Nous avons tous entendu parler du hic et nunc. La formule latine signifie littéralement "ici et maintenant". Hic, adverbe de lieu signifie ici; nunc adverbe de temps signifie maintenant. Mais le fait d'avoir entendu répéter de cette formule ne veut pas dire que nous en ayons saisi le sens, tant il est vrai qu’une formule qui descend dans l’opinion devient une banalité convenue, ce qui veut dire qu’elle finit par ne plus vouloir rien dire. Nous devons rester très méfiants devant cette manie qui consiste à rétorquer « à oui, oui… on connaît », comme si la cause était entendue.
Dans notre contexte actuel, le plus souvent : a) c’est une formule qui traduit une impatience fébrile : je veux tout et tout de suite ! Je veux que mes désirs soient satisfaits ici et maintenant ! C’est une attitude d’enfant qui tape du pied pour obtenir tout de suite un jouet au supermarché. C’est de l’immédiateté pour consommateur stressé, mais bien dressé. Il y aurait de quoi rire : comment voulez-vous vivre dans le désir et refuser la patience du temps ? C’est absurde, le désir et le temps ne sont pas séparables. b) Comme nous sommes inconstants et que nous manquons de sérieux, il y a aussi une interprétation futile : le ici et maintenant taillé à la dimension d’une serviette de plage. Ne plus rien vouloir, ne plus rien faire : profiter. Bronzette, canette de bière, glace à la menthe, belles filles, sexe et la paresse comme mode de vie. Sea, sex and sun. Faire les boutiques le nez en l’air en évitant de penser à demain, léger, insouciant et écervelé. C’est l’interprétation la plus commune de l’ici et maintenant. Pour être précis, il faut dire : l’interprétation postmoderne.
Faut-il étayer philosophiquement ce genre d’opinion pour nous persuader que nous sommes dans le vrai et, comme les sociologues le disent, que nous avons enfin trouvé le sens de l’hédonisme ? Ou bien faut-il passer par la Négation, jeter par-dessus bord les sottises convenues, pour trouver le sens du maintenant? Pourquoi la sagesse recommande-t-elle d'accorder son attention à ici et maintenant ?
* *
*
Nous avons quelques raisons de suivre la sage recommandation de vivre ici et maintenant : nous avons une folle propension à chercher à vivre ailleurs et dans une autre dimension temporelle. C’est ce que nous allons tenter d’élucider. Il ne s’agit pas de sauter trop vite dans la question métaphysique du statut du présent. Partons de là où nous sommes et le plus simple, c’est de commencer par écouter dans ce registre le monologue de l’ego.
---------------1) Prenons
une situation d’expérience quelconque que nous jugeons désagréable.
L’ailleurs qui nous trotte dans la tête veut dire à la limite : « Non.
Non. Surtout pas ici. Je hais cet endroit, je ne supporte pas d’être ici.
Ici, c’est la prison, l’enfer. Ailleurs, ce serait tellement mieux… Ah si je
pouvais être ailleurs ! Etre là, c’est insupportable. Là-bas, n’importe où à la
limite…mais pas ici. Ailleurs, ce serait forcément mieux… Dans un autre pays,
dans un autre lieu, je ne sais pas où… dans une île paradisiaque du
Pacifique… alors je pourrais être enfin heureux. Parce que rester là, coincé
dans le présent…
Non, non et non ! … Heureusement, on peut toujours rêver… à ce que la vie
pourrait être ailleurs, si les conditions de vie devenaient acceptables… ».
L’autre
dimension temporelle fait référence avant tout au futur. Dans le
monologue de
l’ego, cela donnerait un verbiage interne du genre : « Combien de jours
encore ?... encore 25. J’ai compté sur le calendrier. C’est long. Trop long. Il
va falloir patienter. Vivement les vacances… (un coup d’œil pour la cinquième
fois à la montre). Il y a quoi au programme de la télé ce soir ?... Dans
deux
heures je serais enfin chez moi, je prendrai un bon whisky et je grignoterai
quelque chose. D’ici là… Attendre. Attendre… Quel ennui ! Si je pouvais zapper
le présent et aller directement dans le futur… Ce serait tellement mieux… Je
serais moins malheureux.. Devoir attendre toujours, c’est insupportable… ».
Chez la personne âgée, c’est surtout le passé qui est sollicité. « Cette
photo, au dessus de la commode, c’était le mariage de Patricia. Elle était très
jolie et nous avons passé un moment tellement merveilleux. C’était bien… Pas
comme maintenant où je suis seule avec mes souvenirs. Alors, je rêve un peu, je
me repasse mes films, comme un diaporama dans mon esprit, je repense au bon
temps. A mon bonheur passé. Avec mes enfants… Le bonheur, c’était hier…»
(exercice 7c)
Première observation : dans la vie quotidienne, nous dépensons une grande quantité d’énergie dans le sens du rejet et du déni d’ici et maintenant. Nous avons vu dans la leçon précédente que cette pensée nourrissait le corps émotionnel. La « petite voix dans la tête », ce que nous appelons notre « pensée », susurre presque en permanence ce type discours. Ce n’est pas délibéré, c’est une compulsion. Quand nous avons l’esprit ailleurs, ou quand nous sommes préoccupés, quand nous sommes happés par nos pensées, c’est toujours dans le même registre : celui du temps psychologique.
