, le résultat final est que cette prétendue instruction ne fait que donner l’habitude des préjugés. C’est tout à fait différent que d’être confronté à un enseignement vivant, passionnant, qui questionne et donne envie d’apprendre parce que l’intelligence est vraiment convoquée. Surtout, le véritable sérieux n’est jamais dogmatique. Il vous apprend aussi le sens des limites du savoir. Malheureusement, l’instruction que nous dispensons dans tous les domaines reste très dogmatique ! Le comble, c’est qu’en plus, sous l’influence du consumérisme ambiant, les étudiants en redemandent… pour « consommer » le savoir et le réciter sans réfléchir. Pour éviter de se poser des questions. Manière de cloisonner hermétiquement le savoir appris d’un côté et la vie de l’autre. Nous vivons dans une société où la division entre la connaissance et le monde de la vie est extrême. Alors qu’il est indispensable de se poser des questions quand on veut comprendre le monde de la vie. Et il est aussi indispensable de remettre en question l’information que nous recevons car elle est fragmentaire et susceptible de comporter des erreurs. Tout se passe comme si régnait une sorte de contrat tacite (doc) pour que le public soit maintenu dans l’ignorance et ne se pose pas de question. De sorte que d’un côté la pensée demeure involontaire et compulsive et de l’autre le savoir prend une forme si technique, si érudite, si hermétique qu’il est incapable d’interagir avec la vie.
Ce que nous attendons légitimement de la connaissance, c’est qu’elle soit éclairante. Ce que nous souhaitons de meilleur à un être humain, c’est qu’il puisse vivre une vie éclairée. La seule façon d’être libre qui aie un sens. Souvenons-nous de la phrase d’Épictète : « Il ne faut pas croire la foule selon laquelle seuls peuvent être instruit les hommes libres ; il en faut croire plutôt les philosophes, pour qui seuls les hommes instruits sont libres ». Seulement, quand Épictète parle des philosophes, il a dépassé toute interprétation érudite de la philosophie. Il a en vue la relation intime entre la connaissance et la conduite de la vie. Pas une simple compréhension intellectuelle, mais une compréhension vivante. La seule qui puisse délivrer une vie éclairée, c’est-à-dire plus consciente et plus sage. Il ne s’agit pas en effet, simplement de se prétendre « philosophe », de prendre la posture du philosophe, qui ne vaudrait que par son opposition à un clan opposé. Épictète fait explicitement la mise en garde.
3) Or c’est
exactement ce qui s’est passé à l’époque des Lumières. Il y avait le clan des
« philosophes » et le clan opposé, des Jésuites ou des chrétiens en général.
Guerre d’influence et de
pouvoir.
Comme dans toute opposition polémique, la querelle d’ego l’emporte sur l’enjeu
du vrai, la dérive du discours conduit souvent à faire fi de la vérité, pour le
triomphe d’une cause. Et c’est ainsi que subrepticement, la raison des Lumières
est devenue une idéologie.
Et une idéologie comme il se doit conquérante ; l’étendard de la raison menant
ses armées contre les hordes de l’obscurantisme et voilà la raison transformée
en un corps dogmatique de vérités. Elle est alors contaminée par ce à
quoi elle s’oppose et dont elle emprunte la nature. Voyez plus haut, la
« papauté de la raison » ! Le XVIII ème siècle va inventer le « culte de la
raison » jusque dans ses formes les plus délirantes. Au XIXème où Auguste Comte
promeut son « catéchisme positiviste » remplaçant les saints du christianisme
par des savants ! Il y aura désormais dans les sciences une
doctrine orthodoxe de la « raison »
(maintenue dans l’Université) et à côté des
hérésies irrationnelles
! (ceux qui ne pensent selon le dogme). De 1793 à 1794, c’est-à-dire l’an II et
III du calendrier révolutionnaire, à Paris, plusieurs églises sont confisquées
et transformées en temples dédiés à la « raison », comme Saint-Paul-Saint-Louis
dans le quartier du Marais. Le « culte de la raison » n’a pas duré, mais il a
existé, avec ses cortèges, ses dépouillements d'églises, ses cérémonies
iconoclastes, etc. Il s’agissait d’une nouvelle religion promue par Robespierre
vouée à remplacer le christianisme. Elle devait être universelle et être
missionnée dans le monde. Les jésuites avaient commencé à répandre dans les
colonies la bonne parole de la religion chrétienne et à se charger de
l’instruction des « indigènes ». Après avoir été destitués en France face aux
Lumières, ils seront massacrés dans les colonies. On retrouvera un schéma
semblable en Union Soviétique, alors que
la
doctrine officielle proclamait une
idéologie ouvertement
athée, la Ligue des Sans dieu détruisait les églises et se livrait à pas mal
d’atrocités sur les religieux. Au nom de la raison là aussi.
