Leçon 190.   Le pouvoir et l’opinion publique            

    En général, juste après une élection, on dit que du nouvel élu qu’il est dans «un état de grâce », car il a l’opinion publique avec lui ou bien qu’elle lui est favorable. Mais nous savons que cet état ne dure pas et que l’opinion publique peut se retourner facilement contre le pouvoir politique. Mais peut-on encore gouverner avec une opinion publique montée contre vous ? Il est bien plus facile pour gouverner de l’avoir à ses côtés que dressée contre. Il faut dire qu’une large part de la rhétorique politique consiste à chercher à se concilier l’opinion publique. Autant pour ceux qui exercent le pouvoir que pour ceux qui le convoitent.

    Pourtant, il n’est pas très aisé de savoir à quoi elle correspond. Nous avons vu que l’opinion, c’est « ce que l’on pense », le plus souvent la pensée commune, le prêt-à-penser ambiant qu’il suffit de répéter et que l’on répète à foisons… précisément quand on ne pense pas soi-même. L’adjectif « publique » ajoutée à l’opinion donne une expression qui relève de la sociologie et tout particulièrement de l’étude des sondages. L’opinion publique c’est ce qui ressort des « sondages d’opinion », sous la forme de statistiques en faveur de tel ou tel « avis » à caractère général.

    L’opinion publique est-elle identique ou diffère-t-elle entièrement de la volonté générale qui est sensée être exprimée à travers l’exercice du pouvoir politique ? Gouverner, est-ce satisfaire l’opinion publique ?  Faut-il considérer la satisfaction de l’opinion publique comme la finalité du pouvoir politique ?

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A. Le concept d’opinion publique

    Nous avons vu plus haut qu’il faut prendre garde de ne pas prendre un concept pour ce qu’il désigne, parce que les mots ne sont à tout prendre que des boussoles ou des panneaux indicateurs. Avec l’expression « opinion publique » la difficulté est vive, car nous pourrions facilement dire qu’après tout ce n’est qu’un concept descriptif et rien de plus et qu’il ne faut pas chercher une « réalité » qui lui correspond. Il n’y en a pas.

     1) Mieux vaut dire que la notion d’opinion publique est un instantané pris sur l’état de la pensée collective à un moment donné du temps, le moment où on effectue un sondage d’opinion. Ce qui a une réalité, c’est la conscience collective d’un peuple, mais là encore, nous n’avons pas affaire à une entité précise, avec des caractéristiques définies, mais à un phénomène changeant, fluant, pouvant prendre toutes sortes de configurations, au gré des changements de l’Histoire et des mentalités. Les mêmes questions posées dans un sondage à 10 ans d’intervalle ne donneront pas les mêmes réponses. Un sondage ne révèle rien qui soit essentiel, mais ne fait qu’atteindre de l’accidentel, si bien qu’il serait arbitraire d’en généraliser les conclusions. Que peut-on apprendre d’un sondage sur le travail, sur la sexualité, sur la beauté, sur la religion ? Rien de ce qu’est le travail, la sexualité, la beauté, la religion dans son essence. Juste une somme d’opinions bariolées, un état des lieux de la représentation commune, « ce que l’on pense de », qui peut être fort éloigné de la vérité. Surtout si les questions sont tendancieuses et mal posées. La définition technique du sondage est celle-ci : une application technique de mesure de sociologie à une population humaine visant à déterminer les opinions (ou les préférences) probables des individus la composant, à partir de l'étude d'un échantillon de cette population. Aussi bien, on devrait dire qu’il s’agit d’une manipulation habile qui sert à conforter avec des statistiques l’idée préconçue selon laquelle une opinion serait soi-disant partagée par la quasi-totalité d’une population. Notre vénération pour les mathématiques nous porte à idolâtrer la pseudo-vérité de ce qui est présenté avec des chiffres à l’appui. Ce culte des statistiques fait partie de l’idéologie du quantitatif qui domine encore aujourd’hui notre représentation collective.

