Leçon 97.   L’illusion et la vie      

    Nous entretenons vis à vis de l'illusion un rapport très ambigu. D'un côté nous aimons l'illusion, parce que nous aimons le jeu, et comme notre technique permet de nous livrer du spectacle, des images, une réalité virtuelle, au fond, nous serions facilement tentés de planter là, ce que l’on nomme la réalité, pour rêver. Après tout, dans le rêve, tous les fantasmes peuvent se satisfaire. Mais justement dans ce cas, ce n’est plus un jeu, mais un piège qui se referme, car ce que nous cherchons alors dans l’illusion, c’est l’hébétude. Se plonger dans l’illusion, c’est comme rester scotché devant un écran où tourne en boucle des divertissements. Cela permet d’oublier la réalité. Au fond, nous aimerions bien passer notre vie à rêver.

    Seulement, l’état de rêve, avec ses lois et son unité, n’est pas l’état de veille, ses relations et sa dualité. Dans l’attitude naturelle, personne n’irait conteste la réalité massive du monde. Personne ne doute qu’il est un des individus séparés les uns des autres, personne ne met en cause la dualité constante sujet/objet. Notre conscience dans la vigilance est celle de notre effort pour vaincre la réalité extérieure et la modeler selon nos désirs. Ce qui ne va pas sans mal, ni sans souffrance, ni sans illusion... Nous vivons par procuration dans d’innombrables désirs dont nous souhaitons ardemment la réalisation. Tellement que le mirage de nos attentes est sans arrêt sous nos yeux. Le monde devrait être autrement pour qu’il soit tel qu’il puisse m’apporter satisfaction. Et comme il ne me satisfait pas, je n’ai plus qu’à cracher sur sa réalité et à dire avec amertume, que de toute façons tout n’est qu’illusion !

    Où réside l’illusion ? Dans la fuite ? Dans ce qui est ? Dans ce qui devrait être ? Et pourquoi pas dans la pensée elle-même ? Faut-il croire ceux qui disent que la vie, pour se maintenir, a besoin de l’illusion ? Faut-il justifier l'illusion en lui laissant une place dans l'économie de la vie? Quelles sont les illusions auxquelles nous pourrions mettre fin ?

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A. Le refuge de la pensée et l’illusion

    Dans La Vie est belle de Roberto Begnini, nous avons un exemple remarquable de ce qui peut être appelé une illusion protectrice. Guido, le héros, est un personnage qui n’est présent dans le monde réel que comme un prestidigitateur, pour qui le principe de réalité est remplacé par un principe de l’illusion.

    1) Il est le bouffon d’une farce constante, mais qui n’existe que pour lui, car autour, c’est la réalité sordide d’une Italie dont la mentalité est contaminée par les thèses racistes et vendue à l’Allemagne nazie. Le film est construit d’une manière étonnante, une première partie lyrique, joyeuse, qui laisse une grande place à l’humour et à la dérision, et une seconde partie qui se situe dans l’enfer des camps de concentration, mais, chose surprenante, sans que l’illusionniste ait changé. C’est toujours Guido et sa légèreté, au milieu de l’horreur indicible. Dans la première partie, la relation de Guido avec celle qui va devenir sa femme est toute empreinte de magie. Tout arrive selon des coïncidences extraordinaires. Guido, c’est un peu comme le chat botté, celui qui est capable de tout changer avec magie. Il est léger, et sans attache dans le monde réel, il est la passion, la joie de vivre. Inconscient, il ne veut pas croire au sérieux des doctrines de la " race supérieure ". Quand son fils est là, il va tout faire pour lui montrer que l’on peut, avec un peu de sens du jeu, voir que " la vie est belle " contre toutes les apparences qui nous prouveraient le contraire. L’enfant est crédule, il marche, mais en même temps, il se rend bien compte que cela cloche dans le camp de concentration, il revient face au père en lui rappelant la réalité. Mais Guido fanfaronne et lui promet de gagner au jeu, il se laisse prendre. A la fin, il aura le char d’assaut qui était promis, quand les américains débarquent et libèrent le camp de concentration. Cela veut dire, " laisser vous prendre à l’illusion, mettez vous seulement à croire dans la vie, dans la joie et à la fin, vous aurez raison de l’avoir fait ". L’illusion est ici une protection pour l’enfant, elle dissimule l’horreur, la laideur, la brutalité ignoble, elle fait voir seulement l’aspect rieur de la vie, la moquerie amusée devant tous les événements. (texte)

