Leçon 63.   L’essence de la liberté      

    Dire que l’homme est libre peut se prendre dans un sens très relatif. Libre, oui, mais par rapport à quoi? Par rapport à la société, par rapport à son passé, par rapport à son milieu, son corps? Par rapport à une contrainte. C'est une manière assez négative de penser la liberté. D'un point de vue plus positif, en quoi consiste la liberté? Est-ce que la conscience est en elle-même libre absolument?

    Si c’était le cas, il faudrait comprendre comment l'individualité trouve sa place dans un univers dont la science mécaniste nous montre qu’il est très largement déterminé. Les nuages ne se déplacent pas « librement » dans le ciel. Ils vont et viennent conformément à des courants. Les animaux ne se comportent pas « librement » dans la nature. Ils suivent les lois de la Nature que leur commande leurs instincts.

    Même si nous disposons d'une liberté, de toute manière, il faudrait encore savoir quel usage nous pouvons en faire. En quel sens peut-on dire que seule l’homme dans la nature dispose d’une liberté ?

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A. L’acte libre et le déterminisme

    Depuis la Modernité, nous avons eu tendance à penser la question de la liberté en relation avec le paradigme mécaniste. Si (c'est seulement une hypothèse) la nature est déterminée, comme l’affirme la science mécaniste depuis Descartes, les événements qui occurrent dans la nature répondent à une causalité. Nous disons que D est déterminé si est l’effet d’une cause C, de telle manière que si C n’était pas apparu, D ne pouvait pas non plus se manifester.

                    C ® D

    1) Mais comme C n’est lui-même qu’une composante de la causalité, il est précédé d’une autre cause qui justifie son apparition, on a donc plutôt :

              A ® B ® C ® D

    Nous disons que D est déterminé, s’il est l’effet de C de telle manière que si C n’avait pas eu lieu, il ne pouvait pas non plus avoir lieu. Le lien que nous posons alors entre C et D est un lien de nécessité. Comme C est dans la même situation, la nécessité est une série de causes, qui suit un temps linéaire rigoureux, inflexible et sans cassure. Croire qu’il existe de tels liens de nécessité, c’est professer une doctrine, le déterminisme. On appelle déterminisme une doctrine qui soutient que tout les événements de la nature sont soumis à une nécessité rigoureuse et invariable, de telle manière que si nous connaissions les lois dont la Nature est faite et la positions exacte de chaque objet, nous pourrions prévoir exactement de ce qu’il adviendra de l’état de l’univers dans le futur. C’est ce qui est appelé dans la philosophie classique le rêve de Laplace. (texte)

     Ce schéma de la causalité est simple, trop simple, (texte) mais il permet de penser la notion d’acte libre dans un cadre strict. Considérons un événement humain, E. Par exemple l’apparition d’une idée dans mon esprit, la décision que je prends d’accomplir une action, ou le choix que j’effectue consciemment et de manière délibérée. Poser le déterminisme c’est affirmer que E, peut-être considérée comme une chose qui serait mise en mouvement, effet d’une cause D qui l’a précédée. E est déterminée si elle est l’effet d’une cause D. Le déterminisme est la doctrine qui soutient que tous les événements qui ont lieu dans la nature sous soumis à une causalité stricte et invariable. Si D n’était pas apparu, E n’aurait pas pu apparaître. Le lien en D et E est un lien de nécessité. Affirmer que E est l’effet nécessaire d’une cause D, c’est croire qu’existe un déterminisme, croire que la Nature fonctionne de manière entièrement mécanique.

   Mais c’est aussi du même coup, nier la possibilité d’un libre-arbitre. Le libre arbitre suppose en effet un pouvoir de commencement, de telle manière que l’acte libre ne soit déterminé par rien d’autre que par sa propre puissance. Or à ce titre, la liberté apparaît comme une offense au statut général du règne de la Nature, une exception accordée à l’homme à une règle qui s’applique à tout le reste de la création. On pourrait presque dire une injure au paradigme professé par la physique ! Il paraît, dans ce contexte de pensée, légitime de se demander pourquoi l’homme devrait faire exception à la règle. Comment le jaillissement d’une liberté dans le tissu serré du déterminisme est-il concevable ?

