La pensée de la mort est une pensée qui nous obsède, parce que le temps psychologique nous travaille et nous inquiète. La mort est présente en arrière fond de nos angoisses sourdes et pourtant, même en y pensant souvent, nous y pensons sans savoir ce qu’elle représente. « Quand on pense à quel point la mort est familière et combien totale est notre ignorance, ». Devant la mort, chacun de nous se trouve placé dans une situation paradoxale : obsédé par une chose dont nous ignorons tout, tout en croyant en savoir assez pour la craindre ! Ce qui n'a en fait aucun sens.
A quoi pensons-nous quand nous pensons à la mort ? Est-ce à la mort ou à tout autre chose ? En pensant à la mort, nous pourrions ne formuler que nos regrets de la vie. L'idée de mort pourrait être une simple image. La mort est elle une certitude indéfinie dans le temps, mais dont l’objet réel nous échappe ? La mort est-elle pensable ? La pensée de la mort peut-elle avoir un objet dont la pensée puisse se saisir ? Que mettons-nous dans ce mot "mort"? Qu'est-ce que nous projetons sur la mort ? Qu'est-ce connaissons de la mort?
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La première hypothèse concernant cette question, nous la trouvons dans une fin de non-recevoir commode et expéditive : la mort, personne ne sait ce que c’est et on ne le saura jamais ! C’est peut-être une facilité que de se défiler ainsi devant l’interrogation, mais qui doit tout de même avoir des justifications. Il faut au moins dire pourquoi la mort serait impensable, plutôt que de se dérober., en déclarant tout de go qu’il ne faut pas en parler.
1) Une justification de ce genre part du principe que la mort est, non pas exactement la cessation de la vie biologique, mais la fin de la conscience. Nous allons devoir plus loin considérer ce point. Si le mot « mort » ne renvoie à rien de connaissable, à quoi cela peut-il être dû ? A une limite du langage diront certains, peut-être parce que le mot « mort » est d’abord une image rhétorique. Si la mort fournit un thème inépuisable à la littérature et au cinéma, n’est-ce pas parce qu’elle n’est qu’une image ? C’est la position que prend Gaston Bachelard :« La mort est d’abord une image, elle reste une image. Elle ne peut-être consciente que si elle s’exprime, et elle ne peut s’exprimer que par des métaphores ». Personne ne peut en parler par expérience, car l’expérience est toujours expérience de la vie. Si la mort est un arrêt de la vie,
si nous partons du principe que la vie biologique et la conscience sont
identique, parler de la mort ce ne serait pas pouvoir parler du tout. La mort ne renvoie à aucune intuition réelle, elle n’est à tout prendre qu’une image symbolique.
a ce tire, la pensée de la mort est une de ces thématiques sur lesquelles l’imaginaire peut se donner libre cours, par la vertu de sa seule puissance métaphorique.
On ne saurait le contredire. Comme le dit Wittgenstein : « la mort n’est pas un événement de la vie. La mort ne peut-être vécue ». Nous ne pouvons parler avec assurance que de la vie, c'est à dire ce dont nous avons l’expérience, or la mort n’est pas vécue. Notre point de vue sur la mort reste totalement extérieur à elle. Nous n’avons à tout prendre que l’expérience de la mort d’autrui, ce n’est pas un événement qui soit nôtre.
2) Si l’on accepte l'argumentation précédente, il faudra dire qu’en dernière analyse, la vie ne peut penser que la vie et non la mort. Alain écrit dans ce sens : « C’est la vie même qui, par sa nature se croit éternelle. Je n’entends pas seulement par là que toute vie s’aime d’elle même. Je dis bien plus : la vie ne craint pas la mort, la vie nie la mort. Être vivant et penser qu’on est mort, c’est mieux qu’insupportable, c’est impossible ». De ce point de vue, tout ce que nous pourrons dire sur la mort ne sera qu’un faux discours sur la vie. Nous irons dramatiser la perte de la vie, verser un torrent de larmes sur la perte d’un être cher, nous payer d’un lyrisme pompeux sur le néant : tout cela restera du verbiage conceptuel. Il y a aura toujours un mensonge consistant à faire croire que l’on peut dire quelque chose sur la mort, alors que le discours de la mort est vide et ne peut produire que des effets de rhétorique. La rhétorique de la mort n'est rien d'autre qu'une rhétorique des regrets de la vie.
