Nous vivons dans un monde qui se soucie assez peu de la mort. Nous connaissons la mort-spectacle, celle du cinéma et de ses effusions de sang, la mort-actualité, celle de la télévision, de ses faits divers et des images de la guerre et de la violence, la mort-carnage des jeux vidéo. Mais ce n'est encore que du spectacle, de la représentation, ce n'est pas la vie qui est nôtre, dans sa subjectivité la plus intime et la plus vive. cela ne suffit pas pour que nous en tirions pour nous-mêmes une leçon de vie. Cette mort est en effet trop dans l'extériorité, trop dans l'ordre de l'image, pour qu'elle puisse nous concerner de près.
Pourtant, elle vient très tôt frapper à notre porter. La vie est une succession de deuils que nous sommes bien obligés d'assumer : mort de nos proches, mort de nos parents, mort d'un ami, d'un frère, mort de celui ou de celle qui nous aimions. Le deuil n'est pas une chose qui aille de soi, mais qui se vit et qui donne une leçon de vie. Mais traverser un deuil, est-ce pour autant être capable d'apprivoiser la mort? Peut-on tirer de la mort une leçon de sagesse pour la vie?
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La mort, la plupart du temps, nous évitons d'y penser, nous faisons comme si il elle ne nous concernait pas. La première réponse que nous devons étudier correspond donc à la question est : ne faut-il pas vivre comme si on ne devait jamais mourir?
1) Après tout, pensons-nous dans l’opinion, la mort, on aura tout le temps d’y penser quand elle sera là, en attendant, on n’a qu’à vivre et ne pas y penser ! Alors, autant faire "comme si" la mort n'existait pas, et vivre dans l'insouciance, ne songeant qu'à nos projets, nos plaisirs du moment, ou à nos plaisirs futurs.
Il y a cependant insouciance et insouciance. La forme la plus commune d’insouciance face à la mort consiste à feindre de l’ignorer, à l’esquiver, pour « faire comme si » elle n’existait pas, faire comme si nous devions rester des adolescent éternels, un peu comme dans ces images publicitaires de jeunesse, qui une fois enregistrées, sont éternelles. Soyons fiers de notre
jeunesse, pour nous moquer de la mort et en laisser la pensée aux vieux et aux malades ! Comme le beau cow-boy Marlboro sur les publicités (au fait il est mort d’un cancer maintenant!). Profitons de la vie et moquons-nous de la mort, elle ne nous concerne pas, elle ne concerne que les autres : ceux qui ont un accident, les vieux ou les malades, nous on est indemne et on peut profiter de la vie et rire à notre soûl. Profitons, profitons, et fuyons la mort donc. Je ne sais pas si vous vous reconnaissez encoredans
cette manière de voir, si en regardant ce qu'elle implique, vous pouvez encore y
adhérer, même si vous avez pu à un moment penser de cette manière. Qui pourrait
consciemment prendre le parti de l’inconscience ?
2) Il y a cependant peut-être moyen d'en sauver l’idée. Il y a chez Vauvenargues des aphorismes qui vont dans le sens de l’insouciance, mais avec des justifications très différentes. Ce que rejette Vauvenargues, c’est le fatalisme, le défaitisme d’une rumination constante de la mort : "La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre". Une constante pensée de la mort ne peut que nous éloigner du courant de la Vie. Un être qui serait obsédé par la pensée de la mort, ne pourrait plus rien faire ici bas. Pour vouloir, il faut donner un sens au futur et si le futur est fermé d'emblée par la mort, on ne peut rien vouloir, rien accomplir. A quoi bon élaborer un quelconque projet, si c'est pour le mettre constamment en balance avec l'idée de la mort? C'est devenir fataliste. Si je dois constamment me représenter ma disparition, ma vie n'est que vanité, pour qu'elle ait un sens, il me faut donc refuser de garder constamment sous les yeux la pensée de la mort. "Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir". Il faut ne se représenter la vie que comme une entreprise indéfinie, qui ne peut-être marquer d'aucun point d'arrêt. Il faut calculer nos fins, agencer nos moyens au-delà des bornes de notre existences. Mieux : penser qu'après nous, d'autres pourrons prolonger notre œuvre. C'est un peu la logique du forestier. Il plante des arbres qu'il ne verra pas la taille adulte. Il plante pour les générations à venir et non pour lui-même. Prévoir, c'est penser étaler les coupes de bois dans le temps et non penser à court terme dans une logique égocentrique. De même, nous devrions penser nos projets au-delà de nos limites temporelles, donc écarter ce qui fixe ces limites, à savoir la pensée de la mort.