    Que serait, dans le cadre de la représentation du déterminisme un acte libre ? Supposons que dans la chaîne des causes qui précède E, nous trouvions une cause A qui soit la cause première :

                    A ® B ® C ® D ® E

    Si cette cause A est première, elle possède une position originale, puisqu’elle n’est pas réductible à toutes celles qui résultent d’elle. Elle est à l’origine de E. Nous pouvons lui attribuer un caractère la spontanéité, car elle est douée du pouvoir de commencement. La liberté, si elle existe, suppose la spontanéité. La spontanéité libre suppose aussi la conscience. S’il y avait génération spontanée sans conscience, on ne parlerait pas de liberté. La liberté suppose plus qu’un commencement inconscient. L’homme libre doit agir en pleine conscience de ses actes. Il doit être capable de peser le pour et le contre, de délibération et de choix entre des possibles, puis d’agir pour produire quelque chose qui deviendra dans la Nature une cause capable de modifier ce qui est. Nous dirons que la liberté suppose un sujet conscient et rationnel. Puisque l’homme libre n’obéit qu’à la loi de sa propre nature, il est aussi doué d'autonomie. Il n’échappe pas à toute loi, il se donne à lui même sa loi. Être autonome, c’est échapper à la détermination d’une nature qui nous est étrangère en n’obéissant qu’à la loi de sa propre nature. (cf. Matrix reload. Face à Néo, le Mérovingien dit : la grande règle que les humains suivent, c'est la causalité). Implacablement. Et le rôle de Néo, c'est justement d'introduire une possibilité neuve, que la causalité ne supposait pas.

    ---------------2) Tout se passe comme si la conscience humaine était la cause première non-physique d’effets qui eux sont des phénomènes physiques. L’esprit, en vertu de sa liberté, intervient dans la Nature et la modifie en produisant des séquences causales nouvelles. Dans le vocabulaire de Kant, la série des événements se situe dans l’ordre du phénomène, tandis que la cause première elle, se situe sur le plan du noumène. Les phénomènes de la chute de la tuile du toit ne répondent pas à une initiative d’une volonté consciente. Il y a derrière l’apparition du phénomène des conditions, des antécédents : le vent, le bois pourri, le poids de la tuile. Toutes les composantes du phénomène sont elles-mêmes réglées par des causes et assujetties à des lois. Les événements naturels peuvent se penser dans le cadre d’un déterminisme (texte).  Dans la Nature il est facile et commode de penser que tous les événements sont régis par un déterminisme. Et pourtant, nous pouvons aussi admettre qu’il est dans la nature de la conscience de pouvoir librement influer sur le champ entier de la nature et modifier les événements.

   Remarque : Il n’est pas du tout évident que le schéma du déterminisme soit exact. La Nature est bien moins mécanique que nous nous accordons à le penser. Les développements les plus récents de la physique font plutôt apparaître que le déterminisme est plus une exigence de l’esprit qu’une réalité que l’on observerait dans la nature. Le paradigme mécaniste de la science du XVIII ème siècle est loin d’être au dessus de toute discussion. Il enveloppe des présupposés qui doivent être remis en cause. S'il s'avérait que le paradigme mécaniste est faux, tout le problème serait à revoir. Les processus de transformation autonomes de la nature enveloppent une indétermination. Cependant, l’analyse formelle que nous venons de mener a son importance car elle précise ce que devient  le problème de la liberté dans ce cadre strict.

