Leçon 207.     Enquête sur le matérialisme  

    Un concept en –isme peut être employé de deux manières : ou bien il désigne une position assumée en tant que telle. Sartre revendique une doctrine qu’il appelle existentialisme, comme Marx le matérialisme historique. Ou bien on utilise le vocable en –isme pour caser un auteur dans une boîte conceptuelle, le plus souvent pour le critiquer. (texte) On reprochera par exemple à Heidegger son irrationalisme et à Michel Foucault son anti-humanisme.

    Laissons de côté les polémiques et attachons-nous au sens et à sa portée. Le matérialisme est une doctrine qui part du principe qu’il n’y a qu’une réalité, celle de la matière, le reste devant s’y réduire ou bien être considéré comme inexistant. (texte) Il peut chez certains auteurs être soutenu comme une thèse ou bien être repéré comme une orientation caractéristique. Comme le mental est très à l’aise dans les constructions duelles, le petit jeu de l’intellect consistera à l’opposer à un autre –isme. On dira que Platon incarne en Occident au mieux la position de l’idéalisme qui s’opposerait au matérialisme présent chez Démocrite. De même, Bergson incarne très clairement le spiritualisme français contre les formes variées de matérialisme scientifique.

    En fait l’enjeu du matérialisme est beaucoup plus large que les débats d’école et de portée bien plus radicale. Il met d’abord directement en question le paradigme du savoir scientifique. Ce qui tient dans une question toute simple : la science est-elle matérialiste ? D’autre part, le matérialisme désigne aussi une orientation générale de la culture occidentale, car s’il est bien un fait incontestable, c’est que le développement de l’Occident Moderne a propagé massivement une vision du monde matérialiste. A quoi devons-nous le matérialisme présent dans le monde occidental ? Est il dû à l’empire grandissant de la technique ? Au développement logique de notre culture ? Est il notre conquête ou bien notre perte ? Une errance de notre histoire ou son apogée ? Doit-il et peut-il être dépassé ?

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A. La banalité même

    Convenons pour commencer qu’il n’y a dans notre société rien de particulièrement original à revendiquer le matérialisme, ce serait simplement dire tout haut ce que dans l’opinion tout le monde pense tout bas. Le matérialisme est alors une attitude. Il est utile de faire un rapide état des lieux. Juste pour examiner ce que représente le matérialisme ambiant. Il est en effet d'usage de distinguer l'attitude matérialiste du matérialisme philosophique. 

    1) Dans une émission de Daniel Mermet, Là bas s’y j’y suis, en compagnie de Paul Ariès, on peut entendre au forum des Halles des propos d’adolescents très drôles sur le sujet : « la société, elle est matérialiste, M’sieur. Société de consommation. Il faut se montrer avec des marques pour avoir de la valeur, il faut le style…le style ça catalogue les gens…si t’as pas de marque, t’es un looser…  les filles, elles sont matérialistes, quand elle regarde un mec, ce qui compte, c’est le jean, le style. La fille, elle se dit : tiens, il a de l’argent, je vais pouvoir me mettre avec lui… ». (Brut d’enregistrement  et sans rire).

    Ce n’est pas un texte philosophique, mais il vaut le commentaire ! A ras-le-bitume, en immersion complète dans les banlieues, tout est dit. Quelle est la forme la plus achevée du matérialisme ambiant ? Le système de la consommation. Comment se traduit l’idée que la matérialité seule importe en tant que réalité ? Par le règne des apparences. Dans l’attitude matérialise, être, c’est vouloir paraître, et paraître de telle manière que l’on soit reconnu parce que l’on exhibe une valeur que tout le monde partage. Et comme la valeur partagée de la consommation a son exemplarité et son emblème dans les marques, porter des marques, c’est être quelqu’un, et quelqu’un de socialement bien intégré. Dans une société qui n’a plus guère de traditions et d’enracinement, où la culture est secondaire, que reste-t-il qui puisse jouer le rôle d’un terrain commun ? Le dictat du marché dans le conformisme du vêtement. Comme le dit Beigbedder, avec la publicité, le logos platonicien a été remplacé par les logos des marques. (texte) Et effectivement, nous avons vu que dans l’Allégorie de la Caverne, le mur du fond symbolise la cora, la matière et l’ombre l’apparence. Nous avons montré que la conversion de l’esprit consistait à se détourner de la matérialité, de l’hypnose des images sur le mur du fond, pour faire le chemin de la raison en quête du logos.