De ce point de vue, on dira qu'il importe au plus haut point de ne pas faire de la mort une règle de vie, de rejeter sa pensée hors de notre vie, pour penser la vie et non la mort. Vivre comme si on ne devait jamais mourir, c'est regarder la Vie comme une continuité sans interruption, la vie ne disparaît de toute manière jamais, elle est portée de génération en génération. Chaque être humain vient au monde avec le legs de ses ancêtres et se doit de le transmettre aux générations à venir. Le père ne vit pas pour lui-même, mais pour ses enfants. La mort n'interrompt pas notre participation à l'humanité. C'est une idée qui est développée chez Auguste Comte, pour qui l'existence n'est possible que dans le grand corps de l'Humanité. Nous vivons toujours dans le grand corps de l'humanité. La pensée de la mort doit rester au second plan devant une telle vérité. Mais toute cette argumentation n’est-elle pas une manière de recouvrir et de dissimuler la vérité ? N’est-ce pas une manière frauduleuse de se rassurer devant un fait que l’on refuse de regarder en face ?
---------------3) L’opinion ne sait pas reconnaître l’importance de la mort. Le on qui s'exprime dans l’opinion banalise la mort et en reste à des platitudes du genre : « On meurt bien un jour, mais en attendant on reste soi-même sain et sauf ». Ce
on, c’est l’indéfini, vous moi, n’importe qui, de telle manière à ce que personne ne se sente véritablement interpellé. C’est le sujet de la banalité quotidienne, de la conscience commune. Qu’est-ce que la banalité quotidienne peut donc dire de la mort ? Qu’elle est une sorte « d’accident courant », qu’elle est un « événement ordinaire », ou dans certain cas un « événement dont on parle à la
télévision et dans les journaux », quand il y a une catastrophe ou un accident. C’est donc une chose indéterminée, vague, qui ne manque pas d’arriver, mais qui, jusque là ne nous concerne pas en propre. C’est un événement "public" qui ne concerne que le on, pas moi. Autour du mourrant on se rassure, on se rassure en banalisant l’événement de la mort, car explique Heidegger, il ne faut surtout pas que la mort nous réveille de notre « soucieuse insouciance ». Nous nous agitons tellement pour tisser notre vie de petites choses, qui nous occupent si entièrement, qu’il ne faudrait pas qu’on soit dé-rangé dans notre rangement bien ordinaire. On a pas le temps de penser à cela, on « est affairé par l’urgence de ses soucis ». La pensée de la mort, si nous devions la rencontrer, serait un réveil brutal dans notre sommeil de tous les jours. Ainsi, tacitement, l’opinion a adopté une attitude indifférente face à la mort et elle y parvient en réglementant ce qui est « convenable » face à la mort. Ce qu’on doit faire quand elle arrive, l’attitude conforme qu’on doit adopter. Ainsi quand toutes les paroles, tous les actes sont banalisés d’avance, il n’est plus rien d’étonnant dans le fait de la mort, nous sommes blindés contre tout dé-rangement. Nous entretenons une quiétude indifférente envers ce fait que je peux mourir, que les autres peuvent mourir, mon ami, ma femme, mon proche doivent mourir. L’opinion, n’acceptant pas la mort, la dissimule, mais avec une ruse remarquable, en feignant de la reconnaître sous le masque de l’indéfini. « La mort ? Ah oui, oui, on connaît. C’est bien connu, c’est banal » ! Mais le on ne se procure ainsi qu’un apaisement illusoire, qu’une apaisement au prix d’une aliénation de soi, car il s’aveugle à la réalité, cette réalité qui fait que tout ce qui naît doit aussi mourir.