Où se situe la contradiction ? La pensée, en s‘affirmant, suppose la conscience de soi qui la porte. Je ne peux pas dire « je suis mort », sans aussitôt me contredire. Je peux penser la fin de mon corps, la fin du monde, la fin de l’univers. Le corps, le monde et l’univers sont dans l’ordre de l’objet. Or, à chaque fois, je suppose un témoin observant un processus de destruction dans le temps. Ce témoin ne peut-être qu’en dehors du temps. Il ne peut être que la Vie éternelle qui témoigne du temps : « Quand je méditerais tous les jours sur une tombe, je n’arriverai jamais à penser que je ne pense plus. Toujours je me suppose vivant. J’essaie de penser ce que sera le monde dans cent ans, dans mille ans, sans moi ». Le moi est pris ici comme identique à l’individualité vivante. « Mais je me suppose toujours spectateur, au moment même où je me dis que je ne verrai point ce spectacle », moi-individu étant mort depuis longtemps. « Je me fais invisible aux autres, absent pour tous les yeux ; mais je ne puis être absent pour moi. La flamme qui m’éclaire le monde, je l’emporte partout avec moi, dans les espaces et dans les temps ». Quoi que nous pensions, le seul fait que nous le pensions présuppose la conscience de soi. Si nous admettons que la mort est la disparition de toute forme de conscience, pour rester cohérent, nous devons refuser le discours sur ma mort, car c’est un discours sans objet, un discours creux par excellence.
Selon Kant, (texte) cette illusion tient à : « la nature de la pensée, en tant que parole qu’on s’adresse à soi-même. La pensée que je ne suis pas ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas ». Je peux dire que je ne suis pas en bonne santé, que je ne suis pas vif d’esprit etc. Je peux poser un prédicat négatif, mais pas la négation du sujet.
Cette argumentation comporte des ambiguïtés. Il ne faut pas mélanger mort biologique et mort phénoménologique. C'est une chose que de dire :
a) que la mort est l'arrêt de la vie biologique (ce qui demande une définition clinique précise, ce qui est d'ailleurs très difficile).
b) mais c’est autre chose que de parler de mort au sens de disparition de toute conscience, de la Vie, au sens phénoménologique. Voir par exemple ce que dit Semprun à ce sujet. Voyez sur ce point le statut du sommeil profond. Voir aussi le (texte).
c) et c’est encore différent de l'assimiler à la disparition de toute existence.
Dans le sommeil profond, la conscience disparaît. D'un point de vue
phénoménologique, dans le sommeil profond, je suis mort, car je ne suis plus conscient de rien. La mort phénoménologique serait semblable à un sommeil sans rêve. Pourtant, elle n'est pas un événement dramatique. Le moi disparaît,
la conscience s'efface, se fond dans l’indifférencié et le souvenir qu’il nous en reste à l’état de veille est plutôt agréable. Il n’y a pas de moi mais
l'existence perdure ; la conscience du moi revient avec la veille ou elle se déploie dans l'imaginaire à travers le rêve. Enfin, un homme mort, comme cadavre, c’est encore quelque chose qui existe et a son devenir. Rien ne prouve que la
mort biologique, la mort phénoménologique et la fin de l'existence se recoupent exactement.
Quand Alain évoque la flamme qui éclaire le monde, il parle en réalité de la Conscience. Quel que soit l'objet que je me donne, l'objet suppose un sujet. Le monde n'a de réalité, n'a d'existence que dans la conscience que je peux en avoir. Tout phénomène apparaissant, apparaît pour ma conscience. La conscience est par essence conscience témoin. Dès lors, pourquoi la mort biologique ne pourrait-elle pas être un objet ou phénomène pour la conscience? de même, l'argument de Wittgenstein est ambigu : que la Vie phénoménologique ne puisse penser mort phénoménologique cela ne fait aucun doute, mais que la mort biologique ait un sens phénoménologique, cela reste possible. (texte)
Il est trop facile d’expédier la question de la pensée de la mort en prétextant que nul ne peut rien en dire. La mort a un sens, ne serait-ce que d'un point de vue anthropologique. Ne peut-il y avoir aussi une signification de l’expérience de la mort ? Que représente l’expérience de la mort ? Il y a d’abord ici deux points de vue à considérer : 1) d’abord celui du fait que constitue la mort, 2) celui des états proches de la mort.
