Quand nous voyons dans quel pétrin se trouve notre société et les difficultés énormes qu’elle rencontre, nous sommes tout près de considérer qu’il faut une force extérieure considérable pour maintenir les hommes ensemble, car ils ne semblent vraiment pas sociables. L’existence des conflits sociaux est immémoriale et il ne semble pas y avoir de société humaine sans tensions internes. Hobbes en a tiré des conclusions cyniques : le meilleur régime politique, c'est l'absolutisme, et la seule paix possible, c'est la paix sous la surveillance d'une police.
Pourtant, l’édification de toute l’histoire s’est sédimentée dans des institutions sociale et nous vivons dans un monde qui est ce qu’il est grâce au dynamisme de la société. Ne devons-nous pas après tout ce que nous sommes à la société ? N’est-il pas naturel pour l’homme de se sentir membre d’une société ? Y a-t-il une grande différence entre se sentir membre d’une famille et membre de la société ?
* *
*
1) Si l'homme fait partie de la Nature, il faut bien que d'une certaine manière, la société humaine soit naturelle. Mais à condition que l'on regarde la Nature elle-même, comme un agencement constants de moyens en vue de fins. Dans une interprétation finaliste de la Nature, il devrait y avoir une explication naturelle de l’existence des sociétés humaines. Dans l’Antiquité, Aristote partait du principe que la société humaine est aussi naturelle que la société animale.
---------------L’homme par nature un
animal politique. Le lien entre les hommes est d’abord celui que tissent les besoins et c’est en fonction de la complexifications des besoins, que se comprend l’édification de la Cité.
Le lien entre les hommes est d’abord celui que tisse les besoins naturels et
c’est en fonction de la complexifications des besoins que se comprend
l’édification de la Cité. De ce point de vue, il existe une sociabilité
naturelle qui remonte à la communauté de la famille. Ce sont les besoins qui primitivement, lient les hommes entre eux. . La thèse d’Aristote
dans
L'Ethique à Nicomaque et
La politique, est donc d’abord d’ordre économique,
mais elle a une portée bien plus large dans le cadre d'une philosophie de la
Nature. (texte)
La première communauté familiale est celle qui est fondée sur la satisfaction des besoins quotidiens. « La communauté constituée par na nature pour la satisfaction des besoins de chaque jour est la famille». (cf. texte)
Afin de pourvoir satisfaire aux besoins qui ne sont plus quotidiens, les familles doivent s’unir et c’est ainsi que se structure le village. Les villageois sont ceux qui s’entraident pour la satisfaction de besoins que chacun ne pourrait pas satisfaire à lui seul.
Quand plusieurs villages s’assemblent naît alors la Cité, dont la vocation première, selon Aristote, est l’autarcie, l’indépendance économique. La Cité vient achever le processus de socialisation. La Cité n’est pas seulement là pour permettre à chacun de vivre, elle « existe pour permettre de bien vivre ». Le nom moderne que nous avons adopté pour cette structure est l'État. (texte)
De la famille à la Cité, en passant par le village, il y a une continuité naturelle, en sorte que la société paraît avoir été voulue par la Nature, en vertu de la finalité naturelle. De même que la Nature a fait l’œil pour réaliser la fonction de la vue, elle a fait la Cité pour réaliser la fonction de la communauté, pour la porter à sa perfection propre. « C’est pourquoi toute cité est un fait de nature ». Si la sociabilité de l’homme participe de la Nature, elle participe aussi de sa finalité, elle a été voulue par la Nature comme « à la fois une fin et un bien par excellence ».
