La doctrine actuelle de l’immortalité de l’âme de l’Église ne s’est pas construite sans difficulté. Elle s’est inscrite dans une logique duelle : ou bien… ou bien, renaissance/résurrection. Formulé en termes simple, le dilemme que l’on propose au croyant est celui : si vous croyez dans la résurrection, vous ne pouvez pas admettre la réincarnation. Mais la question est très complexe, car les premiers chrétiens admettaient assez facilement l’une et l’autre simultanément. Il a fallu d’âpres luttes pour que l’idée de renaissance soit repoussée d’autorité par des conciles. C’est même une hérésie qui a été dénoncée dans la doctrine d’un des pères de l’Église, Origène. L’Église primitive avait besoin, pour affirmer son originalité face au paganisme, de fixer le dogme en rejetant les traditions plus anciennes et parmi elles, la représentation cyclique du temps et la renaissance.
La théorie de la renaissance bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt considérable et d’un nombre de publications important. La donne a complètement changé sur cette question, car nous pouvons désormais cesser de la penser sous la rubrique assez confuse de « croyance ». Nous pouvons aujourd’hui recourir à des techniques de régression dans la mémoire pour éveiller les souvenirs enfouis dans la psyché et porter la question sur le terrain de l’expérimentation directe. Dans la tradition de l’Inde, il est nettement spécifié qu’il ne s’agit pas du tout d’une croyance, mais d’un fait. Que l’on y croit ou pas importe peu, qu’on le veuille ou non, de toute manière le processus a lieu. Là où les positions divergent et où le jeu des croyances intervient, c’est seulement sur l’interprétation que l’on donne de la renaissance. Et là, on a droit à toutes sortes de choses assez folkloriques. Les grecs faisaient intervenir un jeu subtil de liberté et de Destin. Le fatalisme populaire incline en Inde souvent à y voir une sorte de supplice auquel il faudrait mettre fin. Les systèmes philosophiques anciens hésitent entre des positions très variées : ne pas en tenir compte pour mettre l’accent sur la vie actuelle, expliquer que ce qui se réincarne n’est pas le Soi réel, ou encore dire que le sens ultime de la renaissance est dans le pèlerinage spirituel de l’âme cherchant une expérience totale d’elle-même.
La question est donc de savoir quelle place lui reconnaître. Quelle signification accorder à l’idée de renaissance ? Est-il possible d’en fournir une théorie satisfaisante et de quel point de vue ?
Il faut rendre un hommage appuyé au
remarquable travail d’enquête de Jean-Marie Détré dans La Réincarnation et
l’Occident , vol 1 et 2. Il est rare qu’un travail d’érudition historique
aussi fouillé débouche sur des conclusions aussi nettes et des remises en cause
aussi passionnantes. La question qu’il s’était posé au départ était celle-ci :
la réincarnation est-elle compatible avec la foi catholique ? Nous allons voir
qu’en menant des recherches sur les sources grecques et les textes fondamentaux
de l’Église, il est allé de surprise en surprise, si bien que sa problématique
de départ a dû être profondément remaniée. L’itinéraire est extrêmement
instructif pour le philosophe.
Une remarque sur les termes : nous prenons le parti dans tout
ce qui va suivre d’utiliser le terme renaissance de préférence à celui de
réincarnation. Nous verrons plus loin les thèses d'Aurobindo
dans
Renaissance et karma. Pour l’instant nous motivons ce choix par le caractère
assez confus et ésotérique du second terme. Renaissance est plus proche du
sanskrit pounarjanma, qui veut dire littéralement : « encore-naissance ».
1) Pour comprendre les sources de la théorie de la
renaissance en Occident, il faudrait remonter à l’orphisme. Nous savons
qu'il comportait des pratiques initiatiques complexes dont quelques
unes ont été récemment retrouvées. Dans les doctrines de l’orphisme, la
renaissance était non seulement admise, mais elle était aussi considérée comme
une connaissance secrète introduisant aux mystères, comme celui d’Éleusis.
