« D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux nous irrite? A cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons; sans cela nous en aurions pitié et non colère ». Cet agacement qui fait donc naître la colère nous parait donc justifié, car si nous sommes prêts à compatir à la condition du boiteux, nous acceptons mal l’esprit tordu, surtout quand il est plein d’arrogance, alors qu’il nous semble visiblement dans l’erreur et qu’il refuse de le reconnaître. Nous nous irritons aisément de la mauvaise foi, du mensonge, des coups bas, des trahisons, et nous avons alors à la bouche toutes sortes de mots d’oiseaux pour en désigner l’auteur. Trop de faux-jetons, d’imbéciles et de crétins pour exciter la colère !
Il est difficile d’accepter le lot de l’inconscience humaine et surtout encore plus difficile de tolérer qu’un autre se mettre en travers de notre route, mais il est vraiment très facile de s’emporter dans la colère. Toujours avec de bonnes raisons. Nous ne pouvons pas dire pas que la colère est seulement une sorte de pulsion biologique. Le pouls qui s’envole et l’adrénaline qui monte, c’est juste le mécanisme, pas la cause qui tout entière est mentale comme il se doit.
La question de fond est de savoir s’il est possible de légitimer la colère. Une colère rentrée ne vaut guère mieux qu’une colère exprimée, si elle doit à un moment exploser de manière catastrophique. On ne peut pas barrer la route indéfiniment à la frustration et il vaut mieux qu’elle s’exprime dans le langage plutôt qu’elle explose avec violence. Mais est-il possible de distinguer l’indignation de la colère ? Est-il possible de donner la parole à un sentiment profond d’injustice, sans qu’elle ne dégénère dans des actes de violence ?
* *
*
Nous disions
plus haut qu’en amont de la
violence, il y avait l’impatience d’un désir
qui supporte mal les obstacles. Que s’interpose entre moi et l’accomplissement
de mes désirs une barrière et l’envie me vient de la détruire, pour forcer un
passage et obtenir de gré ou de force ce que je veux. La colère n’apparaît pas
comme si elle était toujours là, nous nous mettons en colère,
nous mettons en mouvement le processus de la colère. La colère naît d’une
frustration qui explose. C’est la tension
intérieure, la frustration qui était déjà là. Chacun reconnaîtra aisément cette
expérience très commune. Mais dont nous ne prenons conscience qu’après coup.
Sur le vif, il semble en effet quasiment impossible d’observer ce qui se produit
dans le mental, ce qui le met en ébullition et fait
naître
la colère. La pensée fulgure dans l’esprit, cela va trop vite, et nous sommes en
quelques secondes, submergés par l’émotionnel. Il est très facile de se perdre
dans l’émotionnel et dans l’explosion qui s’ensuit, toute la clarté de
l’intelligence semble disparaître. On dit que les
émotions nous aveuglent, nous avons vu
pourquoi, et cette formule s’applique tout particulièrement à la colère.
1) Considérons d’abord l’expérience la plus ordinaire qui soit de nos éclats de colère et non pas seulement les fureurs les plus exceptionnelles. La colère est une émotion, similaire et presque aussi puissante que la peur. C’est en tant qu’émotion qu’elle est expérimentée tandis que se trouve masquée et immédiatement recouverte son origine mentale. Une bouffée d’énergie énorme se développe. La voix s’échauffe, les yeux s’écarquillent, les traits du visage se tendent et se crispent et le corps tout entier en vient à s’identifier à une posture menaçante. Une chaleur cuisante, comme une vague se répand et le corps est innervé dans son entier. L’émotion de la peur arrête et pétrifie, mais celle de la colère propulse et engage dans une réaction. Combative. En apparence du moins, elle ne laisse rien intact, car l’esprit y est engagé tout entier. Comme nous ne voyons que la puissance, nous aimons l’explication biologique par l’adrénaline projetée dans le sang. Mais ce n’est pas du tout le vécu lui-même.
Incontestablement, il y a au début un certain plaisir dans cette montée
d’énergie, plaisir d’autant plus vif, quand nous passons l’ordinaire de notre
vie dans l’apathie. Il y a des personnes qui se sentent soudainement exister
lorsque la colère monte ! Et c’est vrai en un certain sens, soyons juste, il y a
dans la manifestation de la colère quelque chose de profond quand elle surgit au
sein d’une vie de désespoir tranquille. Une remontée du
subconscient. Comme une poussée volcanique qui jaillit des entrailles de la
Terre, l’énergie de la frustration explose en surface sous la
forme de colère. Elle mérite d’être écoutée et respectée dans ce qu’elle
manifeste. Mais en l’absence d’une vraie connaissance, d’un témoignage
intérieur, l’écoute et le respect ne peuvent être que l’ouverture de quelqu’un
d’autre et non pas de soi-même. Nous sommes d’ordinaire trop
impliqués dans
l’identification qui maintient la colère pour
être capables de témoigner de quoi que ce soit. Incapable de la moindre
lucidité. « Si j’avais pu je l’aurais
étranglé ! J’étais hors de moi ! » Être hors de soi, c’est en plus
être pleinement Soi, donc ne plus être conscient. Qu’est-ce que cela veut dire ?
