Il y a de la violence dans l’homme et c’est elle que l'on retrouve dans le fonctionnement des institutions politiques et l’affrontement des pouvoirs sociaux. C’est une illusion de croire que l’on pourra éliminer la violence seulement en changeant le régime politique ou en changeant le système social. On peut "changer le système", mais tant que l’homme reste le même, la corruption et la violence demeurent. C’est comme si l’on changeait de chemise pour passer d’une couleur à une autre. Cela ne change rien en réalité.
Est-il possible de s’attaquer plus profondément au problème de la violence en la résolvant à sa source en chacun de nous? Peut-on déraciner la violence du cœur de l’homme ou bien est-elle indéracinable, parce que l’homme est violent par nature ? Ce n’est évidemment pas la même chose de dire que l’homme porte en lui – pour des raisons qu’il faut éclaircir – des germes de violence et de dire qu’il est mauvais par nature.
En quel sens peut-on dire que l’homme est par nature violent ? Faut-il nécessairement invoquer l'inconscient pour expliquer la violence? Ou bien faut-il donner de la violence une explication avant tout biologique? La violence n'est-elle pas avant tout un comportement liée à des motivations avant tout psychologiques ? Et de quel pouvoir conscient disposons-nous pour la résoudre?
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Certes, la réponse à cette question suppose que l’on s’oriente d'abord vers ce que peuvent nous expliquer la biologie et la psychologie. Or il est tout à fait intéressant de noter que le problème de la violence reçoit par exemple chez Freud une double interprétation qui ramène à l'ambiguïté que nous venons de signaler. (texte)
1) Dans la première topique de Freud, la violence est expliquée à partir de la théorie du refoulement. Si les conflits psychiques sont liés à l’affrontement entre la volonté consciente et les tendances inconscientes, le fait de refouler un désir dans l’inconscient créé de la répression. Or la ré-pression du désir n’est pas entièrement résolue par son ex-pression dans le rêve. Nous savons que les réactions émotionnelles de l’état de veille ex-priment souvent de manière violente ce qui est réprimé, mais d’une manière si inconsciente que cela ne suffit pas à déloger la racine de la frustration. Il y a une relation intime entre la violence et la frustration. L’explosion émotionnelle de la violence manifeste brutalement la frustration., c’est la pression qui se défoule alors, mais d’une manière telle, qu’alors le sujet tend à agresser celui qu’il considère en être la cause. Dès qu’il y a une agressivité, il y a violence. Nous vivons dans une société qui encourage largement toutes les formes de défoulement. Cependant, la violence n’est pas plus légitimée du seul fait qu’elle est une forme de défoulement, car celui qui en face la subit ne peut la vivre que comme une violence qui lui est faite. Pourtant, dans ce type d’interprétation de la violence, une ouverture reste possible, car logée dans le cœur de l’homme comme frustration, elle peut aussi en être délogée, à condition que soient mis à jour les traumatismes dont elle est issue. L’homme peut éventuellement être libéré de la violence qu’il porte en lui.
2) Or, Freud vers la fin de sa vie, dans
ce qu'il est convenu d'appeler la seconde topique, radicalise son interprétation de la violence.
Au lieu de raisonner à partir de la théorie du refoulement, il imagine un affrontement
entre deux pulsions fondamentales, la pulsion de vie
Éros, et la pulsion de mort, Thanatos.
(texte) La pulsion de vie tend à la conservation de soi, elle oriente la libido,
et promeut la sexualité. La pulsion de mort elle, tend vers la destruction, ou à
ramener vers l’inerte ce qui est vivant. « Le but de l’Éros est d’établir de
toujours plus grandes unités, donc de conserver : c’est la liaison. Le but de
l’autre pulsion, c’est au contraire de briser les rapports, donc de détruire les choses. Il nous est permis de penser de la pulsion de destruction que son but final est de ramener ce qui vit à l’état inorganique et c’est pourquoi nous l’appelons aussi pulsion de mort
Cette orientation théorique permet de comprendre les formules les plus sombres de Malaise dans la Civilisation. « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il ne se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation
. » Le rôle de la civilisation est de tenir l’homme en respect, de détourner la pulsion sexuelle vers des motivations altruistes, de la sublimer. L’altruisme, c’est, de ce point de vue, la pulsion sexuelle détournée de son but primitif. Mais il ne faut pas croire que la pulsion de mort, qui est liée à l’expression de l’instinct sexuel, en soit pour autant éliminée. Il y a en l’homme,Freud estime que la civilisation doit, pour lutter contre cette agressivité foncière, renforcer le surmoi, afin de culpabiliser le moi et le tenir en respect. Hobbes, lui, ne concevait de paix civile que sous la surveillance d’une police. Freud ne conçoit de paix relative qu’en mettant la police dans l’esprit de chacun sous la forme d’un surmoi capable de discipliner le moi.