Répétons ce que nous avons montré dans une précédente leçon : la raison est une faculté de l’esprit, une faculté de synthèse capable d’ordonner notre vison du monde de manière cohérente. Rien de plus. La rationalité n'a pas de contenu définitif et elle est très largement en devenir. La raison n’énonce aucun dogme. Elle est avant tout une exigence intellectuelle. La raison n’est pas une idéologie et aucune idéologie ne peut se prévaloir d’être rationnelle. Nous savons bien que l’on ne peut parler de « culte de la mémoire », de « culte de l’imagination », ou « culte des sens » que par métaphore. Que l’on ait pu inventer un « culte de la raison » est assez étrange, mais s’explique aisément. Par le déplacement de la figure de l’autorité. Le Moyen-Age avait vécu sous la tutelle de l’Église, le siècle des Lumières s’est donné pour tutelle la raison, mais non sans tomber dans des travers idéologiques. Le mérite des Lumières est d’avoir largement contribué à nous défaire de la soumission à l’autorité religieuse, mais quant à se défaire de la soumission passive à l’autorité en général, c’est une autre paire de manches ! Et on voit que sous l’emblème de la « raison » on peut mettre toutes sortes de choses, pas forcément rationnelles, ni raisonnables d’ailleurs.
Qu’on le veuille ou non, il faut toujours revenir au problème posé par l’argument d’autorité. Nous avons vu à quel point les conséquences pouvaient être inquiétantes avec l’expérience de Milgram. Il est très facile, de se laisser conduire sous l’autorité d’un autre, qu’il soit drapé d’une robe et portant crucifix, ou drapé d’une blouse blanche et portant stéthoscope ne change rien. On l’a dit et répété, le scientifique est le prêtre des temps modernes. Et devant pareille autorité, même crédulité, même démission de l’intelligence. Être à soi-même sa propre lumière n’est pas facile et demande un certain courage, une passion sans motif, un esprit libre.
* *
*
Le tournant du siècle des Lumières inaugure l’âge de la raison, mais qui a aussi été, comme chacun le verra dans un livre d’histoire, un moment fascinant de tumulte et de fureur révolutionnaire d’une rare violence. Le réduire à la rédaction de l’Encyclopédie et ne retenir que le renouvellement de la curiosité autour des découvertes scientifiques et techniques est insuffisant. Regarder le contexte historique des transformations politiques donne une ampleur de vue plus intéressante. Mais pas non plus suffisante. Nos politiques ont une fâcheuse tendance à ne trouver dans le passé que ce qui les mobilisent dans le présent. Et dans ce registre, on tombe vite dans les falsifications historiques.
Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant est un écrit qui pose une question de fond et propose un véritable défi. Les circonstances historiques sont moins importantes que la recommandation intemporelle à tout homme de conduire sa pensée par lui-même.
Reste que le problème est entier car il en soulève un autre encore plus radical : qu’est-ce que la pensée ? Et un autre cette fois abyssal : qu’est-ce que « soi-même » ?
* *
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Questions:
1. La guerre contre les préjugés peut-elle prendre fin quand la société est édifiée sur un savoir scientifique?
2. Au fond penser par soi-même n'implique-t-il pas être capable de penser sans s'appuyer sur une autorité?
3. En quel sens peut-on parler d'idéologie de la raison?
4. La paresse intellectuelle est-elle autre chose qu'une forme invétérée de conformisme?
5. Peut-on concevoir une vie libre sans exercice de l'intelligence?
6. Le dogmatisme peut-il se prévaloir de l'appui de la raison?
7. Croire que l'homme puisse se dispenser de toute croyance n'est ce pas au fond une illusion?
© Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
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