La déclaration « j’étais hors de moi » vient après-coup, ce n’est pas
l’expérience immédiate d’être comme jeté en pâture aux chiens de la colère. Ce
n’est pas le carnaval des pensées qui nous sifflent dans la tête, qui sont le
lieu réel du séisme intérieur. « Il n’aurait jamais dû dire ce qu’il a
dit, ou faire ce qu’il a fait. Il aurait dû se comporter autrement. Il ne
devait pas faire cela. C’est inacceptable. J’avais toutes les raisons de
me mettre en colère etc. ». Cela veut dire que sous le coup de la colère je ne
vois que les raisons qui me justifient et rien d’autre, et je
m’identifie à ces raisons : je me donne par elle une identité, de sorte que
s’ensuit une posture implicite : « moi, j’ai raison, cet
imbécile a tort… et je vais le lui montrer… et le faire payer ».
Si nous voulons comprendre en profondeur ce qu’est l’identification, il faut observer la colère, car c’est l’état émotionnel dans lequel elle fonctionne à plein régime. Et c’est aussi là que réside toute la stupidité de l’inconscience ordinaire.
Elle
comporte deux aspects : d’abord une sorte de fixation obsessionnelle. Je ne vois
que ce que ce que je veux voir : la faute de quelqu’un ou bien celle d’un
état de chose et rien d’autre. Dans la colère, l’objet intentionnel est
quasiment hypnotique, d’une fascination telle que plus rien d’autre n’existe,
que plus rien d’autre n’a d’importance. Seul l’objet de la colère en a.
Le monde est
comme
biffé d’un seul coup, un seul objet demeure, ce sur quoi porte la colère et qui
nous met en furie. Or ce n’est évidemment pas du tout un objet perçu,
mais un objet pensé et
surinterprété jusqu'au délire, un objet mental auquel nous sommes
littéralement scotché. Nous ne nous mettons jamais en colère en pleine
conscience de ce qui est, mais dans une conscience très limitée et à l‘égard non
de ce qui est, mais de ce qui devrait être. Obsédante.
Lancinante. Douloureuse. Déchirante. Parce qu’alimenté par tout un discours,
toute une histoire d’auto-justification. Auquel nous apportons une adhésion
totale et quasiment fanatique. Ce que nous ne voyons pas bien sûr.
Souvenons-nous des stoïciens, ce qui trouble les hommes ce ne sont les choses,
mais seulement les pensées à propos des choses.
Le second aspect, c’est la forme virulente de l’ego qui vient à s’amplifier dans la colère. Être identifié à la colère c’est être identifié à l’ego en colère, ce qui veut dire à une identité limitée qui précisément va dans cette situation caractéristique prendre une forme en prenant une pose. Qui permet à l’ego de se confirmer. Très souvent la pose outrée. « Vous vous rendez compte… me dire cela à moi. A quelqu’un comme moi. C’est une honte. Je me suis senti insulté, humilié. C’était insupportable. Cela m’a mis très en colère ». De manière très étrange, ce qui se produit, c’est que dans l’identification, nous nous mettons sur le pied de guerre pour soutenir, défendre et protéger une image du moi. C’est le meilleur des carburants pour alimenter l’agressivité. Sous le coup de l’identification, la question de savoir qui a raison et qui a tort devient une question de vie ou de mort pour l’ego, et c’est pour cela qu’il est très difficile de lâcher un affrontement. Parce que l’ego est en jeu, accepter de reconnaître ses torts, ce serait comme mourir. Alors qu’en s’affirmant face à un autre dans la colère, l’ego est à la fête ! Il ne s’est jamais si bien senti exister ! Nous l’avons déjà montré, l’ego adore ses ennemis, parce que son sens du moi est renforcé face à un autre moi. Ainsi s’explique la permanence du ressentiment qui alimente la colère, entretient année après année le feu qui couve sous les cendres. Les faits se sont peut être déroulés, il y a dix ou vingt ans, mais l’image du moi a été blessée et l’histoire de cette blessure devient une composante majeure de l’identité, par conséquent, la blessure ne doit pas se cicatriser, car elle nourrit cette histoire que l’ego se raconte et qui lui permet de maintenir son identité. De victime.
2) S’il n’y avait pas de composante égotique, aucune situation conflictuelle ne pourrait perdurer et la plupart de nos accès de colère disparaîtraient assez vite. Et puis, nous en viendrions à comprendre qu’en mettant l’ego au portemanteau, il est toujours possible de régler nos différends par un dialogue raisonnable. Mais lorsque dans la colère l’ego est aux commandes et qu’identifié à lui nous ne voulons rien lâcher, la permanence du ressentiment est assurée, et avec elle toutes les mesquineries, les querelles, les conflits, les haines qui s’ensuivent. Encore une fois, il faut insister, rien que de très banal, de très ordinaire, de la guerre relationnelle entre les collégiens, aux ados en conflit avec leurs parents, aux tensions des relations amoureuses, au conflits hiérarchiques dans les entreprises, dans les organisation, etc. c’est du pareil au même parce que le pareil, c’est le fonctionnement égotique de l’inconscience ordinaire.
Allons un
plus loin, jusqu’aux frontières de la semi-lucidité. Le plaisir provoqué par la
montée d’énergie de la colère n’est que très momentané. Si nous écoutions la
voix du corps à ce moment là, nous nous rendrions compte de suite qu’il est très
mal et qu’il n’apprécie pas du tout la colère. C‘est l’ego qui jouit de la
colère. Pas le sujet réel. Et nous arrivons à le comprendre en disant « qu’à ce
moment là je n’étais pas moi-même ». Le fonctionnement égotique jette hors de
soi et génère de l’inconscience. De fait, personne ne peut consciemment se
maintenir dans la colère,
parce
que justement être conscient c’est voir que la colère nous fait tomber dans
l’inconscience, nous détruit intérieurement et fait du mal. Dès que nous
redevenons conscients, nous sortons de l’identification qui perpétue la colère.
Persister dans la colère, c’est persister dans l’inconscience, cela relève d’un
dysfonctionnement qui mène droit à la démence. Nous
citions plus haut la sagesse d’Hippocrate : la colère est une courte
folie. C’est à prendre de manière littérale et non comme une figure de
style. C’est une déclaration extrêmement puissante. Un éclat de colère, c’est
une bouffée délirante. Comme la colère des uns
attise la colère des autres et qu’il est plus facile de voir la folie d’un autre
que la sienne, cela doit tout de même de temps à autre nous réveiller. Nous
inviter à sortir de cette illusion qu’il y aurait quoi que ce soit de sensé dans
ce délire grandiloquent auquel nous nous livrons nous même de manière si
complaisante. Il n’est pas nécessaire de posséder beaucoup de connaissances
psychologiques pour se rendre compte de ce qui se passe quand nous avons en face
de nous une personne sous l’empire de la colère, qui perd tout contrôle et finit
par tenir des propos incohérents. Cette débâcle est aussi notre propre débâcle
intérieure. Voir en pleine
lucidité la déraison de la colère, c’est éveiller
en soi-même plus de raison. Au moins un peu plus de bon sens. Il est très sain
de voir en soi-même sa propre folie, c’est la meilleure manière de s’en
déprendre. De rompre l’identification avec des
schémas conditionnels.
Est-il possible de plonger un regard en profondeur dans cette structure de la colère ? Qu’est-ce qui fait obstacle ? Pourquoi sommes-nous tout simplement incapables de voir les choses telles qu’elles sont ? Alors même que les apparences sont hurlantes ? … Alors que toute la vaisselle est en train d’y passer avec la crise de nerfs !!!
La réponse à cette question est assez désagréable à entendre. Mais il faudra y venir et le plus tôt sera le mieux. Nous jouons avec l’ego un jeu trouble parce que nous croyons qu’il est notre être véritable. Nous en venons à penser que nous pourrions maintenir nos conduites égotiques tout en évitant ce qui, de temps à autre, semble un excès dangereux, tel que la colère. Nous avons parfois quelques prises de conscience éparses de ce que l’ego n’est pas vraiment de bon conseil et que le suivre nous conduit à des sottises. Mais qu’à cela ne tienne, nous n’allons pas jusqu’au bout de la compréhension. Notre vision de l’esprit est incurablement superficielle et nous vivons dans une société qui ne nous aide pas dans ce sens, car elle est spirituellement inculte. Le comble c’est que nous nous donnons même le droit (il va de soi que l’ego adore ce genre de festin) d’avoir de « saintes colères » et forcément ce sont les colères des autres qui sont démentielles. Le cinéma nous présente toutes sortes de héros qui piquent des colères idiotes et se comportent de manière infantile.
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Ce que nous ne voyons pas, c’est que du point de vue de l’ego, toutes les colères sont de « saintes colères» ! Parce que toutes sont totalement justifiées et c’est exactement pour cela que surgit l’irréparable, parce que l’ego nous persuade que nous sommes dans notre bon droit, que nous avons toutes les raisons de nous mettre en colère, de jeter le blâme sur un autre et même de nous venger. Pensez donc!. Question d’honneur et d’amour propre ! L’illusion radicale ici, c’est de croire naïvement que l’ego n’est dysfonctionnel que de manière accidentelle, alors qu’en vérité, l’ego est par nature dysfonctionnel. Et la colère nous le montre avec un fort grossissement. Dans les relations conflictuelles, c’est même une compétition dans la surenchère. A l’intérieur du conflit, tant que se trouve en jeu un affrontement d’ego, il y a une partie de ping pong des torts et des raisons et c’est à qui parviendra à triompher de l’autre ! Dans un dialogue (sic) sous l’emprise de l’ego il n’est jamais question de vérité, mais il est toujours question de reconnaissance, de pouvoir et d’image du moi. C’est aussi bête que ça et toujours dans le même schéma, invariable et très mécanique. En fait très drôle vu de l’extérieur. Mais très sérieux pour celui qui est dans la colère ! En réalité, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de dialogue dans la colère, car un dialogue n’est possible que lorsque les esprits en sont sortis, sont apaisés, et non pas complètement échauffés.
En cherchant à ruser, de ce qui précède on pourrait déduire qu’il n’y a pas de justification possible de la colère, que la révolte ne peut être défendue, qu’aucune indignation n’est légitime, sous prétexte que c’est encore et toujours de l’ego. Si tant est que toutes les revendications contre l’injustice trouvent une voie d’expression immédiate dans la colère, seul un comité de technocrates froids et calculateurs, ou de savants aussi intérieurement desséchés que leurs équations pourraient « dialoguer ». Ce n’est évidemment pas le cas, car même en mettant les histoires personnelles de côté, il n’en reste pas moins que les situations d’injustice sont là. Et nous ne pouvons pas ne pas les ressentir. Nous ne sommes pas fait de tôle, de plastique et de circuits imprimés, mais de chair et de sang et c’est notre humanité sensible qui parle dans l’indignation.
1) Dans le Traité des Passions et dans ses lettres, Descartes entend par
passion ce que l’âme
éprouve
dans son union avec le corps. L’émotionnel se situe à la couture l’esprit et du
corps. Prises dans ce sens, comme expérience, les « passions » ne sont pas
vraiment « mauvaises », mais, il faut cependant avoir assez de
discernement pour
faire la part entre elles. (texte)
Or, dit Descartes, « la colère est une de celles dont j’estime qu’il faut
se garder, en tant qu’elle a pour objet une offense reçue ; et pour cela nous
devons tâcher d’élever si haut notre esprit, que les offenses que les autres
peuvent nous faire, ne parviennent jamais jusques à nous ». En effet, si la
colère n’est qu’une réaction du moi vis-à-vis d’une offense qui atteint son
image, il est sage d’apprendre à faire en sorte que les remarques désobligeantes
glissent sans que nous n’y accrochions une pensée qui pourrait nourrir la
contrariété et exploser sous forme de colère. Ce qui ne veut pas dire que nous
devons être insensible. Le texte continue : « Mais je crois qu’au lieu de la
colère, il est juste d’avoir de l’indignation, et j’avoue que j’en ai
souvent contre l’ignorance de ceux qui veulent être pris pour doctes, lorsque je
la vois jointe à la malice". (texte)
Phrase qui nous renvoie au début de cette leçon au fragment de Pascal qui
laissait une place à l’indignation dans le même sens.
Quelle est donc en termes de conscience la différence fondamentale entre colère et indignation ? Il y a dans la colère un motif très personnel de mise en cause du moi, tandis que l’indignation, même si elle semble se traduire par de fortes émotions, est plus impersonnelle, son objet va bien au-delà de « moi » et de son image. Et c’est précisément en cela qu’elle trouve sa justification L’indignation surgit de la compréhension qu’un état de fait est odieux, faux, tordu, mensonger, de sorte que l’insurrection du sentiment contre ce qui est injuste en est la traduction immédiate. Et encore heureux qu’il en soit ainsi ! Car si nous étions à ce point anesthésiés que rien ne nous choque plus, que rien ne nous affecte, nous serions dans une apathie passablement inquiétante. Presque névrotique pourrait-on dire ou au moins quelque peu déshumanisé au fond de soi. Et les conséquences sont graves, car le moutonnement conformiste dans l’indifférence est à la merci de toutes les manipulations possibles. Laisser faire l’intolérable, c’est l’approuver. Ainsi, « Il est juste d’avoir de l’indignation » quand il le faut, là où il le faut et de la manifester, tout en conservant suffisamment de maîtrise de soi pour garder son calme ou très rapidement le retrouver. Sinon l’indignation perdrait de sa pertinence et dégénèrerait en colère. L’indignation n‘a de sens que si elle maîtrisée, tandis que la colère ne l’est pas. (texte) Sénèque cite la conduite de Socrate devant la faute grave d’un de ses serviteurs. Il laisse tomber sa colère avant que de prendre des mesures : « Socrate disait à son esclave : "Comme je te battrais, si je n'étais en colère !" Pour punir, il attendit que son sang-froid fût revenu, et se fit la leçon à lui-même. Qui pourra se flatter de modérer ses passions, quand Socrate n'osa pas se fier à sa colère ?»
Socrate n’était pas de bois ! Il savait surtout que nous ne faisons jamais rien de bon sous le coup de colère, car elle nous engage dans un cycle de réactions qui précipite violence et folie. Il savait que l’action intelligente est consciente et non pas emportée et impulsive, ce qui veut dire à chaque fois inconsciente. Mais si la sagesse est de raison garder en toutes circonstances, elle ne consiste pas pour autant à anéantir toute capacité d’indignation. Pour parler comme Platon, un être humain est par son attirance pour le plaisir (epitumia) un être de chair, par son ardeur généreuse (tumos) un être de passion, par son intelligence (nous), un être de raison. C’est la pâte de l’humain. Ce qui importe c’est le bon équilibre, et pour cela, l’intelligence doit demeurer souveraine.
Témoin ce passage de La République : « Pour l’avoir jadis entendue, j’ajoute foi à l’histoire que voici : que donc Léontios, fils d’Aglaïôn, remontait du Pirée, le long du mur du Nord, à l’extérieur ; il s’aperçut que des cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait regarder, et, à la fois, au contraire, il était indigné, et se détournait. Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant vers les cadavres : « Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! » (texte) ce qui importe c’est comme le dit ensuite Platon, c’est que le cœur de l’homme demeure l’allié de la raison. Il est vrai que l’ardeur peut être si brûlante que la raison semble s’y perdre : « Que se passe-t-il lorsque quelqu’un pense subir une injustice ? Est-ce qu’en lui son coeur ne bout pas, ne s’irrite pas, et ne s’allie pas à ce qui lui semble juste ? Et n’est-ce pas que, traversant la faim, le froid, et toutes les souffrances de ce genre, il les endure, les vainc, et ne cesse ses nobles efforts tant qu’il n’a pas réussi, ou qu’il n’a pas terminé ses jours, ou que, comme un chien rappelé par son berger, il n’a pas été rappelé et radouci par la raison qui est en lui ? »
2) Ceci dit, essayons maintenant de cerner de plus près le sens et la portée de l’indignation. Dans un monde idéal où les conditions de vie seraient pour tous satisfaisantes, où le respect de la vie, autant que le respect des êtres humains seraient unanimement partagés, il n’y aurait bien sûr pas motif d’indignation. Si nous pouvons nous indigner, c’est parce que nous sommes très très loin de l’idéal. A dire vrai, notre prétendue civilisation a encore besoin d’être civilisée ! Elle est loin d’être conforme à ce que le mot indique dans son essence et il serait tout simplement honnête de dire que ce monde que l’homme a construit n’a de civilisé que le brillant des apparences qu’il veut bien se donner, pour le reste, notre civilisation est encore très primitive.
Mais cette
comparaison avec l’idéal est très insuffisante, elle est même fautive.
L’indignation n’a pas son origine véritable dans une comparaison entre un
état de fait réel et une mesure idéale. Elle jaillit d’une prise de conscience,
quand nous ouvrons les yeux sur ce qui est pour voir en pleine lucidité
ce qui est tel qu’il est. Sans détourner le regard, sans tomber dans le
cynisme ou la dérision, voir ce qui est jusqu’à contempler
l’horreur de la situation.
Se détourner est très facile, il y a tellement de divertissements possibles. Le
détournement de la conscience de la réalité est devenu une industrie de masse.
Le cynisme est à la mode, mais il corrompt la lucidité en
faisant de la laideur du monde une règle au service de la volonté de puissance.
La dérision – encore une posture
à la mode - étourdit la vision pour jouer avec l’absurde dans la
légèreté. Si nous pouvons regarder ce monde tel qu’il,
sans comparer avec quoi que ce soi, nous verrons
qu’il ne va pas bien,
qu’il va de travers, qu’il est très dysfonctionnel, et nous aurons des motifs
d’indignation.
Nous allons bien sûr ici rendre hommage appuyé à Stéphane Hessel dans son opuscule Indignez-vous ! Mais pour commencer, nous voudrions écarter la comparaison entre la situation de la dernière guerre, le Manifeste de la résistance et le monde actuel. Il écrit : « «C’est vrai que les raisons de s’indigner peuvent paraître aujourd’hui moins nettes ou le monde trop complexe. […] Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, bien chercher. Je dis aux jeunes: cherchez un peu, vous allez trouver ». La comparaison prête le flanc à une critique facile qui consiste à dater la démarche et à prétendre que notre époque réclamerait autre chose que de l’indignation. Nous dirons avec Stéphane Hessel, oui, « pour voir il faut bien regarder », cela s’appelle la lucidité. Il n’est pas nécessaire même de « chercher » beaucoup, mais surtout d’ouvrir les yeux, car des injustices, il y en a partout, ce n’est pas tant le fait de chercher qui importe que le seul fait de voir ce monde droit dans les yeux. De se réveiller. De voir l’énormité de la souffrance que nous laissons perdurer. Voir le pathétique. Le voir rend impossible l’indifférence.
Bien sûr,
nous ne pouvons que souscrire à la suite du texte : « La pire des attitudes
est l’indifférence, dire "je n’y peux rien, je me débrouille". En vous
comportant ainsi, vous perdez l’un des composantes essentielles qui fait
l’humain. Une des composantes indispensables: la faculté d’indignation et
l’engagement qui en est la conséquence ». Il y a un accent de
Rousseau (texte)
dans cet appel et ce serait une erreur de passer outre avec des arguments
fallacieux. Ce qu’on fait les commentateurs en parlant du texte en y voyant
seulement un étalage « dégoulinant de bon sentiments ». Mince alors ! Si nous
n’avons pas de bons sentiments,
mieux, si nous n’avons pas de sentiments, alors que
sommes-nous devenus ? Prétendre que Hessel n’avance pas de
solutions ne vaut
rien, car il faut aller la racine, plus profondément que la recherche d’un
programme politique. Et puis, même, qu’on se le dise, les solutions, il faut les
inventer, Nous ne pourrons rien créer de neuf si d’abord nous ne
voyons pas le monde tel qu’il est. Et il est effarant. C’est cette prise
conscience qui est tonique et dynamique dans l’appel de Hessel à l’indignation
et les mouvements d’indignés l’ont compris. Car une fois que nous nous éveillons
ce qui est, la suite coule de source : « Il est grand temps que le souci
d’éthique, de justice, d’équilibre durable deviennent prévalent. Car les
risques
les plus graves nous menacent. Ils peuvent mettre un terme à l’aventure humaine
sur une planète qu’elle peut rendre inhabitable pour l’homme ».
Pourquoi l’appel de Hessel a-t-il été entendu ? Pourquoi ce petit opuscule a-t-il connu un tel succès auprès de la jeunesse ? Parce qu’elle est en train de comprendre que les discours qui tournent en rond dans l’opinion véhiculent une grand part d’illusions, parce que l’opinion est entretenue dans une fiction intenable qui est en pleine décomposition. Il y a suffisamment d’éveil dans les consciences pour que s’exprime la voix de la sincérité qui dit : ça suffit ! Le monde en a assez ! C’est bien ce qu’il faut entendre dans le résonance de la fin du texte où Stéphane Hessel en appelle à : "une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l'amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous". Il faut dire qu’aujourd’hui le minimalisme en matière d’identité c’est le consommateur, et rien n’est plus efficace pour entretenir la conscience dans l’apathie que de rentrer dans les esprits le cogito du dernier homme, « je dépense, donc je suis ». Comme on l’a dit, le nerf de la guerre, c’est l’argent, surtout dans la guerre contre l’humanité en chaque être humain. Tant il est vrai que dans notre monde actuel, l’argent cristallise volonté de pouvoir sur autrui et domination des masses. Rien d’étonnant à ce que l’on voit une jeunesse s’intéresser d’avantage aux astuces pour tricher au poker qu’au souci de faire des études ! De l’argent facile pour consommer, sans travailler ! L’avidité comme moteur et l’indifférence… pour tout le reste.
Hessel a raison : « Le pouvoir de l’argent, tellement combattu par la Résistance, n’a jamais été aussi grand, insolent, égoïste, avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphère de l’État. Les banques désormais privatisée se montrent d’abord soucieuses de leurs dividendes, et des très hauts salaires de leurs dirigeants, pas de l’intérêt général ». On objectera que le combat de la Résistance contre le nazisme avait cet avantage que l’adversaire était identifiable ; il est en autrement avec les puissances de l’argent qui sont à la fois partout et nulle part. Mais la dictature invisible est encore de la dictature. « Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société de ne doivent pas démissionner, ne se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie ». Ce n’est pas un motif d’indignation qui serait là parmi d’autres. Il a actuellement un poids si considérable qu’il écrase les conditions de vie de milliards d’êtres humains. Rendons hommage à Stéphane Hessel. Il fallait une voix pour redonner à l’indignation sa ferveur. Il en a eu le mérite.
Revenons sur un autre passage du même texte : « Je suis convaincu que l'avenir appartient à la non-violence, à la conciliation des cultures différentes. Il faut comprendre que la violence tourne le dos à l’espoir. Il faut lui préférer l’espérance, l’espérance de la non-violence. C’est le chemin que nous devons apprendre à suivre. Aussi bien du côté des oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation pour faire disparaître l’oppression ». C’est une leçon que nous devons à Éric Weil : entre dialogue et violence, (texte) il y a alternative radicale, l’un ou l’autre mais pas les deux, d’où il suit que le dialogue est par essence non-violent, et si l’indignation appelle le dialogue, c’est qu’elle est non-violente. Il faut se souvenir que Gandhi n’était pas du genre à laisser faire l’injustice (texte). Il s’est indigné des conditions imposées en Afrique du Sud aux immigrés indiens et il est passé aux actes… en brûlant les cartes de séjour sous les yeux de la police.
1) Nous
l’avons déjà montré précédemment, Gandhi
concevait la non-violence comme une
stratégie de combat (texte)
contre l’injustice bien plus puissante (texte)
que la violence, qui n’aboutit qu’à multiplier les souffrances et la
destruction.
Et les moyens de combattre englobent la fin et ne peuvent pas en être séparés, si la fin est plus de justice, il y a contradiction à employer des moyens injustes. Il faut déployer une folle créativité pour inventer des moyens alternatifs pacifiques, mais sans jamais relâcher l’exigence de justice. C’est une leçon difficile à comprendre en Occident, car nous sommes encore dans la lignée de Machiavel et sa maxime : « qui veut la fin prends les moyens », et elle nous porte à croire qu’en excitant la colère, en faisant usage des moyens de la violence dans la guerre, on pourra même parvenir à la paix.
Et invariablement, l’histoire se répète, le fait même d’accroître l’armement, de créer des moyens de destruction de plus en plus sophistiqués se retourne contre les soi-disant bonnes intentions et devient un moyen d’oppression et de manipulation des peuples. Comme si les armes pouvaient en quoi que ce soit fournir une sécurité, alors que leur usage et leur maintient suppose un état constant de peur. Donc en fait le maintien de la colère des citoyens pour disposer de la meilleure des justifications pour les contrôler. Jetons un regard en arrière. L’Histoire humaine a été une lutte constante entre des factions rivales qui triomphaient en mettant en place des autorités légitimes envers lesquelles les peuples devaient offrir leur allégeance et leur gratitude, tout en abandonnant leur pouvoir et les droits qui vont avec. Et bien sûr, une fois la position d’autorité conquise, ceux qui étaient au pouvoir n’avaient plus qu’un désir : protéger leur statut par des lois édictées à cette fin, ou encore, à défaut, par le biais de la force publique, de la police, de l’armée ou de milices.
Nous avons inventé la démocratie pour que ces pages d’Histoire soient tournées, mais cela n’a pas empêché pour autant qu’à l’intérieur des démocraties les citoyens cèdent beaucoup trop de leur pouvoir à leurs gouvernements qui pouvaient encore, de temps à autre, déclarer la guerre à une autre nation, où même carrément de s’en prendre directement à leur citoyens, quand ils jugeaient qu’il était dans leur intérêt de le faire. Sous le couvert énigmatique de la raison d’État. Mais pour des motivations réelles qui étaient le plus souvent la protection des intérêts de quelques uns. Et quand l’argent est en jeu, quand l’avidité est partout et la justice nulle part, l’exercice du pouvoir politique devient une mascarade, car l’essentiel se déroule dans les coulisses de la finance. Et si la colère des peuples explose et se déchaîne, elle justifiera en retour l’usage de la manière forte et la répression. L’indignation populaire doit donc trouver des voies d’expressions pacifiques, mais elle doit parler haut et fort. Il existe des exemples récents (comme en Islande) qui montrent que des gouvernements ont finalement été persuadés de modifier leurs politiques en raison des manifestations populaires pacifiques contre eux. Il ne faut en effet jamais oublier que le pouvoir ne peut véritablement être maintenu et exercé que sur le fondement du consentement des peuples qui choissent réellement de le permettre. Sans l’appui de la volonté générale, il n’est pas de pouvoir qui puisse être légitime. C’est un fondement qui doit être perpétuellement remis en état. La volonté des peuples doit être très franchement exprimée. Et si les manifestations pacifiques se multiplient sur la planète, nul doute que des changements vont se produire. Le péril étant qu’ils ne se fassent que dans un nœud chaotique qui soit l’expression, non pas de l’indignation non violente des peuples, mais celle de la colère. Quand les peuples ont connaissance des méfaits commis par, ou bien couverts en sous-main par les pouvoirs politiques, l’injustice est criante, la colère gronde et devient alors l’énergie dominante des individus, des groupes sociaux et des peuples.
Trop souvent l’énergie de la colère devient envahissante, ce faisant, elle maintient la conscience collective dans une sorte d’asservissement à l’égard du passé, de ses événements, de ses expériences vécues et elle polarise toute l’attention sur des boucs émissaires. Nous l’avons dit et redit, nos actes ne sont que le reflet de nos croyances. Il y a encore aujourd’hui des peuple qui inculquent de génération la haine d’un autre peuple dans l’esprit des enfants, cela afin de maintenir la permanence des rancunes et le ressentiment. Le fait même de maintenir cette vieille énergie de la colère n’est jamais sans conséquences, car on inscrit de cette manière par avance les sillons dans lequel la violence n’aura aucune peine à se déployer. Alors que la paix ne peut être établie qu’en libérant cette énergie périmée issue du passé. Tant qu’elle est emprisonnée et qu’elle est encore et encore alimentée, les boucles de violence se répètent indéfiniment. L’énergie de la colère est le carburant de la violence et de la guerre, à quelque niveau que ce soit, sur le plan individuel, puis, dans une réaction en chaîne, sur le plan collectif. L’énergie de la colère sape toute évolution et paralyse toute action constructive, que ce soit celle des individus, des ONG ou bien celle des gouvernements. Elle maintient une tradition de la servitude qui passe de génération en génération. Et faut regarder les choses en face : il est incontestable que les religions, surtout dans leurs tendances les plus intégristes, portent une lourde responsabilité dans ce processus. On peut même se demander si dans l’Histoire la colère n’a pas fini par complètement imprégner de nombreuses religions établies. Du fait qu’elle constitue des organisations, les religions ont en effet tendance à être des facteurs de division et de séparation et non des vecteurs de l‘unité humaine.
2) La division et la séparation, une fois répandues dans les esprits mènent à l’incompréhension entre les membres de la communauté humaine. Il ne s’agit pas bien sûr de s’attendre à ce que nous soyons d’accord sur tout et avec tout le monde, mais seulement de conserver vert un espace où nous puissions ouvrir le dialogue et accueillir la compréhension du point de vue de l’autre. Il ne s’agit pas de persister dans une mentalité de guerrier pour avoir raison à tout prix, en sorte que notre point de vue personnel puisse triompher. De toute manière aucun point de vue personnel n’est la vérité, mais reste seulement un point de vue. Et il n’y a rien de particulièrement glorieux à vouloir s’accrocher à un point de vue contre tous les autres, sans être capable d’en accueillir un qui soit différent. Notre point de vue personnel est juste une représentation des choses, rien de plus. Et une représentation est juste une construction mentale à laquelle on adhère ou pas. Nous pouvons parfaitement dire notre vérité, tout en conservant une attitude ouverte, l’essentiel étant de mettre en lumière la complexité de ce qui est, de sorte qu’il soit possible de changer ce qui doit l’être et de résoudre ce qui doit être résolu. Mais cela ne peut être fait avec l’énergie de la colère, mais une énergie plus compréhensive, plus éclairée et plus aimante.
Si nous considérons la question sous un angle plus spirituel, nous verrons que l’attachement exclusif, égotique, à notre propre point de vue conduit droit à la colère. C’est un processus que la Bhagavad-Gîtâ décrit ainsi : « de l’attachement naît le désir et du désir naît la colère, de la colère vient l’erreur, de l’erreur vient une confusion de la mémoire, de cette confusion vient la destruction de la raison et quand cette destruction a lieu, l’homme périt ». C’est pourquoi la colère est désignée comme l’ennemi du Yoga. Elle détruit la stabilité et l’équanimité de l’esprit sans lesquels il ne peut y avoir de choix raisonnable, ni d’expression de ce qu’il peut y avoir de meilleur dans l’humain. La séquence décrite dans ce texte se confirme aisément dans l’observation. Passe encore pour les éclats de colère, mais l’irritabilité devenue constante finit par déstructurer la mémoire et rendre la pensée confuse et sans clarté, plongée dans la confusion, l’intelligence ne parvient plus à s’exercer, alors l’homme intérieur est comme détruit.
Nous voyons donc qu’il n’y a aucun sens à tenter de justifier un soi-disant « choix de la colère », formule qui est un oxymore. On ne choisi pas la colère, on est jeté dedans et quant à en adopter la « logique » (ce qui encore une fois est un oxymore), cela revient à faire confiance à la violence. En politique cela s’appelle le gouvernement de la terreur. Il n’y a de choix réel que dans la transmutation de la violence. Dans les termes de Jean-Marie Muller, la non-violence est « la reconnaissance, l’apprivoisement, la maîtrise et la transmutation du désir de violence qui est en l’homme et qui le conduit à vouloir écarter, exclure, éliminer, meurtrir l’autre homme ».
Voir, dans une vision en profondeur, (insight),
ce que la violence implique nous fait comprendre à un haut degré la souffrance
qu’elle peut causer et avec elle l’étendue de la violation de la dignité
humaine. Ce voir est une expérience verticale car il ne peut pas venir de
l’ego lui-même, mais de la conscience qui le précède, d’un soi plus intérieur
qui intimement requiert la non-violence. Ne résistons pas à la tentation de
donner un extrait plus développé du même article de Jean-Marie
Muller :
« Lorsque l’homme fait l’expérience de la violence et qu’il met à distance les affects pour réfléchir, il la reconnaît comme la violation de la dignité de l’humanité, en lui-même et en l’autre homme ; dans le même temps, il découvre la requête de non-violence qu’il porte en lui. Le « moi » empirique se découvre violent et se nomme tel parce qu’il se réfère à un « moi » intérieur qui exige la non-violence. Cette exigence de la conscience est en l’homme avant qu’il ne rencontre la violence : l’exigence de non-violence est antérieure et supérieure au désir de violence. Elle est originelle et principielle. Cependant, c’est seulement après l’avoir expérimentée que l’homme prend conscience de la déraison de la violence, de son inhumanité, de son non-sens. Il comprend alors qu’il ne peut construire son humanité qu’en opposant à la violence un non catégorique qui lui refuse toute légitimité. Dire non à la violence, en affirmant que l’exigence de non-violence fonde et structure l’humanité de l’homme, c’est refuser l’allégeance que la violence exige de chacun. Méconnaître cette exigence, c’est nier la possibilité humaine de briser la loi de la nécessité, c’est dénier à l’homme la liberté de s’affranchir de la fatalité pour devenir un être raisonnable.
Celui qui opte pour la non-violence est un homme étonné, il est au sens propre de ce mot, stupéfait par la violence, la sienne propre ou celle d’autrui. Celui qui se décide à la non-violence est un homme blessé par la violence. La dé-figuration du visage par la violence lui apparaît comme le comble de l’ab-jection. Elle provoque en lui la révolte. Ce n’est pas la mort qui lui semble abjecte, mais le meurtre ». (article)
Ainsi, la stratégie de combat de la non-violence n’a de sens que parce qu’elle est portée par une attitude, à fois éthique et spirituelle qui se refuse à toute négation de l’humanité et qui s’enracine dans les profondeur de l’intériorité. Nous irions trop vite en sautant le pas de la recherche d’une méthode, si nous faisions l’impasse sur ce qui la sous-tend. Nous serions dans la méprise en cherchant dans la non-violence des solutions. « Par elle-même, l’exigence de non-violence ne donne pas de réponse directe et immédiate à la question de savoir comment agir concrètement dans la situation historique du lieu et du moment ». « L’action est toujours à inventer, sans que le plus souvent nous ne soyons certains d’avoir trouvé la bonne méthode. L’action est une école d’humilité ».
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Laissons-là les
« explications » scientifiques de la colère, qu’il y ait toutes sortes de
mécanismes en jeu, on s’en doute et personne ne le met en question, mais ce
n’est pas le plus important. Et au fond, une explication objective de la colère
c’est très commode, cela permet de se défausser à bon compte, sans aller voir de
plus près de quoi il retourne dans l’esprit. Ce qui revient à perpétuer de
l’ignorance. La méconnaissance de l’esprit est une tragédie et l’idée que
l’on pourrait en quelque sorte « traiter » la colère sans la comprendre de
l’intérieur est une calamité. Cela fait penser au médecin qui, après avoir fait
très sagement des recommandations diététiques pour une vie saine, se
voit
encouragé par les conglomérats pharmaceutiques à dire au patient : « avec cette
pilule, vous n’aurez même plus besoin d'y penser ». Mais le patient avait
fait ce qu’il fallait en modifiant son hygiène de vie et voilà qu’il s’en
remet à la pilule ! En laissant tomber le soin qu’il avait introduit avec de
nouvelles habitudes ! Et bien, c’est la même chose ici avec la colère, sauf que
le soin regarde ici l’attention au jeu du mental dans la colère, jeu qui peut et
doit être compris. Ce qui permettrai d’éviter d’ingurgiter des calmants pour
s’empoisonner avec.
Et attention, comprendre la colère ce n’est pas la condamner moralement, ou même se juger ou se punir pour ses colères. La moralisation de la colère peut la contenir, mais pas la résoudre et encore moins la comprendre. Ceci dit, il n’est pas non plus question d’éradiquer toute sensibilité, sous prétexte qu’exacerbée elle risquerait d’exploser dans la colère. L’indignation à laquelle en appelle Stéphane Hessel a un sens profondément humain. Et elle doit être préservée ou bien c’est le monde qui va mourir dans l’indifférence, au milieu de la corruption et de la dépravation. Il faut se souvenir de la personnalité de Gandhi : une volonté inflexible en matière de justice, mais qui refusait d’user de combattre la violence par la violence. Le plus difficile est peut être ce que par quoi nous avions commencé : admettre le lot de l’inconscience humaine en la prenant telle qu’elle, sans s’irriter. Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font !
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Questions:
1. Quelles ambiguïtés recouvrent l'expression "sainte colère"?
2. Sur quel fondements l'indignation est-elle justifiée?
3. Qu'est-ce qui serait le contraire exact de l'indignation?
4. Peut-on concevoir un exercice de la philosophie sans la capacité de s'insurger contre les folies du monde?
5. Comprendre en profondeur sa propre colère, est-ce pour autant saper toute aptitude critique ?
6. En quoi consiste l'aveuglement de la colère?
7. La colère n'est-elle pas l'ennemi du sage? Peut-il s'en faire un ami?
© Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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