Pythagore se rappelait sa précédente incarnation sous le nom d’Euphorbe, troyen,
tué durant la guerre contre les
grecs. Il pouvait même révéler à d’autres leurs
vies antérieures.
« A beaucoup de ceux qui l’abordaient, il rappelait la vie
antérieure que leur âme avait jadis vécue avant d’être enchaîné à leur corps
actuel. Et lui-même, par des preuves irrécusables, démontrait qu’il réincarnait
Euphorbe fils de Panthoos, et parmi les vers d’Homère, il chantait de préférence
ceux-ci :
Tel apparaît le fils de Panthoos, Euphorbe à la bonne lance,
que Ménélas l’Atride vient de tuer et qu’il dépouille de ses armes ».
L’épaisseur de commentaires qui nous sépare de Platon nous
empêche d’accéder à ce qui était pour lui dans l’ordre des lieux communs qu’il
partageait avec ses contemporains. Le commentarisme a tenté de mille manières de
cacher, de réduire, de dissimuler la théorie de la renaissance chez Platon. Un
tabou a été instauré sur cette question par le christianisme, tabou que nous
avons accepté sans discussion et qui nous a conduit à négliger la portée de
cette question chez Platon lui-même. Pourtant, les textes sont nets et Platon y
revient très souvent. La pirouette universitaire a consisté à y voir un « mythe
», alors même que le principal des textes invoqués, le récit d’Er le Pamphylien
dans La République, dans sa forme n’est pas du tout ...
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a) soit en disant que l’âme rejoint un au-delà céleste, ce
que signifie exactement le terme sanskrit para-desha (au-delà lieu) qui a
donné le français paradis.
b) soit en disant que l’âme se réincarne aussitôt dans une
nouvelle condition, migre sous une nouvelle forme sur terre.
c) soit l’une et l’autre de ces deux solutions, de
manière successive. L’âme quitte alors le corps à la mort, se passe un
certain temps dans un domaine intemporel, puis revient sur terre pour une
nouvelle incarnation.
Le credo officiel des religions sémitiques choisit la
première option. C’est ce que l’Église va exiger de croire au Moyen-Age. Les
croyances populaires grecques et indiennes inclinent pour la seconde. Quant à
Platon, il faudrait vraiment être de très mauvaise foi, au regard de ce que
disent les textes, (texte) pour ne pas reconnaître qu’il adhère nettement à la
troisième.
Socrate dit dans L’Apologie que si
la mort est un passage, il peut se réjouir de mourir, car il pourra alors
continuer à philosopher en rencontrant les esprits des anciens. La mort,
explique le Gorgias, est « la séparation de deux choses, l’âme et le corps, qui
se détachent l’une de l’autre ». C’est aussi ce qui est affirmé dans le
Phédon en 64c. Le Gorgias apporte des éléments importants. Platon
tient d’abord à souligner que, l’apparence est traître en notre monde physique.
Le cruel, l’avide, le parjure peuvent cacher leur vraie nature et être méconnus.
Cependant, à la mort, en dépouillant le corps-physique, l’esprit paraît tel
qu’il est, dans le vrai visage de ses pensées. Rhadamante, le Juge souverain
voit l’âme telle qu’elle est. Il envoie aussitôt l’âme privée de toute dignité
dans le Tartare où elle reçoit l’écho de ses propres créations infernales. Pas
de justice aveugle dans ce processus : une purge et une guérison. Dans la pensée
grecque, l’idée de purgatoire a un sens précis que l’on trouve chez
Pythagore : il s’agit de préparer les âmes à un retour sur terre (voir à ce
sujet le Phédon en 113a et la République en X, 615a). Platon
évoque aussi la damnation éternelle, mais seulement à titre d’exemple, et en se
réfugiant sous l’autorité d’Homère à tire de caution.