Une anecdote banale : une mélomane raconte, outrée, avoir vu à un concert de musique classique, un ado au fond de la salle, les dents serrées, le casque de son baladeur sur les oreilles, écoutant à fond sa musique pendant que l’orchestre jouait ! Quelle est l’histoire que l’ego se raconterait ici ? « Je devrais pas être ici… Ils m’ont forcé à venir… je serais mieux ailleurs qu’ici… vivement que cela finisse… Quel ennui ! J’en ai marre… heureusement que j’ai mon baladeur… » La même activité mentale. Un courant de pensée qui se déverse pour dénier, rejeter, cracher sur ici et maintenant. Un énorme NON ! « Que pensez-vous de ce moment ? » « Je suis contre ! Je préfèrerais être déjà à demain, et être ailleurs ». « Mais le présent, maintenant ? » « Je suis contre ! »
De là suit que, sous la coupe du temps psychologique, l’activité mentale dans l’attitude naturelle exerce un sabotage constant de l’ici et du maintenant. C’est un état de fait très humain, mais qui est devenu si habituel, qu’il est considéré comme normal. Bref, l’état normal de conscience consiste à lutter contre ici et maintenant et à vivre dans la division. Du déni et du refus du présent résulte une tension. Cette tension, dans le cadre du travail est interprétée comme stress. De la tension résulte une frustration constante du désir et cette situation caractéristique par laquelle, la plupart des êtres humains passent en fait leur vie à attendre ou à regretter. Le flottement de la frustration se traduit par l’expérience de l’ennui. L’ennui est un état produit par le mental. Il apparaît dans le cours d’un processus qui a commencé par le déni d’ici et maintenant, par un sabotage de l’instant : « après tout, je pourrais être ailleurs… au baby foot, au café… devant mon ordinateur avec mes jeux vidéo… mais je suis là dans cette salle. A choisir entre être ici et être ailleurs… La comparaison est vite faite... Ailleurs, c’est toujours mieux qu’ici. Mis en balance avec ce que j’imagine, l’instant est tellement nul… si je pouvais être ailleurs et à demain. Résultat : la vie est une galère épouvantable où il faut toujours attendre. Le présent, c’est l’ennui, sauf quelques bons moments, mais si rares. Le temps est une torture. La vie est décevante ». D’ailleurs, cela finit par se voir sur les visages, dès que les gens cessent de se contrôler, l’expression terne, les yeux cerné, cireux, le regard absent. L’ennui. Notre existence est plongée dans un malaise constant. Si jusqu’à présent nous ne l’avons pas remarqué, c’est par un manque de sens de l’observation. Quiconque a vraiment observé les hommes, tels qu’ils vivent sous nos latitudes, a du se faire à un tel constat. Désignons le sous un terme générique : la maladie de la vie. Et, comme nous l’avons vu, quand la vie est malade de son rapport au temps, le corps émotionnel est constamment sollicité, et, nous allons le voir, l’identité du sujet bascule dans le contenu émotionnel.
2) Le monde extérieur n’est que le reflet de ce que nous sommes intérieurement. Si du plan individuel nous passons au plan collectif, nous n’aurons pas de difficulté à admettre que c'est la totalité de notre civilisation qui est marquée par la hantise du temps psychologique. Cela veut dire que : a) L’écho par lequel le mental effectue le sabotage d’ici et maintenant se réverbère collectivement dans une gamme variée de comportements. b) Pour en alléger la souffrance, nous cherchons toutes sortes de compensations qui font l’objet d’une marchandisation. L’ailleurs et l’autrement d’une conscience hallucinée par son propre discours, donne toute sa valeur à un imaginaire de la fuite qui nourrit les productions destinées à la consommation.
Imaginons un
instant que, venu d’une lointaine planète, nous observions dans la position d’un
témoin non-engagé la manière de vivre des hommes en occident : comme l’héroïne
de La Belle Verte, dont nous avons
déjà parlé. Qu’est-ce qui nous
frapperait le plus ? Il y a fort à parier que nous serions stupéfaits par
l’agitation de l’existence humaine, l’incapacité à demeurer en repos. Ici et
maintenant. L’homme postmoderne est inquiet, anxieux. Il vit sans repos une
existence fébrile, instable, chaotique dont le sens lui échappe, parce que
justement elle est
toujours projetée vers un ailleurs. Il peut bien sûr y avoir
des exceptions, mais elles sont rares. Disons que même s’il y avait 1% d’êtres
humains vivants dans la Présence, centrés sur l’ici et le maintenant, cela
n’expliquerait pas le statut des 99% restants, qui eux vivement dans le
harcèlement temporel. La société que nous contemplons sous nos yeux est
manifestement envoûtée par le temps psychologique. (Cf.
Nicolas Berdiaeff texte) Nous avons cité plus haut la
réflexion d’un chef amérindien sur le comportement des blancs. En examinant la
représentation du temps, il nous est apparu que ce qui distinguait le plus
nettement les sociétés traditionnelles, par rapport aux sociétés modernes, c’est
la différence entre le temps circulaire (texte) et le
temps linéaire. Nous célébrons
depuis la Modernité la supériorité du
modèle occidental en mettant en avant la
gloire de la science et la grandeur de la technique. (texte) En voyant les choses de
manière très superficielle, il est possible de considérer l’une et l’autre
indépendamment du temps psychologique. Mais c’est une grave erreur. C’est
négliger la forme de conscience qui les porte et en particulier la conscience du
temps. L’épopée de la Modernité,
nous l’avons vu, se définit à partir de la
formule du Discours de la Méthode : « L’homme doit devenir comme
maître et possesseur de la Nature ». Une déclaration de ce genre, perçue en
terme de conscience, est immensément significative. Ce n’est pas une petite carte
de visite de l’ego, c’est une affiche de 8 mètres sur 12 ! Ce souci de
devenir plus, de croître par la conquête en
possédant davantage, c’est la
nature même de la volonté de puissance de l’ego. Le
mythe du progrès qui
enflamme le XIX ème siècle, avec son principe sous-jacent du temps linéaire de
l’Histoire, c’est une formidable auto-justification de la volonté de puissance.
Jamais, dans tout le cours de l’Histoire, une civilisation n’a entrepris de
réassurer avec autant de force, la croyance dans le futur. Jamais civilisation
n’a autant sacrifié de vies humaines sur l’autel d’un futur glorieux : nous
avons inventé des systèmes de représentation à cette fin. On les appelle les
idéologies. Le dernier avatar de la glorification du futur a été la promesse
des utopies du loisir. On a embrigadé depuis l’enfance les hommes dans des
formes de travail qui ne faisait que tuer à petit feu, 80 heures par semaine et
plus, avec cette promesse que la vraie vie était ainsi gagnée, pour
après.
Pour cela, il fallait sacrifier ici et maintenant dans le labeur et se tuer à la
tâche, pour une vie que l’on ne vivait jamais. Il fallait sacrifier au
progrès.
Une fois que les besoins essentiels pouvaient être satisfaits, on a continué la fuite en avant de la course temporelle, en transformant la vitesse, la nouveauté, le besoin constant de changement en valeur. Nous avons vu les mécanismes de la publicité qui démontrent à l’envi à quel point le concept même de société de consommation est de part en part traversé par le dictat du temps. Cette manie compulsive qui consiste à chercher à avoir plus, toujours plus, pour être d’avantage à quoi rime-t-elle ? Mais c’est d’abord un phénomène propre au mental ! Le mental subvertit l’être dans l’avoir. Le mental suggère : « Tu n’es encore rien, tu dois devenir quelqu’un… avec le temps, tu vas y arriver, il suffit de prendre les moyens : l’argent, le pouvoir, la position sociale, la renommée etc. Tu ne pourras te trouver toi-même que lorsque tu auras atteint ton but. Et pour cela, il te faut lutter… ».
Regardons comment fonctionnent nos médias. Pourquoi y a-t-il tant d’émotionnel dans les actualités ? Pourquoi la télévision est-elle aussi si hystérique dans le défilé des images ? Pourquoi ressemble-t-elle à une succession d’images oniriques ? Pourquoi cette alternance entre les images du rêve, de la facilité, et celles de la violence, de l’ordure, de la laideur? Pourquoi ce besoin singulier dans les séries TV de juxtaposer l’expression de la haine, avec la lutte du justicier qui doit systématiquement trouver enfin son dénouement dans le happy end ? Pourquoi cette surenchère émotionnelle, cette l’avidité de la nouveauté, de quelque chose « qui bouge » tout le temps. Les images du rêve, que sont-elles, sinon l’écho des promesses d’accomplissement du futur? Le contraste avec la violence et l’ordure, n’est-ce pas tout à la fois le message selon lequel la vie dans le présent ne vaut rien, mais… qu’au terme d’un combat héroïque, le moi sera un jour gratifié d’un accomplissement. Le bonheur pour demain. Le mythe de l’accomplissement temporel. L’ego adore raconter cette histoire. Si maintenant est nul, on peut toujours rêver que demain sera meilleur. L’histoire que l’ego se raconte, c’est que dans le futur, c’est promis, il y aura la satisfaction ! Comme au cinéma : un drame et à la fin happy end. Des attentes, des attentes sans nombre, des tourments, mais à la fin… un mariage !! Le cinéma, dans ce sens précis, fait l’étalage de l’émotionnel qui résulte de l’empire du temps psychologique. Il en est l’explicitation constante, d’une manière si persuasive, qu’il n’y a qu’une seule option possible : y croire. Il transforme le monologue du temps psychologique que l’ego se raconte, en de vraies histoires, plus vraies que vraies, au sens où elles sont en parfaite conformité avec ce qui se passe déjà dans la tête des gens. Quand je vois en permanence mon monologue intérieur, dramatisé au théâtre, mis en image au cinéma, étalé dans des magazines, incarné par des célébrités, raconté dans l’histoire etc. je ne peux que me ranger au côté de cette aimable persuasion. Je ne peux que croire dans les discours que l’ego tient dans son rapport au temps. L’ensemble forme un tout cohérent qui entend démontrer que mon existence, agitée, fiévreuse, inquiète, malheureuse, trouble et fantomatique est « vraie » malgré tout. Quelles sont les personnalités qui servent de modèles ? Acteurs de cinéma. Top model. Politiciens en vue. Héros de la finance et de l’industrie, sportifs, vedettes, célébrités etc. « Vois mon fils. Ces gens, ils ont réussi ! Partant d’un passé peut être difficile, ils ont lutté bec et ongle contre la réalité et atteint leur but : ils sont enfin heureux. Ils possèdent tout ce que l’on peut rêver de meilleur. On peut parfois se sentir un raté et se résigner être ce que l’on est. Mais il faut savoir relever la tête et garder confiance dans l’avenir. Ces gens là nous montrent que l’on peut réussir. Ils nous offrent un idéal ».
Pour tout ce qui concerne le champ de la pratique, nous avons certes besoin du temps. Il faut du temps pour apprendre une nouvelle langue, pour maîtriser une compétence technique, pour aller jusqu’au bout d’un travail. Il est légitime de s’appuyer sur le temps chronologique quand il s’agit de planifier des vacances, de prévoir un rendez-vous, d’organiser une construction. Au niveau collectif, la prise en compte du futur a une grande importance, pour autant que nous devons avoir soin de laisser aux générations à venir un monde habitable et si possible meilleur que celui que nous devrons quitter un jour. C’est de bon sens et personne ne de le nie. Le problème que nous examinons n’est pas là. Il ne porte pas sur le domaine de l’avoir ou du faire. Il s’agit plutôt de savoir si nous avons besoin du temps pour être. Je suis fait-il partie de ces choses que je devrais attraper dans le futur ou retrouver dans le passé ? Comprenons bien, ce n’est pas une question anodine. L’homme qui tombe sous l’empire du temps psychologique se cherche. Il se cherche parfois dans le passé, mais surtout dans le futur.
---------------1) Le passé
fait partie de l’histoire personnelle.
Je dis : « c’est mon passé et j’y tiens par-dessus tout », Il est
du domaine de l’appartenance. Mais si une
chose m’appartient, c’est qu’elle n’est pas ce que je suis, elle est à moi. Le
passé est dans l’ordre de l’avoir, cf.
Gabriel Marcel (texte) pas de l’être. Je m’identifie
au passé et je lui donne une identité ; ensuite je me complais dans l’idée que
mon passé c’est ce que je suis. Toutefois, le passé n’est plus. Il s’est
effiloché. Hier s’en est allé, hier n’est plus, il a rejoint l’irréel. La seule
manière de lui donner une consistance, c’est pour l’esprit de réassurer le
souvenir, en embaumant les linceuls de la
mémoire. Mais cela ne ressuscitera jamais le passé. Quand bien même je
parviendrais à ressusciter le passé, il ne redeviendrait réel qu’en devenant le
présent et donc en disparaissant en tant
que passé. Le passé n’est qu’une ombre projeté du présent et rien de plus. Un
ailleurs inexistant. De même, le sens de l’Identité
est
immanent au présent. Sur la crête de l’instant l’existence est apparue, pour
chuter ensuite dans le rouleau de la vague du temps. Irrémédiablement. Aucune
construction mentale ne pourra jamais donner de l’être au passé. Il n’en a
pas. Dans le champ du relatif, ce qui entre dans la Manifestation s’en va pour
disparaître. La seule manière d’épouser le mouvement du temps, c’est de faire
son deuil du passé, de
lâcher prise. De mourir à chaque
instant au passé, afin de renaître au présent. Le temps veut dire
auto-transformation constante ; naissance, croissance, développement et mort.