La Nature, comme intelligence créatrice et organisatrice est la totalité qui précède l'existence des parties. De même, dans la totalité politique, la structure du tout est antérieure aux individus. La Cité en ce sens est « antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuellement. Le tout, en effet est nécessairement antérieur à la partie, puisque le corps entier une fois détruit, il n’y aura ni pied ni main, sinon par simple homonymie et au sens où l’on parled’une main de pierre : une main de ce genre sera une main morte. »
Si le tout est antérieur à la partie et lui donne son sens, l’individu comme partie de la société, ne peut se définir sans sa relation avec elle, et l’individualisme est dans son principe une erreur. Il n’y a d’individu qu’au sein d’une société de même qu’il n’y a d’organe qu’au sein d’un corps. La société est un corps social dans lequel chacun trouve sa place et dans lequel la vie nourrit chaque individu. Ici nous pouvons remarquer à quel point la thèse d’Aristote s’appuie sur une conception finaliste et organiciste de la Nature. Toujours est-il qu’il en résulte que l’individu – parce qu’il ne peut pas se suffire à lui-même - n’a sa place qu’en tant que membre organique de la Cité. Un homme qui serait auto-suffisant dit Aristote, serait soit une brute, un animal revenu à la nature, ou bien un dieu qui par nature est parfait et ne dépend de rien. Ce qui caractérise la condition humaine, c’est la dépendance d’une multitude de besoins, et il est naturel que les hommes vivent unis dans un tout social, qui est lui-même un tout qui fait partie de la grande totalité de la Nature.
2) Cette idée que le Tout est supérieur à la partie se retrouve chez la conception, cette fois-ci religieuse du Grand Être d’Auguste Comte. Dans sa vision de la religion de l'humanité, il soutient que vouloir penser l’individu indépendamment de la Société est une absurdité. La Société n’est pas décomposable. Elle existe avant la naissance de chaque individu et existera encore après sa mort. Elle est le corps mystique de l'humanité, dont chaque homme est une simple cellule. Nous en pouvons pas fragmenter ce qui est indissociable. En tant qu'individu, je dois tout ce que je suis à la Société. J'ai reçu de la société ma langue, ma culture, mon savoir, mes usages, mes pensées, mes espoirs, mon avenir, mon éducation ma culture. L'individu, pensé à part, cela n'existe pas. L'individualisme est une aberration, car il pense l'existence de manière fragmentaire, alors qu'elle est toujours prise dans un tout qui al dépasse. Pour comprendre l’existence sociale, il ne faut pas la dissoudre, mais au contraire montrer la dépendance étroite qui lie la partie au tout. Cette dépendance de l’individu à la société justifie le fait que nous « naissons chargé d’obligations de toute espèce, envers nos prédécesseurs, nos successeurs, et nos contemporains ». Comte en déduit qu’il n’y a pas de « droit » de l’individu, contrairement à ce que nous pensons, il n’y a que des « devoirs » envers la Société, qui est comme le corps mystique de l'Humanité qui nous a engendré. Le positivisme accrédite la naissance de la sociologie qui se développe après lui avec E. Durkeim. Si la mystique du "Grand Être" disparaît, par contre la réification de la "société" y trouve toute sa place et le commencement de sa longue carrière. Le "social" y recevra un statut de réalité en soi, réalité dont une étude objective devient possible.
Chez l’animal, le Tout importe davantage que la partie, l’espèce compte plus que l’individu. S’il en était de même chez l’homme, alors, peut-on se demander, comment pourrait-on faire la différence entre une société animale et une société humaine ?
La réponse que donne Aristote est très importante : la sociabilité humaine est liée au langage. « La nature en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme, seul de tous les animaux possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres) ; le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste ». La communauté humaine est naturelle de fait, mais elle est fondée sur le langage. Ce qui change tout. Le langage, c’est justement la possibilité d’un artifice le langage rend possible une entente fondée sur le consensus et la convention. De là à dire que la société humaine est conventionnelle il n’y a qu’un pas.
Or, c’est exactement le parti que prennent les auteurs du XVIIIème siècle, en disant que la sociabilité chez l’homme n’est pas naturelle, mais résulte seulement d’une convention. C’est le point commun de Locke, Hobbes et Rousseau, d’admettre que le passage de l’état de nature à l’état social suppose une convention implicite passée entre les hommes. Là où ils diffèrent, c’est seulement dans la manière d’interpréter le contrat social. L’homme vit en société seulement parce qu’il en tire des avantages, non pas parce qu’il y est naturellement porté. C’est sous la dictée de considérations utilitaires (texte) que les hommes ont accepté de vivre en société, comme dit Hume dans le Traité de la Nature humaine. Ils y trouvaient en effet, la garantie de leur sécurité, une protection par une police, la garantie de leurs biens et de leur personne. Nous admettons assez aisément, que vivre en société, implique accepter des règles. Cela fait partie du jeu social. Accepter des règles suppose que nous reconnaissions qu'il est nécessaire de respecter en commun des lois qui s’appliqueront dans la société et que tous aurons avantage à voir appliquées. Si nous ne sommes pas spécialement portés à un élan d'altruisme et de générosité vers les autres, du moins pouvons nous reconnaître que c'est dans notre intérêt à tous que les règles sociales soient correctement respectées.
---------------Ainsi, logiquement, (pas de fait), toute société remonte à une première convention par laquelle elle a été instaurée. Ce n’est pas tant une initiative historique (on serait bien en peine de dire quand et où les hommes décidèrent de former société). Mais c'est une nécessité logique. Un implicite qu'il convient de rappeler quand on l'a oublié et que la rupture menace. Il y a un saut entre la Nature et sa temporalité naturelle et l’Histoire et sa temporalité historique. A l'origine de
toute société humaine, il y a un contrat social implicite. Ce qui est essentiel, c’est de dire clairement quel sont les clauses du pacte social, de dire quelles sont les règles implicites que toute personne vivant en société se doit de respecter.
Dans le Discours sur l’Origine de l’Inégalité parmi les
Hommes, J.J. Rousseau s’attaque à ce problème, et les termes complets de la
solution qu’il donne, apparaîtront plus tard dans Le Contrat social. Remontant par la pensée à l’état de nature, Rousseau imagine un homme qui ne serait pas encore sociabilisé, l’homme naturel. Contrairement à ce qu’Aristote admet, la sociabilité n’a pas été présente à l’origine, l’homme naturel est un animal avantageusement organisé par la nature, mais il est plutôt solitaire et indépendant. Une sorte d’ours, peu porté à faire société avec ses semblables. Il aurait pu demeurer isolé si les conditions de la vie avaient été faciles et la Nature prodigue. Ce sont les accidents naturels qui précipitent la formation des premières sociétés. C’est dans une nature devenue hostile, que les hommes se regrouperont en communautés primitives. De là les premières passions et la formation d’une sociabilité toute affective. Qui est la première forme de la sociabilité, celle du
cœur, avant celle du droit. A ce temps des premières familles, "'enfance heureuse de l'humanité", succède la formation des tribus itinérantes. Des nations sont implicitement constituées et l’humanité adulte est déjà mûre pour la formation de l’État. Mais la naissance de la société n’apparaîtra réellement sous des formes tangibles qu’avec la
propriété de la terre. Le premier qui planta des poteaux pour fixer un enclot, un terrain cultivable, fut le vrai fondateur de la société explique Rousseau. La propriété, en effet, est bien plus que la possession physique. C'est tout un monde qui les sépare, comme la culture se distingue de la nature. La propriété n’a de sens que dans une reconnaissance commune du droit. Il faut que les hommes conviennent que tel champ appartient à A, B, ou C. Cette convention présuppose aussi,
ce qui est très important, qu’ils possèdent un langage commun. A partir de la première convention, de la reconnaissance en droit de la propriété, il faut bien tirer des conséquence : la protection d’une police, l’instauration d’un pouvoir politique, la fixation de frontières etc. La propriété légitimée donne un statut de droit à l’égoïsme naissant de l’homme, elle donne aussi carrière à l’égocentrisme collectif.
Mais ce qui est accentué par Rousseau, c’est qu’en même temps, avec la propriété est apparue, la guerre qui a été inventée par la société et n'existait pas dans la Nature. L’homme découvre désormais une forme de violence liée à la structure sociale, violence qui n’existait pas dans l’état de nature.
