Leçon 139.     Recherches sur la renaissance     

    La doctrine actuelle de l’immortalité de l’âme de l’Église ne s’est pas construite sans difficulté. Elle s’est inscrite dans une logique duelle : ou bien… ou bien, renaissance/résurrection. Formulé en termes simple, le dilemme que l’on propose au croyant est celui : si vous croyez dans la résurrection, vous ne pouvez pas admettre la réincarnation. Mais la question est très complexe, car les premiers chrétiens admettaient assez facilement l’une et l’autre simultanément. Il a fallu d’âpres luttes pour que l’idée de renaissance soit repoussée d’autorité par des conciles. C’est même une hérésie qui a été dénoncée dans la doctrine d’un des pères de l’Église, Origène. L’Église primitive avait besoin, pour affirmer son originalité face au paganisme, de fixer le dogme en rejetant les traditions plus anciennes et parmi elles, la représentation cyclique du temps et la renaissance.

    La théorie de la renaissance bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt considérable et d’un nombre de publications important. La donne a complètement changé sur cette question, car nous pouvons désormais cesser de la penser sous la rubrique assez confuse de « croyance ». Nous pouvons aujourd’hui  recourir à des techniques de régression dans la mémoire pour éveiller les souvenirs enfouis dans la psyché et porter la question sur le terrain de l’expérimentation directe. Dans la tradition de l’Inde, il est nettement spécifié qu’il ne s’agit pas du tout d’une croyance, mais d’un fait. Que l’on y croit ou pas importe peu, qu’on le veuille ou non, de toute manière le processus a lieu. Là où les positions divergent et où le jeu des croyances intervient, c’est seulement sur l’interprétation que l’on donne de la renaissance. Et là, on a droit à toutes sortes de choses assez folkloriques. Les grecs faisaient intervenir un jeu subtil de liberté et de Destin. Le fatalisme populaire incline en Inde souvent à y voir une sorte de supplice auquel il faudrait mettre fin. Les systèmes philosophiques anciens hésitent entre des positions très variées : ne pas en tenir compte pour mettre l’accent sur la vie actuelle, expliquer que ce qui se réincarne n’est pas le Soi réel, ou encore dire que le sens ultime de la renaissance est dans le pèlerinage spirituel de l’âme cherchant une expérience totale d’elle-même.

    La question est donc de savoir quelle place lui reconnaître. Quelle signification accorder à l’idée de renaissance ? Est-il possible d’en fournir une théorie satisfaisante  et de quel point de vue ?

A. L’héritage grec de la renaissance

    Il faut rendre un hommage appuyé au remarquable travail d’enquête de Jean-Marie Détré dans La Réincarnation et l’Occident , vol 1 et 2. Il est rare qu’un travail d’érudition historique aussi fouillé débouche sur des conclusions aussi nettes et des remises en cause aussi passionnantes. La question qu’il s’était posé au départ était celle-ci : la réincarnation est-elle compatible avec la foi catholique ? Nous allons voir qu’en menant des recherches sur les sources grecques et les textes fondamentaux de l’Église, il est allé de surprise en surprise, si bien que sa problématique de départ a dû être profondément remaniée. L’itinéraire est extrêmement instructif pour le philosophe.
    Une remarque sur les termes : nous prenons le parti dans tout ce qui va suivre d’utiliser le terme renaissance de préférence à celui de réincarnation. Nous verrons plus loin les thèses d'Aurobindo dans Renaissance et karma. Pour l’instant nous motivons ce choix par le caractère assez confus et ésotérique du second terme. Renaissance est plus proche du sanskrit pounarjanma, qui veut dire littéralement : « encore-naissance ».

    1) Pour comprendre les sources de la théorie de la renaissance en Occident, il faudrait remonter à l’orphisme. Nous savons qu'il comportait des pratiques initiatiques complexes dont quelques unes ont été récemment retrouvées. Dans les doctrines de l’orphisme, la renaissance était non seulement admise, mais elle était aussi considérée comme une connaissance secrète introduisant aux mystères, comme celui d’Éleusis. Pythagore se rappelait sa précédente incarnation sous le nom d’Euphorbe, troyen, tué durant la guerre contre les grecs. Il pouvait même révéler à d’autres leurs vies antérieures.
    « A beaucoup de ceux qui l’abordaient, il rappelait la vie antérieure que leur âme avait jadis vécue avant d’être enchaîné à leur corps actuel. Et lui-même, par des preuves irrécusables, démontrait qu’il réincarnait Euphorbe fils de Panthoos, et parmi les vers d’Homère, il chantait de préférence ceux-ci :
    Tel apparaît le fils de Panthoos, Euphorbe à la bonne lance, que Ménélas l’Atride vient de tuer et qu’il dépouille de ses armes
».
    L’épaisseur de commentaires qui nous sépare de Platon nous empêche d’accéder à ce qui était pour lui dans l’ordre des lieux communs qu’il partageait avec ses contemporains. Le commentarisme a tenté de mille manières de cacher, de réduire, de dissimuler la théorie de la renaissance chez Platon. Un tabou a été instauré sur cette question par le christianisme, tabou que nous avons accepté sans discussion et qui nous a conduit à négliger la portée de cette question chez Platon lui-même. Pourtant, les textes sont nets et Platon y revient très souvent. La pirouette universitaire a consisté à y voir un « mythe », alors même que le principal des textes invoqués, le récit d’Er le Pamphylien dans La République, dans sa forme n’est pas du tout un mythe et que par ailleurs, c’est aussi sur un plan spéculatif qu’il faut aborder ce problème chez Platon lui-même.