    La fin de la tirade est remarquable. Comment va-t-on acquérir cette apparence qui vous donne une valeur ? Avec de l’argent. Dans l’attitude matérialiste, l’argent est la valeur des valeurs, car c’est la valeur avec laquelle on peut se procurer tout le reste, de sorte que, si l’unique problème dans ce monde est d’avoir pour être, tous les problèmes se ramènent en définitive à des questions d’argent. Dans un monde matérialiste, le pré réquisit à toute décision est ; combien cela coûte ? Ou combien cela va coûter ? De même, l’implication directe de  toute entreprise appelle : combien ça va rapporter ? Le reste est optionnel. De toute manière, c’est très clair dans le texte, la valeur, c’est ce qui se paye, ce qui permet de s’exhiber, d’obtenir ces trucs que l’on achète, que l’on jette après usage, mais qui sont désirables et enviées sous le regard des autres. Dans l’extraversion publicitaire. Avec la publicité, le matérialisme ambiant a trouvé son idéologie. Avec la publicité il fabrique ses modèles, ses idoles, il structure son espace, son monde, ses fantasmes et ses valeurs. Avec le marketing, il a formé son propre système de conditionnement. Avec l’argent, il  se représente la valeur des valeurs. Mais la fin de notre micro-trottoir est aussi très intéressante : s’il est entendu que le garçon cherche la fille pour le sexe, la fille elle cherche le garçon pour trouver une sécurité financière. Ce qui nous donne deux idées importantes : a) c’est une opinion très convenue dans les milieux financiers : l’homme apporte l’argent et gagne la sécurité sexuelle, la femme apporte le sexe et gagne la sécurité financière. C’est le contrat relationnel implicite du matérialisme ambiant. b)  Le concept de sécurité n’a qu’un sens possible, c’est la sécurité matérielle et celle-ci est assurée quand l’argent coule à flot. Quand des parents veulent « assurer la sécurité de leurs enfants », ils leur donne de l’argent, ou se débrouillent pour en faire en sorte qu’ils en gagnent beaucoup.  

    2) Ce qui est sous-entendu, mais pas vraiment exprimé, c’est l’adhésion inconditionnelle à une échelle de valeurs caractéristique qui forment autant de croyances inconscientes.

    Retour sur une précédente leçon. Au sommet trône la valeur économique et plus bas, en degrés descendants, les autres valeurs. Suivent immédiatement les valeurs vitales. Il va de soi que le matérialiste définit le sujet par son corps, (la conscience ne peut qu’en être le sous-produit). Mais il se préoccupera davantage de son apparence que des soins réels dont il a vraiment besoin, il aura souci de sa santé davantage ce qui concerne la quantité d’années à vivre, un allongement de la durée de vie, qu’en ce qui concerne la qualité de vie. La question de la mort sera dans ce contexte sévèrement occultée.

    Pour ce qui a trait aux valeurs morales, le matérialisme ambiant privilégie des aptitudes orientées dans la visée de la réussite, du profit : volonté de puissance, initiative, compétence, efficacité, habileté, agressivité dans le domaine du marché etc. Bref, tout ce que l’on enseigne dans les écoles de commerce. L’honnêteté, l’intégrité sont louée, mais surtout pour la bonne conscience.

    ---------------Les valeurs esthétiques passent au niveau en dessous et sont plutôt considérées comme un luxe supplémentaire que peuvent se permettre ceux qui sont parvenus. Le concept d’accomplissement personnel est déjà rempli aux niveaux précédents, l’esthétique, c’est un zeste d’artifice qui sert d’apparat.

    Mettons sans aucun état d’âme les valeurs intellectuelles encore en dessous. Passé 30 ans le consommateur moyen ne lit plus aucun livre… mais il connaît par cœur le programme de la télé ! Et bien sûr à la télé, les programmes intellectuels, c’est très tard, en fin de soirée. La vie est suffisamment remplie avec des divertissements pour que l’on n’aille pas s’ennuyer avec de la réflexion.

    Bien sûr, les valeurs affectives subsistent, même si on peut se demander si dans pareil contexte des mots comme amour, amitié, bonheur ou compassion n’ont pas perdu beaucoup de leur substance. Et ne parlons pas de spiritualité, car c’est vraiment le dernier degré des valeurs. Un élan spirituel dans un milieu matérialiste, c’est un peu le chien dans un jeu de quille. On demande ce qu’il vient faire là. Il n’a pas de place. Sur le plan spirituel, le matérialisme ambiant, c’est avant tout l’athéisme d’indifférence, adossé à des certitudes scientifiques et à une suprématie technologique. Pour le père banquier, l’intérêt soudain de son fils pour le spirituel est un sujet d’incompréhension, d’inquiétude, qu’il ne peut lire que comme une sorte de crise, ou un désordre psychiatrique !

Que pourrait signifier le renversement des valeurs. du matérialisme (texte)? (quelques suggestions)

 Ce serait l’émergence du spirituel dans le matériel et un changement des priorités. Le matérialisme ambiant serait mortellement atteint si jamais se produisait un effondrement du système financier. L’argent est sa clé de voûte, s’il ne vaut plus rien, tout s’écroule. Le plus grave, serait la contagion d’une prise de conscience qu’il n’y a rien de substantiel dans l’argent et qu’il n’est que virtuel, alors que l’on croit dur comme fer qu’il est la réalité. Ce serait terrifiant. Et comme tout le système est structurellement lié à la valeur économique, ce serait à coup sûr une déconstruction du monde… Mais pas de souci, Les infos habituelles sont toujours rassurantes. Il serait aussi dérangeant qu’une prise de conscience nouvelle émerge sur le sens exact de l’incarnation. Nous ne savons pas prendre soin du corps. Nous le gavons de substances toxiques. Nous sommes ignorants de l’influence directe de l’esprit sur le corps ; autant que de l’importance du contact avec la Nature. Le matérialisme n’a pas le sens de l’art de vivre. Regarder la mort en face au lieu de l’occulter nous obligerait aussi à rompre immédiatement avec la posture matérialiste. Il se pourrait même que l’enquête sur les états proches de la mort nous oblige à des remises en questions radicales. Une vision historique de l’esprit du commerce serait incendiaire, le matérialisme est-il lié à une corruption généralisée? Ie jour où des hommes sains d’esprit auront assez de force morale pour promouvoir l’honnêteté et l’intégrité, l’histoire du capitalisme occidental paraîtra comme la plus grave dégénérescence spirituelle que l’humanité ait jamais connue.  Il serait aussi tout à fait possible que nous prenions conscience de ce que l’homme a besoin de vivre dans la beauté, comme il a besoin de se nourrir et de respirer de manière saine. Le sens esthétique n’est pas un luxe superflu, mais ce qui est inquiétant, c’est qu’un notre mode de vie passablement nous désensibilise. Le matérialisme ambiant laisse l’intelligence en friche. Mais le corollaire humiliant de cette proposition est qu’avec lui la bêtise gagne du terrain. Sur le plan des valeurs affectives, nous pouvons certes mettre en avant pas mal de sensiblerie et de sensualité notre monde ses représentations romantiques de l’amour ! Si d’aventure nous prenions conscience que dans nos attachements et nos désirs fébriles nous ne savons rien de ce que l’amour peut être, ce serait assurément un choc. Et ce serait un choc tout aussi énorme de déchirer ce voile de pitrerie et de gaîté frelatée que nous appelons notre « joie de vivre », pour découvrir l’énormité de la souffrance humaine. Si nous pouvions la voir ne serait-ce qu’une seule fois, nous saurions… ce qu’est la compassion. Mais les clips et les pubs rigolotes donnent le change. Pour finir, il est aussi possible qu’il y ait de par le monde d’authentiques figures spirituelles On ne va pas montrer cela à la télé !  Ce monde est très confortable, il vous invite constamment à réassurer le matérialisme ambiant pour vous enfoncer dedans, comme dans un fauteuil trop mou. Alors on peut dormir sur les deux oreilles, ce n’est pas demain la veille qu’il y aura un renversement des valeurs !  Le matérialisme ambiant bénéficie d’une énorme force qui est l’inertie.

B. Le matérialisme philosophique

 

    La question se pose ensuite de savoir en quoi le matérialisme philosophique peut se distinguer de l’attitude matérialiste, appelé aussi matérialisme vulgaire. Le mot "matérialisme" est récent, il date de la Modernité. Il apparaît pour la première fois en langue anglaise en 1668 chez Henri More. Le mot apparaît en français sous la plume de Leibniz en 1702. Il faut noter ici la formulation proposée : Leibniz nous dit que nous pouvons appeler matérialisme une doctrine de ceux qui n'admettent que l’existence des corps. Ces deux points, à savoir le lien entre matérialisme et Modernité et d’autre part, la réduction de l’existence au seul statut de la chose, au sens cartésien de « corps », sont d’une importance prodigieuse. Commençons par là.

    1) Nous l’avons vu, ceux qu’aujourd’hui on nomme les « matérialistes » étaient auparavant appelés les « mécaniciens ». Cela a été noté par les historiens. En 1866, Friedrich Albert Lange écrivait dans son Histoire du Matérialisme : "il est à remarquer qu’au commencement du XVIII è, les matérialistes avant d’être appelés de ce nom, étaient désignés comme des mécaniciens (mechanici), c’est-à-dire des gens qui considéraient la nature du point de vue de la mécanique ». C’est l’essor formidable du paradigme mécaniste à la Modernité qui a engendré la position philosophique appelée matérialisme. Pour le dire autrement, le matérialisme est alors devenu une position socialement admise et très largement partagée. Bien sûr, en remontant dans l’Antiquité et en sélectionnant soigneusement ses textes (pour exclure tous ceux qui ne cadrent pas du tout avec !) on pourra toujours trouver des références à des thèses matérialistes, mais en réalité, pendant des siècles, le matérialisme est resté une position très marginale. Il n’est pas du tout certain que les auteurs que l’on cite auraient réellement accepté la réduction de leur philosophie à une position matérialiste. Si on a l’honnêteté intellectuelle de lire tout ce qu’il nous reste de Démocrite, bien sûr on trouvera quelques passages qui vont dans ce sens. Mais on trouvera aussi de larges extraits qui ne cadrent pas du tout avec le matérialisme. Et on peut répéter le même exercice avec tous les auteurs soit-disant matérialistes qui précèdent la Modernité pour y trouver à la pelle des hérésies ! « Lucrèce lui-même, tout matérialiste qu’il était, avait par exemple écrit une invocation à Vénus et considérait encore la Nature comme le déploiement d’une mystérieuse énergie vitale ». Il est par contre incontestable que dans la lignée du mécanisme cartésien se soit inscrit toute une série de matérialismes assumés en tant que tels. Il faut se méfier des reconstructions rétrospectives qui donnent l’illusion de croire qu’une thèse très réductrice formulée aujourd’hui aurait été entièrement partagée par les penseurs d’autrefois. En fait, ce que l’on vise la plupart du temps dans ce cas, c’est la recherche d’une caution d’autorité dans le passé. Le pire serait ici de se berner avec nos projections. La tentation réductionniste est une calamité, car elle ignore la complexité. Les grands auteurs sont toujours complexes. Or, le problème, c’est justement que le matérialisme est par définition réductionniste !