Précipité dans l’Histoire, il n’a n’a plus d’autre possibilité que d’en régler le cours en instaurant un État où la concorde pourra être rétablie sous de nouvelles bases. La sociabilité passera alors par le respect d’un contrat social entre les hommes. Le respect qu'il faudra sans cesse rappeler en rappelant les clauses du contrat social. Si, dans une société menacée d’éclatement comme la nôtre, nous ne trouvons plus de recours que de rappeler le devoir de respect, c’est que le contrat social implicite a été oublié, alors même que nous ne pouvons vivre ensemble humainement que dans le respect de règles tacites. L’éducation civique est une nécessité. Elle se fait fort de rappeler le contrat social qui unit les citoyens dans une totalité qu’est l’État. Le lien entre les individus est de part en part contractuel : si vous voulez des acquis sociaux, une protection sociale, une paix sociale, la prospérité, une éducation correcte, un avenir pour vos enfants etc. respectez le contrat social qui fait de vous des citoyens. Dans la mesure où tout État est seulement un état de droit et non de fait, dans la mesure où l’existence de l’État n’a rien de naturel, la relation des citoyens entre eux est aussi une relation de droit et n’est pas naturelle non plus. Elle est fondée sur cette convention qui lie les citoyens dans un État. (texte)
Dans l’Ethique de Nicomaque, Aristote remarquait que si les hommes vivaient dans la concorde s‘ils pratiquaient l’amitié, ils n’aurait pas besoin de justice ! C’est seulement quand la société humaine est devenue conflictuelle que le droit du citoyen prend le pas sur les sentiments d’affections. La relation contractuelle est alors la seule possible. Cela explique le caractère paradoxal de la thèse de Rousseau. L’avènement de la société, c’est l'avènement de l’homme, des potentialités immenses de l’humain, mais c’est en même temps, d’une certaine manière, c'est aussi une rupture qui a tout l’allure d’une catastrophe et d’une chute, car elle précipite aussi les maux de la civilisation qui accompagnent la socialisation. L’homme social sera un homme dénaturé, mais il aura découvert en lui le pouvoir proprement humain de sa liberté. Il entrera dans la sphère de la Culture, en perdant contact avec la Nature et avec sa propre nature.
Nous en sommes là. Nous vivons dans une société fondée sur la convention, nous ne pouvons pas retourner en arrière et regretter un temps qui n’a peut-être jamais existé. Ce qu'il importe, c’est d’élucider la relation étrange que l’homme noue avec la société.
1) Par société, on entend un ensemble d’individus organisés collectivement, de telle manière qu’ensemble ils forment un tout et non pas une simple agrégation d’éléments juxtaposés. L’usage actuel du terme tend à nous faire croire que la société est par nature une construction humaine. Cependant, il ne faut pas oublier que les concepts de société et d’individu ne sont pas seulement du ressort de la philosophie politique. La biologie recourt directement à la notion d’individu et elle doit aussi penser en terme de "sociétés" animales. Bien entendu, nous parlerons ici avant tout de la société humaine, mais quelques idées fausses doivent être relevées sur la comparaison entre la société animale et la société humaine.
L’homme n’a pas « inventé » la société, elle existe déjà dans la Nature. Les fourmis, les termites, les abeilles vivent aussi en société. L’homme n’a pas instauré non plus une « inégalité » qui n’existerait pas dans la nature. Les sociétés animales sont très hiérarchisées, régies surtout par des rapports de fonctionnalité et elles ne sont jamais égalitaires. Il est important de ne pas aller faire de projections naïve sur la nature : il n'existe pas d'égalité dans la Nature. L'égalité est plus un droit qu'un fait. Dans bien des cas, les sociétés animales sont mêmes totalitaires, au sens où un individu devenu inutile est tout simplement supprimé. Une fois que la reine est fécondées, les mâles ne servent plus à rien. Dans la société animale, l’intérêt du tout prévaut de très loin sur l’intérêt de l’individu, tandis que dans nos sociétés humaines, nous avons tendance à faire passer en avant la sauvegarde de l’individu. Nous percevons comme héroïque le sacrifice d’un individu pour la société, au lieu d’y voir un comportement naturel, comme cela peut l’être chez l’animal. Chez l’homme, l’individualisme prévaut. L'animal n'a pas notre sens de l'ego. Que signifie alors le mot société dans un contexte humain ? De manière très élémentaire, tout ce qui rapporte à la structure de l'individualité fondée sur l'ego. L'ego dit : cela est à moi. La conscience collective organisée sur l'individualisme, est une conscience d’appartenances communes. Une société humaine comporte des règles, une tradition, une langue, des productions culturelles, des mœurs, une histoire dans lesquels chacun peut se reconnaître. Une société est cimentée par une culture. "Ma" culture. Il faut insister sur ce point : il n’y a pas de société sans règles sociales : que l’on remonte au plus lointain passé, on ne trouve pas de société « sans foi ni loi », on trouve toujours des règles sociales. Ce n’est pas l’État qui a fait naître la morale, la morale appartient déjà à la conscience sociale. La société est donc indissociable de la structure d’une certaine conscience collective dans laquelle l’individu est formé, même si par ailleurs il a tôt fait de réclamer contre elle sa conscience individuelle.
2) Kant qualifie d’insociable sociabilité cette nature conflictuelle de l’homme dans sa relation à la société. Comme lorsqu’il analyse l’amitié, Kant se sert d’une métaphore empruntée à la physique de Newton. L’univers se meut dans un équilibre entre force d’attraction et de répulsion. Les hommes d’un côté sont attirés les uns pas les autres, et ils portent en eux une sociabilité, un penchant à entrer en société. « L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est à dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles ». C’est au milieu des autres hommes que son humanité se forme et s’épanouit. La sociabilité n’est pas seulement un penchant à l’altruisme, mais une exigence du développement de la culture. Le développement des potentialités humaine suppose que l’homme reçoive une éducation. Un homme éduqué a été poli par son éducation qui l’a rendu civilisé ce qui doit vouloir dire sociable au sens le plus raffiné : donc civilisé.
---------------Mais l’homme porte aussi en lui une tendance inverse, un penchant à se séparer, « il trouve en même temps en lui-même l’insociabilité qui fait qu’il veut tout régler à sa guise et il s’attend surtout à provoquer une opposition des autres ». La tendance à l’insociabilité est par contre inscrite dans l’égoïsme, car on ne s’oppose aux autres, que parce que l’on considère seulement ses intérêt propres avant les intérêts de tous. L'homme en société, voit dans les autres hommes une limite à son pouvoir, une gène, une entrave. Les passions des hommes le placent dans une contradiction : d’un côté ils cherchent une reconnaissance vis-à-vis des autres, une considération ; et d’un autre côté, les passions referment chaque individu sur ses intérêts propres. L’égoïsme replie sur soi, l’altruisme étend au dehors. Ce qui règne dans la société humaine, c’est une sorte de logique des hérissons : loin les uns des autres, ils ont froid, mais quand ils sont trop près, ils se piquent. L’insociabilité n’est jamais complète, car l’homme sait bien qu’il ne peut vivre seul, mais la sociabilité est toujours inachevée, car il y a en l'homme une liberté qui s'accommode mal de l'existence même de l'autre homme. La sociabilité est un processus toujours en devenir et en devenir à travers l'éducation.
Qu’est ce qu’un conflit social en ce sens ? Est-ce seulement le produit d’entités telle que des « forces » sociales totalement extérieures à l’individu ?Non, c’est le résultat de l’antagonisme que l’homme porte déjà en lui. D’un côté l’homme lutte pour préserver ses intérêts propres, et il est prêt pour cela à en découdre avec tous les autres et avec l’État. D’un autre côté, une force inverse est aussi présente en lui, qui vise au maintient, à la préservation de l’intérêt de tous. Cette contradiction, qui a son siège en l’homme, se reflète à l’intérieur des rivalités, de l'émulation des classes sociales en y trouvant des justifications. Un groupe de pression peut donc lutter contre l’État, ainsi que contre un autre groupe de pression, tandis que l’État revendique la nécessité du respect de l’intérêt général. L’homme fait alterner en lui la force de répulsion et la force d’attraction et c’est justement ce qui fait le caractère changeant du mouvement de l’Histoire.
Si les hommes étaient, dit Kant, de paisibles moutons que leur bergers laissent paître, s’ils étaient parfaitement "sociaux", ils en seraient peut-être pas meilleurs. Ils seraient restés dans l’inertie et la passivité. Ils ne seraient même pas entrés dans l’Histoire, ils seraient restés comme le sauvage de Rousseau dans l’état de nature, oisifs, vivant de peu et se bornant à subvenir à ses besoins, dans une nature prodigue. La Nature en a voulu autrement. Elle a incité l'homme à sortir de son inertie. Kant loue la Nature d’avoir doté l’homme d’un caractère insociable qui l’oblige constamment à sortir de la paresse, à répondre au défi que constitue en permanence son insociabilité. L’insociabilité a en effet cette vertu qu’elle précipite le changement. Il y a des révoltes sociales, des soulèvement populaires qui sont un signe de santé, car elles manifestent le besoin de mettre bas une corruption, de dénoncer une injustice et de préparer une société nouvelle. Si l’homme n’était qu’un gentil mouton, il n’aurait pas ce nerf de la révolte quand la situation l’exige. Mais d’un autre côté, l’insociabilité est aussi violence et la violence détruit souvent ce que le temps a laborieusement construit ; la violence peut détruire l’homme et ses œuvres et il ne saurait donc être question de parler en ce sens d’une positivité de la violence. Il y a pourtant selon Kant, un usage de l’insociabilité qui contribue au progrès de l’humanité dans l’Histoire. C’est même peut-être le signe que vrai moteur de l’Histoire n’est rien d’autre que la Nature elle-même poussant l’homme à réellement évoluer, lui interdisant la stagnation.