    ---------------Nous avons vu plus haut que dans L’Apologie de Socrate, Platon livre une alternative : (texte) ou bien la mort est un arrêt, ou elle est un passage. Le premier point de vue sera repris par Épicure qui en tirera de manière très fine les conséquences. Il est évident d’après les textes que Platon prend nettement le parti pour le second point de vue. Que la mort soit un passage s’interprète en trois sens :
    a) soit en disant que l’âme rejoint un au-delà céleste, ce que signifie exactement le terme sanskrit para-desha (au-delà lieu) qui a donné le français paradis.
    b) soit en disant que l’âme se réincarne aussitôt dans une nouvelle condition, migre sous une nouvelle forme sur terre.
    c) soit l’une et l’autre de ces deux solutions, de manière successive. L’âme quitte alors le corps à la mort, se passe un certain temps dans un domaine intemporel, puis revient sur terre pour une nouvelle incarnation.
    Le credo officiel des religions sémitiques choisit la première option. C’est ce que l’Église va exiger de croire au Moyen-Age. Les croyances populaires grecques et indiennes inclinent pour la seconde. Quant à Platon, il faudrait vraiment être de très mauvaise foi, au regard de ce que disent les textes, (texte) pour ne pas reconnaître qu’il adhère nettement à la troisième.

    Socrate dit dans L’Apologie que si la mort est un passage, il peut se réjouir de mourir, car il pourra alors continuer à philosopher en rencontrant les esprits des anciens. La mort, explique le Gorgias, est « la séparation de deux choses, l’âme et le corps, qui se détachent l’une de l’autre ». C’est aussi ce qui est affirmé dans le Phédon en 64c. Le Gorgias apporte des éléments importants. Platon tient d’abord à souligner que, l’apparence est traître en notre monde physique. Le cruel, l’avide, le parjure peuvent cacher leur vraie nature et être méconnus. Cependant, à la mort, en dépouillant le corps-physique, l’esprit paraît tel qu’il est, dans le vrai visage de ses pensées. Rhadamante, le Juge souverain voit l’âme telle qu’elle est. Il envoie aussitôt l’âme privée de toute dignité dans le Tartare où elle reçoit l’écho de ses propres créations infernales. Pas de justice aveugle dans ce processus : une purge et une guérison. Dans la pensée grecque, l’idée de purgatoire a un sens précis que l’on trouve chez Pythagore : il s’agit de préparer les âmes à un retour sur terre (voir à ce sujet le Phédon en 113a et la République en X, 615a). Platon évoque aussi la damnation éternelle, mais seulement à titre d’exemple, et en se réfugiant sous l’autorité d’Homère à tire de caution.
    Dans le Phédon, à l’heure grave où Socrate doit boire la ciguë, l’argumentation devient particulièrement subtile. Platon soutient que l’âme a une origine céleste qui est son essence, son existence pure et sa véritable résidence. La naissance, elle, vient dans un cycle éternel de la mort. « Les vivants ne naissent que des morts ». Le couple naissance/mort est une dualité qui appartient seulement au plan physique, il relève du corps, du champ relatif du temps. Il ne concerne pas l’être réel de l’âme qui est éternel. L’âme a cependant une attirance vers l’incarnation et celle-ci motive profondément les désirs qui sont dans l’esprit. La mémoire de la vie passée laisse des traces, de sorte que la manière dont l’homme a pu se conduire dans une vie précédente le suit. (texte) D’où l’interprétation populaire de la réincarnation : « par exemple, ceux qui se sont abandonné à la gloutonnerie, à la violence, à l’ivrognerie sans retenue, entrent naturellement dans des corps d’âne et de bêtes analogues » !

    2) Si la thèse précédente est juste, nous devrions aussi trouver chez Platon des éléments sur la durée entre la mort et une nouvelle naissance. Dans le Phèdre, on trouve des indications chiffrées des intervalles entre deux vies. Il ne faut pas trop les prendre au sérieux, étant donné que sur le plan céleste, le temps en un sens n’existe pas, d’autre part, le terme employé de « mille » est souvent synonyme dans l’antiquité d’une longue durée et c’est tout. Mais Platon écrit bien ceci des âmes : « Au bout de mille ans, les unes et les autres reviennent pour prendre part à un nouveau partage, où chacune peut choisir la vie qui lui plaît ». Et il y revient encore dans la République  en parlant d’un « voyage dont la durée est de mille ans ». Plus important, c’est dans cette période intermédiaire dans laquelle l’âme est en quelque réside dans son vrai séjour, chez soi, donc, qu’elle est pure connaissance. Cette pure connaissance est symbolisée chez Platon par la contemplation divine des Idées, des archétypes de toutes choses. L’âme a chevauché avec les dieux et contemplé la vérité intérieure de toutes choses. En descendant dans un corps physique, elle entrer dans l’obscurité de la matière et, elle qui avait toute connaissance, aura comme l’expérience d’avoir tout oublié. D’où le sens de la réminiscence. Quand ici bas la vérité surgira à nouveau en elle, elle aura aussitôt le sentiment de se ressouvenir de ce qu’elle avait toujours su, ce qui veut aussi dire de ce qu’elle avait contemplé dans la période intermédiaire entre deux incarnations. Platon va jusqu’à dire qu’il lui faudra être «l’âme d’un homme qui ait cherché la vérité avec un cœur simple ou qui ait aimé les jeunes gens d’un amour philosophique » pour qu’elle reprenne ses ailes peu à peu. Si elle le fait « trois fois », elle « retourne vers les dieux ». Bref, on concède aux philosophes de n’avoir besoin que de trois vies pour être libérés de la renaissance ! (texte)

     Venons maintenant au morceau choisi par excellence, le récit d’Er le Pamphylien inséré dans La République. Nous avons déjà expliqué pourquoi ce texte n’est pas à lire comme un mythe, comme Raymond Moody l’a montré, il s’agit d’abord très visiblement du récit d’une NDE. Er est resté dix jours inanimé sur le champ de bataille, avant de revenir à la vie et son récit est un des premiers documents historique que nous ayons sur ce phénomène. « Son âme était sortie de son corps ».

    Le récit circulait chez les grecs et Platon dit lui-même qu’il a en a omis certains passages. Or ces détails omis ont de l’importance, vu le sujet qui nous occupe. Platon dit qu’il a coupé le passage « au sujet des enfants morts dès leur naissance, ou n’ayant vécu que peu de jours, Er donnait d’autres détails qui ne valent pas la peine d’être rapportés ». Cette omission vient de ce que Platon interprète le récit d’abord pour apporter des arguments contre les tyrans, ce qui est une des fins de la République. D’autre part, le cas des enfants morts en bas âge pose un problème, parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion d’agir en ce monde. Or c’est par l’action consciente que l’être humain doit se développer. La théologie médiévale va se casser les dents sur cette question en ne reconnaissant qu’une seule vie possible. Dans la perspective de la renaissance, la donne change. Il faudra que ces enfants reviennent sur terre, car ils n’ont à subir ni châtiment, ni récompense dans l’au-delà.