On est toujours assez jeune pour mourir répond Heidegger à la morale de l’insouciance. Inauthentique est cette vie qui prend comme mode d’être « celui d’un échappatoire devant cette fin ». Le fait même de fuir la réalité ne fait que renforcer la peur de cela que l’on fuit. L’attitude de la fuite montre déjà qu’il y a une conscience de ce qui est fui. « Cette dérobade pourtant est le phénomène qui dénonce par cela même devant quoi on se dérobe, que la mort doit être conçue comme une possibilité certaine, absolument propre ». La méconnaissance de la mort falsifie la relation du sujet à son monde. Le déni donne en contrecoup à la rencontre de la mort une violence caractéristique. Elle l’installe dans l’illusion d’un « faire comme si » la mort n’existait pas. Elle fait paraître une vie fiévreuse dans ses soucis, profonde dans ses intérêts, tout en dissimulant la pauvreté de l’être, la pauvreté justement du Souci d’exister, la pauvreté de l’intérêt. Alors, on continue à mener une vie de bouffon, quand un jour la mort nous saute à la figure dans la maladie grave, la disparition d’un proche et c’est à ce moment là que brutalement il nous faut nous éveiller de notre soucieuse insouciance, de nos petites lâchetés et de nos fuites continuelles. De plus, nous passons notre existence à acquérir, à posséder d’avantage et la mort est terrible. Elle met en cause directement l’avidité de l’avoir. Nous sommes tellement soucieux avoir le nécessaire pour vivre. Et la mort est le plus grand escroc. Elle nous prend tout. Elle nous prend nos proches, elle nous prend cette vie que nous avions cru pouvoir posséder. Elle nous atteint directement dans notre identification à l’avoir et démasque brusquement le vide d’être. A celui dont le seul souci a été l’indifférence à l’essentiel et le souci de la banalité, la mort retourne une gifle cinglante. L’homme vient au monde nu, sans possession et il quitte le monde sans rien sans possession et tout ce qu’il aura pu acquérir dans sa vie ne lui servira jamais à rien pour rencontre authentiquement la mort. Bien au contraire. Que nous le voulions ou non, la reconnaissance de notre limitation par la mort est décisive pour notre compréhension et notre appréciation de la vie. Dans les termes de Nicolas Berdiaeff : « La mort est le fait le plus profond et le plus significatif de la vie, qui élève le dernier des mortels au-dessus de la quotidienneté et de la platitude. Elle seule pose la question du sens de la vie. En effet, celle-ci n’a de sens que parce que la mort existe ». (exercice 3d)
On peut retourner la chose en tous sens : notre vie ne peut avoir de sens si la mort n’y a pas sa place, parce que la mort fait partie intégrante de la vie. La mort joue un rôle si essentiel que nous avons besoin de lui reconnaître sa place pour que notre vie puisse conserver une authenticité et une dignité. C’est un point si important que certains philosophes ont pu dire, avec
Montaigne, qu’au fond, philosopher, c’est apprendre à mourir.
(texte) Non pas, bien sûr, qu’il s’agisse d’apprendre à se tuer, mais apprendre apprivoiser la réalité de la mort, au sein même de la vie.
(texte) En quel sens donc la pensée de la mort peut-elle délivrer une sagesse de la vie ?