    ---------------Revenons à Descartes par la petite histoire. En 1614 Descartes a 18 ans. Il s’est retiré pendant deux ans à Saint-Germain-en-Laye. Là se trouve un château royal avec un jardin extraordinaire. Six terrasses dominant la Seine. Une cascade, avec des grottes aménagées par les frères Francini. Venus de Florence, les Francini avaient été chargés de s’occuper des fontaines. Ils avaient créé un bijou de mécanique : dans les grottes éclairées par des torches, on pouvait voir des statues hydrauliques se déplacer et des oiseaux mécaniques chanter. En agissant sur certains carreaux, grâce à des mécanismes cachés, on voyait disparaître Diane ou surgir un Neptune avec son trident. Plus loin, un monstre marin vomissait de l’eau à la face des visiteurs. Le biographe de Descartes, Adrien Baillet, raconte qu'il fuyait sa famille et ses amis, mais adorait se promener dans les jardins royaux. Les automates le fascinaient. Il a d’ailleurs laissé traces de ses promenades dans le Traité de l’Homme. Ces phénomènes ne dépendaient que du « caprice des ingénieurs » et Descartes ne cachait pas que les prodiges des fontainiers lui avaient inspiré son explication du comportement humain. Son admiration pour les frères Francini l’avait même conduit en 1635 à appeler Francine la fille illégitime qu’il avait eu d’une certaine Hélène. D’où une légende vivace : Descartes, voulant montrer « que les bêtes n’ont point d’âme, avait construit un automate auquel il avait donné la figure d’une jeune fille, et qu’il appelait en plaisantant sa fille Francine. Dans un voyage sur mer, le capitaine eut la curiosité d’ouvrir la caisse dans laquelle  Francine était enfermée ; mais, surpris des mouvements de cette machine, qui se remuait comme si elle eût été animée, il la jeta dans la mer, craignant que ce ne fût quelque instrument de magie ». Fable cruelle. Francine avait bien existé et elle était morte à l’âge de cinq ans. Descartes en avait éprouvé un chagrin immense.

    On devine sans peine ce qu’il adviendra par la suite des thèses inspirées par la fascination mécaniste (texte) de Descartes contenue dans le Traité de l’Homme. Par voie de conséquences, elles mèneront directement aux spéculations de La Mettrie dans L’Homme-Machine. Toutefois, nous avons vu que dans les Méditations Métaphysiques Descartes professe un dualisme. La réalité est composée de deux substances : la substance pensante (texte) qui caractérise l’esprit et la substance étendue qui caractérise la matière. L’homme est une totalité (texte) enveloppant une dualité, d’un côté l’âme immortelle et toujours pensante et de l’autre un corps mortel et dépourvu de pensée : le corps-machine. Cependant, Descartes par moment néglige l’incarnation : « je ne suis point cet assemblage de membres que l’on appelle le corps humain ». L’âme en son être n’est pas le corps. Du coup, la relation entre l’âme et le corps devient très problématique ; cela d’autant plus que le corps, si on le ramène à son essence de machine, n’est qu’un cadavre : « Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine corporelle composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps ». Pierre Thuillier commente, « singulier spectacle : Descartes se décrivait ici comme une âme hantant son propre cadavre, comme une sorte de mort-vivant… En identifiant de façon répétée le corps humain à un automate, Descartes avait élaboré à l’usage des Occidentaux un fantasme de nécrophile ». Pour un penseur qui était censé mettre en avant l’idéal scientifique d’une pensée claire et distincte, (texte) on tombait là dans des obscurités impénétrables. Il est tout à fait compréhensible que la lignée des cartésiens qui suivit ait voulu faire place nette. Descartes avait soutenu fermement que ce qui séparait l’homme de l’animal était qu’il n’était pas seulement un corps, mais était une âme douée de raison. En bon cartésien, Nicolas Malebranche affirmera ensuite que les animaux ne sauraient avoir ni sensation, ni intelligence, ni sentiment : « Ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir : ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien ». (texte) Une position pareille du dualisme devenait carrément idéologique et avait de quoi irriter d’un point de vue moral.

     2) La Mettrie va trancher le débat à la hache, et éliminer carrément le dualisme par réduction : l’homme n’est qu’une machine. (texte) Cette machine pense parce que la matière organisée peut penser. (texte) Descartes avait raison d’identifier l’homme à une machine, mais tort de lui attribuer une âme ! En 1770, le baron d’Holbach, dans son Système de la Nature, n’ira pas par quatre chemins : « Puisque l’homme, être matériel, pense réellement, il s’ensuit que la matière a la faculté de penser ». Monisme matérialiste. Il n’est pas question de faire de la pensée une substance distincte, elle n’est qu’une sorte de sécrétion du corps. Comme le foie produit de la bile, le cerveau produit de la pensée. La matière est l’unique réalité.

    On se souvient que, pour le développement de la représentation scientifique, Galilée et Descartes exigeaient de séparer les qualités premières (longueur, largeur, profondeur d’un objet, mouvement etc.) dites objectives, et qualités secondes (couleur, odeur, saveur etc.), dites subjectives. La position matérialiste montre que ce sont les qualités premières qui définissent les caractéristiques de la matière ; les qualités secondes elles en dérivent et ont trait seulement à l’expérience de l’esprit. Du point de vue de la science, elles sont effectivement secondaires.  Pour le matérialisme, cela ne fait aucun doute, la mesure nous donne la réalité objective et la réalité objective est matérielle. Une objectivité forte ne peut s’édifier que sur le fondement de la mesure et elle doit écarter le caractère flou et variable de la subjectivité liée à l’esprit. Et comme le dit G. Politzer, « la matière existe en dehors de tout esprit et elle n'a pas besoin d'esprit pour exister ». Il revient à Pierre Gassendi, contemporain de Descartes, d’avoir cherché un lien, comment, selon le matérialisme, les qualités secondes, peuvent dériver des qualités premières. (texte) Pour y parvenir, Gassendi ressuscite l’atomisme de l’antiquité. Selon Épicure, les objets que nous percevons sont faits de très petits éléments, les atomes. Les objets que nous percevons à l’état de veille à notre échelle sont des corps  solides, corps que Descartes définit comme ayant une forme impénétrable dans l’espace. Quand par l’analyse on brise un corps quelconque, on doit trouver les éléments très petits et insécables, les corpuscules dont il est composé. La matière organisée des atomes, forme les molécules qui sont la « semences » des choses sensibles. Gassendi admet alors une mystérieuse « force séminale » d’organisation de la matière qui nous communique des sensations. Une vapeur d’esprit émergeant de la matière ?

    De fait, l’atomisme introduit dans la chimie allait très largement contribuer à l’installation définitive du matérialisme dans le champ de la pensée scientifique. Avec lui on avait découvert les briques ultimes de la matière avec lesquelles tous les corps sont composés. La physique héritée de Newton donnait pleinement satisfaction. Au point qu’un peu avant l’apparition de la relativité d’Einstein, on trouvait des manuels pour dire que nous étions parvenus à la connaissance complète de l’univers. Il suffisait de tirer le fil des équations de Newton. L’autosatisfaction de la représentation matérialiste était à son zénith.

    Notons la cohérence des points de vue dans la lignée de Descartes. Remarquons aussi que, dans ce type de doctrine, on se situe toujours dans le concept des choses qui nous sont données dans la perception vigile. Dans son essence, le matérialisme est chosique. Il est un prolongement philosophique du réalisme de l’attitude naturelle.

    ---------------3) Mais pour bien le comprendre, il ne faut surtout pas perdre de vue son nerf polémique. Sa combativité face à un adversaire, sa répulsion face à l’idéalisme ou au spiritualisme. Historiquement d’abord l’idéalisme. Remontant jusqu’à Platon, l’idéalisme soutient que la matière est née de l’Esprit (texte) ; à quoi le matérialisme rétorque que non, c’est l’esprit qui naît de la matière. Comme le dit encore G. Politzer : « les idéalistes croient que l'homme pense parce qu'il a une âme alors que les matérialistes pensent que l'homme pense car il a un cerveau… c’est la matière qui produit l’esprit… scientifiquement, on n’a jamais vu d’esprit sans matière ». Le petit mot « scientifiquement » est important, car le matérialisme met toujours la science de son côté.

    Pour les matérialistes, admettre l’existence première de l’Esprit reviendrait surtout à reconnaître l’existence de Dieu, or depuis la Modernité, toute l’histoire du matérialisme a été férocement… anticléricale ! (Voyez les textes de Jean Meslier, du baron d'Holbach, (texte) d’Helvétius, de Diderot (texte) ). Et elle l’est encore. Matérialisme et athéisme sont des mots qui vont ensemble, comme deux doigts sur une même main. L’hostilité contre la religion est un trait constant et même assez répétitif des écrits matérialistes. De même que l’on a pu utilement se débarrasser de l’âme, comme « fantôme dans la machine » de Descartes, on peut aussi se débarrasser du Dieu moral des religions. Du Dieu chrétien de Descartes. En quoi Descartes lui-même n’est certainement pas matérialiste. On peut même dire au qu’il est au contraire le père de ce que l’on appellera plus tard le spiritualisme français : Maine de Biran, Félix Ravaisson, (texte) Henri Bergson, Louis Lavelle, Teilhard de Chardin etc. Dans les controverses, il vaut mieux employer le terme spiritualisme pour marquer une opposition avec le matérialisme. Et le combat a repris de la vigueur en philosophie de l'Histoire avec l’opposition entre L. Feuerbach et Hegel, combat qui va conduite à l’élaboration chez Marx et Engels d’un matérialisme historique, appelé matérialisme dialectique. Marx rejette la prééminence des idées dans la Devenir de l’Histoire et lui substitue un déterminisme économique. (texte) On retrouve chez lui l’athéisme de Feuerbach et une représentation qui définit l’homme par la matérialité de son existence. (texte)

    Nous pourrions continuer ainsi à suivre la trace du matérialisme jusqu’à notre époque. De même que le technicisme s’est solidement installé au-delà des clivages idéologiques dans le domaine pratique, le matérialisme a lui fait sa niche au niveau théorique, reléguant le spiritualisme au rang des vieilleries historiques. Effrayé par ses propres audaces mécanistes, Descartes n’avait pas voulu publier le Traité de l’Homme. Il préférait donner au public les Méditations métaphysiques dont la vision était bien moins réductrice. L’histoire en a décidé autrement, elle a tiré du mécanicisme toutes ses conséquences, ce qui a donné... le matérialisme.

C. La science et le matérialisme

    Reste la question de savoir si la science est oui on non matérialiste. Interrogation tout à fait déconcertante pour l’opinion, parce que la réponse va de soi : bien sûr que la science est matérialiste ! Pour G. Politzer, la cause est entendue, c’est une profession de foi : "le matérialisme n'est rien d'autre que l'explication scientifique de l'univers ». Pour l’immense majorité des représentants de la techno-science, il y a qu’une explication «scientifique» de l’univers qui est matérialiste ; mais éventuellement, on peut admettre, à côté, une interprétation « religieuse » ou « philosophique » qui ne le serait pas. Bref, mis à part quelques irréductibles, du point de vue de la science normale, on voit l’expression « science matérialiste » comme une redondance inutile. Dans le monde postmoderne, l’enseignement scientifique dans les Lycées ou à l’Université est dispensé sans examen critique, de manière dogmatique et dans la position arrêtée du matérialisme. - Précisons bien que ceci n’est pas du tout un jugement de notre part, ce n’est qu’une observation -. L’implication directe est qu’adopter un point de vue non-matérialiste, revient à se situer en dehors du savoir. Les élèves les plus paresseux des classes scientifiques en ont fait un prétexte pour rejeter la philosophie ! Agaçante parce que non-conforme avec l’enseignement dispensé habituellement.

1) Par science on entend un savoir en forme de système qui repose sur l’approche objective de la connaissance. L’existence d’une approche objective présuppose l’existence d’une approche subjective de la vie. Esthétique, mystique.  Pierre Thuillier se déclare animiste et dit que nous devons laisser une place aux poètes. S(tephen Jourdain parle lui de métapoésie). Le matérialisme est plutôt réfractaire, l’idée d’une connaissance métaphysique obtenue par des ressources intuitives lui est exécrable, il campe sur le terrain de l’objectivité.

    Cela dit, même en restant dans le registre de l’objectivité, nous ne sommes plus aujourd’hui plus du tout dans les repères rigides de  la science classique. (texte) Nous nous retrouvons avec des difficultés redoutables. Le domaine de l’objectivité est extrêmement varié. Nous avons vu que nous ne pouvons pas obtenir en physique, en mathématiques, en histoire, en biologie etc. le même concept de l’objectivité. En matière d’objectivité, nous sommes obligés d’en rester à la simple visée d’un idéal.

    Mais il y a plus. (voir les liens) Pour résumer : a) nous savons désormais que l’approche objective ne conduit pas à des certitudes définitives et qu’elle interdit le savoir absolu. b) en fait, la seule manière de conserver une attitude scientifique consiste à reconnaître que notre savoir est limité et relatif. c) Nous savons que nos théories ne sont que des points de vue sur le réel, et qu’elles sont révisables et falsifiables. d) Il est impossible d’éliminer du savoir scientifique son caractère historique ; de séparer la science, en tant que construction intellectuelle, des scientifiques eux-mêmes et du contexte dans lequel ils produisent des éléments théoriques. Ce qui ruine définitivement les croyances sous-jacentes au matérialisme ambiant.

    Les « matérialistes » s'appuient sur une conception de la physique désormais obsolète, resté au stade où elle était au XIX è siècle. (Quand on lit Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité on croit rêver. Texte très daté). Mais c’est la seule physique dont il est question en classe de terminale scientifique. Celle qui demeure dans le paradigme mécaniste.

    Lénine définissait le matérialisme en attribuant comme seule propriété à la matière d'être une « réalité objective ». Mais que veut dire une « réalité objective » ? Si c’est une chose que l’on peut mesurer, casser, soupeser, jeter comme une pierre, c’est une définition très pauvre (texte) qui ne convient même plus à la physique. (texte) Personne n’a jamais « touché » la gravité, un champ magnétique, une force fondamentale, une onde etc. et pourtant la physique n’existerait pas sans ces concepts. Quand Newton a proposé sa théorie de l’action à distance, il a été très mal reçu par les mécanistes… qui y ont vu une « force obscure », car eux ne croyaient que dans la causalité par contact ! (chosique) Les matérialistes d’aujourd’hui sont un peu dans la même posture. La physique a déconstruit le concept « chosique » de la matière (texte) en découvrant qu’il était inadapté et qu’il fallait s’en débarrasser. Il est nettement plus pertinent de raisonner en termes de structures énergétiques et de champs d’énergies. Le vide que l’on avait soigneusement réduit au néant s’est révélé être justement… la texture même de la matière. La Vacuité pure est la potentialité d’où émerge toute matière et toute réalité (texte). L’évolution contemporaine de la physique ne peut que mettre très mal à l’aise le matérialisme.

    La position matérialiste est en fait de l’ordre du combat idéologique. Comme le dit lui-même Jean Bricmont, on rencontre des matérialistes qui « n'aiment pas le Big Bang parce que cela ressemble trop au récit de la Genèse. Parfois, ils ont du mal à accepter l'indéterminisme quantique. D'autres veulent nier la spécificité de la conscience parce qu'ils craignent que celle-ci ne soit pas " réductible " à de la matière. D'autres enfin redoutent que, si quelque aspect de notre nature ne s'explique pas par la sélection naturelle, alors on risque de devoir invoquer l'action d'une divinité ». Défendre le matérialisme, c’est partir à la chasse aux sorcières ! (Lire Pierre Thuillier à ce sujet). Mais ces peurs ne sont pas fondées. Bricmont : « Tous ces problèmes, à supposer qu'ils soient réels, peuvent simplement refléter les limites de notre capacité à comprendre le monde ». Évidemment, c’est gênant de devoir admettre qu’il y a une infinité de choses que nous ne comprenons pas. Mais correct. L’idée « qu’il n’y a pas de mystère pour la raison humaine » est une sottise. On peut très bien faire de la science en admettant notre ignorance. Si nous avions moins d’orgueil nous parlerions de mystère.

---------------L’approche objective de la connaissance est une démarche méthodologique, elle n’est pas là pour donner de l’eau au moulin du matérialisme, ni pour lui servir de larbin. La science n’est pas en soi matérialiste, le matérialisme, est une prise de position métaphysique qui outrepasse la démarche proprement scientifique. D’un autre côté, comme les questions de fond sont toujours métaphysiques, il est impossible, dans le prolongement de la recherche effective, de ne pas se les poser. Il n’existe d’ailleurs pas d’articles scientifiques, surtout dans la vulgarisation, qui puisse s’en abstenir ! Si les gens achètent des revues comme Science et Avenir, ou Science et Vie, c’est très souvent parce qu’ils se posent des questions métaphysiques, en croyant que la science va pouvoir y répondre. Mettez en couverture « qu’est ce que la réalité ? » … et vous êtes sûr de pouvoir doper les ventes.

Toutefois, en raison de la prégnance du matérialisme ambiant, ce qui a lieu d’ordinaire, c’est que, même si les questions sont là en germe, on peut encore éviter d’en chercher les réponses, elles sont toutes trouvées. L’opinion vous en dispense, elle a réponse à tout ; et elle ne laisse pas le choix, et elle a été formatée dans le matérialisme. Ce qui revient, pour reprendre Leibniz, « à n’admettre pour existence que celle des corps »  Un « corps », qui chez Descartes désigne un objet matériel pour la physique, devient mon  « corps », et de là on va jusqu’à : je suis mon corps. (texte)

2) Sur la question de l’objectivité. Pour le matérialisme, elle ne peut prendre qu’une forme, que Bernard d’Espagnat appelle l’objectivité forte. Par objectivité forte on entend le concept selon lequel la science porterait sur la « réalité en soi », (texte) telle qu’elle existe indépendamment de tout observateur. Une sorte d’objectivité sans sujet. S’il n’y avait personne pour élaborer des théories, faire des calculs ou des mesures… les lois de la Nature et les résultats resteraient les mêmes ! Depuis la Modernité, (texte) nous l’avons vu, la croyance dans l’objectivité forte a impliqué un effort d’élimination de la subjectivité au profit de l’objectivité. A quoi la mécanique quantique répond que c’est là une prétention illusoire à laquelle la science ne pourra jamais atteindre. Tout ce que nous connaissons, nous le connaissons à partir de l’observable, ce qui implique un mental observateur et un processus d’observation. Nos instruments de mesure forment une extension de nos organes des sens. Et nos théories ne sont jamais que des constructions mentales. Nous sommes parfaitement incapables de parler de réalité en dehors de la conscience que nous en avons. (texte) Au mieux, ce que la science nous permet d’obtenir, c’est ce que Bernard d’Espagnat appelle une objectivité faible, une objectivité qui fondée sur l’intersubjectivité, et dans laquelle on demande que le changement d’observateur donne des résultats identiques. C’est tout. Cela suffit pour faire de la recherche. La science est une démarche humaine qui reste subjective. Gardons à l’esprit qu’une théorie scientifique est un point de vue sur la réalité. D’autres sont possibles. La carte qui n’est pas le territoire. Nos concepts pointent vers ce qui est, ils sont purement descriptifs et approximatif. Ce qui est se dérobe et transcende nos descriptions.

Cependant, à travers la nouvelle physique, nous en savons suffisamment pour comprendre qu’il y a dans le Réel une puissance de Manifestation, un dynamisme, une complexité, une intelligence, qui nous obligent à faire exploser les cadres du matérialisme. (texte) Nous sommes engagés dans une révolution de la compréhension du réel qui implique une rupture avec l’ancien paradigme mécaniste. Elle peut se résumer dans une citation donnée précédemment, selon le physicien John Wheeler, l’univers nous apparaît désormais comme une grande pensée  (texte) et non plus comme une grande machine. (texte) L’esprit est l’étoffe de l’Univers (mind stuff).

L’approche phénoménologique nous montre que c’est le sujet conscient qui pose les objets et structure la réalité phénoménale en tant que monde extérieur. Ceci se produit dès que nous entrons dans l’état de veille, car c’est dans la vigilance que se met en place de manière très rigide, la dualité sujet/objet. Il appartient à l’empire de la dualité dans la vigilance de soumettre en quelque sorte le sujet à l’emprise de l’objet, au point qu’il en vient à se considérer lui-même comme un objet. Ce que nous avons appelé déréliction. Si nous nous plaçons dans un autre état de conscience que l’état de veille, la relation sujet-objet se modifie radicalement. Ce qui laisse ouverte la possibilité que dans un état supérieur de conscience nous pourrions avoir du Réel une perception radicalement différente. Toute la physique classique reste encore dans les limites de l’état de veille et le matérialisme en est la traduction sous forme de croyance dogmatique. Ce qui s’est passé de très nouveau avec la mécanique quantique, c’est que pour la première fois la science a commencé à se rendre compte qu’il y avait une interaction constante entre l’observateur et l’observé, de sorte qu’en réalité l’observé ne peut exister que du point de vue d’un observateur et à l’intérieur d’un processus d’observation. Au lieu de marquer une dualité sujet/objet, nous en venons alors à souligner l’unité sujet-objet. L’observateur-observation-observé forment un tout insécable. C’est ainsi que l’on a pu comprendre que, suivant l’expérimentation, un même phénomène pouvait se manifester comme onde, ou comme particule. Spirituellement, Nick Herbert formule cette vision ainsi : « Le monde est radicalement ambigu car il mélange en permanence une soupe quantique derrière notre dos. A chaque fois qu'on se retourne brusquement pour la regarder, elle s'arrête et se transforme en réalité ordinaire. Les humains ne peuvent pas expérimenter la véritable texture de la réalité quantique parce que tout ce que l'on touche se transforme en matière ». Fondamentalement, le Réel est une soupe d’énergie structurée à différents niveaux, depuis les plus fins de la matière, jusqu’au niveau macroscopique des galaxies, en passant par l’étage biologique et social. Dans ce que nous appelons les « choses », la soupe quantique paraît gelée dans la forme d’objets. L’objet lui-même n’est pas séparable de la conscience que nous en avons, il se tient dans cette conscience pour laquelle il est dit « réel ». Il est là dans l’espace, dans tel lieu et avec telle limite, mais ce qui rend possible sa Manifestation est en réalité non-spatial, non-local, non-limité. En fait, sur la base de la conscience duelle de la vigilance, nous sommes par avance conditionné à penser des objets et ce que nous ne pouvons pas penser, nous ne parvenons pas non plus à le percevoir. C’est l’histoire des indigènes des îles de Cuba qui n’auraient d’abord pas « vu » les Caravelles de Christophe Colomb, parce que rien dans leur culture ne permettait de les penser.

L’existence d’une Réalité non-locale ne fait plus aucun doute, elle est même une des choses les mieux établies en physique. De même, la non-séparabilité des événements au sein du Réel est indiscutable. Sur ce point Einstein a perdu son match contre la mécanique quantique. Nous savons maintenant qu’il y a un niveau dans l’Univers où existe une corrélation infinie de l’information. Un Intelligence donc. C’est très intrigant quand on se situe encore dans l’ancien paradigme, mais il ne fait aucun doute qu’il existe bien à ce niveau une intelligence créatrice qui maintient en équilibre dynamique toutes les structures. Chaque structure, comme microsystème au sein de la totalité peut donc être considérée comme une forme de conscience. (texte) Bernard d’Espagnat finit par lâcher que : « la non-séparabilité plaiderait…en faveur de la notion de conscience cosmique dont les consciences individuelles ne seraient que l'émanation ». (texte) La conséquence, c’est que notre notion de « conscience » doit être complètement repensée, l’idée que la conscience est un sous-produit du cerveau est très, très pauvre. Le dualisme cartésien est obsolète. Toutes les formes dans l’univers sont portées par la Conscience. (texte)  La non-dualité seule permet de comprendre l’Univers. Mais par pitié, les matérialistes ont raison, ne parlons pas trop vite de Dieu, au sens du dieu moral des religions ! Cela n’a rien à voir avec les conceptions humaines. Nous ne pouvons avons ici que de bref aperçus de quelque chose de Vaste, d’énorme et de paradoxal qui passe la raison, mais qui étrangement, nous est de l’intérieur immédiatement proche. 

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    Descartes a malgré lui produit le matérialisme moderne, il en livré tous les ingrédients : le paradigme mécaniste, le technicisme, une conception fantomatique de l’esprit qui prêtait immédiatement le flanc à la critique matérialiste etc. La découverte du je suis qui révélait l’immanence de l’esprit au sein de la Vie absolue a complètement été oblitérée par l’Histoire. On a fait par réduction de Descartes un cartésien bon seulement à être un contempteur de la machine et il n’a pas été difficile de tirer de son système un matérialisme. Ce qui nous a mené implacablement à une société imprégnée d’une idéologie dans le même registre.

    Il est très amusant de voir à quel point l’Histoire nous fait des pieds de nez. La physique, qui a pendant longtemps servi des plats réchauffés au matérialisme, a complètement déconstruit ce qui était son fondement. Philosophiquement aujourd’hui, les penseurs dit "matérialistes", pour le rester, doivent fermer les yeux (texte) et se boucher les oreilles, demeurer dans une science vieillotte qui leur donne encore quelques raisons. Ou barboter gentiment dans le commentaire d’Épicure. En réalité, le matérialisme est philosophiquement mort et il ne survit que sous perfusion, par un appel à une érudition scolastique des autorités du passé. Nous sommes entrés dans l’ère du post-matérialisme. Ce qui impliquera une déconstruction complète du monde tel qu’il a été jusqu’à présent.

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     © Philosophie et spiritualité, 2011, Serge Carfantan,
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