Nous avons vécu depuis le XVIIIème siècle sur une confiance assez naïve dans le progrès que pouvaient nous apporter les sciences. Pour la première fois, l’idée d’un progrès de l’humanité ne s’appuyait plus sur des croyances religieuses, comme celle de l’avènement proche de la Cité de Dieu, pour Saint Augustin mais sur une foi dans l’homme, dans sa raison et dans le pouvoir de la technique de changer radicalement la vie humaine. Le sens de l’Histoire était celui du progrès scientifique et technique.
Nous avons aujourd’hui beaucoup perdu de cet enthousiasme. A l’entrée du troisième millénaire on a même vu reparaître les angoisses et les inquiétudes de la fin des temps. Une littérature abondante fleurit sur ce sujet, proposant souvent des visions apocalyptiques. Nous ne pouvons plus croire aussi simplement que nos ancêtres dans les bienfaits de la technique, car nous avons vu qu’elle est aussi un facteur prodigieux de destruction. Il ne manque pas, par ailleurs, d’intellectuels pour tabler sur un déclin de la culture et d’une chute de l’humanité dans la barbarie.
Où allons nous donc d’un pas si rapide ? L’humanité va-t-elle à sa perte ou suit-elle une lancée qui doit la mener enfin à sa véritable destination ? L’Histoire a-t-elle un sens ? Ou bien est elle un chaos informe qui se met en forme au gré des fantaisies élaborées pas l’action humaine ?
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1) Tout d’abord, précisons une distinction. L‘expression de sens de l’Histoire peut s’interpréter de deux manières :
a) Elle peut impliquer que le cours de l’aventure humaine a bel et bien une signification et n’est donc pas absurde (sens pris au niveau de son acception linguistique).
b) Mais sens peut aussi vouloir dire que non seulement l’Histoire est pourvue d’une signification, mais qu’elle a aussi une orientation. Le sens de l’Histoire correspondrait alors à une flèche qui suit une direction. Cette direction, nous pouvons la rattacher à un concept porteur tel que celui de progrès ou celui d’évolution. Il est facile d’emprunter à la biologie le concept d’évolution pour l’appliquer au devenir de l’Humanité.
Ce n’est pas la même chose de dire qu’il y a du sens de l’Histoire, et de prétendre qu’elle est orientée vers un but qu’elle doit réaliser. La première position est très modeste, la seconde est plus audacieuse. Nous pouvons appeler philosophie de l’Histoire toute reconstruction philosophique qui tend à se prononcer sur l’orientation du devenir humain. (texte)
Toute philosophie de l’Histoire se doit de montrer quel peut-être le moteur de l’Histoire : c'est-à-dire ce qui donne à l’Histoire son dynamisme et la fait avancer dans une direction.
Il appartient aussi à une philosophie de l’Histoire de se prononcer sur ce que doit être le but de l’Histoire, le terme qu’elle vise, qu’elle doit atteindre progressivement.
2) Commençons par considérer ce que l’on peut appeler l’idéalisme historique. On entend par là une doctrine qui met l’accent, dans son interprétation de l’Histoire, sur la force des Idées, (texte) l’empire qu’exerce l’esprit dans l’orientation de l’Histoire. Nous en avons un exemple typique chez Hegel, dans La Raison dans l’Histoire.