1) Vivre en homme, c’est avoir conscience de ce que représente la condition humaine. La condition humaine est naturellement limitée dans sa durée. Refuser cette limite, c’est refuser la condition humaine elle-même, refuser d’être ce que nous sommes. Nous comprenons dès lors ce qu’Épictète enseigne : « pourquoi pousse les épis ? N’est-ce pas pour mûrir ? Mais s’ils mûrissent, n’est-ce pas pour être moissonnés ? » La mort viendra nous faucher un jour, comme elle vient faucher tous les êtres humains, c’est là une nécessité naturelle que nous devrions accepter. Mais que se passe-t-il en fait ? « nul d’entre nus ne veut obéir à la nécessité lorsqu’elle l’appelle, c’est en pleurant, en gémissant que nous subissons… nous appelons cela des accidents ». La mort n’est pas un accident, ce qui peut-être accidentel, ce sont seulement les circonstances de la mort et non la mort elle-même. Nous savons que nous devons mourir un jour, le reconnaître, c’est accepter la réalité telle qu’elle est et c’est acceptation du fait de la mort délivre une dignité, tandis que le refus nous précipite dans la sensiblerie, dans des larmes inutiles devant ce qui est nécessaire de toute façon. La mort est nécessaire comme composante même de la vie. C’est par la mort que la vie se régénère. Refuser la mort, c’est d’une certaine façon refuser aussi la vie (texte). Qu’importe donc la manière dont la vie s’achève, si le résultat est le même. « que t’importe la manière dont tu entre dans l’Hadès ? Elle se valent toutes. Et si tu veux la vérité, la plus courte est celle que nous impose le tyran ; jamais un tyran n’a mis six mois à assassiner un homme, comme le fait la fièvre, qui met souvent une année ». Donc, tout le bruit que l’on fait autour des moyens par lesquels la mort emporte un homme n’est que paroles pompeuses. La vraie question est : comment allons nous nous comporter devant la mort ? Devant la mort d’autrui. Devant la possibilité de notre propre mort. Serons-nous prêts ?
La pensée de la mort modèle une attitude. Les stoïciens prenaient l’exemple de Socrate. Socrate face à la mort reste tranquille, tandis que les disciples ne peuvent retenir leurs larmes. Il dit qu’il faut éviter les lamentations inutiles « j’ai toujours entendu dire qu’il fallait mourir sur des paroles de bon augure. Soyez donc calmes et fermes ». Socrate est étrangement paisible. La mort a déjà été apprivoisée, elle ne constitue plus un problème. Ou bien elle est un arrêt, et c’est comme un sommeil sans rêve, ce qui n’est pas désagréable. Ou bien elle est un passage et dans l’au-delà, la Vie continue. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas de raison de s’inquiéter outre mesure. Socrate ne trouve même pas aux derniers moments de raison de parler de choses très élevées : il rappelle qu’il doit un coq à Asclépios ! Certes, l’attachement à la vie est puissant, mais plus puissante encore est la compréhension de la Vie, de telle manière que la peur n’a plus de prise.
---------------Que signifie en effet la
peur de la mort ? Supposons que je rentre dans un jardin. Un énorme chien se précipite sur moi. Je tourne les talons aussitôt pour sauter par dessus le portail. Ouf. J’ai eu peur. La
peur a sa justification ici, elle est un signal biologique puissant qui me protège d’un danger. Pour éviter d’être agressé, il était bon que la peur m’aiguillonne et me fasse réagir de manière juste. Puis-je comparer la mort à une sorte de molosse qui viendrait m’attaquer ? Qui me dit que la mort est un mal qu’il faut fuir ? Que
nous tentions de fuir la souffrance et la
douleur, cela se comprend. Mais la mort ? Si nous avons peur, est ce comme on le dit souvent, parce qu’on a peur de l’inconnu ? Non. C'est absurde. L’inconnu ne peut pas faire peur. Sauf si je projette sur l’inconnu une angoisse, une souffrance, un tourment. Je me dis cela va faire mal, je me dis je vais être jugé, jeté en enfer, torturé. J’ai peur. Je me fais peur en me représentant la mort comme terrible. Et le comble, c’est qu’en plus, ceux qui tiennent ce discours disent aussi que « personne ne sait rien de ce qu’est la mort » ! Alors, il faut savoir. D’où tenez vous donc l’idée que la mort devrait être mauvaise ? Soyez donc cohérent ! « Craindre la mort, Athéniens, ce n’est pas autre chose que de se croire sage, alors qu’on ne l’est pas, puisque c’es croire qu’on sait ce qu’on ne sait pas. Personne, en effet, ne sait ce qu’est la mort et s’i elle n’est pas justement pour l’homme le plus grand des biens, et on la craint comme si l’on était sûr que c’est le plus grand des maux. Et comment ne serait-ce pas là une ignorance répréhensibles qui consiste à croire qu’on sait ce qu’on ne sait pas ». La peur de la mort est en un sens naturelle, mais seulement parce que l’attachement à la vie est puissant. Mais elle ne résiste pas à l’investigation. Elle ne tient que dans l’ignorance. Elle repose sur des opinions fausses et l’opinion n’a pas de leçon à nous donner quant à la conduire à tenir face à la mort.