Nous retrouvons ces idées justement chez un penseur de l’évolution, S. Aurobindo, dans L’Idéal de l’Unité humaine : « Quand la Nature doit concilier deux éléments dans une harmonie, sa méthode constante est de commencer par un mouvement de bascule, lent et continu, où elle semble parfois pencher entièrement d’un côté, parfois entièrement de l’autre ». L’harmonie dans l’Histoire ne peut pas avoir un caractère statique, comme cela pourrait être le cas dans une œuvre picturale. Elle est une harmonisation de forces : « le progrès vers l’harmonie se fait par un conflit de forces et semble souvent ne pas être du tout un effort vers la concorde et l’ajustement mutuel, mais au contraire un effort pour se dévorer mutuellement ». D’où l’éternelle rivalité qui oppose l’individualisme et le collectivisme. Sous ce nom en fait, sous le couvert de l’idéologie, il y a des forces et des tendances qui sont logées dans la nature même de l’homme, à travers l’antagonisme qu’il porte en lui. D’où les utopies sociales qui de tout temps ont cherché des réconciliations « pour arriver à une libre solitude ou une libre association». De même qu’il est au fond très humain de rechercher son avantage propre, il est humain de vouloir réaliser un idéal plus élevé qui réconcilie l’homme et la société. Seulement, pour que l’idéal descende sur terre, il faudrait que le cœur de l’homme change, que sa conscience s’élargisse. Sans cela, toutes les tentatives des utopies sociales se terminent par l’échec, si ce n’est le bain de sang, le fondement psychologique de l’harmonie n’ayant pas été réalisé.
* *
*
Hélas nous devons peut-être regretter que l’homme ne soit pas un mouton, un être parfaitement sociable et que cela lui coûte les souffrances de l’Histoire et les conflits sociaux. Mais c’est peut-être le prix à payer pour qu’il puisse avancer dans l’Histoire. C’est la rançon de la diversité d’expériences que constitue l’Histoire.
Nous ne pouvons pas envier à l'animal sa sociabilité. Les types sociaux qu’il nous présente sont rigides, immobiles dans le temps. La société animale est dominée par des rapports de force et elle est le plus souvent une construction totalitaire. La société humaine est sortie de la nature, elle est élevée sur un fondement qui est plus spirituel que naturel. Elle vise à remplacer le rapport de force par un rapport de droit. Pourtant, les analyses d’Aristote soulignent que la Cité reste soumise à la Nature, elle ne peut pas être édifiée de façon durable contre nature. Est-ce à dire qu'il y a dans cette entité moderne, la "société" quelque chose de purement artificiel ? L'"État", la "société", la "nation" ont ils une quelconque réalité? Ne sont-ils pas purement des êtres de raison?
* *
*
Questions:
1. En quoi la sociabilité humaine se distingue-t-elle de la socialité animale ?
2. Faut-il compter la compétition, la rivalité, le besoin de dominer autrui, au rang des facteurs de sociabilité ?
3. Du point de vue de l’aptitude d’une culture à préparer l’homme à la vie sociale, peut-on opposer société traditionnelle et société moderne ?
4. En quoi la thèse de la formation des premières sociétés de Rousseau est-elle particulièrement originale ?
5. L’idée de société conventionnelle implique-t-elle l’insociabilité de la nature humaine ?
6. Peut-on imaginer une société sans forme d’éducation ?
7. L’ambiguïté de la nature humaine exclut-elle la possibilité que l’homme dépasse l’individualisme et vive en paix avec ses semblables ?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
Accueil.
Télécharger,
Index thématique.
Notion.
Leçon suivante.
Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive..