Leçon 108.    Terre vivante ou nature morte       

    La modernité qui commence avec Galilée et Descartes modifie de fond en comble la représentation traditionnelle de la Nature. Elle rompt avec le paradigme du grand vivant éternel des stoïciens, ainsi qu'avec le fond animiste qui était le lot commun de l’héritage de la pensée grecque à travers Aristote. Pour la première fois, une nouvelle représentation s’impose sans partage dans laquelle la Nature est représentée selon le paradigme de la grande horloge dont la science physique doit nous apprendre à en repérer les rouages. Descartes provoque cette rupture en proscrivant l’étude des causes finales de la physique, pour adopter délibérément un paradigme mécaniste. L’immense succès de la physique qui suivra accréditera largement l’idée selon laquelle la Nature est soumise au règne du déterminisme et s’explique entièrement dans la relation cause-effet. En agissant sur les causes, nous pouvons maîtriser les effets et nous emparer des ressources et des énergies de la Nature pour les tourner à notre profit. Telle est l’origine de l’aventure prométhéenne de la technique.

    Pourtant, les insuffisances du paradigme mécaniste étaient patentes et elles devaient apparaître au regard des esprits les plus perspicaces. Voltaire dira, « je vois bien l’horloge, mais je ne puis la concevoir sans un horloger » et prendra la position du déisme, refusant de priver la Nature d’une intelligence immanente. Les inquiétudes provoquées par la manipulation de la Nature et la destruction des équilibres écologiques sur la Terre ont porté sur le devant de la scène la question de la responsabilité de l’homme à l’égard de la Nature. Il se pourrait que la modernité ait fait fausse route en ne donnant à voir dans la Nature qu’une causalité matérielle simpliste. Il se pourrait que la science moderne se soit entièrement fourvoyée en étant incapable de reconnaître la Terre comme un être vivant, pour l’assimiler à une nature morte. Si c’était le cas, il serait temps de donner voix à l’insurrection contre le paradigme de la Nature hérité de la modernité. En quel sens peut-on dire que la Terre est un être vivant?

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A. La Terre, objet de la science physique

    Le monde qui intéressait la pensée grecque était d’avantage un lieu habité qu’un espace abstrait, un lieu dans lequel lieu réside les êtres naturels sont à leur juste place et entretiennent les uns avec les autres des relations ordonnées, de sorte que l’ensemble relève d’avantage d’un cosmos, que d’un chaos. Telle est la définition de la Nature que l’on trouve par exemple chez Aristote. La Nature est tout à la fois dans l’essence, la nature d’une chose, mais aussi et cela dans lequel toutes choses existent à l’intérieur d’un Tout vivant, la Nature. L’espace, en revanche, la res extensa, qui servira plus tard de modèle à Descartes pour penser la matière, est un concept nettement plus abstrait, dont la figuration trouve sa place en mathématique et non dans l’observation de la Nature. Aristote, en observateur de la Nature est attentif aux êtres naturels, aux merveilles qu’il découvre dans le vivant, à la prodigalité infinie de la Terre. Cette distinction entre le lieu naturel et l’espace mathématique est une première indication, elle implique déjà une représentation de la Terre très différente de ce que nous connaissons depuis la modernité. (texte)

    1) Soyons plus précis. Il est indéniable que l’ordre mathématique trouve une application privilégiée dans le ciel au-dessus de nos têtes, dans le mouvement des corps célestes. Ici bas, sur Terre, la régularité des mouvements est moins évidente et moins parfaite. Nous comprenons donc aisément que les grecs puissent distinguer le monde des astres, du monde terrestre, les regardant comme deux sphères différentes. La voûte céleste est un monde qui semble parfait et immuable. Pour Aristote, c’est un monde dans lequel les objets sont chacun installés sur des sphères concentriques. Le cercle représente en effet l’image de la perfection, l’essence de l’Acte primordial qui meut toutes choses dans un mouvement dont l’harmonie est pleinement achevée. Le Premier moteur de la Manifestation du Cosmos est immobile, il transcende le Temps, mais le temps est, par contre la puissance à l’œuvre dans le monde sublunaire, le monde terrestre, qui est le nôtre. Aussi les objets les plus éloignés, tels les étoiles fixes, sont de ce point de vue les plus idéaux, les plus parfaits. Ils sont en essence plus proches du Premier Moteur, ils sont à l'origine de tout mouvement, et ne se déplacent pas. A l’inverse, plus on se rapproche de la Terre et plus le mouvement temporel est sensible. De ce point de vue, celui de l’observateur humain, les objets les plus proches de la Terre - la Lune et le Soleil - tournent plus rapidement. Pour la même raison, toujours en se plaçant du point de vue de l’observateur humain, la Terre est au centre de l’univers, puis viennent la Lune, Mercure, Venus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne.

   L’adoption de cette représentation et sa reformulation en termes d’astronomie, va permettre de poser les base de ce qui deviendra le géocentrisme. Ptolémée donnera, dans L’Almageste, toute son ampleur à cette représentation, en construisant le paradigme astronomique qui dominera toute le Moyen-âge occidental. Je dis bien occidental, car il faut savoir que dans d’autres cultures, il n’avait pas court. Dans Jyotish, l’astronomie indienne, par exemple, l'héliocentrisme existait depuis des siècles, bien avant la réforme de Copernic. Aristote mentionne lui-même cette hypothèse qui avait déjà court en Grèce. On peut donc comprendre que le maintient de ce paradigme est surtout le fait de raisons sociologiques. Il était en accord avec la doctrine de l’Église et la lettre de La Bible. D’un strict point de vue de théorie scientifique, on peut dire que le système mis en place par Ptolémée est une approximation commode assez efficace du mouvement des astres. C’est l’essence même de toute théorie scientifique. Il permet de calculer le mouvement des planètes, de la Lune et du Soleil, en se servant du concept de mouvement circulaire. Ainsi Ptolémée reprend les concepts fondamentaux d’Aristote, en déplace la portée du plan métaphysique, sur un plan épistémologique. La relative bonne qualité de prévision du système de Ptolémée, va permettre à son paradigme de s’imposer pendant des siècles, jusqu’au moment où ses insuffisances deviendront patentes.

    Qu’en est-il maintenant du monde terrestre dans la vision d’Aristote, dans son opposition au monde des astres ? Il est d’abord fait de la combinatoire des Éléments primordiaux de la Nature : l’Ether, le Feu, l’Air, l’Eau, la Terre. Toutes choses ici-bas sont des compositions des Éléments, soumises à l’action du Temps. Le monde terrestre est, contrairement au monde des astres est corruptible. Ce sont les Éléments qui donnent leurs caractéristiques aux éléments naturels et leur sens permet l’appréhension de ce qui est terrestre. Aristote sur ce point n’a rien inventé. Il reprend très largement, via Empédocle, un legs traditionnel qui n’a d’ailleurs rien de spécifique à la pensée grecque. On trouve une théorie des Éléments en Égypte, dans la cosmologie ancienne des Incas, des amérindiens, dans la tradition chinoise, dans le système très sophistiqué du Samkhya de l’Inde et la médecine de l’Ayur-Veda. L’Élément Terre donne la solidité, la structure, la rigidité. Celle des os dans le corps par exemple. L’élément de l’Air se retrouve dans tout ce qui prend une forme de gaz, dans la respiration par exemple. L’Eau se rencontre dans tout ce qui est liquide, dans les fluides du corps. Le Feu intervient partout où se trouve chaleur, combustion, par exemple dans la digestion. L’Éther est souvent associé à l’expansion de l’espace et à l’expression la plus subtile de l’esprit dans la matière. En sanskrit on l’appelle l’akasha et il joue un rôle important dans la théorie de la Manifestation.

    ---------------Il faut se rappeler que dans la pensée traditionnelle, le sens du terrestre, est tout à la fois et inséparablement la sensation concrète d’une qualité subjective et la reconnaissance de la présence des Éléments premiers de la Nature. Dans le système d’Aristote, une première synthèse s’effectue dans la Nature, qui n’est rien d’autre que la matière au sens premier. La seconde synthèse est celle qui permet d’appréhender le stade plus complexe de ce que nous appelons le vivant. Cette seconde synthèse, dans le système d’Aristote, ne se comprend jamais sans l’action d’un principe qui vient donner une forme, à ce qui est seulement en puissance (R) dans la matière, à savoir l’âme. L’âme est le principe organisateur d’un corps ayant la vie en puissance. L’âme, de ce point de vue, n’est pas une entité purement intellectuelle qui se serait le privilège exclusif de l’homme. Toute chose possède une âme dans le sens précis où elle peut d’abord être considérée comme une substance. « Toutes ces choses sont des substances : en effet, ce sont des sujets, et la nature réside toujours dans un sujet ». Pour Aristote, l’existence de la Nature dans ce sens se passe de toute démonstration.

    « Quant à essayer de démontrer que la nature existe, ce serait ridicule. Il est manifeste en effet qu’il y a beaucoup d’être naturels tels. Or démontrer ce qui est manifeste par ce qui est obscur, c’est le fait d’un homme incapable de discerner ce qui est connaissable par soi de ce qui ne l’est pas ».

    Cependant, il est indispensable de faire la différence entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel. Le bois du lit est naturel. Si on l’enfouit, et qu’il reste encore de la vitalité dans le bois, il poussera une branche, non un lit. Le lit est soumis à la corruption de la matière dont il est composé. La branche est soumise à un devenir vivant. Le principe de changement est donc différent entre la simple dégradation d’une chose matérielle et la croissance d’un être vivant. Parce que la Nature est tout à la fois un principe d’organisation qui promeut le changement propre à la nature d’une chose et un principe d’organisation qui enveloppe en tant que Tout l’existence de chaque chose, il s’ensuit que nous avons le droit de penser que la Nature est par essence vivante. Et donc que la Terre sur laquelle nous mettons les pieds est en un sens elle aussi vivante. La plante a une âme, comme l’animal ou l’homme et la finalité qui organise de l’intérieur le devenir des êtres est présente aussi comme principe cosmique. Le sentiment en présence de la Nature d’avoir affaire à une entité vivante va de soi. Ce qui semblerait étrange, c’est que l’on puisse penser le contraire. Comme le montre très bien Hans Jonas, l’animisme est premier.

    2) Comment la modernité a-t-elle pu renverser et occulter cette représentation traditionnelle de la Nature ? La décision première qui commande ce renversement consiste avant tout à dépouiller les êtres naturels de leur statut d’entité à part entière, de leur statut de substance, pour ne plus les considérer que comme des objets. La pensée traditionnelle n’instaure pas de coupure brutale entre l’homme et les choses, c’est-à-dire entre sujet/objet. Elle ne se définit pas par son opposition aux choses, mais plutôt par son ouverture à elles. Autrement dit, dans la conception traditionnelle de l’être naturel, il est impliquée que la chose n’est pas caractérisée par le fait de se tenir devant, (ob-jet), mais par le fait de se tenir debout par soi. Avec Galilée et Descartes, la rupture se consomme. Qu’est-ce donc qui caractérise en propre notre savoir à l’aube de la modernité ? L’approche objective de la connaissance qui prend le parti décisif de jeter un discrédit sur la subjectivité, comme instance valide du savoir et de congédier toute approche qui ne serait pas redevable de la séparation nette du sujet et de l’objet. Qu’est ce que la Terre, au regard de la Modernité ? Avant tout un objet tout à la fois d’explications scientifiques et d'une conquête technique, l’un ne pouvant aller sans l’autre.

    L’épopée de la science moderne part de l’opposition entre subjectivité et objectivité et donne naissance à une représentation où les deux mondes deviennent hétérogènes. Plus exactement, Descartes entreprend de distinguer deux substances, la chose pensante, res cogitans, l’esprit, privilège de la conscience humaine, et la chose étendue, la res extensa, domaine de la matière. Ainsi se départage l’opposition nette entre sciences humaines et sciences de la nature. Descartes introduit en physique le paradigme du mécanisme qui part du principe selon lequel l’univers matériel doit être considéré comme une machine et rien d’autre qu’une machine. La matière est en soi dépourvue de fin, de vie et d’esprit. La nature œuvre en accord avec les lois de la physique qui sont mécaniques. Le paradigme mécaniste devint le paradigme dominant des sciences de la nature. (texte)

    En biologie, la tentative de Descartes d’élaborer une science naturelle impliquait directement le paradigme célèbre de l’animal machine. Selon ce modèle, plantes, animaux et être humains sont considérés comme des machines complexes créés par Dieu. L’homme toutefois garde un privilège, car, de par son âme, il ne se réduit pas au corps, car le corps étant relié à l’âme par le biais de la glande pinéale. A l’époque de Descartes, l’horlogerie avait atteint un haut degré de sophistication, et l’horloge offrait un modèle privilégié pour penser ce que l’on pouvait désormais désigner comme d’autres machines automatiques. Les biologistes, dans le sillage de Descartes, comparent l’animal à une horloge composée de roues et de ressorts. Ils étendent, ce qui n’est à tout prendre qu’une analogie (R), au corps humain. Ainsi l’homme malade est comparable à une horloge défectueuse, et l’homme sain est comparable à une horloge en bon état de fonctionnement.

    Descartes avait nettement conscience que son projet d’étendre l’usage de l’analyse mathématique à l’explication de l’ensemble des phénomènes naturels était un projet ambitieux et que sa science était incomplète. L’homme de science qui parachèvera la révolution scientifique inaugurée par Descartes fut Isaac Newton. Le génie de Newton est d’avoir su développer une formulation mathématique complète de la vision mécaniste ébauchée dans le Discours de la méthode. Newton réussit à accomplir la synthèse des œuvres de Copernic, de Kepler, de Bacon, Galilée et Descartes. Kepler avait su tirer des lois empiriques du mouvement des planètes en étudiant des tables astronomiques. Galilée avait réussi, au moyen d’expériences ingénieuses, à découvrir des lois de la chute des corps. Le génie de Newton consista à combiner ces découvertes en formulant les lois générales régissant le mouvement de tous les objets, depuis la chute de la pierre, au mouvement des planètes. La théorie de la gravitation pu montrer que tous les corps sont soumis aux mêmes forces fondamentales. Comme ces lois avaient une portée universelle, elles paraissaient confirmer de manière éclatante la vision cartésienne de la nature. La physique de Newton constitue l’apogée de la science du XVII ème. Elle devint un fondement si solide que l’on cru, jusqu’au XIXème siècle que la physique était achevée et qu’il suffisait de seulement tirer les conséquences des équations proposées par Newton. Les Principia de Newton devenait ipso facto le livre sacré de la science moderne. Pendant deux cents ans, les scientifiques considérèrent le système de définitions et de propositions de Newton comme la description de la Nature la plus exacte qu’il soit possible d’exhiber.

    Le succès de Newton tenait aussi largement à une unification de deux tendances concurrentes en physiques. « La méthode empirique, inductive représentée par Bacon et la méthode rationnelle, déductive représentée elle, par Descartes. Newton, dans ses Principia, introduisit l’union heureuse de ces deux méthodes, affirmant que ni les expériences dépourvue d’interprétation mathématique, ni la déduction des premières causes dépourvues d’évidence expérimentale ne peuvent conduire à une théorie fiable. Dépassant Bacon et son expérimentation systématique et Descartes et son analyse mathématique, Newton unifia ces deux tendances et développa la méthodologie sur laquelle les sciences naturelles se sont fondées depuis lors ».

    L’image qui s’imposa alors de la nature, s’appuya sur l’atomisme. « Selon Newton, Dieu a créé, au commencement, les particules matérielles avec les forces entre elles et les lois fondamentales du mouvement. En ce sens, le monde entier fut mis en mouvement et a continué depuis toujours à tourner, semblable à une machine gouvernée par des lois immuables. La vision mécaniste de la nature est donc étroitement liée à un rigoureux déterminisme. La machine géante étant perçue comme complètement causale et déterminée. Tout ce qui survenait avait un cause définie et engendrait un effet déterminé, et l’on pouvait – en principe – prédire l’avenir de chaque partie du système, avec une certitude absolue, pour autant que l’on connaisse en détail sa situation ».

    Les conséquences de ce changement de point de vue sont colossales et directement observables. A partir du moment où la nature est pensée comme une sorte de machine aveugle, toutes les inhibitions traditionnelles de la volonté de puissance sur la nature sont levées. Il est évident que l’image de la Terre considérée comme un être vivant, comme une sorte de mère nourricière constitue un frein puissant à l’action de l’homme sur la Nature. « On ne tue pas facilement une mère, on ne fouille pas dans ses entrailles à la recherche de l’or, on ne mutile pas son corps… Aussi longtemps que la terre fut considérée comme vivante et sensible, on pouvait considérer que poser un acte qui est susceptible de la détruire est une infraction grave à l’éthique ». A partir du moment où la Terre est dévalée au rang d’un simple objet, où elle n’est plus qu’une simple machine, il ne reste plus qu’à chercher à en connaître les lois pour les maîtriser et s’en servir. Descartes partageait l’idée de Bacon selon laquelle le but de la science est bel et bien de nous « rendre comme maître et possesseur de la nature ». La seule retenue chez Descartes est dans la modestie du « comme » et l’affirmation qu’il n’existe qu’un seul maître et possesseur de la nature qui est Dieu. Mais le Dieu de Descartes, comme celui de Newton ne devait pas résister à l’irrésistible expansion de la représentation nouvelle issue de la science moderne. Les succès immenses de la science ne faisaient que renforcer l’idée que la nature n’était qu’un objet. On pouvait se débarrasser d’une référence encombrante au sacré et ne faire confiance qu’en la physique.

    Ajoutons à cela, qu’à la même époque, sous l’impulsion du protestantisme, le système économique occidental mutait vers le capitalisme, exaltait le travail frénétique comme nouvelle valeur sacrée et l’idée que la terre était entre les mains de l’homme afin qu’il puisse la faire fructifier. Le protestantisme réussit de son côté à ôter l’inhibition quant au désir d’acquérir davantage et davantage, en légitimant le désir de richesse comme voulu par Dieu. Il n’en fallait pas plus pour propulser la formidable machine d’exploitation de la Terre qu’était la techno-science….et pour faire apparaître le visage qu’elle possède sous nos yeux.

B. Le renouveau de la Terre et l’hypothèse Gaia

    L’état des lieux actuel de notre planète est assez inquiétant. Il faut avoir l’honnêteté une fois de lire les rapports dressés par tous les organismes qui s’occupent de l’environnement. La pollution industrielle, la déforestation, la pollution urbaine, les montagnes de déchets que nous rejetons dans la nature, le déséquilibre des milieux, la disparition accélérée des espèces vivantes ne peuvent pas être niés. Ce que la modernité a lancé, c’est bel et bien ce que Heidegger appelle le saccage de la Terre. Non seulement nous n’avons rien compris à l’importance du respect de la Nature, mais nous nous comportons à l’égard de la Terre avec une irresponsabilité et une inconscience passablement criminelle.

    ---------------Il est temps de reprendre la question du statut de l’existence physique de la Terre à nouveau frais et de nous demander très sérieusement, si nous notre compréhension moderne n’est pas complètement erronée.

    Le point d’attaque le plus important consistera d’abord à se demander quelle pertinence peut bien avoir ce paradigme mécaniste qui a servi de fil conducteur au développement de la techno-science. Nous avons vu plus haut que dans paradigme mécaniste, la causalité a été pensée comme linéaire. Dans l’appréhension classique, il était aussi d’usage croire que derrière un phénomène B, il fallait chercher « la » cause A.

          A ð B

    Ce mode de raisonnement simple est commode, il est même simpliste. Son avantage principal, c’est de fournir un point d’appui à la maîtrise technique sur la matière. En effet, en connaissant la cause, nous sommes censés pouvoir maîtriser l’effet. Nous savons aujourd’hui que sur ce point, la science des modernes était dans l’erreur. Il n’existe pas dans la Nature « une » cause isolée. Il n’existe qu’un système causal nécessairement complexe, en sorte qu’à la limite, l’univers tout entier contribue à l’apparition d’un événement singulier.

    Nous savons aussi, et c’est un acquis récent, que la causalité dans la nature n’est pas linéaire, mais circulaire. (texte)

          A ð B

            Ç ïÃ

    La causalité linéaire est une simplification commode, à l’usage de la représentation du laboratoire où on cherche à contrôler les facteurs pour les isoler. Elle met entre parenthèses l’activité constante des boucles de rétroaction qui se produisent dans la nature. Si nous voulons un peu mieux comprendre comment fonctionne la Terre, il faut laisser tomber le paradigme classique du mécanisme et opter pour un nouveau paradigme, le paradigme de la cybernétique.

   Donnons maintenant la parole à James Lovelock l’auteur de La Terre est un être vivant : « Les systèmes cybernétiques utilisent une logique circulaire qui paraîtra étrangère à ceux d’entre nous qui ont une habitude de penser en terme de logique linéaire traditionnelle de cause et d’effet ». Ce point mérite d’être souligné, car ici, « ceux d’entre nous » veut bel et bien dire, ceux qui ont été formé dans la culture scientifique moderne. Le mode de pensée que requiert l’hypothèse Gaïa, selon Lovelock, demande de revenir à une appréhension systémique, circulaire, globale des processus naturels. Ce mode de pensée reconduit spontanément à l’idée de la Terre comme d’un vivant. Lovelock remarque qu’il est naturel pour ceux qui sont restés proches de la Terre. Plus haut, dans le livre, Lovelock écrit ceci  au sujet de la naissance de ses travaux et l’emploi du terme Gaia : « j’avais … le sentiment qu’à l’époque de la Grèce antique, le concept lui-même représentait sans doute un aspect familier de la vie, même s’il n’était pas exprimé de manière formelle. Les scientifiques sont en général condamnés à mener une vie de citadins, mais j’ai rencontré des personnes qui, vivants à la campagne, sont toujours proches de la terre et elles paraissent souvent stupéfaites d’apprendre que quelqu’un doive établir une proposition formelle pour une idée aussi évidente que l’hypothèse Gaïa. Pour ces gens de la campagne, cette hypothèse est vraie et l’a été de tout temps ».

    La remarque n’est pas si anodine qu’elle paraît. Elle est lourde de sens. Elle implique qu’il y a bel et bien deux représentations de la Nature : une représentation finaliste, animiste, qui d’emblée voit la nature comme un être vivant. Ce type de représentation imprègne l’imaginaire poétique et est le lieu commun de pensée de tous ceux qui travaillent en étroit contact avec la terre. D’autre part, coexiste avec cette représentation populaire, une représentation mécaniste léguée par la science moderne, qui a pour appui le savoir tiré de la physique, de la chimie et de la biologie. Il est évident que chacune de ces représentations se tient sur un plan séparé et qu’elles sont conflictuelles. Il est tout aussi évident que la représentation dominante qui régit notre savoir et notre culture est bel et bien la seconde.

    Comment Lovelock parvient-il à démontrer la validité de l’hypothèse Gaïa ? Prenons l’exemple donné d’un four permettant de cuire des aliments. Nos grands-mères n’avaient pas l’équipement moderne actuel des fours possédant un thermostat. Pour que le gâteau soit bien cuit, il faut que la température dans le four soit constante et donc qu’une surveillance soit exercée sur le processus de cuisson. La grand-mère joue le rôle de régulateur intelligent en éteignant ou rallumant le feu. Dans le four moderne, le thermostat prend sa place. Dès que la température monte au-dessus du seuil fixé, il coupe le courant. Dès qu’elle descend au-dessous, il le rallume. On dit donc qu’une information circule en boucle dans ce qui constitue un système cybernétique élémentaire, (texte) suivant le modèle :

          A ð B

            Ç ïÃ

    L’intérêt de ce modèle, c’est de montrer qu’il existe des mécanismes permettant la rétroaction d’un processus destiné à maintenir un système dans un état constant. Maintenant, si nous considérons n’importe quel être vivant supérieur, nous verrons que ce concept a toujours été à l’œuvre dans la vie. On lui donne en biologie le nom d’homéostasie. Le corps humain est maintenu dans une fourchette de température très précise. En dessous du 0°, la vie ne peut se maintenir, au dessus des 45°, elle ne le peut pas non plus. Il faut donc qu’opère un ensemble de mécanismes précis pour que le vivant se protège de son environnement (par une peau, des écailles, des plumes, une fourrure etc. ), et, soit refroidisse l’organisme (la transpiration), soit le réchauffe (circulation sanguine accélérée). Il doit y avoir une instance intelligente de régulation, mais qui ne soit plus externe (la grand-mère qui surveille le four) mais interne (le dispositif remarquable du thermostat et la circulation d’information qu’il suppose). Ce qui est assez déroutant, par rapport au mode de pensée issu du paradigme mécaniste, c’est que dans ce schéma, « le principe de la cause et de l’effet n’est plus applicable… il est impossible de différencier entre l’un et l’autre, et d’ailleurs la question ne se pose même pas ». Ce qui s’impose, c’est nécessairement une vision globale et non une décomposition analytique. Le Tout est plus que la somme de ses parties et il la gouverne. La Vie est nécessairement une totalité disposant de sa propre intelligence organisatrice. La pensée fragmentaire qui s’en tiendrait à l’analyse de processus mécaniques, selon le schéma cause/effet est parfaitement incapable d’en saisir la spécificité.

    Maintenant, appliquons ce schéma à l’entité appelée Terre. Je cite directement Lovelock : « Nous savons, grâce à l’enregistrement des roches sédimentaires, que jamais au cours des trois derniers éons et demi le climat n’a été – fût-ce pour une brève période- totalement défavorable à la vie. Les enregistrements ininterrompus de vie nous apprennent en outre que les océans n’ont jamais eu l’occasion d’être glacés ou bouillants. En réalité, des indices subtils … donnent à penser que le climat a toujours été relativement semblable à celui que nous connaissons, ». Même les périodes de glaciation n’ont pas entravé le maintien de la vie. C’est assez étrange. Étrange notamment en raison des variations de l’émission de chaleur du soleil. « Si la terre n’était rien de plus qu’un objet inanimé solide, sa température de surface suivrait les variations de l’émission solaire. Aucune quantité d’étoffe isolante ne protègera indéfiniment une statue de pierre des rigueurs de l’hiver et de la chaleur de l’été. Pourtant, durant trois éons et demi, la température de surface de la Terre est demeurée constante et favorable à la vie, un peu à la manière dont la température de notre corps demeure constante en été ou en hiver, que nous soyons dans une environnement polaire ou tropical ».

    Existerait-il des dispositifs de feedback permettant d’obtenir ce résultat ? La vie est-elle capable de produire une régulation dans l’environnement en sorte que celui-ci reste toujours favorable à son expansion ? Peut-on mettre en évidence de tels processus ? Oui ! A ces questions, l’hypothèse Gaïa apporte des réponses précises et positives. On a pu croire pendant longtemps, que la composition de l’atmosphère qui entoure la Terre était d’une origine purement chimique et qu’il n’y avait pas d’interaction significative avec la biosphère. Nous savons maintenant que c’est faux, qu’il existe une interaction très importante entre la biosphère et l’atmosphère de la planète et l’hypothèse Gaïa permet même d’aller encore plus loin en montrant que la vie contribue en permanence au maintient d’une température ambiante et d’une composition chimique de l’air qui nous entoure qui lui sont au niveau optimal. De même, on peut établir de manière précise que la vie est responsable de la régulation très précise de la salinité des océans. Nous n’allons pas donner le détail des preuves apportées. Il faut lire le livre de Lovelock et une documentation sur la question. Voir par exemple, p. 123, le rôle étonnant de l’algue appelée polysiophonia fastigiata, dans la régulation du cycle du souffre ; p.116, la régulation de la silice par les diatomées.

    ---------------Le changement de perspective dans notre représentation de la Terre est donc considérable. Nous ne pouvons plus opposer d’un côté l’homme, sujet, créature douée de conscience et d’intelligence, et la Terre, objet inerte, dépourvue de toute conscience et machine stupide. La logique de la domination de l’homme sur la nature a été édifiée sur des bases fausses, car la seule logique qui ait effectivement un sens, est la logique de l’insertion de l’homme dans la nature. Ce qui est neuf, c’est l’idée que la Terre constitue une entité vivante que nous devons prendre en compte et cesser d’ignorer. Parce que la Terre fonctionne comme une totalité dynamique capable de réguler ses propres processus, cf. Sheldrake  (texte) il est maintenant nécessaire de la penser à partir du réseau d’intelligence par lequel elle opère. Ce que l’homme fait en rasant des forêts et en empoisonnant des rivières par exemple, n’est pas une action sur un « objet », mais une intervention au sein d’un système d’équilibre. Tant que ce système d’équilibre fonctionne, il parvient, dans une très large mesure à s’adapter. Mais à supposer que l’homme parvienne à détruire les « thermostats » naturels, nous n’avons, dit Lovelock, aucun moyen de prédire ce qui s’ensuivrait ; « le réseau d’intelligence de Gaïa et son système complexe d’équilibres étant totalement détruits, il n’y aurait pas de marche arrière possible. Notre Terre stérile ne serait plus cette splendeur colorée que nous connaissons, cette planète qui rompt avec toutes les règles. Elle se rangerait sobrement dans la ligne, dans un état stable stérile, entre son frère et sa soeur défunts, Mars et Vénus». (texte)

    Paradoxalement, une des conséquences de l’hypothèse Gaïa est l’obligation de repenser le concept de pollution dans un sens qui peut déplaire aux écologistes eux-mêmes. En effet, le concept de pollution, tant qu’il est pensé dans le cadre d’une représentation mécaniste est anthropomorphique. La Terre dégage et recycle une masse énorme de produits chimiques qui, quand on les désigne à la sortie des usines, sont désignés comme des polluants ou des poisons ! Sa capacité d’adaptation aux changements est extraordinaire. Sa capacité à reconquérir les champs de ruines laissées par les guerres humaines est inouïe. Cela n’amène pas pour autant Lovelock à négliger les interventions de l’homme sur l’environnement, en pensant que la Terre peut toujours les absorber. Non. Il faut rester dans un point de vue systémique. Lovelock déplace le foyer d’investigation ailleurs, vers les zones vitales pour l’avenir de la planète, zones auxquelles même les écologistes prêtent parfois assez peu d’attention. Les déserts, les étangs et les bras de mers asséchés, les zones tropicales de l’océan par exemple.

    Il y a, selon Lovelock, trois caractéristiques que nous devons prendre en compte :

    a) « La propriété la plus importante de Gaïa est sa tendance à rendre optimum les conditions de la vie terrestre. Pour autant que nous n’ayons pas interféré de manière sérieuse avec sa capacité tendant vers l’optimum, cette tendance devrait être aussi prédominante aujourd’hui qu’avant l’arrivée de l’homme sur la scène ». En d’autres termes, il est dans la nature même de la Vie de chercher sa propre expansion. En ce sens, la richesse de la biodiversité est inscrite dans la nature même de la vie.

    b) « Gaïa possède des organes vitaux en son centre, ainsi que d’autres – utiles ou faisant double emploi – situés en majeure partie dans sa périphérie ». Les conséquences des actes humains sont à rattacher à ce que l’on pourrait presque appeler des centres nerveux de la planète qu’à des effets particuliers, visibles et spectaculaires.

   c) « Les réponses que Gaïa peut apporter aux problèmes posés par une évolution catastrophique doivent obéir aux règles de la cybernétique ». Nous ne pouvons plus penser seulement dans une causalité linéaire, propageant un effet à plus ou moins longue portée. Encore une fois, nous avons affaire à une entité vivante, dans laquelle les processus forment des cycles parfois très, très lents, mais soutenus. Il se peut que la manifestation d’un effet indésirable et l’application de mesures corrective d’urgence ne puisse pas vaincre la force d’inertie des processus engagés.

   Il ne s’agit pas d’analogie, ni de vision romantique, la Terre n’est pas « comme » un être vivant, la Terre est un être vivant. La perspective ontologique est radicalement différente et sans commune mesure avec ce la que la modernité a pu nous inculquer à tire de représentation. Parce que la relation à ce qui est commande toute autre relation, il est urgent que nous rétablissions avec la Terre une relation sensible, une relation affective et que nous cessions de ne la regarder que comme un objet : objet d’exploitation de minerai, objet d’exploitation pour l’agriculture, objet d’exploitation touristique etc. Il est urgent que nous cessions de nous comporter à l’égard de la Terre comme un prédateur avide et sans scrupule. Cela implique en outre, que nous cessions de considérer le vivant sur la Terre comme un « animal machine », selon le modèle cartésien. Le modèle mécaniste ignore la complexité de la relation des vivants avec la Terre. Il occulte aussi délibérément la subjectivité vivante. Or de même que la Vie n’existe que comme totalité, et non de manière fragmentaire, tout ce qui est vivant sur Terre s’éprouve soi-même dans son être sensible et est susceptible de souffrir. Lovelock en veut à Descartes sur ce point : « je me suis souvent interrogé sur l’allégation selon laquelle Descartes comparait les animaux à des machines, parce qu’ils ne possédaient pas d’âme alors que l’homme avec son âme immortelle était un être sensible, doué de pensée rationnelle ». Les chemins ouverts par l’hypothèse Gaïa nous obligent à réviser entièrement le mécanisme et à retrouver le sens vrai et complet du mot « vivant ». « Descartes était un homme doté d’une grande intelligence et il me paraît incroyable qu’il ait pu être assez peu observateur pour croire que l’homme était le seul à pouvoir ressentir la douleur consciemment et que la cruauté infligée à un cheval ou à un chat était sans importance, parce qu’ils n’étaient pas plus conscients de la douleur qu’un objet inanimé ». L’analyse de Lovelock dans ce qui suit est un peu légère. Il y voit seulement la coupure entre la sagesse traditionnelle proche de la nature et la sagesse conventionnelle d’une société urbaine coupée de la nature. Nous venons de voir qu’il faut se situer en amont, et saisir la portée de la représentation mécaniste, ce qui va bien au-delà de cette distinction campagne/ville. Cependant, le point sur lequel il a raison d’insister, c’est bien la reconnaissance de l’unité pathétique de la Vie. Or c’est bien ce que la représentation moderne du vivant a complètement perdu de vue, parce qu’elle s’est développée en marge de la phénoménologie de la vie.

C. L’amour de la Terre et la responsabilité de la vie

    La question de fond tient donc dans le sens du mot consciemment employé par Lovelock. Quel rapport conscient avons-nous avec la Terre ? C’est une banalité, mais elle vaut d’être réaffirmée : l’héritage de la postmodernité se traduit-il par une coupure de la relation entre l’homme et la Terre. Pourquoi ? L’homme moderne est coupé de la Terre, parce qu’il se représente son existence comme coupée de la Nature et la Nature comme étrangère à sa propre subjectivité. La représentation qui par excellence insiste et taille à la hache cette séparation entre l’homme et la Nature est celle qui objective la Nature, qui en fait un objet posé en face du sujet, de sorte que désormais le sujet se pense, se reconnaît, se sent et s’imagine comme étranger à elle.

    1) Or cette représentation n’est rien d’autre que la science moderne elle-même. Quand la pensée scientifique Moderne a instauré une opposition entre l’objectif –le domaine de la science- et le subjectif, -le domaine de la conscience-, elle a opérée une coupure entre le sujet et l’objet, et elle a sciemment rompu un lien premier et originaire, le lien affectif et conscient entre l’homme et la Nature. Ce lien premier et originaire n’est rien d’autre que la Vie elle-même. Dans la rupture de ce lien, c’est aussi la relation du sentiment qui est rompue, c’est-à-dire la relation de la Vie avec elle-même. C’est le sens même des analyses de Michel Henry dans La Barbarie.

    ---------------Les peuples traditionnels n’étaient pas si simplistes et arriérés qu’on voudrait bien nous le faire croire. Ils savaient que l’homme est par ses sens, par son corps, intimement uni à la Terre. Ils vivaient en contact avec la Terre et ils savaient aussi que c’est par et dans sa subjectivité que l’homme garde le sens du terrestre. « Il n’y a pas de Terre pensable sinon comme ce sur quoi nous posons ou pouvons poser le pied, comme le sol sur lequel nous prenons appui, pas d’air concevable sinon celui que nous respirons, et qui peut-être va nous brûler, pas de surface, pas de volume ou de solide sinon celui que nous pouvons toucher, pas de lumière sinon ce qui s’illumine dans la subjectivité ». Bref, même la réalité objective s’appuie sur une subjectivité. Michel Henry emploie donc un mot pour désigner cette relation, la corpspropriation, l’appropriation par le corps qui, indivisiblement nous lie à la Terre au sein de la Vie. « Corps et Terre sont lié par une corpspropriation …originelle ». Ce que nous avons oublié, nous autres, hommes de la modernité, c’est qu’avant d’être pour nous un simple objet, la Terre nous est donné dans une relation charnelle qui n’a rien à voir avec la représentation scientifique. C’est par la corpspropriation que l’homme reconnaît son appartenance à la Terre et non par une représentation scientifique. C’est par et dans la corpspropriation que l’homme parvient à transformer la Nature pour en devenir propriétaire et gardien. La corpspropriation « fait de nous les propriétaires du monde, non pas après coup, en raison d’une décision de notre part ou l’adoption par une société donnée d’un comportement déterminé à l’égard du cosmos, mais a priori, en raison de la condition corporelle de l’être en tant que corpsproprié. Nous transformons le monde, l’histoire de l’humanité n’est que l’histoire de cette transformation, au point qu’il est impossible de contempler un paysage sans voir en lui l’effet d’une certaine praxis. Mais la transformation du monde n’est que la mise en œuvre et l’actualisation de la corpspropriation que fait de nous les habitants de la Terre en tant que ses propriétaires ».