Aussi, une réflexion sur la mort est-elle incontournable, ainsi que le fait d’assimiler dans la vie quotidienne la possibilité de la mort. Si nous pouvons porter cette pensée, au moins serons nous moins inconscients et stupides : « que la mort et tout ce qui paraît effrayant soient sous tes yeux… Jamais alors tu ne diras rien de vil, et tu ne désireras rien outre mesure ».
2) La pensée de la mort me ramène vers le réel, elle me prépare à être capable dans ma vie de vivre le deuil. Qu’est-ce que faire son deuil ? Parvenir à l’acceptation de l’inéluctable, rencontrer le fait de la mort dans sa dimension existentielle. Dans le monde postmoderne nous ne sommes pas préparés à rencontrer la mort. Quand elle survient dans la mort d’un proche, nous sommes pris au dépourvu, dévastés intérieurement. Nous n’avons plus que notre refus désespéré, nos larmes : « c’est pas juste » ! La souffrance nous détruit et le chagrin nous replie sur nous-mêmes. Il nous faut souvent des années et des années pour accepter la mort de celui à qui on était attaché, de celui qui nous a été dérobé par la mort. « C’était mon ami. C’était ma mère. Il est mort, elle est morte et je n’arrive pas à m’en remettre, je ne trouve plus de goût à rien ». Notre monde contemporain est si ignorant de la mort et si peu préparé à l’affronter, qu’aujourd’hui il est indispensable que soient formées des personnes capables de faire une prise en charge et d’accompagner le deuil.
Ce qui veut dire d’abord accompagner ceux qui approchent de la mort. Or dans ce travail, il n’y a pas d’abord des leçons à donner, c’est l’écoute qui est primordiale. Ce travail « consiste précisément à ne jamais contraindre quiconque à regarder la mort en face, mais à mettre en
situation d’écouter celui qui part, d’établir un type de relation que, peut-être en effet, le mourant va connaître pour la première fois ». Malheureusement, pour beaucoup, la rencontre est difficile. On peut avoir mené un vie de bouffon, pour ne redescendre dans le sérieux qu’au moment de la rencontre de la mort. Dans ces moments là, comme pour la première fois, la relation est sans masque. On ne triche plus devant la mort. La relation d’écoute est donc à ce moment très riche. Authentique. En étant accompagné par quelqu’un, « on peut avoir vécu comme un chien et mourir comme un ange ».
Elisabeth Kübler-Ross qui a inauguré en occident les soins palliatifs, montre qu’il y a des étapes dans le parcourt final d’un être humain.
« - 1 ère étape : le refus – Moi, atteint d’un mal mortel ? C’est impossible, ce médecin est fou ! »
- 2 è étape : la colère « Qui m’a fait ça ? Quel fils de salaud ! ? Dieu, peut-être ce sadique !
- 3 ème étape : le marchandage – Docteur, je tiendrai jusqu’au mariage de ma fille, hein, dites … ? (et une fois ce but atteint, on voudra atteindre la naissance du premier enfant).
- 4 ème étape : la dépression _ au cours de laquelle le mourant vit son propre deuil et où il peut sembler déjà quasiment éteint.
- 5 ème étape : l’acceptation _ qui, par la formidable libération d’énergie qu’elle peut provoquer, quand par miracle elle survient, transforme le mourant en véritable professeur de vie ».
On ne peut rien forcer dans cette maturation de l’acceptation, seulement écouter la parole de celui qui s’en va. Et ce qui est remarquable, c’est que la personne sente la nécessité d’achever les tâches qu’elle a pu entreprendre, de clore les chapitre commencés de sa vie. « L’agonie aurait une fonction : permettre de régler ce que E. Kübler-Ross a appelé l’unfinished business. Résoudre in extremis sa névrose, dirait-on en termes psychanalytiques, pour connaître enfin, ne serait-ce qu’un instant, la dissolution des nœuds psychologiques ou le commun de nos vies se trouve ordinairement empêtré ».
Voir à titre d’exemple quelques extraits de la Source noire de Patrice Van Eersel, sur Elisabeth Kübler-Ross.
Le nœud de la difficulté porte sur plusieurs points : 1) c’est d’abord la reconnaissance de la réalité de la perte. Elle ne vient pas tout de suite (« c’est pas vrai », « je n’arrive pas à le croire », « non, ce n’est pas possible »). Tant que la réalité de la perte n’est pas acceptée, le terrain de la souffrance est là. Si le refus de la réalité n’est pas dépassé, il devient un déni. 2) Il faut bien qu’à un moment la relation avec la personne disparue d’extérieure devienne intérieure, que l’on sente la personne toujours là les dans les souvenirs (« grand mère sera toujours là dans nos souvenirs, elle est présente avec toi, mais pas physiquement »). Si cette relation n’est pas transformée, il y a risque que le sujet ne se donne l’illusion d’une poursuite de la vie avec le défunt. Ce qui mène directement aux troubles mentaux.. 3) Ce qui doit être élucidé ce sont les nœuds inconscients et notamment le sentiment de culpabilité qui en émergerait (« c’est de ma faute, je n’aurais jamais dû le laisser partir ce soir là »). 4) Enfin, il faut à un moment que la personne en deuil accepte de renoncer à un avenir commun qu’elle avait prévu avec la personne décédée, accepter que cet avenir commun ne soit plus possible.
Tous ceux qui ont pratiqué les soins palliatifs ont remarqué que le travail d’accompagnement n’est pas seulement bénéfique au mourant, il a un effet profond pour tous ceux qui entourent la personne. Mieux, l’œuvre d’Elisabeth Kübler-Ross a eu un effet très large sur cette peur collective de la mort qui est la nôtre en occident. L’approche et la reconnaissance de la mort donne une leçon pour la vie.
La pensée de la mort nous effraie et il est tentant d’en congédier la peur par une consolation donnée elle aussi par la pensée, la pensée qui imagine une existence prolongée dans la durée. Se dire avec Diderot que "le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans cesse". Diderot partant du principe que l’existence est dans le changement et que le changement n’a pas de fin dans la durée donc : "la seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, qu'à présent, vous vivent en masse et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d'ici vous vivrez en détails". Cependant, c’est une bien maigre consolation, une consolation qui ne prête pas attention au fait de la mort. Peut-on vivre avec ce fait de la mort sans dérobade et sans fuite et en tirer une sagesse de la vie ?
1) Ce qui pose problème, c’est notre angoisse devant la fin qu’est la mort. Repoussant cette fin , nous voudrions la vie sans la mort. Nous plaçons notre existence dans un souci de persévérer indéfiniment tel que nous sommes, comme si le temps devait nous laisser intact et la mort ne pas nous toucher. Mais pour que la vie soit pleine et entière, ne faut-il pas aussi que la mort y trouve sa place plein et entière Pourquoi y a-t-il une peur de la mort ? Est-ce dans la perception d’un danger ? N’est-ce pas plutôt dans le fait que je suis identifié à l’idée que la continuité de ma vie doit demeurer ? « La peur de la mort existe parce que nous nous accrochons à une continuité. Je suis en train d’écrire un livre et je peux mourir demain sans l’avoir achevé ; j’accumule de l’argent, et je peux mourir sans avoir obtenu ce que je voulais ; j’aspire à être quelque chose que je ne suis pas, alors, il y a peur de la mort ». Le
moi est en souci de devenir, le moi entretient le désir de continuité, alors il s’effraye de ce qui menace son identité temporelle. Tant qu’existe un
ego qui veut se perpétuer, la
peur est là.
Mais que vaut cette continuité à laquelle nous tenons tant ? Une chose qui ne fait que continuer se désagrège. Ainsi, « si vous avez un problème qui continue pendant une période d’années, , vous causant de continuelles inquiétudes, il y a désintégration n’est-ce pas ? » Il serait plutôt temps de mener le problème sur sa fin, pour que la vie en soit débarrassée, libérée, donc que cette continuité du passé prenne fin et c’est dans cette fin qu’est le renouveau. Si donc la peur de la mort n’existe que dans l’attachement à une continuité figée et que nous voyons que justement cette continuité est assez morbide, alors nous nous en libérons immédiatement. « ce qui veut dire que l’on vit constamment dans le présent, et non plus dans un état de continuité ; et par conséquent, il n’y a plus la peur de la mort ». La question nouvelle devient donc : « n’est-il pas possible de vivre avec la mort, en mourant de moment en moment ? » (texte)
Au lieu de voir la mort dans un futur incertain, au lieu d’y voir un événement vague qui ne nous concerne pas encore, voyons exactement l’inverse. La mort est là immédiatement et nous concerne directement et elle est un processus qui appartient à la Vie. Notre corps lui-même connaît déjà cette leçon : il vit avec la mort. Tous les sept ans, toutes les cellules sont régénérées (sauf celles du cerveau). La vie biologique se maintient dans l’existence en mourant : en jetant ce qui est usé, mort, pour le régénérer. Même pour le corps, la mort n’est pas au bout d’un parcourt, elle accompagne les processus du vivant. Il en est exactement de même dans les processus de la conscience. C’est en mourant au passé résiduel, en dissolvant les traces du passé, que je redonne au présent la fraîcheur de la Vie et non pas en m’agrippant à une continuité qui, de toute manière, n’est plus. La vie est abandon de formes. Le papillon dépose la forme de la chenille et s’envole. Mais l’ego est là qui veut garder toutes les vieilleries, la vieille peau et qui refuse de perdre. L’ego refuse l’abandon, car l’abandon équivaut à l’abandon de l’ego lui-même. Alors il s’accroche, il s’accroche et il maintient donc la peur. L’ego a peur de l’infini et de l’inconnu, peur du changement, peur du renouveau.
« Pour l’exprimer autrement, la mort est l’état de non-continuité, qui est l’état de renaissance. La mort est l’inconnu parce que c’est une fin dans laquelle est un renouveau ». cf. Krishnamurti De la Connaissance de soi. Et c’est là que nous rencontrons une perspective complètement nouvelle sur la mort. Le moi, pour se sauver du changement s’agrippe à l’idée qu’il va continuer intact après la mort. Donc, il se rassure facilement avec une doctrine comme celle de la réincarnation, sans se poser un instant la question de savoir exactement ce que celle-ci implique. Il cherche à se rassurer et c’est tout. Ce qui est paradoxal ici, c’est que ce soit justement un auteur indien qui s’en prenne à la représentation de la réincarnation pour la détruire. La re-naissance ne se situe par dans le temps, mais à chaque instant, quand une forme du moi, une représentation de soi est menée à sa fin et que dans cette fin l’inconnu entre en existence. Vivre dans l’Inconnu, c’est Être, être dans le renouvellement perpétuel du présent. « Si vous pouvez mettre une fin à cette continuité de jour en jour, d’instant en instant, vous verrez qu’il y a un renouveau ; il y a la mort, dans laquelle est un renouvellement. La mort n’est donc pas une chose à craindre ; car ne finissant, il y a renaissance et ne continuant il y a décomposition ». C’est dans la fin que se trouve le début, dans le jaillissement est contenu le neuf ou le passé est mort et où l’avenir se dessine de lui-même. Sur cette crête du jaillissement est le contact avec ce qui n’est ni le passé, ni le futur, l’intemporel. Et comme c’est la pensée qui projette l’inquiétude du temps, le fait de mener le processus de la pensée vers la fin « alors ce qui l’inconnaissable, l’immesurable, l’éternel, entre en existence ».
---------------2) Alors seulement nous pouvons entrer en relation avec cela qui n’étant pas dans le temps ne naît pas ni ne meurt pas et constitue le Soi le plus intime de la Vie. La mort affecte ce qui entre en existence dans l’espace-temps-causalité, et doit donc à un moment quitter l’existence, ce qui fait le jeu de la phénoménalité de la Manifestation. Mais qu’y a-t-il en deçà de l’espace-temps-causalité ? L’éternité de l’Être.
Dans son cœur le plus intime, en-deçà de l’espace-temps-causalité, la Vie ne meurt pas et la mort n’existe pas. Ce point où le début et la fin se rejoigne n’entre pas dans le temps.
En résumé donc Nisargadata Maharaj exprime cela de manière étonnamment directe :
« M. Quand la vie et la mort sont perçue comme essentielles l’une à l’autre, comme les deux aspects d’un même être, c’est l’immortalité. Voir la fin dans le commencement et le commencement dans la fin, c’est le signe de l’éternité. L’immortalité n’est absolument pas la continuité. Seul le processus du changement est continu. Rien ne dure.
Q. La pure conscience dure-t-elle ?
M. La pure conscience est étrangère au temps. Le temps n’existe que dans la conscience. Au-delà de la conscience, où sont le temps et l’espace? ».
C’est ce qui nous permet de comprendre pourquoi cette insistance de la spiritualité indienne pour dire que le jnani, l’homme de connaissance est déjà mort. Celui qui s’est immergé dans la Présence du Soi est mort en tant qu’ego, mort à l’identification ordinaire de la conscience au corps et même mort au tribulations interminables du mental dans le temps et cet état est Présence absolue.
« Q. N’avez-vous pas peur de la mort ?
M. Je suis déjà mort.
Q. Dans quel sens ?
M. Je suis doublement mort. Je suis mort à mon corps, je suis également mort à mon esprit».
Dans un texte pareil, il est bien sûr question de la mort au sens phénoménologique, non de la mort physique qui se situe dans l’espace temps, et en toute radicalité de la phénoménologie de la Vie. Cette mort qui est dés-identification, coïncide en réalité avec l'épanouissement dans le présent de la Vie absolue. Le paradoxe est complet, car le mourir au monde du temps coïncide avec le vivre absolu au sein de l'Être.
Une telle position philosophique surprendra certainement : elle remet en cause directement la représentation de l’ego dans son identification au corps et au mental, elle détruit le sens habituel de la continuité que l’ego construit en manipulant le mental en terme de temps psychologique. Cette étrangeté diminue pour qui a connu ne serait-ce qu’une seule fois le sentiment plein de la Présence. Ce qui est certain, de toute manière, c’est que le problème de la mort, nous reconduit invariablement au rapport au temps.
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La pensée de la mort et la pensée ne la vie sont intiment liée. Ce que nous rejetons de la mort, c’est ce que nous rejetons de la vie, ce qui la déprécie et la diminue. En un sens on pourrait dire : dis moi ce que tu penses de la mort et je te dirais qui tu es ! Cette pensée est l’exact pendant de notre reconnaissance de la vie.
Il ne suffit pas de reconnaître la mort comme une sorte d’événement social : des images vues à la télévision, ou une cérémonie à l’église. On ne peut pas faire comme si la mort n’existait pas en prétextant qu’elle ne nous concerne pas, pour nous maintenir dans l’insouciance et l’illusion. Il ne s’agit pas non plus de s’en faire une obsession, car le poids de cette pensée deviendrait étouffant. Il ‘agit de lui reconnaître sa place dans la vie. Prêt de nous. Très près : à l’intérieur de nos pensées, dans la structure de l’ego qui redoute la mort. Cette reconnaissance entière de la mort au sein de la vie mène au delà de la dualité ordinaire vie/mort, ce que Michel Henry nomme la Vie absolue.
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Questions:
1. Sur quelle conscience de la morte la recherche de l'immortalité dans la création artistique repose-t-elle?
2. De quelle manière la religion intervient-elle face à l'insouciance devant la mort?
3. Faut-il donner raison au fatalisme ou dénoncer son piège?
4. Comment se fait-il que le processus du deuil ne concerne pas seulement la disparition d'un proche, mais puisse aussi affecter notre relation aux objets?
5. L'acceptation de la mort équivaut-elle à une résignation?
6. Pourquoi le moi craint-il la mort?
7. A partir du moment où nous reconnaissons dans la Vie la puissance qui porte tout à la fois la naissance et la mort, quel pourrait être l'objet de notre angoisse face à la mort?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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