Dans le Phédon, à l’heure grave où Socrate doit boire
la ciguë, l’argumentation devient particulièrement subtile. Platon soutient que
l’âme a une origine céleste qui est son essence, son existence pure et sa
véritable résidence. La naissance, elle, vient dans un cycle éternel de la mort. «
Les vivants ne naissent que des morts ». Le couple naissance/mort est une
dualité qui appartient seulement au plan physique, il relève du corps, du
champ relatif du temps. Il ne concerne pas l’être réel de l’âme qui est éternel.
L’âme a cependant une attirance vers l’incarnation et celle-ci motive
profondément les désirs qui sont dans l’esprit. La mémoire de la vie
passée laisse des traces, de sorte que la manière dont l’homme a pu se conduire
dans une vie précédente le suit. (texte) D’où l’interprétation populaire de la
réincarnation : « par exemple, ceux qui se sont abandonné à la gloutonnerie, à
la violence, à l’ivrognerie sans retenue, entrent naturellement dans des corps
d’âne et de bêtes analogues » !
2) Si la thèse précédente est juste, nous devrions aussi trouver chez Platon des éléments sur la durée entre la mort et une nouvelle naissance. Dans le Phèdre, on trouve des indications chiffrées des intervalles entre deux vies. Il ne faut pas trop les prendre au sérieux, étant donné que sur le plan céleste, le temps en un sens n’existe pas, d’autre part, le terme employé de « mille » est souvent synonyme dans l’antiquité d’une longue durée et c’est tout. Mais Platon écrit bien ceci des âmes : « Au bout de mille ans, les unes et les autres reviennent pour prendre part à un nouveau partage, où chacune peut choisir la vie qui lui plaît ». Et il y revient encore dans la République en parlant d’un « voyage dont la durée est de mille ans ». Plus important, c’est dans cette période intermédiaire dans laquelle l’âme est en quelque réside dans son vrai séjour, chez soi, donc, qu’elle est pure connaissance. Cette pure connaissance est symbolisée chez Platon par la contemplation divine des Idées, des archétypes de toutes choses. L’âme a chevauché avec les dieux et contemplé la vérité intérieure de toutes choses. En descendant dans un corps-physique, elle entrer dans l’obscurité de la matière et, elle qui avait toute connaissance, aura comme l’expérience d’avoir tout oublié. D’où le sens de la réminiscence. Quand ici bas la vérité surgira à nouveau en elle, elle aura aussitôt le sentiment de se ressouvenir de ce qu’elle avait toujours su, ce qui veut aussi dire de ce qu’elle avait contemplé dans la période intermédiaire entre deux incarnations. Platon va jusqu’à dire qu’il lui faudra être «l’âme d’un homme qui ait cherché la vérité avec un cœur simple ou qui ait aimé les jeunes gens d’un amour philosophique » pour qu’elle reprenne ses ailes peu à peu. Si elle le fait « trois fois », elle « retourne vers les dieux ». Bref, on concède aux philosophes de n’avoir besoin que de trois vies pour être libérés de la renaissance ! (texte)
Venons maintenant au morceau choisi par excellence, le récit d’Er le Pamphylien inséré dans La République. Nous avons déjà expliqué pourquoi ce texte n’est pas à lire comme un mythe, comme Raymond Moody l’a montré, il s’agit d’abord très visiblement du récit d’une NDE. Er est resté dix jours inanimé sur le champ de bataille, avant de revenir à la vie et son récit ...« Son âme était sortie de son corps ».
Le récit circulait chez les grecs et Platon dit lui-même qu’il a en a omis certains passages. Or ces détails omis ont de l’importance, vu le sujet qui nous occupe. Platon dit qu’il a coupé le passage « au sujet des enfants morts dès leur naissance, ou n’ayant vécu que peu de jours, Er donnait d’autres détails qui ne valent pas la peine d’être rapportés ». Cette omission vient de ce que Platon interprète le récit d’abord pour apporter des arguments contre les tyrans, ce qui est une des fins de la République.
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© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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