B. La liberté de vouloir

    Considérons le problème sous un autre angle, celui du vécu conscient : qu’est-ce qui atteste l’existence d’un libre-arbitre ? Le libre-arbitre est la liberté en acte, il est fondé sur la disponibilité qui permet à l'homme de faire des choix. Nous faisons une expérience claire de notre pouvoir de choisir. (texte) Nous éprouvons ce pouvoir en présence de plusieurs possibles qui s’offrent à nous. Nous percevons en nous une volonté libre, réfléchie, maîtresse d’elle-même et nous avons même un sentiment vif de notre liberté et de notre indépendance. Cette expérience consciente se suffit à elle-même pour attester de la présence de la liberté en l’homme. « La liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons ». Autrement dit, la preuve de la liberté, c’est la liberté elle-même en acte, telle que nous la rencontrons dans notre expérience.

    1) Cette liberté de fait se fonde sur la liberté de vouloir ou de ne pas vouloir qui appartient au moi de manière très intime. Mais encore faut-il que cette puissance soit exercée comme il faut. Pour que nos actes soient libres, il est important que l’action soit spontanée, mais aussi qu’elle soit délibérée. Il ne s’agit pas seulement de dire que nous avons les coudées franches et une latitude de mouvement pour agir, mais surtout de se demander si l’esprit est libre dans l’action. Or c’est bien cette liberté que nous perdons quand nous sommes submergés par les émotions, quand nous suivons une suggestion inconsciente sans nous en rendre compte, quand la passion nous pousse là où elle veut aller et où nous ne faisons que suivre. Le joueur invétéré ne choisit plus d’aller à la table de jeu. Il y est conduit malgré lui. Il ne peut plus faire autrement. Il ne peut pas s’empêcher d’y aller. La fascination du jeu l’emporte et il n’est plus alors qu’un automate dont toutes les réactions sont réglées par avance. Ses actes sont très prévisibles : on sait ce qu’il adviendra de sa contrariété s’il est empêché d’assouvir sa passion : ses actes sont de part en part conditionnés.

    L’homme libre doit conserver sa lucidité devant le réel, son pouvoir de délibération, car s’il perdait toute lucidité et tout pouvoir de délibération, il perdrait du même coup sa liberté. Tout se joue donc au niveau de la disponibilité à elle-même de l’intelligence. Où bien je me soumets aveuglément aux mobiles sensibles de la séduction du plaisir, de l’attrait du désir, ou bien je ne me laisse déterminer que par des motifs intellectuels qui résultent d’une considération juste et saine de la situation d’expérience actuelle. Pour que je puisse juger sainement, il faut que mon intelligence garde son indépendance, observe un retrait et ne soit pas asservie au domaine des sens. C’est là une exigence élevée, mais ce pouvoir est peut-être en nous. C’est pour Descartes une évidence incontestable : « il est évident que nous avons une volonté libre qui peut donner son consentement ou ne pas le donner quand bon lui semble, que cela peut-être compté pour une de nos plus commune notions ». La volonté s’appartient à elle-même, parce que la conscience s’appartient à elle-même. (texte)

    2) Selon le volontarisme, le pouvoir de la volonté est le plus grand pouvoir dont l’homme dispose, celui qui le rend capable de tout. La volonté est en l’homme une puissance absolue. Nous ne pouvons pas tout comprendre, mais il est possible de tout vouloir. La volonté est à ce point une puissance absolue, qu’elle peut dépasser tout à la fois la conviction que l’on tire des motifs intellectuel que la persuasion que nous trouvons dans les mobiles sensibles.

    a) A supposer que nous nous trouvions devant une décision à prendre, qui nous met devant une alternative entre A et B. Nous serions alors comme l’âne de Buridan qui a également faim et soif et qui a été place entre un picotin d’avoine et un baquet d’eau. S’il n’y avait de détermination de la volonté qu’à travers l’empire des raisons, l’âne pourrait mourir de faim et de soif. Si par contre l’âne dispose effectivement d’un libre arbitre, il possède le ressort d’une volonté capable de trancher une situation d’indifférence, ou l’esprit balance entre A et B. La volonté libre est la force qui fera pencher la balance en faveur de l’une ou l’autre des options, soit aller boire d’abord, puis aller manger ensuite. C’est le pouvoir de la liberté qui seul est susceptible d’incliner. Cette situation est appelée liberté d’indifférence que Descartes (texte) qualifie de « plus bas degré de la liberté".