Il y a un étrange revirement entre la première et la seconde topique, un virage qu’ont refusé de prendre plusieurs disciples de Freud. On lui a notamment reproché de substantifier des mots et de se prendre à croire dans ce qui n’est après tout que des êtres de raison. Les concepts de « surmoi », de « Ca », (texte) de « pulsion de vie » ou de « pulsion de mort » ne sont-il pas en définitive les sous-produits d’une pensée fragmentaire ? Faut-il vraiment leur concéder une existence propre ? Freud ne succombe-t-il pas à une tendance à fabriquer des entités mythiques pour expliquer un problème, qui lui est bel et bien réel ? La théorie du refoulement ne suffisait-elle pas pour rendre compte de la violence?
Est-il nécessaire d'admettre l’existence d’une pulsion de mort à l’origine des comportements violents ? L’inconscient est il par nature "bestial", ou bien ne le devient-il pas à la suite d’une histoire traumatique du sujet ? Si c’est le cas, ne peut-on cerner l’apparition de la violence directement dans la conscience ?
Cette dualité entre une violence qui serait causée par la frustration et une violence qui serait une sorte de volonté démoniaque de destruction peut être localisée directement dans notre conscience. La violence doit être vue dans son apparition phénoménale, avec une attention totale, dans une lucidité complète (texte).
1) La violence a une origine intentionnelle. Elle est une intention de nuire dirigée vers un objet qu’elle veut détruire : d’abord l’autre à qui j’en veux, que je me mets à haïr, ou aussi moi même que je finis par ne plus supporter et que je cherche à détruire. Tout ce que je n'accepte pas et que je voudrais détruire.
Derrière la violence vers autrui qu’y a-t-il ? Georges Gusdorf le montre remarquablement dans La vertu de force. Il y a l’impatience du désir supportant mal les obstacles. Que vienne s’interposer entre moi et mon désir un obstacle et l’envie me vient de le détruire, l’envie me vient de forcer le passage. La violence sur l’autre contient une impatience parce qu’elle participe du caractère prédateur du désir. Elle est intimement liée à la frustration du désir. Mais dès qu’elle apparaît, l’unité de la relation avec l’autre se brise. La dualité entre moi/l’autre se structure sous la forme d’un conflit. Ce qui est fondé sur le terrain de l’unité, c’est la possibilité d’une reconnaissance mutuelle, d’une entente, d’un respect mutuel. En brisant la relation, la violence détruit ce qui rend possible une communication. « La violence est cette impatience dans le rapport avec autrui, qui désespère d’avoir raison et choisit le moyen
le plus court pour forcer l’adhésion
2) Mais il y a plus grave. « il arrive que le violent, une fois hors de soi, ne puisse à nouveau se posséder. Il fait confiance à la violence, méthodiquement, comme on le voit dans le domaine de la terreur
». Le régime de la terreur, c’est la violence devenue système, la violence suivie dans sa logique de négation. (document) C’est là que le nihilisme se révèle le plus radical et que nous serions tentés de penser à l’existence d’une volonté démoniaque logé en l’homme. « La violence se fait institution et moyen de gouvernement. Il a existé, il existe une civilisation de la violence, monstrueuse affirmation de la certitude qui rend fou, selon la parole de Nietzsche" ». Mais il n’y a aucune cohérence dans ce qui est construit par la violence, aucune permanence possible dans la durée possible, car ce qui est obtenu par la violence s’autodétruit. « Ce qui est obtenu par la violence demeure en effet sans valeur : ce n’est pas en violant une femme que l’on obtient son amour, et la persécution ne saurait gagner cette libre approbation des consciences – que pourtant l’on désire secrètement conquérir ». Mais le drame horrible,Il nous faut voir et comprendre la violence dans son origine dans la pensée, voir qu’elle est un produit de notre propre pensée. La compréhension du processus de la violence déjà nous en libère. Nous ne pouvons pas accepter la violence quand nous avons vu ce qu’elle est, ce qu’elle entraîne, dans quel néant elle nous précipite. Aussi, avant de sauter le pas par dessus notre violence pour prôner la non-violence, il faut d’abord comprendre la violence.
Il n’est pas possible d’être non-violent, si l’on n’a pas au préalable compris en profondeur ce qu’est la violence. La non-violence elle-même ne se comprend pas comme une manière de fuir la violence.
(texte) Toute la question est de savoir si la non-violence est seulement un héroïsme de la volonté ou si elle correspond à un état d'être naturel.
(texte)
Ce que Gandhi a cherché à faire comprendre, c’est que la non-violence est une stratégie de combat. Ce n’est pas un repli, c’est une manière de combattre le mal sans l’alimenter. « Je n’hésite pas à dire que là où le choix existe seulement entre la lâcheté et la violence, il faut se décider pour la solution violente. Ainsi, mon fils aîné m’a demandé ce qu’il aurait dû faire s’il avait été témoin de l’attentat qui faillit me coûter la vie en 1908 : fallait –il s’enfuir et me laisser assassiner ou recourir à la force physique pour me venir en aide
? Je lui répondis qu’il eut été de son devoir de me défendre, au besoin par la violence ». (texte) Tous les hommes sont frères. Pourtant, la non-violence est supérieure à la violence car elle en a la compréhension, elle sait que la violence nourrit la violence. Ce que l’homme violent demande, c’est de trouver en face de lui une résistance violente qui lui permette de montrer sa force. Si on ne jette pas d’huile sur le feu, la violence va se défaire d’elle-même. C’est un peu comme la boule de neige qui roule. Elle ne s’alimente que si elle trouve sur son parcours de quoi se renforcer. Aussi la première règle est de ne rien faire qui puisse relancer la violence. « La non-violence ne consiste pas à s’abstenir de tout combat réel, face à la méchanceté. Au contraire, je vois dans la non-violence une forme de lutte plus énergique et plus authentique que la simple loi du talion qui aboutit à multiplier par deux la
méchanceté
La neutralité de l’attitude est une attitude difficile à tenir mais elle produit des effets. Elle met la situation de conflit dans une position nouvelle. Il n’y a plus moi d’un côté et l’autre en face qui sommes en conflit. Il y a une ouverture, un accueil, une compassion d’un côté et de l’autre un moi violent qui ne trouve pas en face un autre ego auquel il pourrait s’opposer. La neutralité est fondée sur une absence d’ego. Il faut accepter qu’elle puisse un moment exaspérer le moi violent qui se trouve en face, mais justement, elle peut provoquer aussi un retournement, une conversion. « Je m’emploie à désamorcer le ressort du conflit en n’offrant aucune résistance d’ordre physique. Mon adversaire doit être tenu en respect par la force de l’âme. Tout d’abord il sera décontenancé, puis il lui faudra bien admettre que cette résistance spirituelle est invincible. S’il en convient, loin d’être humilié, il ressort de ce combat plus noble qu’avant. » C’est ainsi seulement que l’ennemi peut devenir un ami. Il ne s'agit donc pas de faire plier la volonté de l'autre, il ne s'agit pas non plus de subir sans rien faire. Ce que l’on oublie trop souvent, c’est que la non-violence a son fondement dans l’amour. « Si je suis non-violent, je dois aimer mon ennemi ». L’amour vrai ne cultive pas le conflit. L’amour ne peut pas engendrer la violence et il peut même la résorber. (texte)
Nous voyons donc que la non-violence ne se réduit pas à un héroïsme de la volonté seule contre tout. Elle implique un travail sur soi. Seule la connaissance de soi peut remonter les processus qui engendrent la violence. La violence ne surgit pas sans raison, par on ne sait quel entité qui nous manipulerait à notre insu. Elle a son siège dans la nature des
nœuds psychiques de la conscience. Elle est largement alimentée par la frustration, la tension intérieure qu’elle décharge. De là suit que c’est seulement en libérant la conscience des tensions qu’elle accumule, que la création d’un état de paix est possible.
La Paix n’est pas un concept politique. La paix au niveau collectif a son origine dans la paix individuelle. Tant qu’il existe un état de tension au niveau individuel, il a des répercussions collectives sous forme
---------------d’explosions de violence. Il n’y a pas de culture de la violence, même si la violence peut prendre une forme organisée. Par contre
il y a une Culture de la non-violence et des moyens de la non-violence et dont le tout premier est d’abord de substituer en permanence à l’affrontement physique la parole échangée, le dialogue.
(texte) Plus profondément, ne peut-on pas dire qu'il y a un état non-violent de la conscience en qui tout conflit s'est abolit, parce que toute tension s'est abolie?
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Dire que l’homme est violent par nature, (texte) parce qu’il abrite en lui des pulsions instinctives et dire que l’homme est violent parce qu’il porte en lui une somme de souffrance et de frustrations n’a pas le même sens. Dans le premier cas l’homme est considéré comme un loup qui n’est qu’artificiellement poli par la civilisation, un être dont nous devons nous méfier car la violence est en lui qui peu à tout instant resurgir.
Par contre, si la violence n’est que le résultat d’un processus de frustration, l'expression émotionnelle d’une souffrance, alors, elle peut être ôtée du cœur de l’homme si sa racine est enlevée. Une confiance dans l’homme est possible, une conversion de la haine dans l’amour est possible. Une éducation est possible qui permettrait de résoudre la violence dans les relations, de la traiter avant même qu’elle ne puisse se manifester.(texte)
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Questions:
1. Pourquoi le « défoulement » ne parvient-il pas à extirper la violence ?
2. Renforcer le surmoi peut-il réduire l’agressivité ?
3. Dialogue et violence sont-ils compatibles?
4. Peut-il y avoir violence exercée sans une perte de conscience de soi ?
5. Comment pourrait-on expliquer le passage de la colère à la haine ?
6. La non-violence peut-elle être pratiquée avec les seuls moyens d’une résistance volontaire ?
7. En quoi la non-violence n’est-elle pas une forme de passivité?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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