Ce qui fait problème, pour qui veut soutenir que l’Histoire a un sens, c’est la présence de la violence dans l’Histoire. Nous serions en effet tout près à accepter que l’Histoire progresse, si elle n’était pas perpétuellement secouée par des accès de violence, de révoltes, des actes de barbaries, si ce que construit l’homme n’était pas si souvent mis par terre dans l’Histoire. Pour ne pas se voiler la face et ne retenir que ce qui est gratifiant dans l’aventure humaine, nous devons partir du réalisme ; reconnaître ce chaos apparent que présente l’Histoire sans le dissimuler. Les plus grandes civilisations sont nées et ont disparues, balayées par le cours du temps. Le chantier de l’Histoire est fait de constructions et de destructions alternées. Le changement, première catégorie de l’Histoire, provoque notre inquiétude :
« Il est déprimant de savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons sur des ruines. Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l’histoire : les passions humaines l’ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure ». Si les plus grandes civilisations ont pu apparaître et ensuite être effacées, c’est que toute culture est toujours menacée de disparition, la nôtre autant que celles qui l’ont précédé. Comment surmonter cette vision? Il faut que la violence porte en elle un dynamisme du changement. Hegel l'entend ainsi :
Cependant à cette catégorie du changement se rattache aussitôt un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle », ce que Hegel interprète en disant que « l’esprit réapparaît rajeuni mais aussi plus fort et plus clair ». Il faudrait voir dans l'Histoire un processus continu et unique, la métamorphose d'une seule substance. Est-ce à dire que nous devions surmonter le spectacle de la violence de l’Histoire pour discerner en elle un processus continu ? Nous ne pouvons pas seulement en rester à une proclamation gratuite en disant : « tout cela n’est qu’un chaos brutal et n’a pas de sens ». Cela justifie certes le repli individualiste sur soi-même et le dédain à l’égard du sens de l’aventure humaine, mais cette fuite du problème n’apporte aucune satisfaction. Le philosophe veut savoir au moins pourquoi, dans quel but, le bonheur des individus, des États, des peuples a été si souvent sacrifié. En droit, l’histoire doit être compréhensible. Il serait arbitraire de déclarer qu’elle ne l’est pas sans le justifier.
L’Histoire est faite par les actions des hommes. Les actions des hommes naissent de leurs désirs, les désirs font qu’ils trouvent un intérêt à ce qu’ils entreprennent. Pour que je fasse de quelque chose une œuvre, il faut bien que j’y sois intéressé. Le rassemblement du désir dans un unique intérêt poursuivi sans relâche fait la passion. Ceux qui ont changé quelque chose sur cette terre ont dû mobiliser toute leur passion pour y parvenir. La passion met en œuvre toute l’énergie d’un homme et la projette vers un but qu’il veut accomplir, elle devient sa volonté. Les héros de l’Histoire, d’Alexandre à César, de César à Napoléon, étaient des passionnés.
"... passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». Pourtant, nous pourrions tout aussi bien dire que ce qui est perpétuellement détruit au cours de l’Histoire, ce sont aussi les passions humaines. D’un côté les passions suivent leur logique égocentrique individuelle, mais en même temps, elles édifient aussi la société humaine. Pour se protéger de l’excès des passions humaines, toute société se dote d’un droit qui sert de rempart aux passions. Dans l’État, chacun sait que sa liberté est limitée par la liberté d’autrui. Nous avons des règles sociales et des devoirs sociaux qui sont là pour faire en sorte que l’intérêt de tous puisse prédominer sur l’intérêt de chacun. Le droit, en tant qu’il est reconnu par tous, ne relève pas de l’intérêt privé, mais de l’intérêt de tous. Il est l’œuvre de la raison et non un produit des passions. La loi, dans son principe, reflète la volonté universelle de la société. La loi est l’expression de la volonté du peuple. De là l’éternel conflit entre la raison, garante du droit et les passions, au service des ambitions individuelles. Si chacun suivait spontanément la raison, l’ordre et la paix pourraient s’imposer, mais comme les hommes sont des êtres de passion tout autant que des êtres de raison, il demeure un conflit entre l’égoïsme des passions et les buts universels de la raison. Ce conflit, de gré ou de force doit bien être dépassé, de sorte que la société humaine est bien de ce fait obligée de progresser pour surmonter ses propres divisions. D’autre part, il serait excessif de considérer toute passion sous le seul angle de l’intérêt personnel. Le propre du grand homme, n’est-ce pas justement de pouvoir porter en lui une passion qui le dépasse et dont la générosité s’étend à tous ? Il peut avoir une passion de la liberté, une passion pour l’amour de l’humanité souffrante. Toutes les passions ne sont pas opposées aux buts universels de la raison. N’est-ce pas exactement la valeur de l’Idéal que de pouvoir rassembler dans une passion élevée les aspirations les plus hautes de l’humanité ?