    ---------------b) Au plus haut degré se situe la liberté rationnelle (texte) qui consiste pour la volonté à suivre les motifs que l’intelligence lui propose, de sorte qu’avec clarté apparaît qu’un choix s’impose comme meilleur que l’autre. C’est un peu comme si sur la balance, le poids des motifs intellectuels inclinait nettement vers A et non pas vers B et que je choisissais A en toute connaissance de cause et repoussait B. La volonté suit ce que l’entendement lui propose, elle est éclairée par l’intelligence. Quand nous voyons le meilleur, il est sage de le suivre, comme il serait absurde de poursuivre le pire tout en connaissant le meilleur.

    c) Cependant, parce que la liberté de la volonté suppose un pouvoir original qui est indépendant des ressources à la fois de la séduction sensible autant que des motifs intellectuels, il est tout à fait concevable que nous puissions aussi choisir délibérément le pire tout en connaissant le meilleur. C’est un peu comme si, l’un des plateaux de la balance penchait nettement d’un côté A, parce que toutes les raisons nous y inclinent, et que pourtant, en vertu de notre liberté, nous décidions de choisir B. On peut toujours dire que c’est ridicule, mais nous pouvons le faire, estime Descartes, ne serait ce que pour nous prouver à nous-mêmes notre liberté.

    Si tel est le cas, nous disposons alors d’un libre-arbitre absolu. Le libre-arbitre absolu est donc la capacité de se décider en dépit de toutes les déterminations, que celles-ci soient des mobiles sensibles ou des motifs intellectuels. Mais attention, que vaut le "si" en pareil cas?

C. L’acte gratuit et la liberté

    Une fois admis l'hypothèse d'un libre-arbitre absolu, on dira que la liberté est capable du meilleur comme du pire. Le « sentiment vif » de la liberté peut devenir une sorte d’ivresse devant l’indétermination des possibles. « Je peux faire ce que je veux, rien ne me détermine, je suis libre ». Ne pouvons-nous pas parfois avoir le sentiment que nous pouvons choisir n’importe quoi ? Ne pouvons nous pas donner à la volonté n’importe quel objet ? A la limite cela peut vouloir dire qu’il y a dans la conscience une telle disponibilité qu’elle peut agir gratuitement, sans motivation.

    1) D'où la problème de l'acte gratuit. L’acte gratuit, c’est l’acte qui est accompli sans raison, par seul effet de la liberté. Prenons un exemple célèbre, celui du héros de Gide dans Les Caves du Vatican Lafcadio. Lafcadio se rend à Rome par le train et se retrouve seul dans la nuit, ne partageant son compartiment qu'avec un vieux monsieur, Amédée Fleurissoire. Le train est d’un modèle ancien où les portes s’ouvrent directement sur la voie. Lafcadio se prend d’une pensée folle : "Là sous ma main, la poignée. Il suffirait de la tirer et de le pousser en avant. On n’entendrait même pas un cri dans la nuit. Qui le verrait... un crime immotivé, quel embarras pour la police ». En effet dans une enquête, que cherche la police ? Les mobiles du crime. On cherche les motivations du meurtrier. Il doit bien y avoir une raison et une personne à qui profite le crime. C’est tout l’intérêt des romans policiers que de remonter le fil des raisons vers le coupable. Dans L'Homme au Complet marron, d’A. Christie, il doit y avoir quelqu’un qui devait avoir un intérêt dans la mort de la jeune fille au début. S’il n’y a pas de mobile, il n’y a pas de motivation, pas de lien entre l’acteur et l’acte. Lafcadio pense ne pas pouvoir être soupçonné, il n’y a pas de relation entre lui et Amédée Fleurissoire. L’enquête devra s’orienter ailleurs pour trouver un coupable. Lafcadio prend un soin tout particulier à renforcer la gratuité du crime : il remet tout au hasard et se met à compter pour soumettre sa décision à l’apparition d’un feu dans la nuit. Or le hasard, c’est ce qui est fortuit, ce qui est dépourvu d’intention consciente, donc de motivation intrinsèque... Et le crime a lieu.   

    Mais nous pouvons chercher plus près de nous, avec une moindre provocation : quand nous prenons une décision écervelée « comme ça », sans raison, nous procédons comme Lafcadio. « je choisis cela, comme çà, après tout je suis libre de faire ce que je veux, de faire tout ce qui me passe par la tête ». Cette attitude se rencontre dans la vie quand nous disons « faire n’importe quoi ».

    Alors apparaît quelque chose d’étrange et de monstrueux : le jaillissement de l’absurde. L’absurde de la liberté avec une sensation enivrante de vertige. Comme si la vie était suspendue au dessus de l’abîme et que nous nous donnions au jeu de l'absurde d’une choix gratuit. Cette sensation de vertige traverse bien des textes de la littérature existentialiste,dont La Nausée de Sartre. Si l’existence n’est vue que comme une déréliction absurde, alors elle est gratuite et sans raison. Elle n’est que l’improvisation perpétuelle d’une liberté qui se recréée à chaque instant, surgissant de rien pour aller vers quelque chose qui est son projet et son but. L’homme qui dispose d’une telle liberté doit, quand il revient sur lui-même éprouver ce vertige : c’est terrible, je peux faire ceci ou cela, et rien ne me donne une direction, toute décision est gratuite. D’où l’importance de l’angoisse, car dans l’angoisse la liberté s’angoisse d’elle-même, parce qu’elle n’est déterminée par rien, parce qu’elle est vide. L’homme qui s’hallucine devant sa télévision en essayant de tuer le temps, ne fait que dériver son angoisse. Il éprouve tout aussi bien le sentiment qu’il aurait pu faire autre chose ; sa décision de s’enfoncer dans le canapé et de rester là est gratuite, elle ne relève que de son choix, de sa responsabilité.

    Dès lors, le vertige de la gratuité ne laisse qu’une porte de sortie, l’engagement. Il faut donner une forme à la liberté, il faut en faire un projet, il faut lui donner un sens, et ce sens signifie poser sa motivation par rapport aux autres. En fuyant vers les autres pour me donner un rôle, je me donne une consistance momentanée, puisque dans la conscience abyssale de la liberté, je ne suis rien et que ma liberté n’est qu’une gratuité laissée à elle-même. C’est aussi pour la même raison que l’ennui me guette : si rien ne me détermine du fond de moi-même, je suis obligé de tout tirer de moi-même et si ma volonté reste sans mouvement, je retombe aussitôt dans l’ennui qui est la liberté désœuvrée.

    2) Telle est la justification que l’on donne du « sentiment vif » de liberté, interprété comme gratuité, vu d’un côté comme un jeu dangereux, de l’autre comme un statut existentiel de la liberté. Mais ce sentiment vif constitue-t-il une preuve ? Le vertige de la liberté est-il la meilleure preuve que nous puissions avancer de l’existence du libre arbitre ?

    ---------------L’acte de Lafcadio est-il réellement dépourvu de motivation ? Il y en avait au moins une : le désir de s’évader d’un comportement ordinaire, le désir d’un acte excentrique et original. Il est tout à fait compréhensible qu’un désœuvré qui s’ennuie, puisse éprouver le besoin, pour se sentir exister, de commettre un acte qui le distingue. "Faire l’original" est une motivation. L’acte gratuit du punk n’est pas différent. La violence peut-être une manière désespérée d’user de la provocation pour se sentir exister face à quelqu’un. C’est une formation du désir de reconnaissance. Le désir d’originalité est inséparable du désir de reconnaissance. Même quand on agit « comme çà », il y a encore une motivation liée au risque, au jeu, à l’essai. Mais cela signifie alors que la liberté n’est pas en situation dans le monde, elle n’est pas engagée dans le réel. Elle flotte et elle hésite.

    L’absence de motivation d’un acte peut n’être qu’apparente. Elle peut-être dissimulée dans le caractère bizarre de l’acte. Mais pourquoi un acte « bizarre » serait-il plus libre qu’un acte ordinaire ? Ce n’est pas parce que l’on n’est pas conscient nos motivations, parce que l’on ne veut pas les regarder en face que pour autant ces motivations n’existent pas et ne sont pas agissantes. Derrière un acte humain, il y a toujours des raisons que celles-ci soient conscientes ou qu’elles soient inconscientes. L’activité de la conscience placée dans l’état de veille est intentionnelle. L'ego poursuit des visées intentionnelles à travers chacun de ses actes, supposer une absence d’intention, c’est entrer en contradiction avec la forme même de nos conscience habituelle. Même si la vigilance est affaiblie, il n’en reste pas moins que le mouvement de l’intention est  là. L’écervelé est seulement quelqu’un qui ne se rend pas compte de ses propres motivations, qui n’en n’a pas conscience. A la différence, l’homme lucide enveloppe dans son champ d'attention une conscience réelle de ses motivations et le sens de chaque situation d’expérience. Le vertige de l'acte gratuit traduit une confusion mentale, une attitude velléitaire, une incapacité de se décider, de vouloir. Cela n’a rien à voir avec une preuve de la liberté.

    Un esprit lucide est suffisamment conscient des situations d’expérience de la vie et de leur urgence pour ne pas se permettre le luxe d’un vertige métaphysique. d'ailleurs, même pour Sartre, la vraie liberté selon Sartre n'est pas dans le choix, mais dans le projet, et le projet de notre existence nous replace dans une intrication si étroite avec le Monde que nous sommes condamnés à porter la complète responsabilité de nos actes : « nous sommes seuls sans excuses. C’est ce que j’exprimerais en disant que l’homme est condamné à être libre".

D. Liberté et conscience

    L’expérience consciente est une provocation qui nous met en demeure de répondre de manière intelligente à ce qui est, au lieu de chercher à nous dérober. La mise en demeure est la vigilance. La conscience en vertu de son intentionnalité, doit de se diriger vers l’actuel. Tout acte est l’expression d’une intention d’agir, ce qui signifie qu’en réalité, la conscience n’est pas vraiment déterminée par des causes, (texte) mais plutôt mue par des motivations. La causalité porte surtout sur la nature et ses processus. Dans l’ordre de la conscience, ce qui est moteur, c’est la motivation. L’esprit n’est pas une boule de billard réagissant au choc provoqués par une autre boule. La causalité mécanique s’applique à ce qui est matériel. Puisque la liberté se situe essentiellement dans la sphère de l’esprit, elle doit être pensée en terme de conscience. C’est ainsi qu’elle se présente à nous dans l’expérience. La liberté se comprend à travers la texture des motivations que la conscience est susceptible de viser, comme elle se comprend dans le rapport du sujet à ses propres motivations.

    Husserl appelle le sujet de la motivation l’ego de la liberté. C’est l’ego qui choisit ses propres visées et ses choix se font en fonction de motivations. Ce sont les motivations qui orientent l’action. Dans l’action, la conscience, parce qu’elle est intentionnelle, est conscience de quelque chose, ce qui signifie qu’elle se tourne vers un objet que s’il lui paraît un objectif à atteindre et un objectif qui est dès lors mon objectif.