    Tant que le sens intime et vivant de la corpspropriation est vivant, tant que l’homme se sent les pieds sur la Terre et relié à tout ce qui vit sur la Terre, il est évident que l’action de l’homme est modérée, que son ardeur est tempérée par le sentiment puissant de la présence de la Vie. Mais il en va tout à fait autrement quand la rupture est consommée, c’est-à-dire « lorsque l’action cesse d’obéir aux prescriptions de la vie ». Dans notre postmodernité, « il semble que l’action ait déserté le site qui est depuis toujours le sien pour produire désormais dans le monde : dans les usines, les barrages, les centrales, partout où fonctionne inlassablement et de tous côtés pistons, turbines, rouages, machines de toutes sortes, bref, l’immense dispositif de la grande industrie, … l’action est devenue objective. La surface de la Terre ressemble à son sous-sol physico-mathématique : à des tourbillons d’atomes, à des bombardements de particules, à toute cette agitation immémoriale et frénétique ». La Terre n’est plus regardée que comme objet de science et matériau dévolu à une production technique et industrielle. La corpspropriation originaire qui donnerait à l’action la dimension subjective par laquelle elle communique avec la Vie fait entièrement défaut. Dès lors, le saccage de la Terre ne fait qu'’accroître son empire, tandis que s’éteignent les voix par lesquelles la vie pourrait réclamer son dû.

   La fin ultime de ce procès, issu de l’hyperdéveloppement de la science moderne, fut atteinte « quand la production est devenue économique, quand il s’est agi de produire pour de l’argent, c’est-à-dire une réalité économique en lieu et place des biens utiles à la vie et désignés par elle, la face du monde en effet a été changée ». Nous vivons en effet dans une ère où le renversement est devenu complet, où « l’économique », comme ultime procès de l’objectivation de la Terre a été mis en lieu et place de la Vie. La Terre est à vendre et tout ce qui s’y trouve est monnayable et n’y est que marchandise. Cela revient à dire : vos besoins élémentaires se payent, vos plaisirs aussi, vous payerez pour regarder le paysage, vous payerez pour en fabriquer des souvenirs, vous payerez pour votre éducation, pour votre culture, vous payerez même plus cher pour avoir une alimentation naturelle. Vos besoins sont devenus artificiels, vos plaisirs aussi, vous ne savez plus regarder un paysage, vous ne savez plus ce qu’est la valeur intime du souvenir. Votre éducation n’est qu’une instruction artificielle, votre culture est une culture en conserve. Votre alimentation est ramenée à ces listes de composition chimique que l’on trouve sur les boîtes de céréales du supermarché. Les lieux, les idées, les mots, les choses, les animaux et les hommes, le temps et la vie, tout est brevetable, payable, monnayable. Nous avançons sur la glorieuse route du progrès, juché sur les échasses de la seule valeur qui ait cours, celle de l’argent ; notre dernier souci d’exister, c’est soit de faire du profit ou de n’avoir de but dans l’existence que de profiter. Ce qui revient au même. A supposé qu’un accident se produise, que les échasses butent contre le réel, et toute notre existence s’effondre, car nous n’avons plus les pieds posés sur Terre, nous sommes au-dessus du sol, dans l’abstraction de l’argent.

    Et la conséquence en est là sous nos yeux, dans nos paysages ravagés, la désertification accélérée de la Terre, dans nos campagnes souillées, la puanteur de nos villes sales et encombrées. C’est la même conséquence qui se traduit par notre mode de vie artificiel, notre rythme de vie hystérique, notre sensibilité atone et notre existence passablement dénaturée. Hyperconnecté sur le monde des images certes, informé sur un mode spectaculaire, mais complètement déconnecté de la Vie. F. Capra dans Le temps du changement observe que les biologistes modernes avouent franchement être plus à l’aise avec un cadavre à disséquer qu’avec le vivant. J. Lovelock remarque avec amertume que toute notre savoir en biologie repose sur des livres, sur une connaissance de seconde main, et vient assez peu d’observateurs qui ont été sur le terrain, alors même qu’il est indispensable d’aller au contact direct de la Terre pour être à même de renouer un lien vivant avec elle.

    2) Comment, dans ces conditions, ne pas être inquiet quant à l’avenir de la Terre ? Il ne manquera pas de contempteur de l’objectivité pour ricaner devant les avertissements des écologistes aujourd’hui. Mais il n’est plus temps de finasser sur les « bienfaits de la technique », sur l’héroïsme sublime de l’homme qui a réussi à « vaincre la nature sauvage » et autres imbécillités archaïques. Il est temps de laisser tomber les théories et d’aller regarder la Terre en face. De se pencher à son chevet car elle va mal. Et nous avec. Hans Jonas, dans Le Principe Responsabilité ne mâche pas ses mots à ce sujet. Nous vivons « dans l’imminence d’une catastrophe universelle au cas où nous laisserions les choses actuelles poursuivre leur cours… Le danger a son origine dans les dimensions excessives de la civilisation scientifique-technique-industrielle. Ce que nous pouvons appeler le programme baconien, à savoir orienter le savoir vers la domination de la nature et utiliser la domination sur la nature pour l’amélioration du sort humain, n’a sans doute possédé dès l’origine dans sa mise en œuvre capitaliste ni la rationalité, ni la justice avec laquelle il aurait de soi pu être compatible, mais sa dynamique de succès » conduit à la démesure de la production et de la consommation, démesure qui a contaminé toutes les sociétés.

    Le paradoxe, c’est que « la menace de catastrophe contenue dans l’idéal baconien de la domination sur la nature par la technique scientifique tient donc à la taille de son succès ». Jonas distingue deux aspects du succès : économique et biologique.

    « Le succès économique qui pendant longtemps fut la seule chose qu’on voyait, démultipliait per capita, la production des biens en masse et en variété, en réduisant la quantité de travail humain requis, d’où une aisance accrue d’un nombre croissant d’hommes… donc un échange métabolique avec l’environnement naturel énormément accru. Rien que cela comportait des risques de surcharges des réserves naturelles finies ». Dès le Discours de la méthode, Descartes avait bien prévu cette orientation de la technique. Mais il ne pouvait imaginer quelle serait l’ampleur de la domination de la Terre.

    Ce que jamais il n’aurait pu entrevoir non plus, c’est l’empire du succès biologique du programme de la techno-science. Les « risques sont démultipliés et accélérés par le succès biologique : … l’augmentation numérique de ce même corps collectif engagé dans l’échange métabolique… une population statique pourrait dire, parvenue à un certain point : assez ! Mais une population croissante est obligée de dire : d’avantage ! » Ainsi, « l’explosion démographique, envisagée comme un problème de métabolisme planétaire, arrache l’initiative à la recherche d’un niveau de vie et contraindra » l’humanité à « un pillage toujours plus effronté de la planète ».

    Il est intéressant de noter que Jonas pense le succès économique et biologique de la modernité directement dans un concept systémique en terme de métabolisme, ce qui est effectivement le seul mode de représentation compatible avec la Terre comme être vivant. Avec des mises en garde aussi virulentes, on peut penser qu’il pourrait rejoindre les positions extrémistes du courant de l’écologisme radical qui finit par considérer qu’il est plus grave de tuer une plante rare que de tuer un homme. Jonas reste humaniste. Ce qu’il veut montrer c’est que la biosphère est maintenant dépendante de l’homme. Les moyens techniques dont nous disposons nous rendent capables d’infliger à la Terre des dégradations irréversibles, et d’altérer la vie dans son ensemble, conséquemment, d’altérer aussi le soubassement biologique de notre propre humanité.

    Ce que Jonas souligne, c’est donc l’importance de notre responsabilité à l’égard de la Terre, qu’il reformule à la manière de Kant, comme un impératif :

    Agis – « de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la Terre » et

    Agis - «de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie ».  

    L’impératif catégorique chez Kant restait formel et logique. Il reposait seulement sur le principe de la non-contradiction de la raison avec elle-même. Il ne prenait pas en compte le souci de laisser aux générations à venir des conditions de vie décentes. Il ne s’adressait qu’à l’individu, et non aux responsables politiques. Il ne prenait pas en compte la puissance de la technique. Or, comme le souligne J. Rostand, « l’homme est devenu trop puissant pour se permettre de jouer avec le mal. L’excès de sa force le condamne à la vertu ». Ce qui est neuf dans l’analyse de Jonas, c’est qu’elle prend le contre-pied de l’idéologie du progrès du XIXème siècle et attribue à la politique une visée qui prend désormais en compte la responsabilité du genre humain en sa totalité. Comme il est maintenant établi que cette responsabilité à l’égard de l’avenir de l’humanité n’est pas dissociable du souci à l’égard de la vie dans son ensemble, il devient évident que c’est l’horizon de la responsabilité qui est radicalement transformé. Nous ne pouvons nous considérer comme citoyen d’un État qu’en nous considérant d’abord comme un écocitoyen de la planète Terre. (texte) Le contrat social, qui a fait couler tellement d’encore depuis le XVIIème, se voit amplifié dans sa portée, car il présuppose le Contrat naturel. Nous ne pouvons donner toute sa valeur au respect d’autrui qu’en ayant d’abord compris l’importance du respect de la vie. Nous ne pouvons donner toute sa portée à l’amour de l’humanité qu’en accordant d’abord à l’amour de la vie la place qui lui revient.

    Jonas s’en remet surtout aux responsables politiques à qui il assigne la tâche d’assumer la responsabilité à l’égard de la vie. Il estime que les démocraties postmodernes se sont vendues à l’hédonisme de la consommation et donc que l’on ne peut plus guère attendre d’elles une prise de décision sérieuse. Elles ne peuvent plus faire face aux responsabilités qui sont désormais celles du genre humain. L’urgence de la défense des générations futures étant là, Jonas en appelle à l’instauration d’une « tyrannie bienveillante et bien informée » qui saura imposer les décisions nécessaires.

    Il n’est pas certain qu’un régime de ce genre puisse être efficace. Il serait souhaitable que ce soit les citoyens qui eux-mêmes se mobilisent au nom du principe de responsabilité. Que chacun d’entre nous comprenne l’ampleur du défi à relever, la radicalité du changement de conscience à opérer.

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    Pour la première fois dans l’Histoire de l’humanité, l’homme peut prendre conscience de l’unité de la Vie, de l’unité du genre humain, du lien qui unit l’homme avec la Terre, dans une perspective qui est une véritable préoccupation, ce qui n’était pas le cas dans les siècles précédents.

    Plus grave, c’est la fierté même que nous tirons de la science moderne, c’est le succès de l’entreprise prométhéenne de la technique qui nous ont aveuglés. La modernité a su travailler à couper l’homme de la Nature, à couper l’homme du contact avec la Terre. Elle a mis en place une forme de savoir qui demeure une représentation abstraite coupée de la Vie. Or le lien entre l’homme et la Terre n’est rien d’autre que le lien qu’en chaque subjectivité la vie entretient avec elle-même. Sitôt que la Vie s’éprouve et se reconnaît en moi, elle s’éprouve aussi et se reconnaît en dehors de moi. Le lien entre l’homme et le reste de la Manifestation ne peut pas être rompu, pas plus qu’il n’a besoin d’être restauré, parce qu'il n'a pas été instauré par une initiative humaine. Il est. Par contre, ce qui est advenu avec la modernité, c’est qu’il a été occulté. Il a été perdu de vue quand le savoir s’est installé dans une sphère objective, à part de la Culture, comme connaissance subjective de la Vie par elle-même. Il a fallu des écrivains, des poètes, comme Jean Giono, pour nous ramener au sens de la Terre. Que Giono soit hostile au progrès ne doit pas nous surprendre. Plus on vit près de la Terre, plus on vit dans le sentiment sacré de l’amour de la Terre et plus il est évident que l’épopée du progrès technique s’est accompagnée d’une tragédie humaine sans précédent. Seuls les optimistes naïfs, et les néopositivistes fanatiques peuvent encore croire que l’on peut s’en tenir aux « bienfaits de la technique ». Et rester indifférent au destin de la Terre. Mais il est temps d’ouvrir les yeux sur ce genre de conviction et de chercher sur quoi elle prend appui. Et si c’est une illusion, elle ne mérite pas d’être entretenue.

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  © Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan. 
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