Considérons par exemple le tournant de l’histoire que constitue la Révolution française. En 1789, la situation est critique, le sentiment d’injustice est grand. On manque de pain, les impôts sont trop lourds, le pouvoir de la noblesse est sur le déclin. Règne dans l'esprit du peuple une exigence universelle de justice contre la tyrannie d’un pouvoir dont la corruption est devenue patente. Les philosophes des Lumières ont préparé le terrain, en posant un idéal d’égalité, de fraternité et de justice. Les idées du Contrat social de Rousseau et le modèle de la démocratie ont gagné du terrain. Il ne manque plus qu’une étincelle pour que le feu d’une révolution se propage. Des hommes audacieux, comme Danton, Robespierre, Mirabeau, vont s’élever, pour porter cette passion de justice qui est latente dans la conscience du peuple, pour porter des Idéaux nouveaux. Ils n’en sont pas les auteurs, ils en sont les porte-parole. Il est toujours possible de dire que Saint-Just, Danton, Mirabeau et Robespierre avaient, en tant qu’individus, des buts égoïstes. Mais en réalité, ils ont été des instruments dont se sert la conscience d'un peuple pour parvenir à ses fins : plus de justice, plus d’égalité, la suppression d’un système de corruption. D’où pouvaient-ils tirer leur autorité, leur inspiration et leur force, si ce n’est de la conscience du peuple ? Le peuple les reconnaît, parce qu’ils savent exprimer ce que le peuple veut entendre, ce que l’esprit du peuple désire. Même si l’individu qui dispose du pouvoir poursuit un dessein personnel, il est aussi sans le savoir au service d’un but qui le dépasse. Hegel nomme ruse de la raison dans l’Histoire ce processus qui fait que le Héros de l’Histoire croit tenir entre ses mains les rênes du temps, alors qu’en réalité il est lui-même au service d’un volonté plus élevée que la sienne, qui est la volonté d’un peuple. Cette volonté n’est autre que la raison universelle, sous la forme de l’esprit d’un peuple. C’est par l’intermédiaire d’hommes passionnés que la Raison réalise ses buts, (texte) mais l’aveuglement de l’actuel, l’ivresse de l’action dissimulent les processus à l'œuvre dans l'Histoire. Le héros de l’histoire croit dominer le Temps. Il ne voit pas qu’il est lui-même dominé. La ruse de la raison implique en particulier que chacun des héros de l'Histoire sera sacrifié, quand il aura cessé d’être le porteur des aspirations de l’esprit d’un peuple à une époque donnée. La plupart des acteurs de la révolution seront guillotinés sous la Terreur. Mais ce sacrifice n’aura pas été vain. Par eux l'esprit d'un peuple, ou la "raison", aura réussi à atteindre ses fins. L’universel ne peut s’accomplir que par la médiation d’individus historiques. Les héros de l’Histoire ont été dupés, mais l’Esprit
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Questions:
1. Pourrait-on écrire une philosophie de l'Histoire à rebours du progrès en partant de la notion de déclin?
2. Quelle conception du temps demeure implicite dans les philosophie de l'Histoire issue de la modernité?
3. Comment comprendre l'assimilation entre raison, esprit d'un peuple et esprit de l'humanité?
4. Si l'histoire s'est accomplie avec Hegel, que pourrait vouloir dire la déclaration selon laquelle nous sommes entrés dans des temps post-historiques?
5. Qu'est ce que le matérialisme et l'idéalisme partagent en commun dans leur conception de l'Histoire?
6. Que gagne-t-on à ne parler de but de l'histoire que comme progrès moral indéfini?
7. En quoi l'Histoire est-elle une lente éducation à la liberté?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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