    De fait, les spécialistes sont bien en peine de donner une définition précise et consensuelle de l’opinion publique. Loïc Blondiaux dit très justement : « Vers le milieu des années soixante, un manuel américain pouvait recenser plus d’une cinquantaine de définitions de la notion, partiellement irréductibles les unes aux autres ». « De tels aveux d’impuissance ne datent pas d’hier et se rencontrent dès les origines des sciences sociales. Les fragments qui nous sont restés d’une table ronde organisée par l’Association américaine de science politique de 1924 témoignent de l’ancienneté du malaise. A l’issue d’une session agitée, l’assemblée de savants devait se séparer sur la motion suivante : faute d’un accord sur la définition de l’opinion publique, faute surtout d’un instrument susceptible de l’étudier correctement les participants décidèrent d’un commun accord “d’éviter à l’avenir l’utilisation du terme opinion publique, dans la mesure du possible”. Il y a une blague au sujet de ce que peut être l’intelligence selon les tests de QI : « l’intelligence, c’est ce que mesure le test de QI !», ce qui ne veut bien sûr strictement rien dire. On pourrait s’amuser à la répéter avec les sondages, l’opinion publique, c’est ce que mesurent les sondages ! Et cela ne veut rien dire non plus.

    Bref, ce qui fait sens, ce n’est pas le sondage, mais l’interprétation que l’on en donne. Et encore, elle est passablement aléatoire pour une raison de fond : le « sondé » est quelqu’un qui répond à une question en vrac sans vraiment y avoir réfléchi. Il n’y a pas vraiment d’intérêt à poser une question en l’air pour gober des réactions immédiates sous la forme d’« opinions ». Tout enseignant devrait savoir qu’un débat n’a de valeur qu’à partir du moment où ceux qui y prennent part ont déjà réfléchi sur le sujet et disposent par avance d’une information adéquate. Sinon on parle en l’air et c’est absurde et stérile. Il faut que le public ait d’abord entre ses mains une information solide, sans quoi il ne peut même réaliser le sens des questions et l’envergure du problème posé. Répondre du tac au tac à une question de fond, c’est passablement idiot. Il vaut mieux refuser de répondre. Alors, mettre bout à bout des réponses réactives complètement irréfléchies et les quantifier, quel sens cela peut-il avoir ? Il faut bien comprendre que plus une opinion est réactive, plus elle émerge d’un parti pris de l’ego qui y met son poids précisément sans la pondération d’aucune réflexion sérieuse.

    Il faut donc que l’on passe du stade de la confusion d’un échange tous azimuts qui ne peut que dégénérer en blabla inutile dans un effet de persuasion passive, vers une argumentation plus solide. Il y faut une information au départ et ensuite une délibération et une discussion. Si ces conditions étaient réunies dans le travail d’une communauté, nous pourrions arriver à quelque chose qui s’en dégagerait et aurait plus de valeur, une opinion publique qui serait véritablement le produit d’un échange, d’une confrontation entre des personnes qui désirent rencontrer une question (texte). Nous pouvons sérieusement ainsi débattre des OGM, du réchauffement climatique, de l’euthanasie etc.  Un vrai débat public.

    ---------------2) Demander si oui ou non les sondages sont techniquement « fiables » est une fausse question, car elle suppose par avance admis qu’ils mesurent effectivement l’opinion publique, ce qui reste à démontrer, et qu’ils font sens par eux-mêmes, ce qui est très discutable. Comme le fait remarquer Bourdieu, une société est traversée par des forces et des tensions internes qui se reflètent dans les opinions sous la forme de courants. Impossible donc de commencer par raisonner avec une équivalence un citoyen=une opinion. Même quand les instituts de sondages choisissent de présenter des « groupes organisés » dit « représentatifs », ce sont le plus souvent des populations conceptuelles fictives qui ne reflètent pas la complexité du réel.

    Pour être abrupt : « Le sondage d'opinion est, dans l'état actuel, un instrument d'action politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive d'opinions individuelles ». Une fois admise cette fiction de l’existence d’une opinion publique, on fera en sorte de faire croire dans une autre fiction, qu’un parti politique serait en plein accord avec elle ! Et la fiction suprême c’est de parvenir par-dessus à faire croire en plus que l’opinion publique serait identique à la volonté générale ; parvenu en ce point, on pourra citer l’opinion publique pour se donner un fondement de légitimité politique ! Qui ne voit que l’opinion publique ne peut être qu’une voix de la foule, volatile, fugace, inconstante et surtout ignorante? Bourdieu admet que tout le monde ne possède pas un niveau de savoir suffisamment élevé pour se prononcer sur des sujets politiques précis ; en d’autres termes, faute d’instruction, tout le monde n’est pas capable de formuler des convictions raisonnées susceptibles d’alimenter un débat solide.