    ---------------Er raconte que les âmes qui ont quitté le séjour terrestre parviennent à une prairie de la vérité et elles contemplent la voûte céleste. Elles s’en vont ensuite à la plaine du Léthé, du fleuve de l’oubli, en passant sous le trône de la Nécessité. Proklos commente ceci en disant que la plaine du Léthé (desséchée) est l’exacte antithèse de la plaine de la vérité (verdoyante). Il dit que la plaine du Léthé signifie la descente vers un nouveau corps-physique. Er reçoit un traitement spécial. Il suit le cortège des âmes mais « comme il approchait à son tour, les juges lui dirent qu’il devait être pour les hommes le messager de l’au-delà, et ils lui recommandèrent d’écouter et d’observer tout ce qui se passait en ce lieu ». Er entend la « déclaration de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Ames éphémères, vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n’est point un génie qui vous tirera le sort, c’est vous-même qui choisissez votre génie. Que le premier le premier désigné par le sort choisisse la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. La vertu n’a point de maître : chacun de vous, selon qu’il l’honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Dieu n’est point responsable». Il y a par deux fois insistance sur la liberté du choix, et ensuite l’affirmation selon laquelle il ne faudrait pas rejeter sur Dieu notre destinée. La destinée exécute le désir qui a été celui de l’âme. Elle disposera tout pour qu’il s’accomplisse dans les circonstances. On remarque aussi que l’âme sera assistée d’un génie dont elle pourra écouter les conseils. Comme Socrate avec son daimon. Ensuite, l’hiérophante jette les sorts, les âmes vont les chercher, sauf Er, qui est retenu. Les possibles sont, dit le texte, bien plus nombreux que les âmes. « Toutes les vies des animaux, et toutes les vies humaines… il y avait aussi des vies d’hommes renommés soit pour leur aspect physique, leur beauté, leur force ou leur aptitude à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités de leurs ancêtres ». Il est permis de changer de sexe dans la renaissance : « Et pour les femmes il en était de même… ensuite il vit l’âme d’Epéos, fils de Panopée, passer à la condition de femme industrieuse ».

    Pourquoi ? L’expérience terrestre serait incomplète si l’âme n’avait jamais fait l’expérience de la maternité. De la même manière –nous sommes ici au-delà de toute morale- celui qui, inconscient, choisit la tyrannie le fait pour une raison qui n’appartient qu’à l’aventure de l’âme. Celui-là découvre que dans sa prochaine vie, il commettra des horreurs. Et Platon nous dit que cette âme en effet, venant du ciel, n’avait pas encore connu les difficultés qui auraient pu l’instruire. Elle n’avait pas encore suffisamment de maturité philosophique. L’âme désirant faire l’expérience d’elle-même dans la totalité de son être devait faire ce choix.

    Ensuite Lachésis donne à chacun le génie qui doit lui servir de gardien et la Nécessité opère. Les âmes se rassemblent dans la chaleur sur la plaine du Léthé, « le soir venu elles campèrent au bord du fleuve… Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu’il ne le faudrait. En buvant, on perd le souvenir de tout… Quant à lui, disait Er, on l’avait empêché de boire l’eau ». On voit donc qu’il y a des degrés dans l’oubli et que parfois, il est possible de garder la mémoire.

    « Quand on se fut endormi et que vint le meilleur de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d’un tremblement de terre, et les âme, chacune par une voie différente, soudain lancées dans les espace supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles… Quand à lui, disait Er, …il ne savait pont par où ni comment son âme avait rejoint son corps ; ouvrant tout à coup les yeux, à l’aurore, il s’était vu étendu sur le bûcher ».

B. Occultation farouche et oubli

    Voilà ce que la postérité va s’ingénier à gommer et à renier. Origène, l’un des Père majeurs de l’Église était grec et connaissait très bien la tradition platonicienne. C’est lui qui montre que l’on traduit improprement le terme de katabolé des Évangiles par « création », ou « constitution » du monde. En grec, il veut dire « chute » exactement dans le sens platonicien de la chute de l’âme dans le corps, à partir du monde céleste. « Ce mot a été traduit assez improprement en latin par ‘constitution’ du monde : mais katabolé en grec signifie plutôt l’action de jeter bas, c’est-à-dire de jeter vers le bas ». C’est que le monde est tout entier est une katabolé, une descente, ce qui suppose une préexistence dans un état spirituel avant la « chute », sous cette forme physique que nous connaissons . D’où le sens de la parabole « Recevez le Royaume qu a été préparé pour vous depuis la katabolé du cosmos ». Comment interpréter cette préexistence ? Y a-t-il une préexistence des âmes ? Peut-on parler d’un lien entre l’existence actuelle de l’âme et une existence antérieure ? Or la réponse d’Origène est sans ambiguïté. Elle implique la renaissance.

    1) Tout d’abord cette discussion au sujet de l’apôtre Paul, à propos d’Esaü et de Jacob dans la phrase « j’ai aimé Jacob, j’ai pris en haine Esaü ». La tournure hébraïque ne peut que signifier une préférence de Dieu, puisque Dieu est incapable de haine pour ses enfants. Origène commente « en scrutant les Écritures avec plus de soin au sujet d’Esaü et de Jacob, on trouve qu’il n’y a pas d’injustice de la part de Dieu, quand avant leur naissance et avant qu’ils aient fait quoi que ce soit, dans cette vie évidemment… » La raison tient en effet « dans des mérites d’une vie précédente bien entendu, (ex praecedentis videlicet vitae meritis) ». Le « bien entendu » est à prendre très au sérieux. Il n’y a aucun doute dans les textes. Origène admet clairement la renaissance.

    Mais pourquoi a-t-on déclenché une polémique sur cette question ? Ne pouvait-on pas tout simplement admettre une version chrétienne de la renaissance, comme le faisaient les premiers chrétiens ? Les historiens du christianisme ont quelques difficultés à comprendre ce qui s’est passé autour de la personnalité d’Origène. Jérôme en 392 écrit un éloge enthousiaste d’Origène dans son Traité des Hommes illustres. Il traduit en latin 70 opuscules d’Origène et sa révérence est presque dévote. Revirement. En 400-401, il reçoit l’appui du pape Anastase, sans aucun concile, pour condamner certaines œuvres d’Origène. En mal d’arguments, il emploie à l’époque des arguties assez curieuses contre l’idée des vie successives : « il nous faudrait craindre, nous qui sommes des hommes pour l’instant, de naître par la suite en femme » ! Or c’est Jérôme qui travailla plus de vingt ans à la traduction latine de la Bible que l’on appelle la Vulgate, texte qui devint la référence obligée des clercs. Comme le démontre Jean Marie Détré : « Il est clair que Jérôme a voulu à tout prix écarter toute allusion à la préexistence des âme, en rendant ces deux mots grecs katabolé kosmou par Constitution mundi ». Il faut savoir que le processus consistant à verrouiller cette interprétation a été monté avec rigueur. La Sorbonne interdisait l’étude du grec. Ceux qui connaissaient le grec se rendaient coupables de faute de « libre-examen ». Selon une spécialiste, Madeleine Lazard « l’étude du grec était interdite par la Sorbonne… parce que la connaissance de cette langue donnait accès à une certaine culture profane. Mais surtout parce que cela permettait de lire les originaux grecs du Nouveau Testament, donc éventuellement de contredire la Vulgate latine. En d’autres termes, étudier le grec, c’est se proclamer sensible aux idées nouvelles ; autant dire que l’hérésie n’est pas loin ». Le dogme s’est installé en coupant délibérément la possibilité de revenir aux sources.
    La question est ensuite de savoir si oui ou non le concile de Constantinople a bien condamné Origène en 553 et quel était exactement l’enjeu des débats. Du point de vue du théologien c’est important, car si Origène a été condamné, ses écrits n’ont plus de valeur. S’il ne l’a jamais été, il est une autorité de l’Église. Or les travaux historiques montrent qu’en fait il y a eu deux conciles. Le premier n’était qu’un synode local et s’est tenu à Constantinople en 543 ne réunissant quelques évêques dans le seul but d’entériner un édit de l’empereur Justinien 1er contre Origène. L’autre s’est tenu dix ans plus tard en 553 et n’a pas du tout produit ce résultat. C’est l’empereur qui était lui-même intervenu dans le synode de 543. D’où les célèbres 15 anathèmes contre Origène. Le concile de 553 se consacra pour sa part à l’hérésie nestorienne en condamnant Théodore de Mopsueste, Théororet de Cyr et Ibas d’Edesse. Leurs écrits sont appelés « les trois chapitres ». Mais il n’y a pas de « quatrième chapitre » concernant Origène ! De fait, l’Église a dû reconnaître cette erreur et rectifier en 1962 auprès de ses fidèles son jugement pour innocenter Origène de toute condamnation. Et effectivement, il y a depuis un revirement des catholiques qui redécouvrent avec passion l’œuvre du Père de l’Église.

    2) Qu’en est-il exactement de la conception de la nature de l’homme que l’on rencontre chez Origène et qui autorise l’idée de renaissance ? Dans les textes de Saint Paul, il est nettement fait mention d’une conception trinitaire de l’homme comme d’un composé âme-esprit-corps, dans l’épître aux Thessaloniciens il invoque « votre être entier, l’esprit, l’âme, le corps ». Origène reprend constamment ce passage. Il en tire même une méthode d’exégèse de l’Écriture : Le sens littéral est celui auquel reste attaché l’homme vital, le charnel. Le sens moral est celui qui recherche dans le texte une allégorie capable d’édifier la vie morale en l’être psychique. Le sens spirituel se rapporte aux « biens spirituels », à « la sagesse cachée dans le mystère ». La conception trinitaire est d’emblée complexe. Elle autorise la question de savoir ce qui en l’homme survit à la mort.

    ---------------Du point de vue anthropologique, quelle est la différence entre Platon et Aristote ? Platon propose une représentation trinitaire de l’homme (le nous, le tumos, l’épitumia). Aristote, dans un souci de biologiste, met l’accent sur une représentation duelle de la nature humaine: l’âme est la forme d’une corps naturel qui est sa matière. C’est la thèse du vitalisme. On peut dire sans hésitation que l’histoire du christianisme consiste dans l’abandon de l’anthropologie trinitaire de ses origines pour l’adoption du dualisme. C’est directement dans le catéchisme romain que l’on peut lire : « l’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme comme la ‘forme’ du corps » ! Du coup, cette logique impose au chrétien le concept de vie unique et de résurrection. En effet, il faut bien que l’âme, comme forme d’un corps, soit une matrice unique qui est indissociable d’un corps unique, il faut croire aussi que le corps doit être conservé pour être un jour tiré d’entre les morts. On sait que le plus grand docteur de l’Église, Saint Thomas est un commentateur strict, dans le mot à mot, d’Aristote. Il ne pouvait qu’infléchir la doctrine dans le sens du dualisme. Or, si effectivement le dualisme est bien chez Aristote, il n’a aucun fondement dans l’Écriture sainte. Pas plus dans la Bible elle-même que dans les Évangiles d’ailleurs.
    En regard de tout cela, Origène est nettement plus fidèle à l’Écriture, car il n’escamote pas la parole de l’apôtre Paul. Pas plus qu’il ne contourne la difficulté de certaines paroles du Christ. Dans les Évangiles il est bien fait mention du retour d’Élie le prophète. En réponse aux questions Jésus « a répondu ; et ceux qui l’ont entendu ont compris qu’Élie était déjà venu et que les paroles suivante du Sauveur se rapportaient à Jean-Baptiste ». Ce qui est étonnant dans la démarche du commentaire d’Origène, c’est son effort pour écarter une interprétation populaire et grecque de la réincarnation, pour chercher une interprétation chrétienne de la renaissance. L’idée, c’est que l’esprit d’Élie est descendu dans le corps de Jean-Baptiste avec toute sa puissance. Origène distingue l’esprit d’Élie de son entité psychique, son âme qui est différente. Ce genre de subtilité n’aurait aucun sens dans un dualisme, mais il en prend un dans une anthropologie tripartite. Dans son commentaire sur l’évangile de Jean il mentionne, en se basant sur l’ésotérisme juif, encore une autre incarnation d’Élie sous le nom de Phinéès. En citant la question posée à Jean par une délégation de lévites de Jérusalem : « Es-tu Élie ? », Origène écrit : « Il est clair qu’ils posaient cette question parce qu’ils croyaient que la doctrine de la réincarnation était vraie, puisque conforme à la tradition de leurs pères et nullement étrangère à leur enseignement ésotérique ». Récemment, en août 2000, le grand rabbin de France Joseph Sitruk confirme que « les maître de la Kabbale disent que la vie de chaque être humain appartient à un cycle de réincarnation, certaines âmes revivent et viennent terminer dans un cycle ce qu’elles n’ont pas terminé dans un cycle précédent pour parvenir à une sorte de perfection ». On aurait donc tort de s’en tenir au credo officiel des religions et aux généralités que l'on colporte à leur sujet.