    Le champ de ma conscience des objets est soumis à la disponibilité de mon attention. Husserl propose de distinguer dans la liberté deux niveaux du sujet :

 Moi = ego passif

ego des tendances inconscientes

SUJET des Motivations

l'ego de la liberté

Je = moi actif

    Même si je ne suis pas libre de mes choix ou de mes décisions, il n’en reste pas moins que je peux toujours en prendre conscience, je peux prendre conscience de mes motivations en les mettant en lumière. Tout ce que je suis, tout ce que je fais, s’inscrit dans ma conscience actuelle.

    2) Là où je suis le moins libre, c’est là aussi où je suis le plus dépendant et cette dépendance est d’autant plus vive qu’elle est inconsciente.

    a) La dépendance économique qui fait que l’adolescent n’a pas d’autonomie financière n’est pas la principale des dépendances. De toute manière, nous vivons dans un réseau d’échange qui fait que nous sommes tous en tant qu’individu lié à d’autres.

    b) de la même manière, nous pourrions parler de dépendance culturelle, puisque nous sommes liés à une langue, des traditions, des mœurs, des opinions, des croyances qui sont celles du milieu dans lequel nous avons été élevé. Ce que nous sommes, nous le devons largement à la société qui nous a formé. Mais c’est aussi ce qui nous a permis de devenir un être humain à part entière. (texte)

    c) La dépendance affective, est celle par laquelle nous sommes souvent dépendants de ceux que nous aimons, l’attachement nous relie, mais il nous lie aussi, d’où la jalousie, les blessures affectives de l’amour propre. Nous existons le plus souvent sous cette dépendance qui engendre les souffrances de la relation.

    d) La dépendance psychologique vient de là. Nous avons besoin des autres et nous sommes dépendants d’eux pour ce qui est de meubler notre vie et donner un sens à notre existence. Que serions nous laissés à nous-même ? Nous serions renvoyé à notre isolement intérieur et nous faisons tout pour fuir nos misères psychologiques, nos problèmes (texte). Nous attendons tout des autres : des conseils, qu’ils décident à notre place, qu’ils pensent à notre place, qu’ils nous dispensent même d’avoir de la volonté et des buts. C’est ce qui entretient une personnalité faible.

    e) La dépendance intellectuelle, nous sommes en ce sens assez paresseux pour ne pas nous donner la peine de réfléchir au sens de notre existence, pour laisser cela à d’autres au lieu de prendre sur nous cette question.Or il est essentiel d’apprendre à penser par soi-même, car c’est à ce stade seulement que l’on devient adulte. Que dire aussi de la dépendance entretenue par la religion quand elle fait qu’un homme n’écoute plus sa propre conscience, mais suit tête basse les injonctions d’une autorité, en ne faisant qu’obéir ?

    f) Enfin, le conditionnement nous renvoie aussi à la dépendance biologique et à un cas particulier, celui qui fait qu’une personne se trouve sous la dépendance d’une drogue. Être libre, c’est être capable de s’affranchir même de la pression d’un besoin, mais dans la dépendance bis à vis de la drogue, la soumission va jusqu’à humilier un être humain devenant l’esclave d’une poudre, d’une ampoule, d’une pâte pour procurer l’extase et fuir la réalité.

    Tant qu’existe une dépendance psychologique pouvons nous raisonnablement parler de liberté ? La liberté ne suppose-t-elle pas un processus d'affranchissement? Ainsi se comprend le chemin de la libération. Même si la liberté absolue est un pur fantasme, la libération, elle, garde une haute valeur. Vivre dans la liberté c’est s’affranchir des conditionnements qui pèsent sur nous. Cela veut dire que la libération suppose que le sujet puisse se défaire des dépendances (texte) qu’il a lui-même construites. (texte)

    3) Une fois que nous avons pris conscience de ce fait il reste un dernier point. Peut-on, complètement séparer le sujet libre de ses actes ? C’est bien ce que nous pensons d’ordinaire en disant qu’être libre c’est pouvoir faire n’importe quoi. Mais sommes-nous vraiment libre dans un caprice ? Puis-je me sentir libre, si je ne libère pas en moi mes aspirations les plus profondes pour rester dans le flottement, le doute, le caprice ? Bergson prend une position originale sur cette question. La liberté, explique-t-il,  n’est jamais dans l’indétermination, la fluctuation : elle n'est pas dans le « choix ». Non seulement elle n’existe qu’en situation, (ce qui exclut le choix au sens velléitaire), mais elle est aussi une poussée intérieure par laquelle nous libérons nos préférences les plus intimes, de sorte que le personnage social du moi superficiel et ses conditionnements craque, (texte) est comme soulevé, emporté par l’élan du soi le plus intérieur. Être libre, c'est aussi se réaliser soi-même. (texte) Ce n'est pas faire n'importe quoi, c'est accomplir ce qu'en nous-même nous portons de plus précieux. Et là, il n'y a pas non plus de "choix".

    Si la liberté n’est pas dans l’indétermination, si elle n’est pas dans le choix, cela implique que le libre-arbitre n’est pas la formulation la plus juste de la liberté. Il est tout à fait possible de dire  que lorsque je suis libre, en fait je n’ai pas le choix. Être libre en étant pleinement en unité avec la situation d’expérience où je me trouve, être libre et coïncider avec ma préférence la plus intime serait une formule plus exacte de la liberté. Cela ne me laisse pas de « choix », ni par rapport à la situation (je fais exactement ce que je dois faire), ni par rapport à moi (je n’agis pas en l’air mais dans le mouvement de ma vraie nature). La conscience exacte de la situation d’expérience, en toute lucidité, ne me laisse pas de choix. (texte) Ainsi, la liberté s'exprime dans ma réponse juste à ce qui est et elle enveloppe le sens de ma responsabilité.(texte).

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    Le problème de l’existence d’une liberté métaphysique est complexe, il ne peut recevoir de clarification que si nous l’opposons à une forme de déterminisme qui se situerait au niveau de l’esprit lui-même. Or le postulat du déterminisme, s’il a un sens dans le domaine de la physique, est aussi contesté par la physique !

    Dans le domaine de l’esprit la question est plus difficile. Il s’agit de savoir si je puis être totalement inconscient au point d’être poussé à agir dans un sens, tout en croyant être libre. Si ce n’est qu’une croyance, il est clair qu’alors ma liberté n’est que l’ignorance des causes qui me font agir. Si par contre nous pouvions entrer dans la compréhension des causes, nous aurions au moins la compréhension de ce qui nous limite, ce qui nous conditionne, ce qui est déjà la liberté. Cette libération intérieure n'est pas sans conséquence sur la liberté extérieure, et même sur la liberté politique. (texte) La liberté intérieure s'exprime intelligemment dans la liberté extérieure : c'est de l'intérieur que nous pouvons bâtir un monde libre et non pas de l'extérieur, par un prétendu changement de système qui ne change pas les hommes eux-mêmes.

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Vos commentaires

Questions:

1. La conception que nous avons de la causalité change-t-elle la représentation du déterminisme présent dans la Nature ?

2. Si le mot a encore un sens en dehors du monde de la matière, de quelle manière pourrait-on parler d’un « déterminisme » s’appliquant à l’esprit?

3. La lucidité doit-elle être confondue avec un travail de la pensée consistant à délibérer avant de décider en vue d’une action ?

4.  Est-on d’autant plus libre que l’on a la possibilité de faire n’importe quoi ou bien que l’on est d’autant plus conscient de ses actes?

5. Le libre arbitre absolu, n’est-il pas seulement un pur fantasme de l’ego?

6. Prendre conscience de nos motivations, n’est-ce pas la seule manière de libérer nos actes des conditionnements inconscients?

7.  Libérer en nous notre préférence la plus intime, est-ce pour autant choisir de faire n’importe quoi?

 

 

    © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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