    Mais la critique la plus importante porte sur le contexte médiatique dans lequel les sondages sont fabriqués. Nous avons vu que les médias sont le plus souvent happés par une logique plus proche du marketing que de l’information. Le harcèlement des sondages sur les antennes et sur les ondes donne à la politique une allure de course hippique constante avec ses cotes, ses performances, ses baisses de forme. C’est un jeu de stimulation émotionnelle qui nourrit la compulsion de la nouveauté et du spectacle permanent. C’est très payant en terme d’excitation mentale, mais carrément nul en ce qui concerne l’enjeu réel de la politique. Comme pour le tiercé, on flatte les meilleures pouliches et en mettant l’accent sur les personnes, on renforce la notoriété, en donnant l’illusion d’une communication publique. La vérité, c’est que ce cirque ne fait que déshonorer la mission de la politique elle-même et son crédit. Le sondage politique ne fait qu’amplifier les effets de démagogie. Très joliment dit par Charlotte Goëtz : « . L'ouragan «opinion publique» avec ce qu'il entraîne de nos jours: déferlement médiatique, tourbillon d'enquêtes nationales et internationales, flux statistiques, rafales de sondages et de micro-trottoirs, trombes de propagande, vague de think tanks, raz-de-marée du «communicationnel»... ne sert que bien peu notre formation politique et, largement connecté au Pouvoir exécutif, reste à cent lieues d'un rôle de contrôle et de contre-pouvoir ». Encore une fois, n’oublions pas la publicité dans notre monde de consommation et on avale des sondages comme des pubs. Avec le même genre d’attitude mentale, moitié excité, moitié halluciné. Les instituts de sondages ont transposé le marketing économique dans la politique, pour fabriquer un « électeur » moyen qui n’est qu’un consommateur d’idées reçues, de slogans et d’images, pas loin du consommateur de la publicité avec idées reçues, slogans et images.

B. Satisfaire ou manipuler ?

Or cette transition depuis les méthodes du marketing vers la politique à des fins de contrôle de l’opinion publique a été, comme nous allons le voir, soigneusement organisée. S’il n’y a pas d’entité « opinion publique » qui soit clairement définie, il reste que dans toute société, il existe des pouvoirs qui cherchent à accroître leur empire et un pouvoir politique qui cherche à assurer sa tutelle sur les autres pouvoirs et la société elle-même dans son ensemble. « Opinion publique » serait alors à considérer comme l’inertie de la conscience collective qu’il s’agit d’influencer, de déplacer en orientant les masses dans la direction que l’on souhaite. Mais dans ce cas il ne faut plus parler de « satisfaction », mais de « manipulation » de l’opinion publique.

 1) En 1928 paraissait un petit livre écrit par Edward Bernays Propaganda, avec le sous-titre : « comment manipuler l’opinion en démocratie ». Bernays était un neveu de Freud (Son père est le frère de la femme du fondateur de la psychanalyse, tandis que la mère de Bernays, Anna Freud, est sa sœur). Bernays baigne dans l’atmosphère intellectuelle de la psychanalyse, mais il est dans le monde de l’entreprise. Il va inventer la fonction de « conseiller en communication » et se voudra « psychanalyste des entreprises ». Il propose de perfectionner les techniques tirées de la psychanalyse pour créer une manipulation mentale des masses, ce qu’il nomme la « fabrique du consentement ». Le premier chapitre de Propaganda s’intitule « organiser le chaos ». La première phrase du texte est celle-ci : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige le pays ». Attention, ne lisez surtout pas ce texte comme une dénonciation critique à la Chomsky ou à la mode conspirationniste ! C’est exactement l’inverse ! Bernays entend démontrer la valeur de la propagande !