1) Seconde hypothèse que nous allons étudier
: la représentation de la mort correspond à l'intuition d’une fin de la vie biologique que tout être vivant peut pressentir.Dans la nature, l’animal dispose déjà d’une forme de connaissance de la mort, sous la forme d’une prémonition de sa mort proche, il a un instinct de mort. L’animal connaît la mort-agression, la mort-danger, la mort-ennemie. L’animal vit obsédé par le souci de la conservation de soi dans un milieu hostile. Edgar Morin écrit : « Toute une animalité blindée, caparaçonnée, hérissée de piquants, ou pourvue de pattes galopantes, d’ailes follement rapides, exprime son obsession de la protection au sein de la jungle vivante ». L’animal ne vit que dans le qui-vive sous la menace d’une agression possible. Selon les travaux de H. Laborit, l’animal dispose face au danger de trois types de réactions : fuite, inhibition et combat. La peur du prédateur l’engage dans la violence directe, ou dans la fuite éperdue ou le voit cloué sur place. Il ne choisit pas la réaction, elle est inscrite en lui. Mais l’animal utilise aussi la ruse consistant à « faire le mort ». Toujours pour citer Edgar Morin : « L’immobilisation réflexe qui écarte le danger de la mort en la mimant, dans une sorte de raffinement et de rouerie d’auto-défense, traduit une réaction intelligente à la mort. Rouerie à laquelle se laisse prendre parfois l’animal prédateur qui flaire le faux cadavre et ne ressent plus le besoin d’attaquer, réagissant ainsi également à la mort ». On a peut-être dit trop facilement que seul l’homme connaît la mort, tandis que l’animal l’ignore. L’animal a une conscience instinctive de la mort biologique. Il est capable d’adopter un comportement très spécifique face à la mort. Les cimetières d’éléphants sont là pour nous monter que certains animaux savent qu’ils vont mourir et ont à l’approche de la mort un comportement particulier.
---------------Mais la question est de savoir de quel type de connaissance l’animal dispose. L’instinct de la mort chez l’animal concerne avant tout la régulation de son espèce plus qu’elle n’est un événement individuel. L’espèce se doit de sauvegarder sa continuité, son rajeunissement. L’animal malade fait d’abord la proie du prédateur, évitant que la maladie puisse se répandre. Il règne à l’intérieur de l’espèce un instinct de protection : les loups ne se mangent pas entre eux et forment une très nette hiérarchie. « C’est l’affirmation de l’espèce par rapport à l’individu qui caractérise l’animal ». La vie animale possède une intelligence propre face à la mort et au danger en tant qu’elle concerne l’espèce, l’individu lui est aveugle à sa propre mort ou à la mort de l’autre, car l’instinct de conservation travaille essentiellement à la préservation de l’espèce.
L’animal n’a pas de représentation de la mort, il n’a pas à conceptualiser la mort, ni à l’imaginer, pour pressentir la mort. Il pressent la mort-danger surtout en relation à la survie de son espèce, plus que dans la sauvegarde de sa propre individualité. A l’inverse, l’homme s’identifie d'abord à son individualité ; il dit "moi", "moi", et voit d’abord la mort pour lui-même avant de penser à son espèce, l’homme se représente la mort au niveau individuel, avant de pouvoir la penser sur un plan plus général. Surtout, l’homme pense à la mort en se la représentant et en l’imaginant. C’est la représentation consciente, comme une élaboration du mental qui est caractéristique du rapport de l'homme à la mort. L’homme n’est pas à l’écoute de ses instincts, il vit sur un plan plus mental que vital. C’est pourquoi Heidegger peut écrire « seul l’homme meurt, l’animal périt ». (texte) L’homme sait que l’individualité va mourir et il a cette certitude de la mort, même si elle est indéfinie dans le temps, même s‘il s’obstine à se voiler la face. Aussi, le fait empirique de la mort ne peut-il chez l’homme correspondre à rien qui soit de l'ordre de l'instinct de l'animal. C’est un fait qui prend un sens à l'intérieur d'une représentation qui est la pensée de la mort et qui prend-il un sens, car le fait de la mort est interprété avant même d’être admis comme fait.
Que signifie ce fait empirique de la mort? Troisième hypothèse donc : La mort est pour l’homme un fait biologique, celui que nous voyons dans le cadavre.
Qu’est ce que le fait empirique de la mort ? qu’est-ce que la mort, si on s’en tient au fait et qu’on le débarrasse de toute interprétation ? La mort est un fait dont la définition concerne la biologie. En tant que fait biologique, la mort semble résulter d’un processus d’arrêt des fonctions vitales. La mort clinique est cependant un concept qui est loin d’être élucidé. Il est très difficile de dire avec certitude quand un individu peut-être déclaré « mort ». Normalement, la mort clinique implique que le cœur est arrêté et que l’irrigation du cerveau ne se fait plus. Comme le cerveau n’est plus irrigué, il est admis que l’individu ne dispose plus de ses organes des sens et de sa pensée. La peau devient bleue, le corps devient rigide, un processus de décomposition s’engage. D’autres processus continent un moment : la pousse des ongles et des cheveux. Où est la limite entre la mort et la vie ? Il arrive parfois qu’un soi-disant mourant soit ramené à la vie, alors que le processus de la mort était engagé. Nous ne connaissons pas avec précision le délai qu’il faut attendre pour être sûr qu’il y ait mort. On peut aussi remarquer que, de toute manière, dans la mort, le corps reste très actif, c’est toute une transformation chimique qui s’engage dans le corps à la mort. La putréfaction. Le processus du Devenir continue son œuvre, mais au lieu d’être organisé, comme c’est le cas dans tout être vivant, il est à un moment est engagé cette fois du côté de la désorganisation de sa structure, tandis que dans la vie, le corps maintenait son ordre.
Les mêmes incertitudes subsistent en ce qui concerne le statut exact de la vieillesse. On admet que la dégénérescence du corps dans la vieillesse serait le résultat d’une incohérence dans la transmission du programme génétique depuis l’ADN vers l’ARN messager. Potentiellement, un organisme humain dispose des mécanismes nécessaires à sa constante régénération. Tous les sept ans, la totalité des cellules d’un corps humain est changée, sauf les cellules du cerveau qui meurent. Cela veut dire qu’il y a dans le corps le potentiel de l’immortalité. Il n’est pas absurde de considérer le vieillissement comme une maladie ! La vie est capable de continuer à produire l’ordre qui permet au corps de fonctionner. Cependant, il semble que cette capacité s’émousse avec l’âge et que l’entropie qui semble régler au niveau de matière vienne à reprendre ses droits sur le vivant.
C’est ce qui a peut-être conduit Freud à penser à une pulsion de mort, qui voue le vivant à retourner vers l’inerte, tandis que l’instinct de vie fait que la vie tend à s’auto-perpétuer. La vie est négentropie, entropie décroissante, elle sait par des moyens sophistiqués maintenir l’ordre complexe du corps. Pour Freud, dans la dernière partie de son œuvre (la seconde topique freudienne), les processus psychiques sont ambivalents. D'un côté la vie est dominée par la tendance à rechercher le plaisir, l'instinct de vie, Eros, mais cette tendance est contrebalancée par la pulsion destructrice, Thanatos qui ramène vers la mort. Freud prétend trouver une sorte de base biologique derrière la pulsion de mort. Mais, même dans ce cas, la notion de pulsion de mort n'a rien à voir avec une sorte de connaissance telle que l'instinct de mort chez l'animal. Invoquer la pulsion de mort est un virage théorique dans la doctrine freudienne, c'est une manière de rendre compte de l'agressivité autrement que par le refoulement.
2) L’analyse du fait biologique ne nous donne pas d’indication sur ce que peut-être la mort pour la conscience. Le fait empirique de la mort ne renvoie qu’à l’expérience d’un autre (le médecin, le croque-mort !), et non à une expérience intime. N’y a-t-il pas cependant possibilité d’une expérience limite où la mort serait vue de plus près ? Dans cette possibilité réside une quatrième hypothèse :
La mort est un processus spirituel dont il existe une trace dans une expérience intime.a) Le progrès des techniques de réanimation fait que depuis plus vingt ans, des témoignages s’accumulent, beaucoup de personnes ont traversé un état de coma et sont revenues d’une mort momentanée, mais qui a pu durer parfois plusieurs heures. Ce type d’expérience a été étudié de près d’abord aux U.S.A. puis en France, ce sont les NDE, near death experience (en français EMI expériences de mort imminente). Ces témoignages ont été rassemblés d’abord par des cardiologues, des médecins, puis analysés par des psychologues avec une méthodologie sérieuse pour être classés dans leurs caractéristiques et leurs constantes. Le résultat, ce sont des études assez nombreuses, importantes, dont le contenu nous interpelle directement sur la question de l’expérience de la mort. Un recueil comme La mort transfigurée, résultat d’un collectif travaillant sur les NDE ne peut pas nous laisser indifférent, il y a là une provocation que le philosophe ne peut pas écarter d’un revers de mains, pour des prétextes sophistiques. La NDE a un sens qui mérite d’être étudié. (cf. leçon 1, et leçon 2).
Les
témoignages sur les NDE sont d’abord extrêmement nombreux. Il ne s’agit pas d’expériences exceptionnelles, mais d’expériences dont les sujets ne parlaient pas autrefois, de crainte le plus souvent d’être mal compris. Elles surviennent lors d’accidents de la route, d’accidents cardiaques, de chutes qui laissent le sujet dans un état de mort clinique, les fonctions vitales étant arrêtées avant que l’on ne parvienne à le ranimer. Ces témoignages viennent aussi de personnes d’horizon complètement différents : de personnes religieuses ou athées, des individus de cultures différentes. Il n’y a pas un profil unique du sujet de NDE.Ce n’est pas une question de croyance, mais d’expérience qui peut arriver à n’importe qui. Ces témoignages sont bien sûr subjectifs en tant qu’expérience, comme tout témoignage est subjectif, mais ils ont aussi des caractéristiques semblables, ils manifestent des régularités, de telle manière qu’il est possible de repérer plusieurs stades dans le phénomène NDE.
Lecture, Patrice Van Eersel La Source noire.
b) Ce n’est pas tout. Dans le même ordre, nous devons aussi affronter les témoignages sur la mort que délivrent les recherches sous hypnose. La mort suppose une rupture dans la continuité de la vie organique, mais s’il y a une continuité de la vie spirituelle, elle doit nécessairement être enregistrée dans l'esprit. Si l'esprit est, comme le soutient Bergson, identique à la Durée, il doit conserver en lui une mémoire immense relative à la totalité de son expérience passée, y compris celle de la naissance, et de ce qui l'a précédé. Les premiers psychanalyste à avoir tenté de remonter dans la plus petite enfance de leurs patients se sont retrouvés devant une richesse insoupçonnée de souvenirs. De là à demander à un sujet de raconter sa naissance, il n'y avait qu'un pas qui a été franchi dans les années 60. Mais certains auteurs ont eu l'idée de questionner le sujet sous hypnose sur ce qui s'étendait à une période précédant la naissance. Les recherches dans ce domaine sont aussi étonnantes que celles des NDE, bien que moins documentées. Elles remontent des matériaux d'une mémoire inconsciente assez stupéfiante et repose sur des témoignages très précis. Les techniques de régression dans la mémoire sont aujourd'hui assez nombreuses et assez au point, pour permettre une exploration du passé du sujet. Elles peuvent même ne pas recourir à un état de complète hypnose pour laisser le sujet assez éveillé pour qu'il ait une pleine conscience des souvenirs que l'on fait remonter en lui.
Nous sommes ici devant le même problème que celui des NDE. Que penser de tous ces témoignages? Comment une personne qui n'a pas de culture précise, peut elle se mettre à décrire de manière très détaillée la vie en Irlande au XVIII ème siècle en donnant des détails très nets, vérifiables (en étant capable de restituer le patois de l'époque, les chansons traditionnelles, toutes choses qu'elle ignore dans l'état de veille? Comment expliquer cette mémoire qui va faire qu'un homme se met à parler une langue qui n'est pas celle qu'il parle dans l'état de veille dans la culture qui l'a élevé? D'où vient cette mémoire? Faut-il penser, avec Jung, que le sujet accède dans ces états à un pan de mémoire de l'inconscient collectif qu'il s'approprie? Comment éviter l'hypothèse de la renaissance comme passage obligé d'une existence à l'autre? Nous n'avons que des souvenirs très limités de notre passé. Platon disait qu'avant la naissance l'âme a dû traverser le fleuve de l’oubli, le Léthé. Mais la mémoire inconsciente doit pourtant, sous certaines conditions, être à même de combler le vide qui succède à la mort. Il est semble-t-il possible de réveiller cette étrange mémoire archaïque qui contient des éléments sur le processus de la naissance et de la mort. Ce sont les techniques de régression dans la mémoire.
S'il est réellement possible de réveiller une sorte de mémoire inconsciente de ce type, nous sommes devant des remises en cause assez radicales. C'est une situation où l'irrationnel est là sous notre nez comme un défi à notre rationalité. Un fouillis de questions surgissent : Certains d'entre nous reculeront devant les conséquences de ces recherches sur la mort pour prendre une position de repli agnostique. Accepter d'accorder une attention à ces travaux, c'est être obligé de remettre à plat nos croyances et remiser nos a priori. Comment intégrer ces données avec notre propre interprétation de la religion? Comment discerner la notion même de l'ego individuel dans pareil cas? Qu'est ce qui se conserve dans l'identité ? N'est-il pas plus simple de penser que chaque naissance amène une nouvelle personne que de vouloir se compliquer à chercher une continuité personnelle dans ce défilé indéfini que proposerait la mémoire? N'est-ce pas déprécier ce qui fait la valeur de notre vie actuelle que penser notre identité dans une succession indéfinie de personnages ? Et puis, à quoi bon vouloir retourner dans le passé? Pourquoi s'ingénier à fouiller les poubelles de l'inconscient? N'est-ce pas régressif de vouloir faire de la régression? N'est-il pas justement plus progressif de s'attacher au profond mystère de notre existence actuelle?
---------------Les NDE, ainsi que les formes de régression dans la mémoire, posent des problèmes difficiles d’interprétation, mais faut-il pour autant les passer sous silence? On ne peut même pas invoquer leur caractère nouveau. Elles existent depuis toujours dans des textes anciens. C’est aussi un type d’expérience qui engendre des modifications profondes dans la vie personnelle de celui qui l’a éprouvé. Pour nous, qui n'avons pas part à l'expérience, cela reste une énigme. Mais même dans ce cas, nous pouvons tenir compte de l'impact que ces expériences ont sur la manière de vivre. Les NDE ont un
sens humain qui modifie de part en par la vision de la mort de ceux qui en sont passés par là. Mais d’un autre côté, nous sommes placés dans ces phénomènes devant des interrogations inédites. Nous sommes mis en demeure de savoir comment interpréter l’authenticité d’expériences qui ne sont pas les nôtres et qui ont pourtant quelque chose à nous dire sur ce que peut-être la mort. Les NDE soulèvent le problème de la validité d’un témoignage, de la part de croyance qui s’attache à l’expérience, du facteur de projection personnelle, d’illusion qui pourrait aussi en être l’origine.
En tout état de cause, la question de fond est de savoir si s’approcher de la mort est complètement différent d’être mort. Il ne s'agit pas de trancher le débat de manière dogmatique. Si nous partons du principe que mort biologique et mort phénoménologique coïncident, cela n’a rien à voir, alors ces expériences ne nous disent rien. S'approcher de la mort ne peut pas nous dire ce que signifie être mort. Si par contre être mort concerne la mort biologique du corps, c’est encore un processus qui n’exclut pas la conscience, alors ces expériences méritent que l’on cherche à les comprendre. Les écarter d'un revers de main, parce qu'elles ne seraient pas une partie de notre tradition philosophique, c'est ne pas vouloir en relever le défi. Le philosophe doit avoir assez d'ouverture pour tenter de comprendre et assez de rigueur pour poser les questions sans les éviter. Il faut parvenir à montrer jusqu'où nous comprenons et dire franchement jusqu'où nous ne comprenons pas, faire le tri de ce qui nous paraît être de l'illusion, des croyances et ce qui relève d'une expérience authentique. Il y a suffisamment de travaux sérieux sur ces questions aujourd'hui, pour qu'un examen philosophique de fond soit entrepris, même s'il nous en coûte des remises en question radicale de tout ce qu'a pu être la problématique de la mort en occident jusqu'à présent.
Reste la dimension métaphysique de la mort. Par dimension métaphysique de la mort, nous voulons signifier la place qui lui revient dans la réalité ultime. La mort est un processus temporel. Elle fait partie du Devenir. Vie et mort sont des moments inséparables, en tant qu’ils sont pris dans le Devenir. Pour comprendre la mort, nous devons la replacer dans le Devenir. Trois hypothèses importantes :
1) Cinquième hypothèse :la mort est un moment qui fait partie de la Manifestation de la Vie, au même titre que la naissance et d’une Vie qui est par nature immortelle.
D’un côté, nous savons que tout meurt, simultanément, nous savons aussi que tout vit et renaît sans cesse. S’il meurt des milliers d’hommes chaque jour, il naît aussi chaque jour des milliers d’enfants. C’est le processus global de la Manifestation de la vie qu’il convient de comprendre. Schopenhauer écrit : « La plante et l’insecte meurent à la fin de l’été, l’animal et l’homme après un petit nombre d’années : la mort fauche sans relâche. Mais malgré cela, oui, comme s’il n’en n’était nullement ainsi, tout est toujours présent en son lieu et à sa place, comme si rien n’était périssable. En tout temps la plante verdit, l’insecte bourdonne, l’animal et l’homme subsistent dans leur indestructible jeunesse, et nous retrouvons chaque été les cerises déjà mille fois dégustées ». Schopenhauer veut dire par-là que la vie maintient l’Idée du cerisier, l’Idée de la vigne, l’Idée du chêne, l’Idée de l’écureuil, l’Idée de l’homme. Cette Idée demeure à travers la succession des générations. De la graine à l’arbre, de l’arbre à la fleur de la fleur au fruit du fruit à la graine et ainsi de suite. Il faut que les individus d’une espèce se succèdent pour que le processus immortel de la Vie se continue de génération en génération. La naissance du papillon est la mort de la chenille, mais la continuité entre la chenille et le papillon subsiste (texte). Ce qui est immortel de ce point de vue de la vie biologique, c’est l’espèce, c’est l’Idée, non l’individu qui est une manifestation temporaire de cette Idée. Dès lors, la mort ne constitue pas une négation de la vie, mais un moment d’un processus par lequel elle se maintient dans la Durée. (texte) C’est pourquoi Schopenhauer montre que le Devenir, saisi dans la puissance d’affirmation de la Vie, est un Vouloir vivre, une puissance prodigieuse, par laquelle encore et encore la Vie se veut elle-même et ne cesse de se promouvoir davantage. Vie et mort se succèdent comme nuit et jour, car les cycles de l’éternelle Nature ne cessent par un seul instant. Les peuples du monde meurent tous les jours et renaissent tous les jours. Ce que la mort abolit, la naissance le régénère, le Temps le transforme. Les espèces, les peuples, semblent des individualités immortelles depuis l’origine. Ainsi, l’Histoire, qui prétend nous conter les nouveautés qui ont lieu dans le temps, nous raconte en fait l’immortalité de l’homme.
« Cette naissance et cette mort ne frappent pas l’être véritable des choses, celui-ci n’est pas atteint par elles, il est impérissable, par suite tout ce qui a volonté d’être existe réellement et existe sans fin ». Quand nous considérons ce mouvement de flux qui se maintient dans l’espèce, la mort n’existe pas : « La mort est pour elle ce qu’est le sommeil pour l’individu, ou pour l’œil le battement de paupières ».
Tout processus de Manifestation suppose que de moment en moment, l’étape qui précède est abandonnée, tandis qu’entre en scène l’étape suivante. Or ce qui est vrai des espèces entières est aussi vrai de la continuité biologique individuelle du corps vivant. C’est grâce à une mort constante des cellules usées que mon corps se maintient dans son intégrité physique.
2) Cependant, l’analyse de Schopenhauer laisse intacte une difficulté. Elle montre bien la continuité de la vie, mais seulement sur un plan supra-individuel. Si la vie se maintient, c’est au dépend des individus dont elle se sert pour se maintenir. N’y a-t-il pas une signification métaphysique individuelle de la mort ? Si nous voulons être précis sur cette question, il y a deux possibilités logiques : (texte)
a) ou bien la mort est un arrêt,
b) ou bien la mort est un passage.
a) Si la mort est un arrêt, cela veut dire qu’avec la mort vient aussi la fin de l’existence, tant spirituelle que biologique. Nous avons là une sixième hypothèse possible
:ce que la mort représente, c’est l’aboutissement de l’existence en tant qu’elle disparaît dans la non-existence.Dans L’Apologie de Socrate, Platon fait dire à Socrate que la mort est comme un sommeil sans rêve. C’est comme ce que nous traversons chaque nuit en sombrant dans le sommeil profond. Nous sommes alors délivrés des angoisses et des soucis de l’état de veille.
Épicure reprend cet argument dans la Lettre à Ménécée, disant qu’alors la mort n’est rien pour nous. (texte) Elle serait d’importance, si elle était soit un mal, soit un bien. Si le bien, c’est ce qui nous procure du plaisir, et le mal ce qui engendre de la souffrance ou de la douleur, la mort tombe d’emblée hors jeu. Elle n’est ni un bien, ni un mal, puisque personne n’est là pour éprouver une quelconque sensation. Elle est neutre et ne représente donc rien pour nous. Tant que nous sommes vivant, nous n’avons pas affaire à elle, sauf en ce qui concerne la disparition d’un proche. Quand nous sommes morts, la question ne se pose plus, puisqu’il n’y a personne pour la poser ! Pourquoi aurions-nous peur de la mort dans ces conditions? La peur de la mort suppose qu'elle est de l'ordre d'un mal, et que nous aurions raison de la craindre. Mais si la mort est dissolution, elle n'est pas douloureuse, c'est l'agonie qui est souffrance, pas la mort.
---------------Épicure s'appuie sur une interprétation de l'existence qui pose que l'individu est une sorte d'harmonie du corps. L'instrument de musique qu'est le corps fait sonner une musique qui est l'individualité
vivante. Si l'instrument est cassé, la musique s'arrête.
Épicure reprend une interprétation vitaliste du sujet. L'individualité est dissoute à la mort du corps et se disperse dans la Nature avec les éléments du corps,
le vital retournant à la Nature. La mort du corps est aussi la fin de l'existence pour le
sujet, le sujet étant pensé
ici comme le sujet qui sent et éprouve dans un corps, l'individualité vivante,
en sanskrit le jîva. Telle est la doctrine du matérialisme conséquent d’Épicure.
Contre ce que le sens commun peut croire, cette doctrine nous montre au moins un point important, c'est que même d'un point de vue matérialiste, la peur de la mort n'a pas de fondement.
Nous tenons cependant à notre continuité personnelle, et nous éprouvons de l'angoisse devant
la possibilité de la fin, car la mort est la fin de notre continuité personnelle.
b) Si la mort est un passage, elle n'abolit par la continuité personnelle, cela implique que le corps vivant n’était que le véhicule emprunté par l’âme en cette vie, vie qui continue après a mort. C’est la septième hypothèse que nous devons aborder :
la mort est une étape dans la destinée spirituelle de l’âme. L’âme chemine au-delà de la mort du corps vers un au-delà. Socrate dans l’Apologie dit que pour lui, ce serait l’occasion de rencontrer l’esprit des anciens et de converser avec eux. Dans la vision de Platon, il y a deux idées du passage :
a) celle de l’au-delà religieux, passage dans un enfer, ou un paradis qui se situent au-delà du monde, Nous trouvons la reprise de cette idée dans les religions sémitiques ; ou bien
b) celle d'un passage d'une vie à une autre, ce qui constitue l'hypothèse de la renaissance. (texte) Ce passage implique un retour, vers une nouvelle incarnation dans laquelle l’âme redescendrait ici bas. Cette doctrine se rencontre dans beaucoup de religions. La doctrine de la renaissance est en même temps liée avec les doctrines de l’au-delà, sans les exclure. Les doctrines de la renaissance admettent aussi un séjour provisoire dans un paradis ou un enfer, avant une nouvelle incarnation. Il est remarquable que cette vision se rencontre dans la plupart des cultures traditionnelles, en dehors des religions sémitiques.
Ce qui est paradoxal, c’est que la peur de la mort, loin d’être éliminée par l’affirmation d’une continuité après la mort, est en fait renforcée. Si l'âme doit continuer d'exister après la mort, cela peut impliquer un Jugement devant Dieu, la condamnation du pêcheur après la mort. La perspective de devoir rôtir pour l'éternité dans les marmites de l'enfer n'a rien de rassurant, même si la continuité de l'âme est assurée. Épicure avait raison sur ce point, lui qui voyait dans l'au-delà une cause d'inquiétude. La religion peut en un sens ne pas rassurer devant la mort, mais engendrer des tourments.
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Le mot « mort » a un contenu très complexe. Il enveloppe des représentations culturelles, l’expression psychologique de la peur de l’inconnu, des attentes religieuses, une zone limite d’expérience qui inquiète et fascine, une représentation de la fin de l'existence.
Nous avons considéré sept réponses à la question de savoir ce que le mot mort pouvait signifier :
1. La mort est un mot dépourvu de sens, personne ne sait ce que c’est et on ne saura jamais. Doctrine du rationalisme critique (Bachelard, Wittgenstein).
2. la mort est une intuition vitale d’une fin de la vie que tout être vivant peut pressentir. (cf Edgar Morin, l'instinct de mort).
3. La mort est un fait biologique, celui que nous voyons dans le cadavre. (Doctrine du matérialisme biologique, définition clinique de la mort selon la médecine actuelle).
4. La mort est un processus spirituel dont il existe une trace dans une expérience intime. (Recherches des NDE et des régressions sous la mémoire).
5. La mort est un moment qui fait partie de la Manifestation de la Vie, au même titre que la naissance et d’une Vie qui est par nature immortelle. (cf. Diderot, Schopenhauer).
6. La mort est l’aboutissement de l’existence en tant qu’elle disparaît dans la non-existence (doctrine du matérialisme athée, Épicure, Sartre, Heidegger).
7. La mort est une étape dans la destinée spirituelle de l’âme. (Doctrine du spiritualisme en philosophie cf. Platon, Bergson, et doctrine religieuses, dans l'Islam, le bouddhisme, le christianisme etc. ).
Chacune de ces réponses pourrait donner lieu à une nouvelle investigation. Le contenu du mot mort n’enveloppe pas seulement les regrets que nous avons de la vie, ou les seuls élans de l’imagination s’apprêtant à dessiner le visage de l’inconnu. Dire que nous avons une connaissance de la mort n’est pas pour autant plus exact, car sous ce mot on peut entendre des niveaux d’interprétation très différents. Nous disposons d’une connaissance clinique sur la mort certes, mais ce n’est pas une connaissance intime de ce qu’elle peut-être. Aussi avons-nous le droit de confier à l’interrogation métaphysique le soin de tenter d’analyser ce que la mort représente essentiellement pour l’homme. Toute interrogation sérieuse sur la mort croise nécessairement les sept hypothèses précédentes. La réflexion sur la mort demande que nous apportions par nous-mêmes, des éclaircissements à ces hypothèses. Notons qu'elles ne s'excluent pas nécessairement, mais peuvent très bien se situer à des point de vue distincts.
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© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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