Leçon 162.  Recherches sur la nature de l’intelligence     

    Revenons sur le mot intelligence, tel que nous l’avons considéré dans les leçons précédentes. En latin, inter veut dire entre, ligare veut dire lier. Nous disions que l’intelligence  est la faculté qui permet de relier, d’établir des rapports.  (texte) Nous avons noté aussi que le mot religion est composé de manière semblable et qu’il veut dire « lier à nouveau ». Cette définition rapide pose problème, car elle pourrait laisser croire que l’intelligence se range « à côté de » quelque chose d’autre qui en est séparé. L’intellect tranche aisément et il a tendance à disjoindre ce qu’il ne faut que distinguer sans séparer. Il est absurde de ranger l’intelligence à côté de l’imagination, de la mémoire ou de la perception. Ce que l’on pointe de cette manière, ce sont des facettes ou fonctions d’une seule et même chose qui est le mental, ou, si l'on préfère, la pensée.

    Néanmoins, en évoquant le problème du langage animal, nous avons été amenés à évoquer plusieurs formes de l'intelligence. Nous distinguions l’intelligence abstraite qui manipule et calcule avec des signes. En termes techniques, on dira que l’intelligence abstraite est l’aptitude à résoudre les problèmes portant sur des idées. L’intelligence relationnelle, elle, opère dans le domaine social, elle est l’aptitude à résoudre les problèmes qui tiennent à la relation entre des individus. Enfin, nous avons vu que l’intelligence pratique, appelée aussi ingéniosité, est l’aptitude à résoudre des problèmes concrets, c'est-à-dire qui se situent dans les choses. Ce que nous observions, c’est qu'il est indéniable que l’on rencontre souvent chez l’animal une intelligence relationnelle très élevée (cf. L’exemple des dauphins), et une intelligence pratique remarquable (cf. exemple des castors). Par contre, il est bien plus difficile d’établir chez l’animal l’existence d’une intelligence abstraite... ce qui est d’ailleurs un argument pour considérer qu’il est « bête » ! Mot qui dans le langage populaire veut dire pas intelligent!!

    La question qui se pose alors est celle-ci : l’intelligence doit-elle être considérée comme multiple ? C’est ce que prétend par exemple Gardner dans Les formes de l’intelligence. Faut-il opposer des « performances » différentes ? Mais qu’en est-il alors du facteur de lien consubstantiel à l’intelligence ? Quelle est la relation entre l’intelligence et la conscience ?

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A. La classification des formes de l’intelligence

    Prendre le mot intelligence en le mettant au pluriel, comme le fait Howard Gardner, en disant « les intelligences » n’a pas la même signification que de dire qu’il existe plusieurs formes de l’intelligence. Dans le premier cas, on insiste sur la séparation, dans le second, il s’agit de dériver une qualité unique dans différents aspects de son expression. Le choix du pluriel est expliqué dans l’hypothèse de Gardner, dans Les Formes de l'Intelligence, à la page 67, en partant de l’idée a) qu’il existe des compétences différences, b) que celles-ci sont en rapport avec des zones cérébrales différentes du cerveau, c)  que chacune correspond à un traitement de l’information. L’argument général consistant à nous faire « admettre l’existence de plusieurs compétences intellectuelles humaines».

     ---------------1) Le moins que l’on puisse dire, c’est que le propos n’est pas clair. Les localisations cérébrales forment un problème complexe, à part, sans lien précis avec l’idée de compétence. L’insistance réitérée et hors contexte, sur l’expression « compétences intellectuelles » surprend. Les fonctions intellectuelles ne relèvent-elle pas avant tout d’une forme d’intelligence, l’intelligence abstraite ? L’intelligence se définit-elle par une compétence ? Une performance spécifique ? En quel sens ?

    Provisoirement, gardons l’idée d’aptitude à traiter une information particulière. Si on résume la classification de Gardner on obtient ceci :

    a) L’intelligence linguistique serait une intelligence liée à la manipulation des signes du langage. Relier, c’est appréhender le sens d’éléments qui sont les mots. Une intelligence  linguistique médiocre les verrait comme disparates. Cette intelligence suppose la compétence linguistique, donc la maîtrise d’un vocabulaire, de la syntaxe, de la sémantique. Curieusement, Gardner part sur T. S. Eliot, Homère et Blake et la voit d’abord comme une aptitude de poète. Or ce qui était attendu logiquement en tout premier lieu, puisque la définition parle de compétence à manipuler le langage, c’était plutôt la rhétorique et ses formes diverses, car c’est en rhétorique que l’idée de performance efficace traduit au mieux une compétence. La compétence linguistique, c’est avant tout l’aptitude à parler, à dialoguer, à persuader, à convaincre, ou encore en bref, à communiquer. Il y a une intelligence de l’orateur, du vendeur, de l’homme politique etc. Les « communicateurs » font de bons instruments de propagande, mais de mauvais poètes et de piètres penseurs. La finesse du style chez un écrivain est un art délicat qu’il serait injurieux de considérer comme une « performance ». Il y a en fait une grande différence entre l’intelligence poétique et l’habileté rhétorique. La catégorie est confuse. Elle fait aussi l’impasse sur la question très importante de l’intelligence non-verbale.

    b) On passe ensuite, sans logique, au chapitre 5 à l’intelligence musicale. Bizarre. Pourquoi en faire une catégorie à part ? Il faudrait alors inventer une intelligence du trait et de la couleur en peinture, du volume en sculpture ou du mouvement dans la danse. Il est vrai que le domaine de la musique possède une structure remarquable, il a son ordre et sa perfection mathématique, mais d’une manière si vivante, que la mathématique s’oublie dans la beauté de la forme. Il est exact que la composition musicale possède une spontanéité créative. Nul ne contestera la prodigieuse intelligence des œuvres de Bach. Mais alors, on se demande en lisant Gardner, s’il n’aurait pas mieux fait, pour définir l’intelligence de partir de la notion de créativité. Comme le fait A. H. Maslow dans Vers une Psychologie de l’être.

    c) Lintelligence logico-mathématique est la forme d’intelligence que nous connaissons le mieux, car elle est la référence classique de l’instruction scolaire et de la culture. Elle est susceptible d’être quantifiée par des tests, dont le célèbre QI. On dit de quelqu’un qu’il est « intelligent » quand il est rapide à résoudre un problème logico-mathématique, comme les tests utilisés pour l’évaluation des appelés à l’armée. On utilise alors la manipulation des nombres, les problèmes de logique, de stratégie. C’est l’intelligence calculatrice du jeu d’échec. Il est possible de comparer la performance de A à celle de B et de noter les résultats pour dire sur cette base que B et plus intelligent que A parce qu’il a passé avec plus de succès les tests. La lenteur est donc en ce cas un défaut d’intelligence. Nous vivons dans une société qui idolâtre la vitesse et la performance, qui stimule la rivalité et pratique des formes de sélection quasi-darwinienne. Comme l’intelligence logico-mathématique admet une quantification et que celle-ci peut même être automatisée, on comprend  l’usage exclusif de la sélection par les maths à tous les niveaux de l’éducation. De là à ne juger des talents qu’à cette unique forme d’intelligence, il n’y a qu’un pas qui a été largement franchi. Ici, l’intérêt de l’exposé de Gardner n’est pas dans son contenu, mais dans le souci de distinguer par rapport aux autres cette forme d’intelligence spécifique. On peut relever dans ce chapitre de nombreuses inexactitudes. Il y a une différence entre l’intuition proprement mathématique, la construction mécanique de raisonnements qui appliquent une règle (le problème de mathématique et ses astuces), et l’art de la déduction logique complexe. L’intuitif et le discursif doivent être distingués (R). Ils ne répondent pas aux mêmes aptitudes.

    d) Le chapitre 7 développe l’idée d’une intelligence spatiale. On se demande par quelle principe de classification Gardner en arrive là. C’est une énumération indéfinie. Si on suit ce  gendre de distinction, il faudrait un « intelligence du temps » et une « intelligence de la causalité ». Le rapport avec ce qui précède n’est pas clair. D’autre part, la géométrie fait partie des mathématiques. Les exemples choisis y sont empruntés. Mais cet espace est par nature abstrait. Ce n’est pas l’étendue concrète. Pour que le propos se tienne, il faudrait trouver avant tout une réflexion sur l’orientation dans l’espace à partir du corps, ou encore, une élaboration de l’espace dans la danse par exemple. Mais Gardner mélange tout et passe d’un point de vue à l’autre. En fait, Gardner est sur la piste de l’intelligence perceptive, dont il mélange la reconnaissance des formes avec l’aptitude à peindre et à dessiner. Additionner ces considérations avec  l’exemple du jeu d’échec accroît encore la nébulosité du propos, car ce qui est spécifique des échecs, c’est la stratégie, pas seulement la représentation d’un espace. Donc un calcul.

    e) Sous l’appellation intelligence kinesthésique Gardner désigne le langage du corps et l’intelligence du mime. L’habileté ici, est de pouvoir se servir du corps comme d’un véhicule expressif, sans passer par le langage verbal. Cette voie dans la pédagogie est valorisée sous le nom "d’expression corporelle". Ensuite, l’idée de performance réussie, étendue au sport, permet de rattacher n’importe quelle performance physique au domaine de la culture. Ce type d’intelligence concerne tous les métiers centrés sur le corps. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, au-delà des généralités, sur la relation intelligente au corps, mais cela outrepasse le propos de Gardner.

    f) Sous le nom d’intelligence intrapersonnelle, Gardner désigne l’aptitude à l’introspection, la capacité de porter un regard critique sur soi-même, de mesurer ses  limites et de comprendre ses réactions. Le terme est obscur, il vaudrait mieux lui préférer le concept de lucidité. Il faudrait aussi qu’il ne soit pas dissocié de la conscience et de l’attention et qu'il soit rattaché de manière claire à la connaissance de soi. Sur ce registre, Gardner délaye des généralités et ne pose pas la question de l’auto-observation. Nous avons vu qu’effectivement l’investigation de la nature de la conscience favorise l’expansion de l’intelligence, mais on ne peut pas la dissocier de la relation au monde et de la relation à autrui.  

    g) Gardner appelle intelligence interpersonnelle, ce que nous appelons l’intelligence propre à la relation. Il y a effectivement des personnes dont le talent se déploie dans l’organisation, la conciliation, la direction, l’écoute, l’aide, les services et dont le profil d’intelligence est lié à la relation. Cette forme d’intelligence est très spécifique. Il est possible d’être habile dans la relation et n’avoir que fort peu d’intelligence pratique et une aptitude à l’abstraction modeste. Cependant, il est important de différencier, ce que ne voit pas Gardner, le don dans la relation au sens du service d’autrui qui sait ouvrir la communication et le dialogue, et d’un autre côté, l’habileté à diriger, à commander du meneur d’hommes. Il y a en fait bien peu d’intelligence à vouloir imposer sa volonté à autrui. L’intelligence relationnelle commence avec l’écoute, la disponibilité.

     2) A ces sept types, peuvent s’en ajouter d’autres, comme « l’intelligence naturaliste » de celui qui a le don de l’observation et du classement. C’est l’aristotélicien qualifié en quelque sorte. Autre catégorie, « l’intelligence existentialiste » (!?) qui serait définie comme une aptitude à se questionner sur l’origine des choses.

    En l’absence de classification précise, il semble bien que l’on puisse en fin de compte isoler et baptiser «intelligence » n’importe quelle activité réalisée avec une certaine habileté. Il suffit de pouvoir exhiber une « performance » dans un domaine donné. Il devrait y avoir une intelligence du jardinage, de la cuisine, de l’informatique, des jeux vidéo ou du poker etc.

    Le succès de l’hypothèse de Gardner tient à l’exploitation pédagogique qui en a été tirée dans les écoles. Les réformateurs se sont emparés de ses arguments pour partir en guerre contre le QI, la tyrannie des mathématiques et faire l’éloge des différences d’aptitudes. C’est donc au nom du combat idéologique en faveur de l’égalité que la théorie a connu son succès. Un succès public. A l’élève en échec scolaire, dont le niveau de culture est proche de l’analphabétisme, on pourra toujours dire qu’il est un génie du ballon de foot. A la jeune fille qui ne comprend rien à rien, on peut toujours indiquer sur le bulletin scolaire qu’elle est gentille, soignée de sa personne et souligner son intelligence relationnelle. Quant à savoir ce qu’est l’intelligence, comment il serait possible de la développer, quel lien précis elle entretient avec la culture, c’est autre chose. Pour l’essentiel, il nous semble qu’il serait plus judicieux de parler de créativité multiple et de se mettre en quête de l’essence de la créativité que de procéder à des distinctions aussi confuses.  

     Par ailleurs, il faut savoir que cette entrée en force dans la pédagogie n’était qu’un succès public, car la théorie de Gardner a été très largement rejetée par les spécialistes. George Miller, un psychologue connu pour ses découvertes sur le fonctionnement de la mémoire, déclare dans The New York Times Review of Books, que l’argumentation de Gardner se ramène à un fatras de raisonnements boîteux et d’opinions confuses. En bref, il lui est reproché communément d’être plus de la rhétorique que de la science. On peut louer les qualités de communicateur de Gardner, mais sur le fond, l’exposition reste très floue. L’approche de Gardner n’apporte pas de preuves, ne fournit pas de tests que ses collègues pourraient évaluer. Pas de mesure possible, pas de quantification, pas d’expérience. Gardner a d’ailleurs publiquement reconnu que le jugement par lequel il élève au rang d’intelligence une aptitude relève plus à d'un procédé empirique que de la science. Il n’est donc pas utile de chercher comment  mener une série d’expériences, pour confirmer ou infirmer, comme Sheldrake le fait pour la théorie de la causalité formative… Il n’y a pas vraiment de théorie.

B. De la pensée fragmentaire à l’intelligence

    Il est facile de suivre la pente de la pensée fragmentaire, c’est notre commune habitude, le résultat ici, c’est bien évidemment une représentation fragmentaire de l’intelligence. Comme l’intellect est l’outil qui opère la fragmentation, nous pouvons aussi bien dire que le propre d’une représentation intellectuelle c’est d’être fragmentaire. L’intellect est capable de prodiges dans son domaine propre qui est celui de l’analyse. (R) Si la construction de Gardner en est un exemple modeste, il en est de plus célèbres et de plus ambitieux. Mais toujours dans la pensée fragmentaire. Qu’est ce qu’une pensée non-fragmentaire ? Est-il possible d’avoir une appréhension globale du réel ? Le propre de l’intelligence n’est-il pas précisément de percevoir une unité, là où l’intellect tend à séparer et opposer ?

     1) Nous allons maintenant devoir revenir de manière plus approfondie sur cette question déjà abordée plus haut. Pour nous approcher de ce qu’est l’intelligence, il est indispensable de comprendre au préalable la nature de l’intellect. Nous avons vu que l’intellect est la faculté de discerner, il est même cette faculté qui nous rend capables de faire preuve de discernement.

    Cependant, la matière sur laquelle l’intellect opère, est la pensée et la pensée est aussi l’aptitude à raisonner et à imaginer. La pensée peut tout autant être impersonnelle, claire et distincte ; que très personnelle, obscure et confuse et donc source d’illusions. L’illusion est une construction mentale produite par la pensée. On considère d’ordinaire que l’intellect est différent de l’émotionnel, mais nous avons déjà montré que ce genre de distinction est purement théorique, car en réalité, les réactions émotionnelles sont un carburant très efficace, qui alimente nos processus mentaux les plus communs. Nous ferions bien, donc, de considérer la pensée comme un tout et de l’examiner comme tel. Nous aurions ainsi avantage à « utiliser le mot intellect pour exprimer la totalité de la capacité humaine de penser ». (texte) La totalité désigne le domaine de la théorie. Une théorie scientifique, une thèse philosophique, sont des constructions intellectuelles. Mais, il est indispensable dans ce qui suit de cerner aussi l’activité de l’intellect en pratique. La gestion du cadastre à la mairie, l’organisation de la tournée du facteur, la recette de cuisine, le tracé de l’itinéraire des vacances, le discours que se prépare l’amoureux pour s’excuser auprès de sa belle, les fantasmes  de l’élève distrait en classe et qui s’envole dans une rêverie, etc. tout cela procède de la pensée. Des constructions mentales de l’intellect. Qu’il s’y ajoute une plus ou moins grande implication affective, de l’émotionnel, (cf. Eckhart Tolle texte) ou que la pensée procède avec méthode, suivant une approche rationnelle n’y change rien. C’est encore de la pensée et en réalité l’œuvre de l’intellect. Nous sommes en fait bien plus souvent intellectuels que nous voulons bien le reconnaître, le problème c’est que nous n’avons tout simplement pas conscience de nos pensées. Le plus souvent, nous sommes jetés dedans. C’est précisément une opération, hautement intelligente que d’observer très attentivement l’activité de la pensée.

   --------------- L’intellect est-il réellement créatif ? (video) Peut-il produire une vision neuve du réel ? Ou bien ne fait-il que mettre en forme ce dont la mémoire dispose ? Si nous considérons avec beaucoup d’attention notre rapport à la pensée dans la vigilance quotidienne, nous verrons que l’intellect pense à partir de ce qu’il sait. Il s’appuie sur la mémoire, il construit à partir du stock de son expérience passée, il va du connu au connu, (texte) de déduction en déduction, de généralisation en généralisation, d’explication en explication. En un sens, nous pourrions dire que ce que nous nommons la pensée est une réponse de la mémoire élaborée sous la forme de constructions mentales. La pensée s’appuie sur le passé. Elle a une certaine inertie qui fait qu’elle tend à s’arrêter dans des conclusions et des explications. Elle est par nature limitée et limitative. Si c’est bien elle qui élabore le savoir, c’est aussi elle qui se satisfait de la croyance, car le savoir comme la croyance, sont des formes de pensées arrêtées. Leibniz dit que nous sommes empiriques les trois quarts du temps. Le vrai sens de cette formule, c’est que nous fonctionnons communément dans une pensée qui est mécanique, rigide et compulsive (texte). L’intellect n’est pas réellement créatif, il ne fait du neuf qu’avec un arrangement de l’ancien. Les trois quarts de nos pensées relèvent d’une projection et ne sont pas créatives.  Quand la vie nous pose une question, au lieu de laisser la question résonner en nous pour entrer de manière neuve dans le problème, notre réaction commune consiste à dégainer notre savoir, nos références d’autorité, notre stock de préjugés ou de croyances. De même, notre propension habituelle est de sauter très vite à une conclusion, sans prendre le temps d’un examen, ou bien d’expédier une question, en retenant une explication arrêtée ; de sorte que notre rapport au problème est en définitive une réaction conditionnelle. Il n’est pas intelligent. Pour que notre relation avec la Vie soit intelligente, il est nécessaire qu’elle soit toujours fraîche, neuve et qu’elle soit une exploration créative, toujours en mouvement. En un mot, un questionnement. Cela ne veut pas dire que seuls sont intelligents ces longs et ardus traités scientifiques et philosophiques, que l’on suppose dus à une investigation patiente et originale. Non. L’intelligence intervient de manière très spontanée, quand l’ensemble du connu est mis entre parenthèses. C’est tout à fait remarquable, mais cette percée de l’intelligence intervient quand un espace de silence est créé et qu’une question est posée à l’esprit. Une question directe, bien posée, et même réitérée, crée immédiatement une ouverture et elle met l’esprit dans un état de vacuité, de disponibilité qui a une immense importance, car il laisse en rade les conditionnements habituels et la propension à penser de manière réactionnelle. C’est dans le silence qui suit la question qu’une intelligence nouvelle surgit. Au moment où la pensée accepte de ne rien savoir. Cette intelligence éveille l’intuition de celui qui écoute et elle permet à celui qui parle de reprendre à nouveaux frais ce qu’il explore, sans le lest de pensées préconçues.

    Tout ceci peut être facilement vérifié. Examinons un discours qui ronronne, ne laisse pas un espace de suspension pour le silence et ne pose jamais de question. Nous verrons par nous-mêmes qu’il est le plus souvent convenu, dogmatique, rhétorique ou répétitif. Indéniablement, il s’agit de pensée et d’intellectualité qui peut être sophistiquée, mais qui ne brille pas toujours par l’intelligence. L’intelligence est là quand l’intellect est suspendu et que la pensée se fait plus intuitive, quand la pensée se fait essentiellement vision, et qu’elle est un voir qui ne divise pas, mais appréhende ce qui est de manière globale.

    2) L’intelligence ne se réduit pas à une performance ou à une compétence spécifique. Nous savons que les calculateurs prodiges peuvent aussi être des idiots savants. On peut être redoutablement efficace dans une activité spécifique et manquer complètement d’intelligence dans la relation humaine. Quel sens pourrait bien avoir un QI de 150 si c’est pour être incapable de ses dix doigts, n’avoir de sensibilité esthétique que primaire et vivre en autiste, autant coupé des autres que de la Nature ? L’aptitude à résoudre des énigmes de pacotilles, est-elle vraiment de l’intelligence ou  seulement un snobisme de l’intellect ? A quoi bon cette excroissance, quand par ailleurs la personnalité n’est pas intégrée et quand la relation avec la Vie est inexistante? Que vaut un si petit talent, s’il n’a aucun pouvoir d’intégration, s’il ne contribue pas à me permettre de mieux me comprendre moi-même ? Et puis, sur le registre de la performance, peut-on vraiment parler d’intelligence, quand il ne s’agit à tout prendre que de maîtrise technique d’un exercice ? Il y a fort peu d’intelligence dans ce qui n’est que mécanique et c’est à ce titre que nous comprenons que le dressage n’a jamais rendu plus intelligent. L’enfant que l’on traite comme un petit singe savant, s’il n’est que formaté pour exécuter une série d’automatismes intellectuels, restera borné et stupide. Le beau parleur peut faire illusion pendant un temps, mais quand vient le moment de vraiment faire preuve d’intelligence, on voit que la sottise peut se payer de mots et être verbeuse à l’infini. L’érudit qui se paye de formules et cite de belles phrases de quelques sages peut se dispenser d’être intelligent en faisant étalage d’une culture qui n’est pas la sienne. Ce qui est une forme de stupidité. Il n’y a pas plus d’intelligence dans le cynisme de l’esprit calculateur, car la visée d’une fin limitée et fragmentaire, dans la mesure où elle ne  sert que des intérêts égocentriques ne contribue pas à l’expansion de la Vie.

    a) Toutes ces confusions et bien d’autres du même type, viennent de l’identification de l’intelligence à l’intellect ou au mental pensant. Ce qui est erroné. Au sommet du mental pensant qui ne fonctionne que dans la dualité et la division, il y a un mental intuitif dont la première caractéristique est d’opérer dans l’unité. Pascal disait : « Je tiens pour  impossible de connaître la partie sans connaître le tout ».  Interpréter dans les termes de l’intellect, cela donne: prétendre tout savoir sur tout, pour savoir une seule chose ! Ce qui est bien sûr une sottise. Compris en terme d’intelligence, cela veut dire : tout ce qui existe, n’existe qu’en corrélation, existe au sein de la totalité, de sorte qu’une compréhension juste se déploie dans ce qui est uni, lié, inter-relié, corrélé à l’infini et elle n’isole et ne fragmente rien.

    b) De plus, le concept clé de l’intellect selon lequel il existerait des « choses » séparées, conduit à une représentation fondamentalement statique. L’intellect adore l’immobilisme, car c’est dans univers mort qu’il peut jouer avec des concepts, les combiner et les recombiner à l’infini. Il n’est à l’aise qu’avec l’arrangement fragmentaire d’une mobilité qui est en définitive artificielle. Chosique. Mais la vérité, c’est qu’en définitive, il n’y a ultimement pas de « choses », il n’y a qu’une énergie constamment en Devenir. Il y a le Changement et pas de choses qui changent, comme dit Bergson. La plus haute intelligence est précisément d’être au plus haut degré conscient du dynamisme du Réel, au point que cette vision s’exprime dans la Force d’une intuition. Non seulement ce qui existe dans l’univers relatif se trouve en constate corrélation, mais est aussi en auto-transformation incessante. Tout change et tout change toujours. Comme le dit David Bohm, l’holomouvement est au cœur du réel. Si, comme le dit Spinoza, la vérité n’est pas une peinture fanée sur un mur, si elle dit ce qui est, elle doit être vivante, elle doit être intuitivement portée par l’énergie de ce qui est. La souplesse de l’intelligence consiste à épouser ce toujours du changement, sa flamme, son incandescence, en laissant tomber les abstractions mortes de l’intellect.

    c) Enfin, dernière remise en question. Le caractère coupant de l’intellect, son travail séparatif, ce que nous avons appelé ailleurs la boucherie de l’intellect et le cynisme de l’esprit calculateur qui lui est attaché, ont finit par nous persuader qu’il fallait se méfier de l’intelligence, que trop d’intelligence impliquait beaucoup de cruauté. L’arraisonnement de la Nature par la technique, son procédé de liquidation et d’exploitation ont fait naître une méfiance qui ne peut plus s’endormir. Nous ne pouvons plus nous extasier comme des benêts devant les prodiges de l’intellect scientifique. Nous avons peur et notre sentiment de péril atteint désormais notre condition d’habitant de la planète Terre. Devant cette emprise titanesque de l’intellect, la réaction est communément d’en appeler contre l’intellect aux émotions. Comme si le sentimentalisme devait contrebalancer le cynisme glacé et méprisant de l’intellectualisme. L’intellect est il est vrai glacial, il ne connaît pas la chaleur du sentiment et il est étranger à la compassion ; mais ce n’est pas la vérité de l’intelligence. Il n’existe pas de séparation réelle entre la sensibilité et l’intelligence. Croire le contraire, c’est s’illusionner, c’est précisément être piégé par l’intellect et ne pas avoir compris ce qu’est l’intellect.

    Ainsi « Lorsqu'on comprend toute la nature et le mouvement de l'intellect et de la pensée, on peut commencer à examiner ce qu'est l'intelligence. L'intelligence est la capacité de percevoir la totalité. Elle est incapable de séparer les uns des autres les sentiments, les émotions et l'intellect. Pour elle, c'est un mouvement unitaire. Comme sa perception est toujours globale, elle est incapable de séparer l'homme de l'homme ou de dresser l'homme contre la nature. L'intelligence étant de par sa nature même la totalité, elle est incapable de tuer…

    Sans cette intelligence, il ne peut y avoir de compassion. La compassion, ce n'est pas faire des actes charitables ou des réformes sociales; elle est libre de sentiment, de romantisme et d'enthousiasme émotionnel. Elle est aussi forte que la mort. Elle est comme un grand rocher immuable au milieu de la confusion, de la misère et de l'anxiété. Sans cette compassion, il ne peut naître aucune civilisation, aucune société nouvelle. Compassion et intelligence vont de pair, elles ne sont pas séparées. La compassion agit par l'intelligence, et ne peut jamais agir par l'intellect. La compassion est l'essence de la totalité de la Vie. " (texte)

C.  Éducation et libération de l’intelligence

    Peut-il y avoir une éducation de l’intelligence ? Ne vaut-il pas mieux parler d’ouverture de l’intelligence par l’éducation ? Ou encore d’une éducation pour l’éveil de l’intelligence ? La manière dont nous posons cette question centrale n’est évidemment pas anodine. a) Dans la première question est présupposé que l’intelligence est quelque chose que l’on peut maîtriser, domestiquer ou même formater. Ce que nous savons presque trop bien faire dans l’instruction. b) Dans la seconde, il est admis que l’éducateur ne « crée » pas l’intelligence, pas plus d’ailleurs que le médecin ne « crée » la santé, mais peut faire en sorte qu’il n’y ait pas d’obstruction à son passage. Notons que dans une précédente leçon, nous avons vu en effet que pour Kant, l’éducation n’invente pas l’homme, mais doit aider au développement de ses virtualités. c) Enfin, la dernière formule a une résonance très socratique. Elle admet que l’intelligence est déjà là tout entière, mais que notre configuration mentale est telle qu’elle est quelque peu obscurcie.

     1) L’implication en est que, si, à la rigueur, nous pouvons affirmer que notre pensée nous appartient, parce qu’elle est la substance même de l’ego, nous ne pouvons pas vraiment dire dans le même sens que l’intelligence soit nôtre. En terme platonicien, nous dirions plutôt que l’esprit participe de l’intelligence. Il ne l’enferme pas, ne peut pas la contenir, car elle excède ses limites. Les limites de l’esprit sont les limites de l’intellect. Par conséquent, le travail de l’instruction, tel que nous le comprenons d’ordinaire, est bien une formation de l’intellect. Et, cependant, il est parfaitement légitime de parler, mais dans une orientation complètement différente, de désobstruction et d’éveil de l’intelligence.  Cette approche n’a même rien de complètement inédit, elle a souvent été formulée dans la philosophie occidentale. C’est Descartes qui, dans le Discours de la Méthode, enseigne qu’il faut un jour désapprendre tout ce que nous avons cru auparavant savoir, si nous désirons connaître. C’est à Socrate que nous devons la première approche de questionnement maïeutique de notre Histoire. Le problème, c’est que le commentarisme a fini par recouvrir de théorisation la force des préceptes.

    Il nous faut maintenant, reprendre à neuf le problème. Ce qui veut dire le rencontrer vierge de tout présupposé. Revenons sur le questionnement. Il crée un état de suspension de la pensée. Un espace libre pour l‘intelligence. Quand, dans un amphithéâtre, l’attention est vive et que l’atmosphère vibre de la Passion de découvrir et d’apprendre, les regards s’illuminent d’intelligence. C’est une expérience en apparence banale, mais qu’il ne faudrait pas négliger. Ce regard intelligent. Si l’intelligence est appelée par le questionnement, elle a aussi un rapport étroit avec l’expansion de la conscience dans le voir. (texte) Un esprit intelligent est doué d’une grande qualité d’écoute qui est inséparable de l’observation. C’est de là qu’il tire la pertinence de ses questions. Il est aussi fondamentalement indépendant de la tutelle d’une autorité. Un esprit intelligent est sa propre lumière. (texte) Il sait intuitivement reconnaître le vrai du faux et faire la différence entre ce qui est confus ou obscur, et ce qui comporte la lumière d’une évidence irrécusable. Cela ne veut pas dire qu’il lui soit toujours facile de mettre en mots sa propre compréhension, car cela demande un cheminement patient et une étude approfondie d’une question ; cependant, ce qui est important, c’est la vivacité de l’interrogation, la curiosité, l’envie d’apprendre, l’aptitude à marquer un étonnement devant ce qui semble aller de soi dans l’opinion. A partir du moment où ces qualités sont éveillées, à partir du moment où nous faisons appel à l’intelligence, l’étude suit naturellement et sans difficulté. Il est très important que l’éducateur veille à ne jamais flétrir cette floraison spontanée de l’intelligence. Que la communication ne dérive pas vers une emprise fondée sur l’autorité, l’autorité elle-même fondée sur le savoir, la respectabilité ou le seul charisme personnel. Devant le mystère et la complexité de ce qui est, nous sommes originellement dans le dénuement. Il n’y a pas d’explication définitive ni quelqu’un qui devrait avoir le dernier mot sur tout. C’est la raison pour laquelle tout enseignement doit ménager un espace de silence, ouvert au dialogue et propice aux questions. Bref, nous sommes tous des chercheurs et c’est sur le dynamisme, mieux, sur l’enthousiasme de la recherche que se fonde une communication authentique. Nous pouvons considérer n’importe quel livre un tant soit peu sérieux comme les recherches menées par un auteur, recherches qui ont pu le conduire à des découvertes remarquables qu’il tente de nous faire partager. Le mot « recherches » est humble. Il n’a pas de prétention totalisante, pas de prétention à achever dans un système « la » Vérité sous la forme d’un savoir. Un bon livre, c’est un livre qui jette un éclairage nouveau, qui tout d’un coup étend notre regard sur un horizon insoupçonné. Un bon enseignement ouvre des perspectives. Il ne les ferme pas et surtout, il ne dispense personne de les parcourir. Le fin mot de l’histoire ne sera jamais donné, c’est à nous d’aller le chercher nous-mêmes et personne ne le fera jamais à notre place. La compréhension est nôtre. Toujours nôtre.

    ---------------Dit autrement : l’intelligence est un état de conscience et non la somme des pensées de l’intellect. Elle n’entre en scène que lorsque est présente une passion sans motif. L’intelligence n’a pas la froideur de l’intellect, elle est un feu. C’est seulement quand ce feu est vivant que brûle le désir de connaître, le désir d’apprendre et de découvrir. L’intelligence est inséparable de la lucidité, au sens où précisément la lucidité est une observation constante et une lumière qui brûle d’elle-même et ne se réduit à aucun objet de pensée particulier. La lucidité témoigne de toute pensée mais ne s’y laisse jamais prendre, elle est en prise direct avec ce qui est, ici et maintenant. L’intelligence est la Présence et la Présence est l’intelligence même. L’intelligence s’exprime dans la Parole, se communique à la pensée et de cette manière, le voir trouve les mots pour le dire. Cependant, dans son essence, l’intelligence est en amont de toute expression dans le langage. L’intelligence est non-verbale et n’est pas le produit de la pensée. Une pensée est une impulsion d’énergie et d’intelligence prenant une forme limitée. Une pensée n’est pas l’intelligence elle-même. C’est la raison pour laquelle la disponibilité véritable de l’écoute a une très haute importance, car elle met l’esprit dans un état de très haute réceptivité. Un esprit qui est bruyant, agité et insensible ne peut rien apprendre de sérieux, ne peut rien découvrir et il reste superficiel et terne. L’intelligence aime le silence et elle n’entre en action que lorsque les constructions mentales se sont apaisées. Il existe un incroyable dynamisme dans les espaces clairs entre les mots, dans le silence qui sous-tend toute expression. L’inspiration la plus libre vient précisément de là. A partir du moment où la Passion est présente, jointe étroitement à l’observation attentive et à l’écoute, l’intégration qui consiste à parvenir à formuler dans les mots ce qui est vu en toute clarté ne fait pas problème. En raison de la confusion qui règne dans l’esprit, du fait des différentes formes de conditionnement reçu, il n’est pas possible de faire l’économie de l’étude. La lucidité donne le sérieux, l’application, l’élan ; l’intelligence donne l’énergie et l’ouverture sans limites. Platon nous dit qu’Iris (le voir) est fille de merveille et il souligne la puissance de l’émerveillement et de l’étonnement. Un esprit intelligent garde toujours cette étincelle. Il est toujours curieux et il ne se lasse jamais d’apprendre.

    Malheureusement, la ferveur de l’intelligence semble s’étioler très tôt chez la plupart d’entre nous, d’où précisément ces regards éteints et ces mines blasées que nous rencontrons parfois : la stupidité qui s’installe va avec la stupeur, l’obscurcissement de l’intelligence. En sanskrit on dit tamas. Nous savons, avec la télévision, fatiguer l’attention et produire des regards hébétés devant quelque chose qui bouge. Nous n’avons pas encore pris la mesure du respect de l’intelligence en chaque être humain. Nous savons former, informer et déformer, mais nous avons tout à apprendre pour ce qui est d’éveiller et de libérer. Nous encourageons la fuite dans le divertissement, là où il faudrait porter l’enthousiasme d’un investissement, passionné, amoureux de la vie et toujours en mouvement. La Vie est intelligence. Toutefois, dans l’agitation continuelle de nos existences, dans nos fuites fébriles, notre constante projection dans le temps, dans le nuage de fumée de nos représentations, dans la confusion de nos pensées, nous n’avons que fort peu accès à l’intelligence immanente de la Vie. Comme dit Bergson, c’est comme si chez la plupart d’entre nous, un voile épais était tissé entre nous et la réalité extérieure, entre nous et notre propre intériorité. Bergson (texte) estime que chez l’artiste, le voile devient presque transparent et c’est la raison pour laquelle la plus haute sensibilité  est à l’origine de la créativité la plus élevée. Cette intelligence qui est spontanément créatrice vient d’un contact intérieur, irrémédiablement subjectif et sensible (texte) avec la Vie : d’un jaillissement intuitif qui est l’intelligence même.

     2) Pour désigner le jaillissement intuitif d’une intelligence radicalement neuve, différente de la pensée mécanique de l’intellect, Krishnamurti emploie lui le terme insight, traduit en français par vision en profondeur, ou vision pénétrante. L’insight est une vision globale, une vision qui embrasse d’un seul regard les processus de la pensée, sans opérer de division et de fragmentation. C’est l’opération d’une intelligence fondamentalement impersonnelle qui opère dans l’instant et ne dépend pas du temps. Ce n’est ni « mon » intelligence, ni la « vôtre », car elle est aussi complètement dénuée du sens de l’ego. L’insight est décrit comme une percée à travers les constructions mentales habituelles, manière de dire en d’autres termes, une façon de déchirer le voile que le mental tisse d’ordinaire. Or quand une telle intelligence entre en scène, elle remodèle en profondeur la relation que nous entretenons avec la vie et elle semble même avoir une incidence directe sur le fonctionnement du cerveau. Il faut le dire avec force. Très sérieusement, cette intelligence peut dans son action faire en sorte que notre vie devienne plus intelligente : ce qui veut dire fondamentalement plus reliée au monde, plus sensible, plus éveillée et plus riche. L’Eveil de l’Intelligence  reconduit à la Plénitude de la Vie, selon deux titres d’ouvrages de Krishnamurti.

    Maintenant, s’il était possible qu’une telle vision se communique, s’il était possible de concevoir une éducation qui, au moins ne ferait pas obstruction à la manifestation spontanée de la vision en profondeur dans la conscience de l’étudiant, nous serions à l’aube d’une extraordinaire révolution. Cette possibilité est d’une importance si considérable qu’elle devrait au moins retenir l’attention de tout éducateur sérieux. Une direction nouvelle nous est offerte : l’éducation doit être centrée sur l’expansion de la conscience. Elle doit apporter le savoir nécessaire à l’appréhension de la réalité complexe dans laquelle nous vivons, mais ne pas se contenter d’instruire. Elle doit inviter sans cesse, et dans une lucidité qui soit sans compromis, la liberté de l’intelligence. Ce que nous appelons liberté individuelle d’ordinaire, n’est que le fait de « pouvoir faire ce que je veux », aussi confondons-nous allègrement la liberté avec la licence, le laxisme, la volonté de puissance, la domination exercée sur autrui, la dictature imposée au réel. Ce qui nous fait craindre la liberté, tout en la recherchant, car ce genre de « liberté » n’offre alors d'autre perspective que l'incarcération politique, le calcul cynique pour l’argent, la compétition effrénée et l’anarchie violente. Mais ce n’est pas la véritable liberté. De plus, l’intelligence, au sens vrai, possède sa propre discipline ; dans la profondeur impersonnelle de son unité, elle n’a rien à voir avec la mentalité de prédateur de l’ego. L’intelligence véritable œuvre dans la sympathie universelle et elle est aussi compassion. Il faut aller jusqu’au bout : l’intelligence vraie ne se sépare pas de l’amour. L’amour unit ce que l’intellect sépare et oppose, or l’intelligence est par essence ce qui lie ; quoi d’étonnant donc, dans le fait que ce qui unifie puisse être tout à la fois intelligence et amour ? Cette ultime unification n’est-elle pas celle de la Vie elle-même ?

    Michel Henry, dans toute son œuvre, ne cesse de répéter que la Vie se connaît elle-même et dispose de sa propre intelligence. Simultanément, il fait aussi le procès de la représentation. Il ajoute, qu’au plus près de notre incarnation, nous retrouvons l’intelligence immanente de la Vie qui n’est pas de l’ordre de la représentation. Nous venons de voir à quel point cette déclaration réitérée le situe dans la proximité de Krishnamurti.

    Qu’est-ce que cette intelligence immanente ? Si le développement de la pensée représentative repose sur l’intentionnalité, il enveloppe la séparation sujet/objet et la distinction sujet/objet n’est rien d’autre que le propre de l’état de conscience appelé vigilance, au sens de l’état de veille ordinaire. La pensée se développe communément sur fond de dualité. Or si la Vie possède une intelligence immanente, ce ne peut être sur le fondement d’une conscience duelle. Nous avons pris soin, dans les leçons précédentes, de noter que la lucidité est l’aube d’une forme de conscience qui est différente de la vigilance habituelle. C’est en elle que peut spontanément advenir une conscience d’unité. Un état de conscience dans lequel il n’y a pas de la séparation sujet/objet. Dans l’intelligence vraie, c’est tout un que d’être et de connaître et l’intelligence est immédiatement être-connaissance. Dans les Yoga-sutra de Patanjali, il y a un passage où il est dit qu’il existe une forme de conscience qui est ritam bhara prajña, le niveau où la conscience n’accepte que la vérité. La formule est très obscure si nous la prenons à même la conscience duelle qui est la nôtre. Elle l’est beaucoup moins si nous en venons à comprendre qu’il pourrait fort bien exister une forme de conscience plus élevée que la vigilance commune et dans laquelle l’esprit serait en relation avec l’Intelligence.

    Si c’est exact, cette intelligence ne peut pas être radicalement différente de celle qui œuvre à l’intérieur de la Nature. Il se pourrait bien dès lors que certains textes anciens, que nous avons rendus illisibles sous l’épaisseur de nos commentaires, partent en réalité d’une intuition de ce type et ne soient pas simplement des spéculations de l’intellect. Témoin ce qu’Anaxagore dit du noûs, qui est l’intelligence en grec :

    « Les autres choses ont une part du tout; mais le noûs, lui, est infini, autonome, et ne se mélange à rien; il est seul lui-même et par lui-même, car, s'il n'était pas par lui-même et s'il était mêlé à quelque chose, il participerait à toutes choses dans la mesure où il serait mêlé à l'une d'elles. Car, en tout, il y a une part du tout, ainsi que nous l'avons dit précédemment. Et ce qui serait mêlé au noûs l'empêcherait d'avoir pouvoir sur chaque chose, comme il l'a maintenant étant seul par lui-même. C'est de toutes les choses la plus légère et la plus pure; il possède de tout et la force la plus grande. Tout ce qui a une âme, le plus grand comme le plus petit, est sous le pouvoir du noûs. Son pouvoir s'est exercé sur la révolution tout entière et c'est lui qui a donné l'impulsion à cette révolution. Celle-ci, tout d'abord, n'a porté que sur une faible partie, puis elle s'est étendue davantage et s'entendra encore plus. tout ce qui est mélangé, séparé et distinct, tout a été connu du noûs. De quelle façon tout doit être et de quelle façon tout a été et n'est pas maintenant, de quelle façon tout est, c'est le noûs qui l'a mis en ordre (panta diekosménsé noûs). Il en va de même de cette révolution qui entraîne les astres et le soleil, la lune et l'éther, actuellement séparés... le noûs tout entier est identique, à la fois le plus grand et le plus petit...

    Le noûs, qui existe toujours, se trouve certainement maintenant encore là où est tout le reste, dans la masse environnante, dans ce qui a été uni à elle et dans ce qui est séparé".

    Nous disposerions aussi par là d’une clé pour comprendre ce que Plotin entend par Intelligence, le plan intelligible dans lequel les Idées, ou essences, forment un Tout unifié. Plotin explique que l’Intelligence est au principe même de toute justice, de toute vertu et de toute beauté. C’est par elle que la réalité est rendue cohérente et c’est en elle que se tisse l’harmonie dans ce qui est. Plotin ajoute que l’Intelligence contemple l’Un et procède de lui et que c’est d’elle que procède la troisième hypostase qui se fond dans la diversité du monde relatif.  

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     L’intelligence est une et non pas multiple, ce qui est multiple, ce sont : a) les types de problèmes que nous pouvons rencontrer et tenter de résoudre, b) les domaines dans lesquels une forme de créativité est mise en œuvre. Il n’est pas justifié de réduire l’intelligence à la conceptualisation intellectuelle abstraite. Il est légitime de distinguer l’intellect de l’intelligence. Il est impossible de dissocier intelligence et créativité et c’est pourquoi l’expression « intelligence créatrice » est finalement bienvenue dès que nous abordons les rives de la nature de l’intelligence.

    Dans la mesure où nous reconnaissons dans l’intelligence un plan de conscience différent de l’activité de la pensée, dans la mentalité qui est la nôtre, il y aurait aussi une pertinence à distinguer, comme le fait S. Aurobindo, le mental de ce qu’il appelle le surmental. La description qu’il en donne correspond étonnamment à ce que Platon avait lui appelé : « le monde intelligible ». Pour Aurobindo, c’est à ce niveau que puisent les poètes inspirés et le scientifique porteur d’une intuition nouvelle. Comme Plotin, Aurobindo situe l’instance de l’unité dans une instance encore plus élevée, qu’il dénomme le supramental. Dans le contexte limité de cette leçon, nous ne sommes pas entrés dans ces développements trop avancés, car ils n’ont un sens que sur le fondement d’une expérience directe, mais qui bien sûr n’est pas celle que nous trouvons dans la perception empirique au sein de la vigilance quotidienne. C’est là que la percée de la vision en profondeur nous offrirait la profondeur de champ nécessaire.

    Et ce n’est pas du tout exceptionnel. La vision en profondeur est accessible à tout être humain. Ce qui nous paraît important, c’est que la compréhension du processus de la pensée ouvre effectivement la voie à une pédagogie nouvelle mais qui est d’une nature radicalement différente de la pédagogie de l’intellect.

    Enfin, il serait intéressant d’explorer en profondeur plusieurs questions : comment l’intelligence se manifeste-t-elle dans le corps ? Quelle identité profonde pouvons-nous reconnaître entre la puissance éclairante de la vision en profondeur et l’intelligence du corps ?

    Autre question : comment l’intelligence se manifeste-t-elle dans le langage ? Puisque le langage et le concept sont inséparables, comment l’intelligence, qui est non-verbale peut-elle se couler dans les mots ?

    Enfin, si comme le montre de manière très convaincante les travaux de Rupert Sheldrake, les animaux ont une connexion constante avec l’unité de la Nature, ne faut-il pas en conclure que l’animal vit bel et bien au sein d’une intelligence de la totalité ?  

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    © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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