Il faut lire en entier l’édifiante préface de Normand Baillargeon qui nous brosse le portait des réussites brillantes d’Edward Bernays. Tout commence en 1912 quand, attiré par le journalisme, Bernays est embauché pour collaborer à une revue médicale. Début 1913 la revue publie une critique élogieuse d’une pièce d’Eugène Brieux Les Avariés (Damaged Goods), mettant en scène la transmission de la syphilis, sujet extrêmement délicat pour l’époque. Un certain Richard Bennet décide dans les semaines qui suivent de monter la pièce. Bernays s’engage à ses côtés. Il va en fait inventer dans ce cas d’école les premières techniques de relations publiques en transformant les obstacles en opportunités. Il monte le Sociological Fund Commitee de la revue médicale et il embarque alors de son côté des centaines de personnalités éminentes et respectées. Il récupère les autorités. Il réussit alors son premier coup, présenter la pièce comme « une œuvre d’éducation publique sur un sujet de haute importance ». Et cela marche. Très gros succès ensuite. Bernays n’a que 21 ans, mais il vient de trouver sa voie. Il va récidiver de succès en succès avec les mêmes méthodes. Ce qui fait qu’entre 1915 et 1919 le « conseiller en relation publique » fera peu à peu irruption sur l’avant-scène de l’Histoire, prenant dès lors de plus en plus de place aux côtés du politique. Avec la montée des Trusts dans l’économie et la succession des scandales et des crises, il était devenu évident que les entreprises ne pouvaient plus pour faire de la communication avec le public, jouer la carte des conseillers juridiques. Il fallait trouver les moyens d’améliorer la perception que le public avait des entreprises incriminées. Travail de celui qui est à la fois publiciste et journaliste. Voilà le chemin tracé par Bernays et consorts.

Mais pouvait-on appliquer à grande échelle ces méthodes pour manipuler l’opinion publique ? L’occasion est fournie par l’entrée en guerre des États Unis en avril 1917. Le peuple américain est farouchement opposé à cette décision. Il est pacifiste. Thomas Woodrow Wilson crée le 13 avril la Commission on Public Information, appelée aussi Commission Creele pour faire changer d’avis le peuple américain. Celle-ci rassemble une foule de journalistes, d’intellectuels et de publicistes, mobilisant tout ce qui pouvait se faire de mieux à l’époque en matière de communication médiatique. La Commission Creele fera paraître des milliers de communiqués, des millions de posters, dont le très célèbre I want you for US Army clamé par un Uncle Sam accusateur. Elle inventera toutes sortes de procédés dont par exemple les four minute men, interventions de personnalités en vue qui se lèvent pour prendre la parole dans des lieux publics pour prononcer un discours  incitant à la mobilisation. Le succès est là et bien sûr, à la fin de la guerre, la question qui se posera sera de savoir s’il n’est pas possible en tant de paix… de se servir de ces méthodes. Les « conseillers en communication » pourront se vendre à l’économie et à la politique on vendra les « conseillers en relation publique ». Tout cela sorti du même bois. Bernays s’était joint très vite à la Commission Creele. Il écrit : « C’est bien sûr l’étonnant succès qu’elle a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion publique pour quelque cause que ce soit».

Entre la Commission Creele et Propaganda, Bernays va fixer les grands axes de sa pratique dans un grand nombre de campagnes couronnées de succès, dont plusieurs sont restées légendaires. Un exemple : en 1929 le président de l’American Tobacco Co. entend faire tomber la règle qui voulait que seuls les hommes fument et qu’une femme ne doit pas fumer, surtout en public. Il embauche Bernays qui va chercher un psychanalyste Abraham Arden Brill pour s’entendre dire que la cigarette est un symbole phallique du pouvoir sexuel masculin etc. Dès lors, la ligne d’attaque est claire : présenter la femme fumant une cigarette est une contestation  du pouvoir des hommes. Argument pouvant fonctionner à fond auprès des féministes. Il suffisait de trouver des slogans adéquats et une manifestation publique de grande ampleur. A Pâques en 1929 ont vit donc à New York un groupe de jeunes femmes sortir des cigarettes et fumer devant les journalistes (… qui avaient bien sûr été avertis de cette audace !). Elles disaient allumer des « flambeaux de la liberté » ! Torches of freedom. Joli coup. Dès lors, toute personne adhérant à la cause des suffragettes allait nécessairement valider cette prise de position. Ce qui était bien sûr le but des cigarettiers. Fumer devenant une attitude acceptable, c’est donc une énorme clientèle qui s’ouvrait à l’industrie du tabac. Encore une campagne réussie de Bernays.

2) Examinons de plus près l’argumentation de Propaganda. Revenons à la première page pour lire la suite du texte cité plus haut : « Nous sommes, pour une large part, gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C’est une conséquence logique de l’organisation de notre société démocratique… une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d’une société au fonctionnement bien huilé ». Il y a le gouvernement visible, celui des structures politiques, mais ce qui intéresse Bernays, c’est le « gouvernement invisible » de  ceux qui « nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin, de la position qu’ils occupent dans la structure sociale »… « Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent l’opinion publique, exploitent les forces sociales existantes, inventent d’autres façons de relier le monde et de le guider ». Suivent ensuite les oppositions suivantes :

Théoriquement…

Mais en pratique…

« Chaque citoyen peut voter pour qui il veut ».

La dispersion des voix ne produit que la confusion « nous avons admis que les appareils des partis restreindraient le choix à deux candidats, trois ou quatre au maximum »

« Chacun se fait son opinion sur les questions publiques ».

 « Nous acceptons que nos dirigeants et les organes de presse… nous désignent les questions dites d’intérêt général. »

Chacun se fait son opinion « sur les questions de sa vie privée ».

«  Nous acceptons qu’un guide moral, un pasteur, …ou simplement une opinion répandue nous prescrivent un code de conduite social standardisé auquel, la plupart du temps nous nous conformons ».

« Chacun achète au meilleur coût ce que le marché a de mieux à lui offrir ».

« Si avant d’acheter tout le monde comparait les prix et étudiait la composition… la vie économique serait…paralysée. Pour éviter que la confusion ne s’installe, la société consent à ce que son choix se réduise aux idées et aux objets portés à son attention par la propagande». etc.

 Page 33, tout de même une concession : « Peut être serait-il préférable de remplacer la propagande… par des comités de sages qui choisiraient », mais ne rêvons pas trop ! En pratique… rien ne vaut le marché, la « concurrence ouverte » que nous avons adoptés ; et donc « la société accepte de laisser à la classe dirigeante et à la propagande le soin d’organiser la libre concurrence ». On voit que le même raisonnement ici vaut pour justifier le marketing et la propagande politique qu’il ne faudrait donc pas les séparer, ce qui serait une grave illusion. Si, historiquement, comme le montre Machiavel, la notion de propagande est venue de la politique, c’est ensuite l’économie qui a su, dans le marketing la récupérer, de sorte, que pour Bernays il est nécessaire que les politiques imitent en tout point les recettes du marketing, ce qui ne fait que ramener la balle dans leur camp ; bref la politique doit être un marketing idéologique. « Les techniques servant à enrégimenter l’opinion ont été inventée puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité ». Napoléon « était constamment à l’affût d’indications sur l’opinion publique ». Il savait qu’un politique doit en tenir compte. Mais Bernays va montrer qu’il faut désormais, en tirant parti des acquis des sciences humaines, monter une science de la manipulation de l’opinion (texte) au service du « gouvernement invisible » et « la propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible », elle est « le mécanisme qui permet la diffusion à grande échelle des idées ».

Bernays se pose-t-il des questions éthiques ? Il sait « que le mot propagande a une connotation déplaisante », mais il se défend par l’argutie habituelle consistant à dire qu’elle est une simple technique  qui peut être bien ou mal utilisée, suivant la fin qu’elle sert. Ainsi, «pour déterminer si la propagande est un bien ou un mal, il faut d’abord se prononcer et sur le mérite de la cause qu’elle sert, et sur la justesse de l’information publiée ». Tout de même, à la fin de sa vie, il finira par confier qu’il n’était pas très content qu’un de ses livres ait été soigneusement étudié par un certain docteur Goebbels qui en aurait parfaitement compris les leçons ! « Goebbels se servait de mon livre… pour élaborer sa destructive campagne contre les Juifs d’Allemagne. J’en fus scandalisé… à l’évidence, les attaques contres les Juifs n’étaient en rien un emballement émotif des Nazis, mais s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne délibérément planifiée ».

---------------Mais passons sur ces états d’âmes un peu tardifs. Le bonhomme ne s’est guère posé de questions pendant toute sa vie. Sa principale préoccupation était bien de « montrer comment on oriente le cours des événements et comment les hommes qui décident de cette orientation influencent l’opinion publique », ce qui revient dit-il, « à enrégimenter l’opinion publique, exactement comme une armée enrégimente les corps de ses soldats ». Ce qui importe c’est son efficacité et celle-ci ne relève pas d’un coup de force, mais de procédés rhétoriques. La manipulation de l’esprit patriotique utilise des « clichés mentaux et les ressorts classiques de l’émotion ». « Excitez un nerf à un endroit sensible et vous déclencherez automatiquement la réaction d’un membre », cette observation de la psychologie du comportement vaut au niveau collectif pour la manipulation de l’opinion publique. Bernays a lu Gustave Le Bon Psychologie des Foules. La question qu’il pose est la suivante : « si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ? ». (texte) Il voit que la réflexion n’est guère présente dans la mentalité collective qui est portée à « l’impulsion, l’habitude ou l’émotion. A l’heure du choix, son premier mouvement est en général de suivre l’exemple d’un leader qui a su gagner sa confiance ». Bernays ne voyait pas d’un très bon œil l’instruction et l’éveil de l’intelligence, par contre, il consacre tous ses soins à la manipulation de l’émotionnel.

Nous voyons donc que le concept de manipulation de l’opinion publique a un sens qui n’est pas à situer uniquement en régime totalitaire. Une démocratie est bien au contraire le contexte idéal pour déployer des techniques de manipulation de l’opinion, techniques empruntées au marketing et recyclées ensuite en politique (texte).

C. La volonté d’un peuple et le pouvoir

    Évitons le terme « d’opinion publique » en tant que produit des sondages ; ou résultat d’une manipulation de propagande. Préférons l’expression volonté d’un peuple. Dans certaines circonstances de l’Histoire, il arrive que la volonté d’un peuple se dresse contre le pouvoir en place. On a vu des peuples descendre dans la rue, réclamer la destitution de responsables politiques et l’obtenir. Comme en Islande où le peuple a exigé la chute du gouvernement coupable d’avoir conduit le pays à la ruine financière. Ce genre de sursaut est rare, mais il indique que contrairement à ce que nous pourrions croire, un peuple peut ne pas se laisser manipuler. La volonté d’un peuple n’est pas si malléable que le laisse entendre la propagande. Bernays était conscient des limites de son action. Il pose la question : Est-ce le chef qui décide de la propagande ou la propagande qui fait le chef ? Un bon publiciste serait-il capable d’ériger le premier venu en grand homme ?

    1) Remarque de Bernays : « la propagande est utile au politicien si, et seulement si, le public, consciemment ou non, a envie d’entendre ce qu’il a à dire ». Si ce n’est pas le cas, si le peuple ne se reconnaît pas dans la voix de ses dirigeants et comprend que le pouvoir est devenu un enjeu de tromperies, de mensonges et de manipulations, il finit par refuser les discours de propagande. En langage contemporain, on dit qu’il n’est pas possible en démocratie de gouverner en méprisant l’opinion publique, car c’est entrer en contradiction directe avec le régime que le peuple s’est choisi pour être gouverné. Et c’est ici que nous comprenons la formule dont nous sommes partis : il faut bien - en un sens qu’il convient de préciser - « donner satisfaction à l’opinion publique ».

    Nous avons vu que l’exercice réel du pouvoir politique oscille  entre deux extrêmes, l’autoritarisme qui impose par la force une volonté politique à un peuple, et le consensus mou, qui renonce à la volonté politique, pour donner satisfaction à toutes les demandes. L’autoritarisme juge de haut et campe souvent dans le cynisme et le mépris. Le consensus mou, à force d’être conciliant sur tout, s’enlise dans les querelles des intérêts contradictoires des groupes de pression à l’intérieur de l’État.

    Il faut accepter un fait, à défaut d’une parfaite cohérence au sein de la conscience collective, gouverner, c’est toujours mécontenter. Donner satisfaction aux pêcheurs qui exigent de pouvoir pêcher sans limite, c’est mécontenter les amis de la Nature qui demandent la protection des espèces et l’interdiction de la pêche pour celles qui sont menacées. Donner satisfaction aux promoteurs qui bétonnent les côtes, c’est insulter les riverains qui désirent protéger la beauté des sites naturels. En général, si chacun n’écoute que la voix de l’intérêt individuel, il existe de telles divergences, qu’il ne peut y avoir que conflits. Il est strictement impossible de contenter tout le monde. Si le pouvoir politique est très proche de la communauté et même s’il en est l’émanation directe, nous serons proches de l’autogestion. Une communauté solidaire est très consciente de ce qui constituerait le bien commun. Elle en est plus consciente que les technocrates qui de très loin prétendent décider des orientations locales. Elle voudra rendre à la communauté un lieu de vie écologiquement sain, harmonieusement disposé et respectueux des traditions. Elle appellera le travail nécessaire à cette reconstruction. Au niveau local, dans une communauté solidaire, les incohérences diminuent. C’est d’ailleurs ce que l’on voit dans les sociétés traditionnelles. Par contre, le gigantisme des États favorise la constitution d’intérêts divergents et conflictuels.

     Un gouvernement intelligent doit savoir écouter les demandes qui lui sont adressé, mais doit simultanément garder le cap vers ce qui constitue le bien commun.  Il doit savoir faire œuvre de pédagogie pour expliquer  encore et encore sa vision du bien de tous et de ce qu’il entend créer dans cette direction. Son programme politique. Et si le peuple estime que cette vision est fallacieuse, erronée et que le pouvoir politique s’égare, alors il faudra en décider aux urnes ! On ne devrait pas garder au pouvoir des responsables intéressés par autre chose que le bien de tous et incompétents de surcroît !! Il serait inquiétant de voir le pouvoir politique se vendre aux lobbys tels que les pouvoirs de l’argent, les multinationales où les organisations religieuses et j’en passe.  Ce serait le signe qu’il s’est écarté de sa fonction première qui est de servir le bien commun et qu’il est donc corrompu. Arrivé à ce point, comme dirait Alain, c’est la résistance qui s’impose et non point l’obéissance. Dans une démocratie, le citoyen a un devoir de vigilance bien plus élevé que dans tout autre régime politique.

     2) Deux notions se chevauchent :

    a) Il y a la volonté générale qui dit que dans un régime politique représentatif le système de l’élection permet de porter aux postes de commande de l’État des « ministres » du peuple, comme dit Rousseau, qui sont mandatés pour exercer une fonction pendant une durée déterminée. C’est le facteur de légitimation légal du pouvoir politique qui a cours dans une démocratie bien ordonnée. Ce point de vue est celui du droit. De ce point de vue, le pouvoir politique est sensé satisfaire  l’opinion publique dans un sens précis : il doit être l’émanation de la volonté générale. Mais attention, la volonté générale, ce n’est pas la pulsion revancharde, l’embardée irrationnelle du gros animal que constitue en masse l’opinion. Ce n’est pas non plus une somme d’intérêts, ou un consensus, mais la volonté raisonnable qui cherche le bien commun. Même dans ce cas idéal, nous pouvons remarquer qu’en fait le peuple ne dirige jamais directement. Ce sont des institutions qui agissent en son nom, ce sont des institutions qui réfléchissent et discutent l’élaboration des lois en son nom. (texte)

    b) D’autre part, il y a la volonté du peuple qui, émanant de la conscience collective, peut ou non se reconnaître à travers l’action d’un gouvernement. Ce point de vue est celui du fait. Un peuple ne perd pas sa volonté une fois qu’il a élu ses représentants, il reste toujours souverain. Même dans des circonstances historiques troubles dans lesquelles il se soumet, il peut attendre son heure et relever la tête. On appelle en fait « démocratique » un gouvernement qui jouit de l’adhésion du peuple. C’est un simple qualificatif. Il ne désigne pas une structure politique précise. Dans les termes de Hegel, la volonté d’un peuple est la puissance active, concrète, de l’esprit d’un peuple à l’œuvre à travers l’Histoire.

    Nous avons vu la difficulté est relevée par Rousseau dans une formule restée célèbre : la volonté générale, veut le bien, mais elle ne le voit pas toujours. A quoi Rousseau répondait que le législateur doit faire œuvre d’éducation afin que la volonté générale soit toujours éclairée. Ce qui, dans des termes kantiens, ne veut rien dire d’autre qu’un bon régime politique est un régime dans lequel l’éducation raisonnable et l’éducation à la raison des citoyens est une priorité. Mais d’un autre côté, le pouvoir  corrompt, il peut en venir à ne chercher que l’accroissement de sa puissance et le service d’intérêts particuliers. La dérive dans l’abus de pouvoir est un péril qui guette toute démocratie ; ainsi, y a-t-il nécessité, pour parer à cette errance du pouvoir, que la volonté d’un peuple se redresse quand les circonstances l’exigent, pour renverser une situation qui voit glisser le pouvoir vers la tyrannie.

     ---------------Nous en revenons donc aux deux conditions données précédemment que l’on peut formuler de manière différente : l’exercice du pouvoir politique ne consiste pas à satisfaire des demandes de l’opinion publique qui relèveraient d’intérêts nuisibles au bien commun ; mais il ne faut pas non plus qu’il devienne arbitraire et despotique et perde de vue le souci de la création d’un bien commun. Nos démocraties sont des régimes instables, le plus souvent en proie à des fluctuations chaotiques, qui ont tendance à balancer d’un extrême à l’autre sans parvenir à trouver un juste équilibre. Le seul espoir que nous pouvons formuler, c’est que puisse se lever une génération nouvelle de dirigeants dont la conscience sera suffisamment élevée et désintéressée pour prendre au sérieux la gravité des problèmes auxquels nous devons faire face ; des hommes politiques plus éclairés qui sauront créer les conditions pour que soit nourrie la responsabilité de chacun.

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    Dans le langage des médias aujourd’hui, personne n’est choqué par des expressions du genre « un bon politique doit savoir se vendre ».  Cela devrait pourtant nous choquer, car c’est le signe que nous n’avons plus d’autre horizon de communication que le marketing. Signe que la propagande s’est diffusée comme mode de pensée en laminant toute autodéfense critique. Le plus étonnant c’est que l’on entend même dire tous azimuts qu’un écrivain, un éducateur, c’est aussi « quelqu’un qui doit savoir se vendre ». Nous ne voyons pas la gravité d’une telle situation qui conduit au relativisme généralisé en matière de vérité et à la dictature implicite de la propagande. Dans un contexte pareil, le règne de la sophistique et de la manipulation est sans limite. Les générations nouvelles d’étudiants s’engouffrent dans les écoles de commerce portées par l’idée admise que la manipulation est la seule technique qui mérite d’être apprise et maîtrisée. Sauf bien sûr, que l’on n’ose pas se servir du terme « manipulation » et encore moins de celui de « propagande ». On a inventé un terme savant, chic et sérieux : le marketing. Mais c’est du pareil au même. Nous venons de voir qu’historiquement la propagande est la mère de ces deux fils que sont la manipulation en politique et le marketing dans le domaine commercial.

    Ceci nous aide à comprendre à quel point notre question initiale se trouve complètement désintégrée dans la conscience commune. D’abord « opinion publique » est un concept contradictoire. D’un côté, on fait semblant d’y croire en clamant haut et fort que le pouvoir doit l’écouter ; de l’autre on admet que l’opinion publique n’est qu’une pâte à modeler entre les mains de la publicité, des médias, des politiques. Et personne ne remarque l’absurdité. On laisserait facilement croire qu’un bon gouvernement, c’est celui qui va satisfaire tout le monde, ce qui est une véritable insanité et on ne dit pas que ce qui importe c’est la formation d’une conscience politique solide au sein des peuples et ce n’est certainement pas avec une optique de marketing qu’on va l’obtenir. C’est même tout le contraire, car le propre du commercial efficace c’est, comme on dit, « qu’il serait capable de vendre n’importe quoi » ! L’illustration avec Bernays est tout de même assez claire à ce sujet. Bref, une éducation politique passe, selon le titre de Normand Baillargeon par un Petit cours d’Autodéfense intellectuelle !

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Vos commentaires

Questions:

1.  Quelles différences peut-on marquer entre "opinion" en général et "opinion publique"?

2.  De quelle manière l'individu pourrait-il être influencé par l'opinion publique?

3.  Est-il juste de dire que le problème de l'opinion publique ne préoccupe le politique que parce qu'il existe désormais une presse comme contre-pouvoir?

4.  Quel sens donner à l'expression "gouvernement invisible"?

5. Comment expliquer de déficit de questionnement éthique sur la propagande?

6.  Est-ce une illusion de penser que l'opinion publique peut mûrir et être réfléchie?

7.  Le marketing est-il une simple technique? Une forme de propagande ou l'idéologie d'une époque?

 

      © Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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