    Par contre, le credo est bien, comme doctrine officielle, un instrument de pouvoir implacable. Pic de la Mirandole en a fait les frais. On sait qu’il possédait une érudition extraordinaire. Il osa contredire l’autorité en soutenant qu’Origène n’était peut être pas damné. Ce qui suffit à le faire soupçonner d’hérésie. Il aurait pu y laisser sa peau si l’avènement d’un pape plus libéral en 1492 ne l’avait pas sauvé. Alexandre VI Borgia lui-même, par un Bref daté du 18 juin 1493, absout le comte de la faute de parjure. Giordano Bruno, un siècle plus tard n’aura pas cette chance. Après 10 années de prison, accompagnées comme il se doit de torture, il est condamné au bûcher à Rome en 1600. Détail intéressant : Bruno se range lui-même avec Origène dans le camp des « philosophes réprouvés ». Ce qui est stupéfiant c’est qu’il prend nettement parti contre le dualisme officiel et qu’il admet la renaissance. Lors de son procès, il répond à ses juges : « Ici, selon ma façon de philosopher, je n’entends pas que l’âme soit une forme, puisque aucun passage de l’Écriture sainte ne l’appelle ainsi, mais un esprit qui est dans un corps, tantôt comme un habitant dans sa maison, tantôt comme un pèlerin dans son pèlerinage, … tantôt comme un captif dans sa prison ». Bruno est accusé par ses juges de « pythagorisme » et obligé de renier son œuvre La Cabale du cheval pégaséen où il s’amusait beaucoup avec une vision franchement panthéiste de l’univers :

    « Âne. Ne sois pas aussi fier, Micco, et souviens-toi que ton Pythagore enseigne qu’il ne faut rien mépriser de ce qui se trouve au sein de la nature. Bien que j’aie à présent la forme d’un âne, j’ai pu, ou je pourrai bientôt me trouver sous la forme d’un grand homme ; et toi, bien que tu sois un homme, tu as pu, ou tu pourras bientôt être un grand âne, si le juge opportun celui qui dispense les aptitudes, attribue les places et dispose des âmes qui transmigrent ».

    Bref, il n’est pas bon, au temps de la sainte Inquisition, de respecter l’incarnation de la femme et celle de l’âne. Inversement, admettre la réincarnation, incline directement au respect de toutes les incarnations. (texte)

C. L’être psychique et l’incarnation

Nous avons au sujet de l’Inde beaucoup de préjugés. Parmi eux figure l’idée que les indiens « croient » dans la réincarnation, comme les occidentaux « croient » dans la résurrection. La réalité est bien plus complexe comme nous allons le voir. D’abord parce qu’il ne s’agit pas pour eux d’une croyance, mais d’un fait devant lequel on s’incline plutôt justement avec défaitisme. Ensuite, parce que les philosophes indiens ne la regardent pas du tout sous le même angle que nous et voient dans l’ultime Réalité précisément ce qui n’est soumis ni à la naissance ni à la mort. Le cours des renaissances, le samsara, se situe sur le plan du relatif et du temps. Sam veut dire « avec », sara désigne le fleuve. Le samsara est le fleuve du Temps qui emporte toutes choses dans leur phénoménalité. Or ce qui est, l’Être ou l’Absolu,  (R) transcende le temps et l’espace, tout en les enveloppant. La connaissance du samsara est par nature secondaire et partielle, elle n’est pas essentielle pour trouver l’âtman, le Soi. C’est dans la métaphysique indienne la plus élevée, dans le Vedânta, que le rejet de la réincarnation est le plus net !

1) Revenons sur ce que nous avons vu auparavant concernant la nature trinitaire de l’homme comme âme-esprit-corps. Le corps-physique, sthula-sarira, est soumis au temps. La loi du changement fait que tout ce qui apparaît à un moment, dure un certain temps, puis disparaît. Le corps a une naissance, un développement et une mort, conformément à la création-conservation-destruction qui gouverne toutes choses dans prakriti, la Nature. C’est le champ de ce qui est appelé dans la Bhagavad-Gita la prakriti inférieure. Ce corps se maintient par la nourriture et c’est lui qui est mis au tombeau ou brûlé. Ici bas, toutes choses sont de l’ordre de ce qui « mangeur ou mangé ». Le monde relatif est un brassage constant et ce qui vient de la Nature retourne à la Nature. Le corps né de la terre retourne à la terre et sur ce point, Épicure a raison. Les textes anciens du Vedânta utilisent le terme annamaya-kosha, « corps de nourriture », pour désigner ce que nous appelons d’ordinaire le corps grossier observable. Mais ce corps n’est pas le Soi, âtman.

Le corps-physique n’est pas une simple chose, comme la cruche ou le cendrier, il est dans sa matérialité même le point d’application de l’expérience de la conscience. L’incarnation de l’esprit n’est rien d’autre que cela. On appelle suksma-sarira, corps-subtil, la forme que revêt l’être psychique incarné. Le corps-subtil, par opposition au corps-physique, il est non-matériel. Il est inaccessible aux instruments de mesure, parce qu’il ne se situe pas dans l’ordre de l’observable qui est objet matériel pour la science. Cependant, parce qu’il est tissé de la subjectivité, parce que la perception subjective va bien au-delà de l’observable au sens matériel du terme, il peut être vu par une vision subtile, yogadrishti. Il se situe au niveau le plus fin du relatif.  Il est décrit alors comme une enveloppe plus grande que le corps-physique. De ce point de vue, on dit que ce n’est pas l’âme qui est dans le corps, mais plutôt que c’est le corps qui est dans l’âme, retenue comme par un filet.

On appelle prâna l’énergie fondamentale à l’œuvre dans l’univers. On appelle prânamaya-kosha  la gaine de l’énergie vitale. Prâna, circulant dans le corps, se différentie en cinq courant, cinq prâna qu’il est possible contrôler à partir du souffle. Shankara écrit à ce sujet : « les prâna dont l’action se fait sentir en chacun de nous forment, en s’associant avec les cinq organes de l’action, la gaine de l’énergie vitale. Ces diverses forces pénètrent et animent la gaine grossière, laquelle exerce son activité, comme si elle était réellement vivante». Il serait tentant de considérer cette structure énergétique comme l’âme. Ce que fait souvent l’occultisme. Réponse du texte : « cette gaine subtile, elle non plus, n’est pas le Soi, elle n’est qu’une modification de l’énergie vitale cosmique,  prâna-vâyu ». « Cette énergie serait tout à fait incapable de discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais tant pour elle-même que pour les autres ; elle n’est jamais que l’instrument passif du Soi ».

L’architecture subtile du psychisme est organisée sous la forme de poupées russes emboîtées les unes dans les autres. La gaine de l’énergie vitale dépend elle-même de manomaya-kosha, la gaine mentale, le manas (cf. racine MAN penser, manas l’esprit, manu, l’homme, mens en latin, mental en français etc.). « Les organes d’information, associés au manas, constituent la gaine subtile, cette gaine est la cause de toutes les différences que nous créons entre les choses, et la première d’entre elle s’exprime de la sorte : ‘c’est moi’, ou ‘c’est à moi’. Elle possède de grands pouvoirs, entre autres celui d’établir des distinctions de nom et de forme (nama-rupa) etc. Elle se manifeste comme une force subtile qui pénètre et anime la gaine d’énergie vitale à l’intérieur de laquelle elle vient s’insérer». C’est elle qui est affectée par l’alternance veille-rêve-sommeil profond. A l’état de veille, le monde apparaît, mais le mental en constitue la perception dans une opposition rigide de la dualité sujet/objet. A l’état de rêve se produit aussi une manifestation, mais « tout contact avec le monde extérieur est coupé momentanément ; sans secours étranger, le mental crée alors des différents éléments qui composent un univers complet». Enfin, « dans le sommeil profond, lorsque le mental est réduit à l’état causal, plus rien n’existe pour le dormeur », le monde est non-manifesté pour le sujet, la conscience n’est plus conscience de rien, elle est résorbée dans la Vacuité. C’est donc l’esprit qui structure l’expérience du sujet : « le mental est, tout à la fois la cause de notre servitude et la cause de notre libération».  « Le mental crée en chaque homme un attachement pour le corps et les autres objets des sens ; par là il le réduit à l’impuissance comme un animal dont tous les membres sont ligotés ». La gaine mentale n’est pas non plus le Soi. Elle est par rapport au Soi encore un objet.

L’esprit, ramené à son essence est buddhi, l’intellect. « Associée aux organes d’information, la buddhi, avec ses informations, prend les caractéristiques de l’agent ou du sujet sensible. Elle forme ainsi la gaine de l’intellect vijnanamaya-kosha, et cette gaine est, pour l’homme, cause de la renaissance ». La gaine de l’intellect est un reflet de la pure Intelligence, Cit, mais elle n’est pas la pure intelligence. Elle est seulement douée de fonction cognitive, associée à l’aptitude à s’identifier à l’objet tout en élaborant des constructions mentales. Et la pensée, ce n’est que cela. « Cette gaine n’a pas de commencement dans le temps ; elle est caractérisée par le sens de l’ego ahamkara. On lui donne le nom de jiva (individualité vivante). C’est elle qui exerce son activité dans le monde empirique ». Pourquoi l’esprit, sous cette forme, est-il cause de la renaissance ? Parce qu’il est mémoire. L’esprit n’existe pas sans le temps psychologique et la mémoire. Il y a un corps de mémoire qui l’accompagne, qui, sous la forme de tendances séminales, samskara, fait naître en lui des désirs. Or le désir est la racine de toute création. C’est l’énergie propre au désir qui propulse, crée et construit l’incarnation. C’est la gaine de l’intellect qui « en s’incarnant en de nombreux corps, vient en ce monde et s’en va ». Or la gaine de l’intellect n’est pas le Soi. « La gaine de l’intellect brille d’un vif éclat, car elle est toute proche du Soi. Et le Soi, en s’identifiant à tort avec elle, subit, par la vertu de l’illusion, la loi des renaissances ». Alors, quelle est la relation entre le Soi, l’âme, et l’esprit ? « L’âtman qui ne doit sa lumière q’à lui seul, l’âtman qui est Intelligence pure, resplendit dans la caverne du Cœur… bien qu’essentiellement immuable, l’âtman joue, au moyen de sa surimposition, la gaine de l’intellect, les rôles d’agent et d’expérimentateur ». Tous les termes sont importants ici. Nous l’avons déjà dit, la voie d’accès de l’esprit à l’âme se trouve dans hridaya le Cœur. Le Soi est sa propre lumière par essence auto-référente et témoin. En assumant le jeu de l’esprit, le Soi devient acteur dans le monde phénoménal et il fait l’expérience de lui-même en tant que sentiment de Soi. Ainsi, la gaine de l’intellect n’est pas non plus le Soi.

Enfin, il existe une dernière structure, ânandamaya-kosha, la gaine de béatitude. Le Soi est dans samadhi, l’enstase, expérimenté comme sat-cit-ânanda. Le terme Sat : veut dire pure existence, Etre. Cit, pure Conscience et pure Intelligence. Anânda, Béatitude. C’est l’éveil de la béatitude présente dans le Soi qui nous fait croire que l’objet est cause de ce sentiment que nous appelons le bonheur. Toutes les motivations liées à la recherche du plaisir ont leur ressort secret à ce niveau. Cependant, la gaine de félicité n’est pas active de la même manière dans les trois états relatifs de conscience. « Dans la condition du sommeil profond, la gaine de félicité fonctionne à plein, dans les autres conditions, celle de veille et de rêve, elle n’a qu’une activité restreinte, car elle n’entre en mouvement qu’à la vue et au contact d’un objet plaisant ».  Dans le sommeil profond, la dualité prend fin, l’ego est résorbé dans le Soi d’où l’apaisement bienheureux qu’il procure. Dans l’état de rêve, la dualité entre en jeu, si bien que le sujet attribue la joie et toutes ses modalités à l’objet, bien qu’en réalité il en soit la seule cause. Dans l’état de veille, la déréliction semble jouer à fond et le sujet cherche dans l’objet ce qu’il trouve à titre de plaisir et il croit que la poursuite des objets est susceptible de procurer le bonheur.

En exerçant viveka, la discrimination entre le réel et l’irréel, le chercheur spirituel finit par écarter les cinq gaines. D’où la question du disciple : « Une fois que ces cinq gaines ont été écartées en tant qu’irréelles, que pourrais-je trouver, Maître, en cet univers ? J’aboutis au néant, à la Vacuité pure ». Et c’est là que divergent Vedânta et le bouddhisme. Le bouddhisme nie que quelque chose puisse subsister en ce point et il identifie l’ultime Réalité à la Vacuité. Le Vedânta maintient que le sens de l’Identité est consubstantiel à la Réalité et qu’il y a bien un Je pur au Cœur absolu de la subjectivité, même si celui-ci n’a rien à voir avec l’ego auquel nous nous identifions dans l’ignorance. « Le Soi est une Entité qui se connaît elle-même et par elle-même », mais on ne peut pas connaître le Soi, on ne peut qu’être le Soi. Toute définition du soi est ignorance. Le Soi est différent de tout ce que nous pouvons imaginer parce que dans son essence, il est identique à Brahman, l’Englobant. « Brahman est Être et Intelligence, il est l’Absolu, il est félicité pure, félicité suprême, non-crée, éternelle et indivisible. Et Brahman ne diffère en rien du jiva, car Il n’a ni partie intérieure, ni partie extérieure ; c’est en ce même jiva qu’il règne dans toute sa gloire. Brahman est la suprême Unité, l‘unique réalité, puisque rien d’autre que le Soi n’existe ».

 2) Par conséquent, il est inutile de s’embarrasser outre mesure avec la notion de réincarnation a son siège dans l’ignorance. Autant aborder la réalisation du Soi, ici et maintenant, par la fenêtre de l’intemporel, en mettant carrément entre parenthèses le temps psychologique. C’est ce que fait le plus souvent la spiritualité contemporaine et tout particulièrement celle qui se rattache à l’advaita (non-dualisme) védantique. Les différences ici tiennent ici surtout à la différence entre la voie abrupte du non-dualisme pur, comme chez Ramana Maharshi ou Nisargadata Maharaj, ou la voie progressive, comme celle du yoga intégral d’Aurobindo. Sur la voie progressive, on acceptera de laisser une place à des explications sur la théorie de la renaissance. L’élément clé qui le justifie, c’est que la perspective du Temps a un sens, si l’âme s’incarne, c’est parce que son aventure a le sens d’une évolution spirituelle. Témoin ce texte d’Aurobindo dans ses Lettres sur le yoga :

 « Il est nécessaire de comprendre clairement la différente entre l’âme qui évolue (être psychique) et le pur âtman, moi ou esprit. Le moi pur est non-né, il ne passe pas par la mort et la naissance, ne dépend ni de la naissance ni du corps, ni du mental ni de la vie, ni de la Nature manifestée. Il n’est pas lié par ces choses, n’est ni limité, ni affecté par elles, bien qu’il s’en revête et les contienne. L’âme, au contraire, descend dans la naissance et passe, au moyen de la mort –bien qu’elle ne meure pas elle-même, car elle est immortelle- d’un état à un autre, du plan terrestre à d’autres plans, puis revient à l’existence terrestre. Elle produit, par cette progression de vie en vie, une évolution ascendante qui la conduit jusqu’à l’être humain et fait évoluer, à travers tout cela, un être d’elle-même que nous appelons l’être psychique, qui soutient l’évolution et élabore une conscience humaine physique, une conscience humaine vitale, une conscience humaine mentale, instruments de son expérience du monde et d’une expression d’elle-même travestie, imparfaite, mais croissante. Tout cela, elle le fait derrière un voile, laissant entrevoir son moi divin seulement dans la mesure où le lui permet l’imperfection de l’être instrumental. Mais il vient un moment où elle est capable de se préparer à sortir de derrière le voile, à prendre le commandement et à orienter toute la nature instrumentale vers un accomplissement divin. C’est le commencement de la vraie vie spirituelle ».

Ce texte est très étonnant  car il précise très clairement, dans le sens que nous avons marqué auparavant, la différence entre l’âme au sens purement spirituel du terme et l’être psychique en jeu dans la renaissance. C’est l’être psychique qui dans le temps s’éveille et par là évolue. L’homme commence par s’identifier à son corps et lui accorde son attention, ce qui fait de lui l’homme charnel. Puis, il prend conscience qu’il est un esprit et il se met à répondre aux besoins de son esprit, il devient l’homme éthique. Enfin, il s’éveille à la présence de l’âme en lui et se met à écouter son âme. L’âme, ou Soi divin prend alors le commandement de sa vie et c’est « le commencement de la vraie vie spirituelle ». Ce que les traditions anciennes disent, c’est qu’un tel chemin ne peut se faire en une seule incarnation. Il faut que l’être psychique ait frayé sur tous les chemins, connu toute la richesse de l’expérience de la renaissance pour que le voile s’amenuise et que le sens ultime de sa destinée spirituelle s’accomplisse. Platon parlait d’âmes qui sont encore toutes jeunes. La personnalité est lente à s’intégrer. La préparation est longue pour que le fruit soit mûr. Dans le langage d’Aurobindo la vie tout entière est un yoga : un retour à Soi et une union de la Vie avec elle-même. Le voyage est sans fin, mais le but est partout. Le voyage de l’âme vaut pour lui-même, pour la joie du voyage et la joie des retrouvailles. L’interprétation populaire de la réincarnation ignore le sens de ce jeu. Elle ne retient qu’une absurde répétition, un enchaînement de souffrances sans fin dont il faut se libérer coûte que coûte. Tout autre est la signification évolutive de la renaissance.

Le principe compris, il est possible d’avoir ensuite beaucoup de détails. Voici ce que dit encore Aurobindo à ce sujet :

    « L’âme prend naissance chaque fois, et chaque fois un mental et un vital et un corps sont formés avec les matériaux de la nature universelle d’après l’évolution passée de l’âme et ses besoins pour l’avenir.

    Lorsque le corps se dissous, le vital va dans le plan vital et y reste un certain temps, mais au bout de ce temps, l’enveloppe vitale disparaît. La dernière à se dissoudre est l’enveloppe mentale. Enfin l’âme ou être psychique se retire dans le monde psychique pour s’y reposer jusqu’à l’approche d’une nouvelle naissance.

    Tel est le processus habituel pour les êtres humains d’un développement ordinaire. Il y a des variantes selon la nature de l’individu et son développement. Par exemple, si le mental est fortement développé, l’être mental peut subsister – et de même pour le vital- à condition qu’ils aient été organisés par l’être psychique véritable et soient centrés autour de lui ; ils partagent alors l’immortalité du psychique.

    L’âme rassemble les éléments essentiels de ses expériences dans la vie e en fait la base de sa croissance dans l’évolution ; quand elle retourne à la naissance, elle prend ses enveloppes mentale, vitale et physique, et autant de karma qui lui sera utile dans la nouvelle vie pour acquérir davantage d’expérience. En fait, c’est pour la partie vitale de l’être que se font le shraddha et les rites».

    L’être psychique en quittant le corps-physique, ce qui s’appelle techniquement la NDE, traverse un séjour intermédiaire décrit comme un « ciel ». Ce que l’on appelle « paradis », « purgatoire », « enfer » ne sont que des états de conscience que l’être psychique ne fait que traverser après la mort, en écho avec le contenu de ses propres pensées. Mais ce séjour est provisoire. Disons que sur ce plan les religions le plus souvent voient un peu court. L’être psychique rassemble ensuite l’essence de son expérience. Les germes de désirs qui sont en lui l’attirent vers une nouvelle naissance, dans la matrice d’une femme. Ce qui n’était alors qu’une petite boule de chair, devient alors une personne à part entière et l’être psychique va modeler ensuite de l’intérieur le développement du corps, attirer à lui les circonstances qui sont en résonance avec le passif inconscient de sa mémoire. Noter le dépouillement successif des enveloppes décrit par Aurobindo. Ce processus est à l’origine de toute sortes de phénomènes soi-disant « paranormaux », sans grand intérêt, dont se régale la curiosité ésotérique.

    Dernier point. L’actualité des recherches est si riche qu’il faudrait un dossier complet : le problème des traces de la mémoire. Si l’esprit par nature conserve son passé, il devrait y avoir enfoui dans l’inconscient une mémoire archaïque qui fait référence à la renaissance. C'est d'ailleurs un argument assez naïf des "anti-réincarnation". Platon avait clairement répondu qu'il était bon que l'homme oublie pour que son libre-arbitre lui soit donné à chaque fois. Aurobindo était très au courant de cette question qui a donné lieu à beaucoup d’études : « L’oubli complet qui accompagne le retour de l’âme à la naissance n’est pas une règle générale. Particulièrement chez les enfants, de nombreuses impressions de la vie passée peuvent être assez vives et fortes, mais l’éducation et l’influence matérialistes de l’entourage empêchent leur vraie nature d’être reconnue. Un grand nombre de gens ont même des souvenirs précis d’une vie passée. Mais cette capacité n’étant pas encouragée par l’éducation et l’atmosphère, ne peut demeurer ou se développer, dans la plupart des cas, elle est étouffée et disparaît. En même temps, il faut noter que ce que l’être psychique emporte avec lui et rapporte, c’est ordinairement l’essence des expériences qu’il a eues dans les vies précédentes, et non les détails, de sorte qu’on en peut pas  ’attendre à trouver là une mémoire semblable à celle que l’on a dans l’existence actuelle ». Il existe une solide  bibliographie sur le sujet. Il faut aussi savoir qu’il existe même des techniques de régression dans la mémoire assez efficaces, qui ouvrent la boite de Pandore des souvenirs d’un passé bien plus lointain que la vie actuelle. La question de la renaissance, comme celle des NDE, est aujourd’hui passée au stade expérimental.

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     Nous voyons donc que ce problème de la renaissance n’est pas du tout une curiosité anodine et pas une curiosité du tout. On a torturé et brûlé des hommes pour la seule raison qu’ils l’admettaient. Rien que pour rendre son honneur à Giordano Bruno, il serait bon que les philosophes s’en préoccupent. Jean Marie Détré note qu’il est regrettable que depuis le Moyen Age les philosophes aient été sous le dictat de l’Église sur cette question. Il a fallu attendre Lessing avec L’Éducation du genre humain, et les romantiques pour qu’enfin on en reparle.

    Notons enfin que la théorie indienne de la renaissance est très mal comprise en Occident, comme la théorie du karma dont elle n’est qu’une conséquence. Le paradoxe, c’est qu’elle n’est pas du tout au centre de la pensée indienne comme on le croit. Elle n’est envisagée ni comme la répétition de l’individu « John Smith », ni comme une simple croyance. La plupart des auteurs d’envergure ne s’y attardent que ce qui est nécessaire. D’abord parce que le passé, c’est le passé et qu’il vaut mieux le laisser là où il est et prendre en compte la vie actuelle ici et maintenant. Ensuite, la complexité du processus est telle que l’on perdrait son temps à vouloir l’explorer dans le détail. Une personne actuelle, liée à un nom, c’est bien assez. Mais attention, ce n’est pas une raison pour écarter d’un revers de main ce qui a peut être un fond de vérité incontournable.

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     © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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