Eckhart Tolle insiste sur ce point, le contraire de la mort,
c’est la naissance, car tout ce qui naît va un jour mourir, ce n’est pas la
Vie. La Vie elle-même n’a pas d’opposé, parce qu’elle se tient
dans le présent, (texte) parce qu’elle est la pure jouissance de Soi, toujours
identique à elle-même, parousie de la Présence. Nous n’avons jamais vécu que
dans le Même Moment présent. Le présent est le contenant identique, c’est le
contenu qui change, comme les nuages qui passent dans le ciel sans l’affecter.
Le vif du vécu a toujours été un présent, de la même qualité que ce maintenant
actuel. Nous avons du mal à comprendre comment il se fait que, malgré le passage
du temps qui nous fait changer, nous gardions le parfum de l’Identique. C’est
parce que la Présence n’a jamais changé d’un
seul iota. Les formes apparaissent et disparaissent, sur la toile de fond de la
Conscience. Elles n’ont pas en elle-même d’identité.
C’est donc une illusion que de se chercher dans le passé. Avec les ingrédients du passé, je ne peux que tenter mentalement de fabriquer une fiction… et c’est justement la fiction du moi. Une identité fictive. Le mental cherche à se constituer une existence séparée. Pour cela, il a besoin de réifier le temps psychologique et de me persuader que le diaporama du passé, c’est ce que je suis. Mais c’est une usurpation d’identité. Je suis est ici et maintenant. Pas hier. Le mélodrame des plaintes interminables, des regrets inextinguibles, le ressassement d’un passé malheureux etc. sont des histoires que l’ego se raconte pour maintenir son identité, une pure fiction qui sert à enfermer l’identité dans les limites d’une petite personne. Une illusion entretenue, mais c’est une illusion qui produit de la souffrance, qui sert en retour à donner au moi le sentiment de son importance. Un moi souffrant, c’est un moi qui est renforcé. Et plus je m’apitoie sur moi-même et plus je pense attirer la reconnaissance d’autrui, ce qui vient encore renforcer mon importance en tant qu’ego. Si un autre que moi s’apitoie sur moi, c’est sûrement que l’histoire que je raconte n’est pas une fiction ! Me voilà renforcé dans ma croyance et gonflé d’importance : moi, moi, mon passé, ma misère. Le résultat, c’est que j’ai peut être obtenu la confirmation de mon sens de l’ego, mais en payant le prix fort, car en vivant dans le passé je passe à côté de la Vie et je suis dans un aveuglement complet à l’égard de ce que je suis. C’est le lot habituel de la condition humaine : inconscience et ignorance. (texte)
2) Il est
beaucoup plus stimulant de se chercher soi-même dans un
futur. Mais est-ce vraiment différent ? Après
tout, l’avenir est ouvert, il n’est pas fermé comme le passé. Alors
l’incantation commence très tôt : « quand je serai grand, je serai … comme
papa ». Ce qui compte, c’est l’image de moi et quand
il y a une grande importance de l’image du moi, le
moi idéal n’est pas bien loin. Inutile de
l’appeler surmoi. C’est toujours
dans le registre de l’ego et rien de plus. Le rêve d’accomplissement temporel,
c’est une fiction composée par le mental afin de donner au moi une réalité dans
le futur. Le résultat de l’opération a un prix : encapsuler le
bonheur dans une promesse,
pour un accomplissement futur, ce qui revient à s’en priver maintenant et à
l’identifier au désir. Mais une fois le processus
enclenché, c’est la roue et c'est l’enfer, car le futur est aussi très menaçant. Je
serai peut être mort demain. Et le moi avec. Alors où sont toutes les belles
promesses si le temps peut les détruire ? Me voilà condamné à vivre dans le
désir et dans la
peur. L’ego doit vivre dans la
peur, parce que l’ego assure son existence par le temps psychologique, dans le
besoin de devenir davantage et davantage. Il arrive que les désirs
s’accomplissent et qu’alors s’épanouisse de la joie.
Mais l’ego craint aussi la joie, car la joie c’est toujours le
présent et quand le présent est
totalement investi, l’ego reflue et disparaît. Alors, pour que l’ego se
maintienne lui-même, il faut que le bonheur ne soit… qu’une
promesse mais
surtout qu’il ne soit jamais atteint. Car le seul état où il réside vraiment,
n’est pas dans le futur, mais dans le présent. L’ego prétend qu’il
cherche le bonheur. Oui, il ne fait que chercher.
(Lavelle texte) Il court dans toutes les directions. D’où les expressions vaseuses, le vague
fumeux quand nous parlons de bonheur dans l’opinion. L’ego ne veut pas trouver
le bonheur, car ce serait signer son arrêt de mort. Un moment
intemporel où la Vie se donne
dans sa plénitude à elle-même dans la
Présence. Un état sans ego. Ce qui
explique pourquoi il y a quelque chose qui cloche et qui sonne faux quand nous
prononçons à qui mieux-mieux une formule du genre : « moi, je suis heureux ». Ce
n’est pas vrai, car précisément, le bonheur vient
de lui-même et quand il est
là, la Vie célèbre sa plénitude, mais l’ego n’est plus là. Tant que l’identité
est confinée dans l’ego, nous prétendons vouloir être heureux, mais en
réalité, nous aimons notre malheur, car il renforce notre sens du moi. Il
nourrit notre
mélodrame. Et il y a une astuce pour que le malheur et le malaise de
l’existence soient constants : il suffit de réassurer l’idée que le bonheur
arrivera pour bientôt dans le futur, il
suffit
de se persuader qu’il n’a qu’une forme, celle de l’accomplissement de
l’ego. Formule qui est un oxymore. Il n’y a pas de plénitude dans le futur,
parce que le futur n’est rien. Demain n’existe pas. Demain est irréel. Demain
est un ectoplasme mental, une illusion. Si je consens à soumettre ma vie
à un futur, je vis en permanence dans l’illusion. C’est pourquoi Pascal dit que
l’homme est un chasseur et qu’il préfère
en réalité la chasse à la prise. Tant que l’ego poursuit quelque chose
dans le futur, il renforce son sentiment d’existence, car il se nourrit du temps
psychologique. Il a donc tout intérêt à nier le présent, (Eckhart
Tolle texte) à le refuser et donc à
constamment préférer les mirages que le mental compose, à ce qui est. Le
prix à payer, c’est la souffrance diffuse d’une existence toujours
insatisfaite, vide, inquiète,
inconsistante et vaine. Mais au milieu de cette insanité, je peux être… fier de
« moi » ! et c’est tout ce qui compte !!
Notre identité personnelle, fondée sur l’ego tourne autour de notre nom. Le nom, dit Eckhart Tolle, est comme un panier que nous cherchons à remplir avec tous les objets qui correspondent à l’image que nous avons de nous même. L’image du moi. Si cette image est malheureuse, nous aurons tendance à vouloir mettre dans le panier des objets qui serons tous appariés avec la même tonalité dépitée et malheureuse. « Donnez-moi encore de quoi renforcer mon histoire malheureuse. Donnez moi encore du malheur… que je me sente moi. Moi plaintif, moi victime, moi accablé par l’existence !». Si l’image du moi est altière, surdimensionnée, égomaniaque, et bien nous chercherons à mettre dans le panier ce qui est de la même couleur : opinions, croyances, préjugés, attirances et répulsions. « Donnez-moi plus d’argent, plus de puissance, plus de savoir, plus de célébrité, un look d’enfer et une jeunesse insolente !! ». Entre parenthèses : comme l’avait bien compris Alfred Adler contre Freud, la sexualité dans tout cela n’est qu’un élément du faire-valoir de l’ego. Cela fait partie de l’attirail qui compose la panoplie de l’image de l’ego. De toute manière, tout est dans l’avoir, dans ce qui peut être acquis et accumulé dans le temps. C’est donc une sorte d’investissement, au sens financier. Il faut accumuler pour faire du profit, car c’est sur le fondement du profit que l’on va profiter de la vie. Ce qui est une définition du bonheur. Alors, là il y a une certaine variété : certains investissent l’avoir entièrement dans l’apparence physique. L’ego se sent dans la séduction, renforcé. Il connaît l’ivresse du pouvoir sur un autre. D’autres cherchent à remplir le panier avec de l’argent. Et l’ego se sent renforcé et se sent bien avec un gros compte en banque. D’autres se tournent vers la politique. Et le moi se sent gonflé d’importance quand il peut voir avec quelle déférence respectueuse il est envié, adulé, craint. Il goûte à la jouissance de pouvoir commander aux hommes. D’autres poursuivent cette quête en utilisant le savoir. Rien ne renforce davantage l’ego que le sentiment que confère l’argument d’autorité en matière de savoir. Enfin, d’autres, plus subtils, se parent d’une robe et disent qu’ils vont servir Dieu. Et l’ego qui aurait dû par là être réduit à l’humilité, revient le plus souvent par une porte dérobée : « Moi je suis plus spirituel que vous ! Votre dieu n’est pas le vrai dieu, votre religion n’est pas la vraie religion. Le salut qu’elle promet n’est pas le vrai salut. MA religion est supérieure à la vôtre etc. ».
Toujours la même histoire, une manière de renforcer l’ego et de lui donner une consistance dans un futur… qui n’existe pas, pour s’autoriser à dénier le présent… qui seul existe. Ailleurs et autrement : ailleurs comme un but suprême (!) à atteindre (!!), autrement comme un futur idéal (!!!) taillé à la mesure de l’ego et pour lui, dans une histoire inventée (texte) de toutes pièces. Et tout cela n’est que fiction. Illusion. Le happy end, c’est dans les films. Pas dans la vie. La Vie est une création qui n’a pas de fin, une création perpétuelle de chaque instant. Chaque moment présent (texte) est la Manifestation elle-même. La croyance dans le happy end fait rêver et fait vendre des magazines avec tout plein de célébrités. Or ceux-là que l’on dit avoir atteint l’accomplissement, ceux qui ont « réussi », ne l’on fait que dans les histoires que les gens se racontent. Pas dans les faits. Quand on leur dit qu’ils ont réussi, ils peuvent, dans un éclair de lucidité reconnaître que c’est seulement ce que les gens disent. La vérité, c’est que toutes les vies fondées sur l’ego se ressemblent. C’est l’anxiété permanente, les relations chaotiques, l’ennui, la souffrance, mêlées à quelques plaisirs qui finissent par ne plus avoir vraiment de goût. Quatre mariages, trois psychanalyses, une cure de désintoxication de l’alcool ou de la drogue, le harcèlement, le conflit, aucune sécurité et le sentiment que la vie n’a jamais été vraiment accomplie. Extérieurement, au yeux du monde, une vie réussie, intérieurement, le désastre et le sentiment d’avoir raté quelque chose. Mais il y a des miracles. A deux doigts de la mort, pendant les derniers instants, après une longue lutte de l’ego, cette intuition fulgurante que la poursuite n’a été que vanité, mais que maintenant… Il y a cette paix qui passe l’entendement, cette paix profonde qui est une immense réconciliation avec la Vie. La profondeur de la Présence ici et maintenant. La compréhension soudaine que la beauté de la vie n’a jamais été que dans des instants (texte) et que ceux-là que l’on a cru les plus importants n’étaient pas nécessairement essentiels… Un peu tardive la prise de conscience... Il faut maintenant mourir.
Parvenu en ce point, nous devons faire quelques remarques tout à fait inhabituelles. Si vous êtes venu jusqu’ici dans la lecture, c’est parce que vous avez commencé à prendre conscience du jeu de l’ego dans le temps psychologique. Il se peut qu’en vous maintenant la révolte gronde, que sur ce registre, vous en ayez passablement ras-le-bol. Nous sommes certainement d’accord sur un point : nous avons assez souffert de cette folie. Si ce n’était pas le cas, alors laissez tomber la lecture ! Nous souhaitons ici rester conscient de l’interaction entre le texte et le lecteur. L’investigation n’a vraiment d’intérêt que si elle nous implique. Reconnaissons le balancement caractéristique : il y a en nous l’ego qui marche à fond dans les combines que nous venons d’examiner. Nous penchons de son côté dès que nous sommes embarqués dans le mélodrame temporel du mental. Mais il y a aussi en nous cette conscience qui en a plus qu’assez de cette déraison, qui est effarée de ce qu’elle est en train de découvrir. Cette conscience veut la libération. Dans le Vedânta une des qualités requise de l’étudiant est mumukshutva, le désir de libération. Quand la lucidité est là, elle vous donne un véritable sérieux. L’ego, lui, ne se développe que dans l’inconscience. Il continuera sa vie de bouffon, tant que la souffrance ne sera pas devenue insupportable. Cette lucidité nouvelle peut-elle délibérément choisir d’embrasser le présent ?
1) Le fait d’observer, étonné, les remous de la pensée et son agitation temporelle délivre déjà un degré de présence. La conscience qui reconnaît l’illusion n’est pas illusoire. Elle en est témoin. C’est en elle que l’intelligence peut voir. La conscience témoin est observatrice. Elle ne juge pas. Elle ne condamne pas. Elle est lucidité, ce qui veut dire lumière. Le témoin met en lumière. Dès qu’il y a témoignage intérieur, l’identification est rompue, la conscience retrouve sa nature essentielle et elle cesse d’être entièrement complice des processus de l’ego. C’est seulement dans la position de témoin que l’intelligence s’éveille. En l’absence du témoin, c’est plutôt le charabia du mental habituel qui prédomine. Le témoin est l’intelligence recueillie. Voici ce qu’écrit Gabriel Marcel dans son Journal Métaphysique :
---------------« Ce matin
je me suis arrêté sur le recueillement. Il y a là une donnée essentielle et fort
peu élaborée, il me semble. Non seulement je suis en mesure d’imposer silence
aux voix criardes qui remplissent ordinairement la conscience – mais ce silence
est affecté d’un indice positif. C’est en lui que je puis me ressaisir. Il est
en soi un principe de récupération. Je serais tenté de dire que recueillement et
mystère sont corrélatifs». (texte)
Ces « voix criardes » nous commençons à mieux comprendre ce que cela veut dire. Elles se développent quand le mental sollicite un ailleurs et un autrement. Nous avons vu aussi que pour cela, la pensée fabriquait des problèmes. Quand la pensée est aux prises avec un problème, elle se met dans la posture du ressassement continuel. Gabriel Marcel note ensuite :
« Il n’y a pas à proprement parler de recueillement en face d’un problème – au contraire le problème me met en quelque sorte dans un état de tension intérieure. Au lieu que le recueillement est plutôt détente. Ces termes de tension et de détente sont d’ailleurs, par certains côtés, propres à nous égarer. Si l’on s’interrogeait sur ce que peut être la structure métaphysique d’un être capable de recueillement, on progresserait beaucoup vers une ontologie concrète ».
Ontologie concrète. C’est exactement ce que nous allons explorer. L’ontologie, c’est la science de l’Être. Traditionnellement, passant par le biais de la spéculation, elle est très abstraite. Il y a cependant un chemin d’accès à l’Être qui est très concret. Lequel ? La Présence ici et maintenant. Le Moment présent. (texte)
Quand on a le regard absent, c’est parce que l’on est en train de penser. On a l’esprit ailleurs. En fait, l’esprit divague ; il n’est pas ici, il est absent, il est dans son film mental. Ce n’est pas la situation de ces personnes que nous pouvons croiser dans la rue et qui parlent toutes seules, mais ne nous y trompons pas, c’est le même phénomène. Le premier pas c’est donc d’observer. Ne pas cesser d’observer. Dès que nous observons le mental, nous nous dégageons de son emprise et de son cours. Nous vivons, pour la plupart d’entre nous, tellement dans le mental, que nous n’avons pas conscience de ce qu’il est. Cette inconscience fait que nous sommes submergés par le processus de la pensée et ses voix criardes. Voici ce que dit à ce sujet Eckhart Tolle dans Le Pouvoir du moment présent :
« Le
mental
est un magnifique outil si l’on s’en sert à bon escient. Dans le cas contraire,
il
devient très destructeur. Plus précisément, ce n’est pas tant que vous
utilisez mal votre mental : c’est plutôt qu’en général vous ne vous en servez
pas du tout, car c’est lui qui se sert de vous. Et c’est cela la maladie,
puisque vous croyez être votre mental. C’est cela l’illusion. L’outil a pris
possession de vous ». William James disait que nous devrions dire « il pense »,
comme on dit « il pleut ». Très juste. Le processus peut être complètement
inconscient et, par-dessus le marché, nous sommes jetés dedans, à la dérive.
Cela s’appelle l’inconscience
ordinaire. La bonne nouvelle, c’est qu’il est tout à fait possible
d’observer le cours de cette pensée qui tourne en rond. « A ce moment là, une
nouvelle dimension entre en jeu. Pendant que vous observez cette pensée, vous
sentez pour ainsi dire une présence… ». Ainsi, cette pensée « perd alors son
pouvoir sur vous et bat rapidement en retraite du fait que, en ne vous
identifiant plus à elle, vous n’alimentez plus le mental. Ceci est le début de
la fin de la pensée involontaire et compulsive ». De cette manière, le témoin
introduit un hiatus dans le cours de la pensée. Quelques secondes au début, puis
un temps plus long. Dans le hiatus, dans cet intervalle, réside un certain degré
de calme, de paix, et même une joie délicate. C’est léger, mais suffisant pour
que le sentiment de l’existence
soit éprouvé, indépendamment du fait de penser, c'est-à-dire dans le
silence.
« Vous pouvez également créer un hiatus dans le mental en reportant simplement toute votre attention sur le moment présent. Devenez juste intensément conscient de cet instant… Dans la vie quotidienne, vous pouvez vous y exercer durant n’importe quelle activité routinière, qui est normalement un moyen d’arriver à une fin, en lui accordant votre totale attention afin qu’elle devienne une fin en soi. Par exemple, chaque fois que vous montez ou descendez une volée de marches chez vous ou au travail, portez attention à chacune des marches, à chaque mouvement et même à votre respiration. Soyez totalement présent. Ou bien, lorsque vous vous lavez les mains, prenez plaisir à toutes les perceptions sensuelles qui accompagnent ce geste : le bruit et la sensation de l’eau sur la peau, le mouvement de vos mains, l’odeur du savon, ainsi de suite». (texte)
Dans les deux cas, le signe que ce travail porte bien ses fruits, c’est une ouverture de la conscience, un certain degré de tranquillité, de paix ressenti intérieurement. Un hiatus dans le cours de la pensée, et la lumière de la conscience se manifeste dans le détachement naturel de la conscience témoin. Parvenu à ce point « il se peut même que vous vous surpreniez à sourire en entendant la voix qui parle dans votre tête, comme vous souririez des pitreries d’un enfant. Cela veut dire que vous ne prenez plus autant au sérieux le contenu de votre mental». C’est un rire libérateur. Pouvoir se moquer de ce moi qui se joue dans un personnage, signifie que nous ne sommes plus piégés par l’ego. Se rendre compte que le mental rejoue les vieux disques, ses vieilles rengaines et que toute cela est incroyablement mécanique, est très drôle. C’est très joyeux et d’une joie vraiment libre, vraie, presque enfantine. Pendant un instant « je » se déprend de l’identité de « moi ». « Je » se sent libre de « moi ». Il se tape sur les cuisses en pensant : « Comment ai-je pu me laisser prendre par ce mélodrame pendant toutes ces années ? » La contrepartie très désagréable, c’est de remarquer que la plupart des personnes qui nous entourent continuent d’être enfoncées dans ce marasme continuel. Si les hommes sont soumis à ce type de conditionnement, ils ne sont pas aussi libres que nous avions pu le penser. Sans lucidité, sans une véritable expansion de conscience, il ne saurait y avoir de liberté. Ce qui est radicalement nouveau et provoque un étonnant renversement de perspective, c’est de comprendre que la liberté ne consiste pas à libérer le moi, mais à se libérer du moi ! Dans le sens habituel du terme, (celui qu’affectionne l’ego) la libération du moi implique encore le processus du temps, l’idée qu’avec quinze ans d’analyse, (texte) toutes sorte de stages, de techniques, d’expériences que l’argent vous permet d’acheter, vous allez faire quelques progrès ! De stage en stage, de guru en guru, vous allez gravir des « étapes ». Libérer votre moi, veut dire ici le renforcer et le magnifier. « Donnez-moi du temps » ! C’est la ritournelle de l’ego.
2) La véritable libération est immédiate
et sans condition, c’est un saut, elle consiste dans un éclair à se dégager
de l’identification avec l’ego. Elle ne consiste pas à renforcer le moi, mais à
le réduire. Elle implique de ne se donner aucun temps, seulement
maintenant. Imaginons que nous passions un test pour dépister le sida. Le
médecin dit : « Il ne vous reste que deux ans à vivre… que six
mois… que deux mois ». La frustration de l’ego est énorme. Il a besoin du temps et le temps
lui est pris. Angoisse. Sans le temps il n’existe pas. C’est terrible. Alors
continuons : « Vous n’avez qu’une journée… qu’une heure… je ne vous
laisse aucun temps. Seulement
maintenant ». S’il y a la Présence
vivante, une conscience large, pleine et entière de maintenant, l’ego ne pourra
pas y survivre, il va mourir. Dans la verticale de l’Etre, l’ego sera crucifié.
Et l’ego ne veut pas mourir ! Il veut vivre... mais seulement dans le temps qu’il
conserve, projette et imagine, il ne veut pas de la Vie elle-même. Il est
toujours plus intéressé par ses conditions de vie que par la Vie elle-même ! Et
comme il ne peut y avoir qu’une Vie, que cette Vie qui éternellement se donne à
elle-même dans le maintenant, l’ego est condamné à chercher à fuir. Comme dans
l’histoire de l’homme qui s’était creusé un trou
pour se protéger du soleil. (conte)
L’ego ne peut pas vivre au grand jour. Il ne peut que tout au plus tenter de
survivre en cherchant à se donner un temps… qu’il ne possèdera jamais. La
vie centrée sur l’ego est névrotique. C’est aussi pourquoi, de proche en proche
et à l’infini, toutes les constructions fondées sur l’ego se révèlent tôt
ou tard comme des illusions. Et le plus tôt en fait, c’est tout de suite ! Ici
et maintenant. Pour revenir sur notre exemple, le paradoxe, c’est que justement,
des personnes séropositives ont vécu cette situation. Certaines ont fait ce
voyage immobile qui consiste à retrouver le Maintenant. Il y a le cas stupéfiant
de cette américaine (document) qui a fait ce chemin et connu une rémission spontanée :
d’abord le déni, la
colère, la révolte de l’ego, la dépression,
puis l’acceptation des émotions et
enfin, cette lumière : en fait, je n’ai jamais eu que cela, maintenant et la Vie
est le Maintenant, la Vie est le présent. Chaque instant est la Vie même,
chaque instant est infiniment précieux. (texte)
(C’est ici que l’ego va sortir son revolver). « Oui, mais ce que vous nous proposez là, c’est une vie de légume ». Il y a effectivement une interprétation végétative de l’expression vivre au présent. Nous l’avons vue. Elle consiste à chercher une régression vers l’inconscience. Nous faisons cela très bien avec une bonne dose d’alcool : on se « libère » de tous les soucis. On abrutit le mental avec une drogue. On tue le temps dans l’inconscience. On cherche à dormir. A défaut d’être heureux, on peut toujours être gai et croire qu’une gaieté artificielle, c’est la joie de vivre. Cela fait partie des stratégies de compensation de l’ego. On peut même utiliser la télévision dans ce sens : faire la vidange de toute pensée personnelle et la remplacer par un flux continu d’images bariolées pour distraire le mental. Bref, s’inventer comme mode de vie, le divertissement permanent. Jeter sa conscience dehors pour essayer d’échapper à soi. C’est la seconde option que nous donnions en introduction. Elle est tellement commune que pour la plupart des gens, ici et maintenant n’a que ce sens là. L’ultime ruse de l’ego, pour éviter le présent consiste à se l’approprier pour le subvertir sous la forme du divertissement dans l’inconscience. Mais là encore, le prix à payer est très lourd, car il consiste à renier ce qui fait justement la spécificité de l’homme, la lucidité. Ce qui produit immédiatement une contradiction, car il est impossible à un être humain de régresser au statut d’un légume. Renier la lucidité, détruire la vigilance, c’est détruire l’humain et tomber plus bas encore que l’animal.
Cependant, nous pouvons aussi à apprendre en observant l’animal. Eckhart Tolle précise bien qu’il ne s’agit que d’analogie (R), car en aucun cas nous ne pouvons mettre sur le même plan la conscience humaine liée au mental conceptuel et la conscience vitale de l’animal, qui elle n’est pas conceptuelle. Ce que la vie animale au sein de la Nature nous offre, c’est une image du non-mental. Le moineau ne se demande pas : « Je pourrais aller sur cette branche, ou sur celle-là… oui mais qu’est-ce que les autres vont dire si je vais là ? Moi je pense que je mérite d’y aller, est-ce que c’est bien ou mal ? etc. » Il s’envole d’une branche à l’autre, il est porté dans l’unité de la Nature, il vit dans l’unité avec l’Être. Il ne crée pas de problème. Quand il approche de la mort, il meurt et c’est tout ; il ne fait pas de la mort un problème. Il n’accumule pas de temps psychologique. Il est entièrement dans le présent. Il répond de manière complète et spontanée à chaque situation. L’animal sauvage ne peut pas être névrosé. Il n’a pas le mental conceptuel de l’homme. Il vit en harmonie avec la Terre, dans une complète unité, mais c’est aussi une unité qui ne se connaît pas elle-même, qui n’est pas consciente. Sous le fardeau du temps psychologique l’homme envie parfois la condition de l’animal. Voyez ce que Nietzsche dit à ce sujet au début des Considérations inactuelles. Mais il ne peut pas régresser dans l’animalité. Il ne peut qu’élever sa conscience.
Il doit
donc assumer sa condition temporelle et sa condition
historique, sans pour autant en
devenir la victime. Laisser au temps chronologique son utilité pratique, mais ne
pas accumuler de temps psychologique. La conscience d’unité
chez l’homme, bien que sous certains aspects, elle puisse ressembler à celle de
l’animal, est donc d’une qualité complètement différente. Ce n’est pas celle du
règne végétal et animal, car, dans le mouvement même de l’évolution, la Vie
s’est trouvée elle-même en l’homme et a pris conscience de soi. C’est ce qui
donne tout son prix à la conscience de soi de l’homme retrouvée ici et
maintenant. Les extrêmes se rejoignent, la boucle est bouclée et cependant,
ce n’est plus la même qualité de conscience. (texte) L’état de
conscience d’unité réalisé par
un être humain n’est pas végétatif, et ce n’est pas de la sub-conscience. C’est
pourquoi nous parlions plus haut de
présent vivant. Non pas au sens d’une agitation constante, mais de
l’intensité de la conscience. (texte)
La Présence. Ici et maintenant. Consciente, alerte, vivante, libre, la Présence intelligence éveillée, et pourtant complètement différente de l’intellect au sens habituel. Ce que l’intellect saisit, c’est ce qu’il peut se représenter dans l’extériorité. Il ne peut se saisir lui-même et il ne peut au bout du compte rien dire de l’intériorité pure. La Présence est le Soi, ce que je suis. La Présence est la Vie elle-même dans son abondance. Je suis la Vie. Mais, même cette déclaration, n’est qu’un panneau indicateur qui pointe dans une direction, qui pointe vers Soi. Tous les Enseignements spirituels, dit Eckhart Tolle, ne font que pointer vers l’essentiel. Il ne faut pas confondre le panneau avec ce qu’il désigne, la carte avec le territoire. Rien ne dispense du voyage. On ne peut pas enfermer la Vie dans un système. Il y a cependant des portes qui permettent d’y accéder.
Le Moment présent est une porte, une voie d’accès directe. Tous les chemins y mènent. (texte) Alors autant choisir d’y entrer délibérément, maintenant, ce qui opère une transformation de la conscience et met en mouvement une énergie nouvelle. Quand nous cessons d’être complètement décalés par rapport à la situation présente et perdus dans nos pensées, nous sommes en relation d’unité avec ce qui est. Dans l’unité, très curieusement, nous attirons vers nous les choses, les événements et les personnes. Une synchronicité se met en place. Quand nous disons oui au présent, quand nous acceptons qu’il soit ce qu’il est, la vie nous apporte un soutien inattendu. La plénitude de la Vie est disponible et elle nous donne un sentiment de complétude maintenant. Nous n’avons plus besoin de mendier vers le futur, de lutter contre la vie. Ancré dans le réel, nous sentons que nous ne sommes pas séparables de qui que ce soit et de quoi que ce soit. La vie redevient ce qu’elle a toujours été reliance et coopération.
* *
*
Nous avons tenté dans ces deux leçons de rédiger une introduction à la lecture du Pouvoir du Moment présent, et de Nouvelle Terre d’Eckhart Tolle. C’est une invitation à lire les textes.
La réponse à notre question initiale ne fait plus guère difficulté. La sagesse s’oppose à la folie et si nous voulons avoir quelque idée de la folie ordinaire, il suffit de considérer avec un peu d’attention la démence du temps psychologique. Si vous voulez savoir à quel point le monde est insensé, lisez un livre d’histoire ou regardez les actualités à la télévision. Faites le lien avec le temps psychologique dans votre propre vie et vous serez édifié. Alors seulement vous pourrez vous dire qu’il doit certainement y avoir une sagesse dans le conseil qui intime de vivre ici et maintenant. Elle a été recouverte de bien des sottises et il est fort possible que ce que nous avons appris au sujet du « vivre au présent », ne soit qu’une sottise de plus. Nous n’avons rien compris. Dès que nous entrons réellement dans cette compréhension, elle fait voler en éclats tous les repères habituels. C’est un paradoxe. Le pouvoir du Moment présent, est la découverte fulgurante de la quiétude, de la joie véritable et d’une paix expansive. Mais c’est un Feu qui brûle et dévore de l’illusion. La révolte de l’intelligence. L’ego ne peut pas s’en approcher sans y être consumé. L’interprétation bourgeoise du carpe diem ne va pas y résister. L’idéologie consommative non plus. Vivre au présent ne vous rend pas plus sophistiqué, mais plus simple, pas plus étourdi, mais bien plus conscient.
* *
*
Questions :
1. Quel est le sens habituel que nous donnons « carpe diem » des épicuriens?
2. Est-ce la vie ou nos conditions de vie qui sont historiques?
3. Le stress est parfois décrit comme un phénomène purement biologique et secondairement psychologique. Ce genre d’explication peut-il être satisfaisant ?
4. L’ennui peut-il se ramener à l’absence de sensation ou à un manque d’occupation ?
5. A quelles occasions se produit-il un hiatus dans nos pensées ?
6. Assumer notre condition historique implique-t-il pour autant nier le présent»?
7. Dans la formule « ici et maintenant », que représente « ici » ?
© Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
Accueil.
Télécharger,
Index thématique.
Notion. Leçon .
Leçon suivante.
Le site Philosophie et spiritualité
autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous
devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon
ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive..