Leçon 69.    La raison et le sensible     

   Percevoir, c'est percer du regard, voir à travers, ce qui suggère que la perception correcte atteint d'emblée la réalité en traversant le flou de l'apparence. La percée, c'est l'intention. Le regard dirigé, l'intentionnalité qui vise un objet. Mais dans la perception, l'objet compte bien plus que le sujet. L'objet a le privilège de la réalité. Si nous sommes un peu attentif, nous entendrons sonner une idée différente dans voir. Le voir suggère une ampleur, une ouverture qui n'est pas limitée à un objet. Dans le voir, il n'y a pas le regard inquisiteur qui veut percer. Que voulons-nous atteindre en percevant? Un objet défini. Identifier un objet est essentiel, car dans l'attitude naturelle, l'objet équivaut à la réalité. Dans l’attitude naturelle, nous n’avons aucun mal à imaginer que « derrière » nos sensations, il y a bel et bien une réalité : quelque chose qui existe « en-soi », indépendamment de moi et qui m’envoie, on ne sait trop comment, telle ou telle sensation. L'intellect pose un monde extérieur face au monde intérieur, suppose une réalité qui est cause de ce que je sens et mes sensations sont des effets de cette existence extérieure.

    Seulement cette idée d’une réalité de « derrière » les fagots, cachée, et qui m’affecterait via les sens, c’est tout de même assez obscur ! Pourquoi ne pas considérer que la réalité et ce qui apparaît dans la sensation ne sont qu’une seule et même chose ? Après tout, mes sens ne me donnent-ils pas directement la réalité ? Ou bien, devons-nous penser que ce qui est réel, c'est seulement ce qu'objectivement notre raison est à même de déterminer ? Qui est l'autorité du réel ? Mes sens ? Ma raison ? La raison peut-elle me permettre de savoir quand une sensation renvoie à une réalité ?

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A. Le concept de réalité et l'objectivité   

    Partons donc du sens commun, de l’attitude naturelle, telle qu’elle se déploie dans la vigilance. Je me lève le matin dans une chambre où le chauffage est éteint. Je dis que « l’air est glacé ». J’ouvre la fenêtre et il y a dans la cour un arbre majestueux , je dis que « les fleurs sont rouges ». De même, je dis, « la bouilloire est brûlante », le « panier de bois est lourd », « le chocolat sent bon », « le café est amer », « la moto qui vient de passer est bruyante ». A chaque fois, je pense désigner une qualité objective : de l’air, de la fleur, de l’eau etc. Il appartient à l’attitude naturelle que de croire que les qualités sensibles appartiennent aux choses. Une chose, c’est donc, du point de vue de l’attitude naturelle, une sorte de substance, pourvue de toutes sortes de propriétés qui sont « dedans ». Et je suis persuadé que les qualités sont réellement dans les choses, mieux : je suis persuadé que le monde est exactement tel que je pense qu'il est et quiconque le verrait différemment serait assurément fou ou désaxé !

    Seulement, ce que j’ai oublié, c’est que c’est moi qui perçois et que je ne peux pas faire abstraction de moi, et croire, sans naïveté, que ma perception est objective. Non, ma perception est subjective et c’est justement ce qui fait sa richesse. Il ne peut pas y avoir de perception sans un sujet percevant qui structure la perception. Le rouge des fleurs est invisible aux abeilles. Le système nerveux de l’abeille la rend aveugle au rouge, mais elle perçoit la fleur avec des ultra-violets, donc dans une couleur pour laquelle, nous autres humains, n’avons pas de nom. Ai-je le droit de dire que je vois la « vraie » couleur de la fleur ? Le concept de "vraie couleur" n'a aucun sens. Il dépend de qui perçoit la fleur. La perception dépend du sujet qui perçoit, la perception de la fleur est une expérience de celui qui perçoit la fleur. Cela ne dit rien sur ce qu’est «en-soi » la fleur. Il se trouve qu’en tant que sujet humain, j’appréhende la fleur d’une certaine façon et qu’un autre sujet humain confirmera quand je lui dirai que la rose est rouge et les œillets jaunes. Le bruit de la moto suppose quelqu’un pour le percevoir. L’air est glacé pour celui qui est fiévreux et malade. Une eau à peine tiède sera presque brûlante, quand je rentre les mains pleines de neige et que je les plonge dans la bassine. Pour un enfant le panier est très lourd, pour un adulte athlète, il est léger. L’odeur du chocolat sera insupportable pour certains d'autres ne remarqueront pas l’amertume du café. En bref, les qualités sensibles que nous croyons « objectives » sont en fait le résultat de l’expérience du sujet et d’une sensation particulière. Ce serait un peu ridicule à dire, mais en fait, il faudrait avouer, « moi, je trouve l’air glacé dans cette chambre », « je trouve ce chocolat délicieux », « la moto me casse les oreilles » etc.

    ---------------L’inconvénient de cette manière de voir, c’est qu’elle installe la connaissance dans le relativisme le plus complet. C’est ce que soutenaient les sophistes de l’antiquité, en disant que la vérité n’est alors rien d’autre que la sensation que j’éprouve. Si tout ce que je dis est relatif à des sensations fuyantes et variables, alors je ne peux rien affirmer qui soit constant, vrai et universel sur la réalité donnée dans la perception. Il n’y a plus de science possible, puisque la science par définition est fondée sur une approche qui cherche l’universel. Tout est singulier, tout est subjectif au sein de la sensation.

    Pour résoudre cette difficulté, on a alors pensé à l’aube de la science moderne, (texte) et notamment à partir de Galilée, qu’il fallait nécessairement distinguer les qualités premières de la chose et les qualités secondes liées à un expérimentateur humain. Mettons que « chaud », « froid », « lourd », « rouge » soient des qualités secondes, subjectives, variables suivant le sujet humain qui les éprouve. Elles sont donc très relatives. Ne mettons dans les qualités premières que la forme, le volume, le mouvement, ce qui appartient aux choses et subsiste, même si il n’y a personne pour les sentir ( ?!!). Disons alors que la science ne retient que les qualités premières sur lesquelles elle pourra effectuer des mesures et qu’elle laisse de côté les qualités secondes qui sont trop subjectives et l’objectivité définira la réalité.

    Il y a un passage très célèbre des Méditations métaphysiques Descartes pose cette question de la réalité du sensible. Descartes prend l'exemple d'un morceau de cire tiré de la ruche (texte). Il en décrit les qualités ainsi : "il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa forme sont apparentes, il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son". Nous reconnaissons ici tous les éléments qui font une appréhension sensible du monde, la Vie telle qu'elle se donne à nous dans la plénitude des cinq sens. Pour chacun de nous, la Vie est cela et rien d’autre : le froid du petit matin, le parfum du café dans la cuisine, la surprise du soleil levant, comme aussi le calme du lac, le silence profond du désert, la paix répandue sur des collines. La Vie ne se connaît elle-même que dans sa pure subjectivité, sur le fond du sentiment.

    Seulement, dira-t-on d’un point de vue scientifique, tout cela reste bien trop "subjectif" ! Comment mesurer objectivement la « douceur », le "calme", la « surprise »? La « paix »? Ce n’est pas objectif et seul ce qui est objectif est mesurable. Or, dans l’approche objective de la science, seul ce qui est mesurable est réel. (texte) Mesurons ce qui est mesurable, mesurons ce qui peut se quantifier et laissons de coté le reste. Dans l'exemple de la cire, que reste-t-il de son appréhension, si on met de coté les qualités secondes? Descartes observe que les qualités sensibles sont variables, changeantes et inconstantes. Nous ne pouvons rien fonder d’objectif sur une sensation fuyante, sur la subjectivité des qualités secondes. Que se passe-t-il si j’approche le morceau de cire du feu ? « Ce qui restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine peut-on le toucher, et quoi qu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son ». Où sont la couleur, la solidité, le son, la figure, l'odeur? Où est donc l’élément constant dans le changement appelé « cire » ? Objectivement, comment se présente la cire ? Nous n’hésitons pas un instant pour dire : « La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure et personne ne le peut nier ». Cela veut dire que l'esprit ne peut pas s’empêcher de supposer l’existence d’une substance qui demeure identique, une chose qui seraient pourvue de propriétés objectives différentes des qualités subjectives que nous pouvons ressentir à son contact. C’est l’esprit qui élabore un concept de l’objet indépendant du sujet. Donc, selon Descartes, si on élimine le "subjectif" que reste-t-il ? « il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de muable ». Les qualités premières et c’est tout : la matière. La cire est capable de recevoir une variété d’extensions dans l’espace, une variété de formes qui font d’elle une chose mesurable. C’est ce que nous disions, l’approche objective de la connaissance par nature ne retient du phénomène que ses qualités premières : forme, volume et mouvement. On va mesurer, peser la cire, identifier ses propriétés, comme la fluidité et on aura décrit objectivement sa nature. Cf. John Locke Essai sur l'Entendement humain. (texte)

    Aussi comprenons-nous le discrédit jeté sur la subjectivité qui va s’installer dans la représentation du monde issue de la science moderne et le culte de l’objectivité qui est le fond commun de notre représentation. Nous finirons par penser en Occident que objectivité=raison et que subjectivité=irrationnel. Malebranche, dans le prolongement de Descartes, le formule ainsi : « je compris clairement, que de consulter mes sens, et chercher dans mes propres modalités, c’était préférer les ténèbres à la lumière et renoncer à la Raison ». Il y a un « jour » sous lequel se montre le savoir, le jour de l’objectivité, et une nuit où le savoir disparaît, la nuit de la subjectivité. Cela signifie que le monde de la science se constitue de manière indépendante du monde de la Vie. Le monde de la science est de part en part conceptuel, abstrait, (R) il est une représentation objectivée de la réalité. Dans cette représentation, explique Malebranche, la lumière n’est « ni dans le soleil, ni dans l’air que nous voyons, ni les couleurs sur la surface des corps ». Il n’y a qu’un phénomène physique de propagation de la lumière venant frapper le nerf optique et donner lieu à une expérience qualifiée de colorée. La qualité « couleur » est une expérience du sujet. « J’ai compris de même, que la chaleur que je sens n’étant nullement dans le feu, ni le froid dans la glace, que dis-je ni de la couleur même dans mon propre corps…ni la douceur dans le sucre, ni l’amertume dans l’aloès, ni l’acidité dans le verjus, ni l’aigreur dans le vinaigre ». Quand donc j’éprouve du chaud ou du froid, de la douceur ou de l’amertume, de l’acidité ou de la douleur, ce n’est pas quelque chose que je puis attribuer à l’objet, mais seulement à mon expérience subjective de l’objet. L’objet, en tant que phénomène scientifique, se définit par une explication qui ne fait pas intervenir la subjectivité des qualités secondes, mais s’en tient à l’objectivité des qualités premières. Il y a une composition chimique du vinaigre, une température de l’eau, une altération nerveuse dans une blessure qui donne lieu à la sensation de douleur. Ce monde exact des causes objectives est ce qui intéresse le scientifique, et pas le monde de la vie qui reste bien trop flou et subjectif. Dans ce monde, il n’y a pas de joie, mais des sécrétions hormonales produisant une excitation, pas de mélancolie, il y a un état affaibli du système nerveux. Il n’y a pas d’amour, il y a des pulsions biologiques et un mécanisme de reproduction etc. En bref, dans le phénomène de l’expérience, telle que je le connais subjectivement, la science ne voit que des causes agissantes et des substances dont les propriétés peuvent être étudiées de manière expérimentale. Le vin, le vinaigre, le miel, l’aloès, sont des substances possédant des propriétés et en définitive, l’analyse scientifique ne peut y reconnaître que des objets matériels, des corps physiques et « les corps n’ont point d’autres qualités que celles qui résultent de leurs figures, ni d’autre action que leurs mouvements divers ».

    La situation est au final assez étrange. La valeur de ce  qui, du point de vue de la subjectivité vivante, nous semble concret et réel – les qualités sensibles qui s’offrent à nous dans l’expérience – est inversée. Notre monde sensible est bien subjectif, assez irréel et donc finalement plutôt de l’ordre d’une sorte d’abstraction imaginaire pour celui qui tient en main le microscope, le chronomètre, le spectrographe, l’oscilloscope, etc. ! Pour lui, le monde réel, c’est le monde des faits objectifs, le concret ce sont des chiffres, des données, un relevé précis, des courbes, des mesures, des statistiques : … ce qui semble pour la subjectivité bien abstrait, loin du réel dans le vif du vécu ! ! Mais c’est objectif ! (texte) On ne va pas faire mentir les sondages, on ne va pas discuter les mesures et la puissance des instruments scientifiques. Le seul problème, c'est que nous ne nous reconnaissons pas nous même dans cette objectivité, nous ne reconnaissons pas vraiment notre conscience. Faut-il dire qu’il y a deux « réalités » ? Une réalité objective, (celle de la science) une réalité subjective (celle du sujet conscient) ?  (texte)

 A. Le monde de l'esprit et le sensible

    Pourtant, dans l’histoire de la pensée occidentale il y a un original qui n’a pas cru un moment à la différence de fond entre qualités premières et qualités secondes ! C’est Georges Berkeley. Il est très important de saisir la portée de ses analyses. Elle se ramènent à une question, une thèse que l'on peut tourner sous la forme d'une question: ne peut-on pas dire que toutes les qualités sensibles se valent et se ramènent nécessairement au sujet qui en fait l’expérience ?

    1) « On dit que la chaleur et le froid sont seulement des affections de l’esprit et aucunement les types d’êtres réels, … parce que le même corps qui paraît froid à une main semble chaud à l’autre. Pourquoi alors ne pas arguer aussi bien que la figure et l’étendue ne sont pas … de même" ? La figure et l’étendue n’existent que pour un sujet qui les perçoit. Ils n’existent que pour l’esprit et jamais en dehors de l’esprit. Ils n’existent pas « en-soi ». D’ailleurs, qu’est-ce donc que cette chose en soi qui existerait en dehors de nous, en dehors d’un esprit percevant ? Cela n'a pas de sens. Est-ce que c'est cela que la science nomme la matière ? Mais cela ne veut rien dire du tout. Il faut bien qu’il y ait une expérience, ou un consensus d’expérience pour parler de l’existence d’une chose. Rien d’existant ne peut-être en dehors de l’esprit (texte).

    Supposons que l’on me réponde, oui, mais le bureau de la salle à manger, il existe, même si vous n’êtes pas là pour le percevoir. Mais c’est un argument qui ne tient pas debout : dire qu’il existe, veut encore dire que quelqu’un peut en faire l’expérience, donc cette existence est posée par un esprit qui la perçoit. Si on me dit encore : à des années lumières de la Terre, il y a sûrement des civilisations extra-terrestres, même si nous ne les percevons pas. C’est tout aussi idiot, car si elles existent, cela signifie que nous pourrions les percevoir comme nous voyons sur Terre nos champs, nos villes, nos enfants, toutes les choses qui nous entourent. L’existence d’une chose ne se distingue pas de sa perception, ou alors le mot existence ne veut rien dire du tout (esse est percipi), être, c’est être perçu. Plus exactement, une existence suppose une expérience et une expérience suppose un sujet conscient. Alors cette histoire de "chose en soi", lointaine et inaccessible ? Imaginez un peu la scène : il existerait quelque chose, on ne sait pas où, mais cette « chose » ne serait pas perceptible d’aucune façon ! Autant dire qu’elle n’existe pas, ce sera au moins plus simple et plus clair ! « ce que l’on dit de l’existence absolue de choses non pensantes, sans aucun rapport avec le fait qu’elles soient perçues, cela semble parfaitement inintelligible… il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque en dehors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent ». (texte) Les qualités sensibles, qu’elles soient premières ou secondes, n’ont aucune réalité en dehors de l’esprit qui les perçoit. Nous ne pouvons penser des choses que comme des objets présents à notre esprit dans une représentation sensible. Quand je dis par exemple « chien », je pense à l’image d’un certains nombre d’animaux familiers, et je me sers d’un concept « chien », pour les rassembler dans une catégorie unique. Alors qu’en est-il de cette prétendue « matière » objet de la science qui serait indépendante de notre sensibilité ? (texte)

    ---------------Si la matière est soi-disant derrière mes sensations, si elle est une cause non-sensible, non-pensante de mes sensations (et non une sensation parmi d’autres), peut vraiment dire qu’elle existe ? Non. Cette matière là n’existe pas. C’est un fantôme d’existence, un être de raison. Ce qui existe, n’existe que pour la conscience : je vois des couleurs et des formes, j’imagine des objets éloignés, une autre vie possible au bout de l’Univers. Je suppose une flamme qui m’éclaire, même si je pense que je ne serais pas là dans un siècle. Ce témoin de la Conscience est impliqué dans toute appréhension de la réalité. Et il n’y a pas de différence fondamentale entre la forme spatiale, objective et la sensation subjective qui fait que je le sens là bien vivant, le canapé sous mes fesses ! La seule différence, c’est que l’objectivité scientifique suppose un consensus d’expérience dans la reconnaissance d’un fait valide pour plusieurs observateurs. L’objectivité scientifique est en fait une intersubjectivité. C’est encore de l’ordre de la subjectivité, même si, effectivement, ce n’est pas la variabilité individuelle des sensations de froid, de chaud, ou encore, les couleurs vues par le daltonien ou l’individu ordinaire. Nous attachons par erreur une existence à des objets, en oubliant qu’il n’y a pas d’objet sans sujet. Nous réifions en fait des images que nous avons préalablement conçues en créant une dualité fictive entre le sujet et l’objet. Mais cette dualité n’existe pas.

    2) Qu’en est-il donc de la réalité du monde extérieur ? Commentaire de Stephen Jourdain dans Voyage au centre de soi : "la résonance que le monde trouve dans les régions profondes de mon esprit, EST le monde. L'impression-monde n'est pas l'habillage subjectif du monde, elle en est la nudité et la vérité. J'ajouterai que le monde tel qu'il se découvre à moi dans l'instant condense en lui toute la mondialité du monde, et toute sa réalité".

    Cependant, il y a tout de même nécessité d'examiner la relation entre la perception et l'état de conscience qui la porte. Si nous étions dans l’état de rêve, le problème serait différent. Le rêveur tire de son propre fond les images et les formes, si bien qu’il n’existe pas d’autre auteur de son monde que lui-même. Dans l’état de veille la situation n'est pas tout à fait la même. Berkeley ne dit pas que chacun tire de son propre fond le cortège des impressions que nous rapportons à cette entité « le monde extérieur ».

   Ce qui est amusant ici, c’est que Berkeley croise un argument des Méditations Métaphysiques de Descartes, l’argument du malin génie. Descartes disait : il se pourrait bien que j’ai la sensation de la terre, du ciel, etc. et que pourtant rien de tout cela n’existe et que j’aie de nets sentiments de leur présence. Cela ne changerait rien à l’expérience ! Si un malin génie m’envoyait en permanence ces sensations dans l’état de veille ! Mais que connaissons nous en dehors du sentiment et des sensations ? Rien. Le monde de la vie est un monde vivant et cela veut dire sensible. Sensible n’a qu’un sens : sensible pour un sujet conscient.

    Le Monde de la vie existe bel et bien, pour le sujet conscient, non pas ne dehors de lui. Le sujet est affecté dans la veille de sensations dont il n’est pas directement la cause, mais qui sont liées à la Manifestation dans laquelle il est présent. La solution que donne alors Berkeley est étonnante : nous pouvons regarder la Manifestation comme un langage qui nous est perpétuellement adressé et ce langage, c’est celui du Divin. La Manifestation est un Verbe. Bergson l’a dit : pour Berkeley, la Nature est une mince pellicule transparente située entre l’homme et Dieu, une langue que Dieu nous parle. Bien sûr, cela agacera la plupart d’entre nous. Le mot Dieu est un mot surchargé d’affects. Nous préférons pour notre part dire ici la Manifestation de la Conscience. Ce que Berkeley montre en fait, c’est le néant de la position matérialiste. Il n’y a pas d’en-soi objectif en dehors de toute conscience. Le matérialiste qui suppose l’existence d’un morceau de pain mystérieux, complètement indépendant des sensations qu’il me procure – puisqu’il est sensé exister en dehors d’elles – délire, il ne me propose à titre de réalité qu’un fantôme de réalité. Ce qui existe, c’est ce qui est perçu, sensible, vivant, ce qui me touche, me bouleverse, ce qui m’afflige, ce qui me révolte, ce qui m’ennuie, ce qui m’enthousiasme. Ce qui se donne dans des impressions. Forcément un ensemble de qualités à la fois sensibles au toucher, au goût, à l’odorat, à la vue, à l’ouïe. (texte) Affirmer la réalité du pain, c’est affirmer tout simplement la réalité de cette odeur délicieuse quand il est sorti du four, de sa couleur, de sa consistance, de sa saveur et rien de plus. Dire que le pain se réduit à l’expérience sensible que j’en ai, c’est libérer la présence sensible de cette imagination absurde selon laquelle, il existerait quelque chose derrière, une "chose en soi". Les qualités sensibles dans lesquelles se donnent le monde ne sont pas la préface d’un livre dont le reste nous serait caché. C’est le livre lui-même. (texte)   l'apparence sensible est l'apparence de l'être, un moment de la Manifestation et rien d'autre. Le phénomène sensible est la réalité se donnant en personne ici et maintenant à un sujet conscient.

    Il n’est donc pas étonnant, puisque c’est l’esprit qui constitue la réalité, à partir de la sensation, qu’il puisse y avoir des variations considérables dans nos sensations. Si je plonge la main droite et la main gauche dans de l’eau tiède, elles me donnent une impression de tiédeur identique. Si par contre, avant j’ai pétri de la neige dans ma main droite et placé ma main gauche sous de l’eau bouillante, ce sera très différent. Il y aura une impression brûlante d’une côté et une impression de froid de l’autre. Impossible de mettre la chaleur dans une réalité indépendante de mon esprit. Le miel est doux maintenant pour moi. Il peut-être amer si je suis malade. Le brouillard est rouge au lointain. Il n’est pas rouge en lui-même. Bref, le goût, le toucher, la vue, l’odorat, l’ouïe n’existent que subjectivement. 

    Du coup, nous voilà rassurés : les pieds bien posés dans la réalité. Le monde prend un sens tout neuf avec Berkeley il est là ici maintenant, sensiblement seulement pour l’esprit et par l’esprit. Paradoxalement, c’est exactement le même qu’auparavant, ce qui a changé, c’est seulement que nous avons détruit une illusion, l’illusion d’une réalité fantasmée qui serait « derrière » nos sensations : une soi-disant « réalité objective » en-soi. (texte)

    Il n’est pas possible de prétendre concevoir un objet que personne ne percevrait. Je ne peux concevoir sans que mon esprit joue un rôle actif. C’est l’esprit qui constitue la réalité. Le sujet ne peut pas se débarrasser de lui-même pour considérer les choses comme si elles existaient sans aucune relation avec lui. Une chose n’existe que pour celui qui la conçoit. L’observé suppose un observateur dont il est inséparable et un processus d’observation. On ne peut pas faire comme si il n’y avait personne en supposant que le monde resterait le même. C’est absurde. Mais la conséquence de tout cela est formidable, car cela veut dire que l’objectivité absolue n’existe pas. C’est un mythe, un leurre, une illusion.

C. Phénomène sensible et subjectivité   

    La seule objectivité qui soit possible, est relative, c’est celle qui est fondée sur l’intersubjectivité. Que la croyance dans l’objectivité absolue soit partagée ne veut rien dire sur sa pertinence intrinsèque. Cependant, ce qui est grave, c’est qu’elle ait pu fonder une vision du monde et que l’on ait pu édifier là-dessus une forme de connaissance, une technique et une civilisation : bref, une culture. La culture occidentale fondée sur la techno-science. Mais justement, n’est-ce pas dans la sensibilité, par elle et en elle que la connaissance prend un sens ?

    C’est ce qu’entreprend d’examiner Michel Henry dans La Barbarie. Qu’est-ce dont que la culture ? Michel Henry répond : « Toute culture est culture de la vie, au double sens où la Vie constitue à la fois le sujet de cette culture et son objet… ». « Culture désigne l’autotransformation de la vie, le mouvement par lequel elle ne cesse de se modifier soi-même, afin de parvenir à des formes de réalisation et d’accomplissement plus hautes ». Une connaissance ne mérite pleinement son nom, que si elle s’intègre dans la Culture, que si, en elle, le sujet sensible que je suis peut se reconnaître, s’éclairer, se comprendre : naître avec la connaissance qui fait connaître. Or ce qui est étrange, c’est que la représentation objective qui est née avec la science moderne (nous dirons plus exactement la science classique) ait pu s’écarter peu à peu de la subjectivité, de sorte que le monde de l’objectivité de la science soit devenu étranger au monde de la Vie.

   D’ou vient ce fossé ? Michel Henry répond : « L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut… d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de notre vie subjective ». Cela veut dire que nous avons inventé la représentation rationnelle des sciences dans le langage mathématique, en oubliant qu’il ne s’agissait que d’un langage, et nous avons fini par prendre le langage de l’objectivité pour la réalité elle-même, alors que ce n’était qu’une représentation de la réalité. Nous avons cru posséder dans l’objectivité un savoir absolu, nous avons réifié nos constructions mentales, et l’univers mathématique de la mesure en est venu à passer pour l’univers réel, tandis que nos sensations subjectives était dès lors déconsidérées. Si Berkeley a raison, les soi-disant qualités premières ne sont pas plus « absolues » ni objectives que les qualités secondes. Toutes les mesures mathématiques que nous pouvons prendre sont relatives à un observateur.

    Je n’ai pas à me méfier du sensible pour autant qu’il est simple apparition, je n’ai pas à rejeter la sensation parce qu'elle est insaisissable. Elle est ce qu’elle est. Elle est innocente. Elle n’est pas trompeuse. C’est le jugement qui peut être erroné, c'est le jugement qui peut se tromper parce qu’il est incomplet. Pas la perception. Le sensible est la Manifestation de la Vie à elle-même et sa manifestation réelle. Seulement, comme l’explique Michel Henry, quand nous parlons de la Vie sensible en ce sens, ce n’est certainement pas à cet objet qu’est le vivant, du biologiste. Ce n’est pas l’objet biologique, c’est le vécu du sujet. La Vie tient toute entière dans l’épreuve de soi que chacun éprouve. « La vie se sent et s‘éprouve soi-même en sorte qu’il n’a rien en elle qu’elle n’éprouve ni ne sente. Et cela parce que le fait de se sentir soi-même est justement ce qui fait d’elle la vie ». Que je veille ou que je dorme, ce que j’éprouve sensiblement est bien réel pour moi au moment où je l’éprouve, même si j’aurais tort de juger sur un pied d’égalité mes fabulations oniriques et mes perceptions de veille. Dans toute perception il y a un contact sensible de la Vie avec elle-même s’éprouvant. Et c’est à partir de ce même critère d’épreuve de soi sensible que nous pouvons repérer tout ce qui est profondément vivant autour de nous : « la pierre ne s’éprouve pas soi-même, on dit que c’est une « chose ». … Les plantes, les arbres, les végétaux en général sont également des choses, à moins qu’on ne fasse apparaître en eux une sensibilité au sens transcendantal, c’est à dire cette capacité de s’éprouver soi-même et de se sentir vivant qui ferait d’eux des vivants – non plus au sens de la biologie mais au sens d’une vie véritable ». Ce qui nous arrête, ce que nous ne voudrions pas blesser, ce ne sont pas les choses, c’est cette vie sensible que nous percevons autour de nous, cette vie qui souffrant appelle en nous la compassion. Au fond, et c’est étrange, ce que nous touchons de réel dans l’extériorité, au plus vif du sensible, c’est ce que nous touchons de réel au plus vif du sensible en nous-mêmes, dans l’Invisible de la Vie… ce n’est pas la matière ! C’est l’esprit même s’éprouvant comme sensibilité à soi.

    ---------------C’est là que nous pouvons concevoir « l’extraordinaire renversement par la phénoménologie husserlienne » des thèses convenues du scientisme. Ce que Husserl veut montrer en effet, c’est que les déterminations géométriques objectives que la science nous montre, ne sont que des idéalités et ne sont pas l’être des choses. L’être des choses n’a de sens que dans l’apparition du phénomène vécu et jamais ailleurs. Le phénomène qu’étudie la phénoménologie se rattache à la conscience qui le constitue de l’intérieur. La phénoménologie rejette radicalement le mirage de la chose en soi (dans lequel Kant croyait encore) et rattache tout objet de connaissance possible au sujet. Dans cette démarche de retour vers l’essentiel Michel Henry consacre le terme de cette découverte : ce que le sujet peut-être en son fond n’est pas même une raison, le Soi est d’abord sentiment, la pure subjectivité est affectivité.

    De toute manière,celui qui, partant du réalisme de l’attitude naturelle, voudrait encore croire dans l’objectivité absolue de la science serait très déçu par les résultats actuels de la physique. C’est la physique quantique elle-même qui aujourd’hui entreprend de détruire l’idée d’une objectivité absolue de l’approche scientifique ! Selon l’école de Copenhague, il n’y a de physique que sur la base du consensus des savants dans la reconnaissance d’expériences de laboratoire, expériences qui restent fondamentalement subjectives. Nous ne savons pas ce que veut dire « en-soi » des phénomènes, tout ce que nous pouvons dire, ne se tient que dans les limites de l’observable, attendu que l’observateur lui-même en fait partie. Pour revenir sur ce que nous disions au début, il semble que cette nouvelle science soit dès lors plus tolérante. Puisque la réalité sensible est de part en part constituée par le sujet qui perçoit, nous pouvons accepter des vues très différentes de la nôtre. –il n’y a pas de réalité objective qui vaille -. Nous pouvons aussi reconnaître la pertinence de la représentation des cultures différentes de la nôtre. L’abeille voit la réalité et je vois aussi la réalité dans l’expérience consciente que j’en ai, parce qu’il n’y a pas de réalité indépendante de l’expérience consciente du sujet. Je ne peux dire que l’abeille ne voit pas la réalité, parce qu’elle ne voit pas le rouge que tout être humain voit. Elle voit aussi des couleurs que je ne vois pas. La réalité n’est rien d’autre que cela qui se manifeste dans le phénomène de l’expérience lui-même. Le phénomène vécu et l’essence de la Manifestation ne sont qu’une seule et même chose. La Conscience.

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    Dois-je douter de la réalité du canapé et penser que d’un point de vue objectif, il est différent de ce que je peux éprouver ? La réalité est-elle entièrement différente de ce que me donnent mes sens ? Dois-je douter du monde sensible, pour autant qu’il est sensible ? Non, non et non ! Ce que je puis mettre en doute, ce sont des jugements erronés sur le sensible, des illusions et des erreurs que le mental construit. Le monde sensible, en tant que sensible n’est pas trompeur. Il est ce qu’il est, il est ce qu’il est à travers la conscience que j’en prends. L’erreur et l’illusion sont dans le jugement, dans l'opinion. Pas dans le sensible. Il appartient certes à la raison de corriger les jugements erronés, il appartient à la raison de dénoncer les illusions. Mais illusions et erreurs sont dans le mental. Rien que dans le mental. Il n’y a pas à supposer une sorte de fantôme de « réalité », une chose en soi qui serait objectivement derrière les sensations, sous le prétexte que nos sensations ne sont pas fiables.

    Le mérite de la phénoménologie est d’avoir par là réhabilité l’apparence comme moment d’apparition phénoménale de l’Être. Que nous le voulions où non, le mot réalité renvoie toujours à la Conscience et il n’a aucun sens en dehors d’elle. Il n'existe pas deux mondes, un monde de la science et un monde de la Vie. Il n'y a qu'un seul Monde qui est le monde de la Vie, le monde sensible dans lequel nous vivons. Le monde de la science issu de Galilée est une représentation simplifiée du Monde réel, une représentation objectivée qui ne retient du Monde que sa texture mesurable et quantifiable. Dans les termes de Stephen Jourdain, ce que nous ne devons jamais oublier, c'est que "le monde matériel en soi, ce n'est pas une vision, ce n'est pas une présence, c'est une supputation".

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     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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