    ---------------Nous pourrions nous insurger, dire que le père a menti. L’enfant pourra lui en vouloir de lui avoir caché la vérité. Guido va mourir comme un chien, d’une rafale de mitraillette, dans un fossé du camp. Le bouffon disparaît, mais sans renoncer à son rôle pour protéger son enfant de l’horreur. Le pathétique est là, comment un être innocent peut il mériter cela. C’est la victoire de l’ordure, contre l’art : c’est révoltant, écœurant. Mais c’est aussi la beauté d’un don de soi. Guido n’était qu’un pantin, un clown, mais il a tenté de sauver l’âme de son fils. Le pantin est jeté, le clown est exécuté, mais il a peut être plus de grandeur que celui qui le tue. La leçon à en tirer, n’est-ce pas celle qui dit que la Vie doit garder une légèreté spirituelle, dans la lourdeur et le grouillement de l’immonde. Avoir les pieds sur terre, être réaliste, c’est une formule qui a sa valeur, mais dans un monde violent et stupide, cela ne sauve personne.

    Faut-il vraiment détruire toutes les illusions? En quoi l'illusion peut-elle être protectrice? Si l'illusion a ici une valeur, ce doit être celle d'un manteau tissé par la pensée pour recouvrir une vie encore fragile, une vie qui est encore trop faible pour affronter lucidement la complexité du réel. Celle d’un enfant. D’autre part, si l'illusion a ici une valeur,c'est aussi pour nous rappeler qu'après tout, le sérieux absolu que nous prêtons aux événements et aux choses ne tient qu'à notre regard sur les choses, au drame horrible que nous nous représentons, il ne tient peut être pas aux choses elles-mêmes. Si nous avions une vue plus globale, plus distanciées, plus complète, la vision du drame ne serait-elle pas modifiée ?

    Ce type de raisonnement est très inquiétant. Il est empêtré dans la compromission. C’est tout de même justifier la valeur de l’illusion que de voir les choses ainsi. Je doute qu’un médecin, confronté à l’existence d’une tumeur cancéreuse chez un des ses patients, puisse faire de ce type de justification une éthique de sa pratique médicale. Il dira plutôt qu’il faut dire la vérité au malade et ne pas entretenir chez lui d’illusion sur son état de santé. Mais casser sa bonne humeur le jour d’un contrôle de routine, le jeter dans le désespoir devant un diagnostic terrible est une décision difficile. Faut-il le laisser dans l’illusion jusqu’à ce que la douleur se déclare ? Espérer que la tumeur va en rester là ? Ce patient est en un sens protégé par l’illusion que son corps est en bonne santé. Comme le fils de Guido est protégé par l’illusion que le camp de concentration, les sévices, le four crématoire, tout cela n’est qu’illusion, un grand jeu. Mais c’est tromper, mentir, cacher, travestir la vérité, la déguiser dans une apparence plaisante.

   2) Le sens du mot illusion est assez clair : illusion vient d’illudere en latin, qui veut dire jouer, et nous avons bien vu la parenté de l’illusion et du jeu. Cependant, il y a jouer et jouer, il y a être pris au jeu et être parfaitement conscient, savoir que ce n’est qu’un jeu. Il y a illusion quand se manifeste dans l’esprit une propension à croire dans une représentation qui n’est pas la réalité, mais qui est indûment surimposée à la réalité. C’est voir le serpent dans la corde, c’est voir la pièce d’or dans le morceau de nacre. L’esprit qui est piégé par l’illusion se comporte comme si la représentation était vraie, il est abusé et il s’est abusé lui-même. Il en résulte que tout ce que la pensée va construire ainsi à partir de l’illusion ne sera plus alors que rêveries en l’air, fantasme, fiction, errance et imagination. Plus d’ancrage dans le réel. Des châteaux construit en l’air. Mais le réel reprendra nécessairement ses droits à un moment où à un autre et ce sera terrible, un cataclysme, un séisme au sein de la pensée. Le château écroulé dans des ruines de l’inexistence, avouant brutalement son inexistence. Une sécurité fondée sur la représentation n’est pas une sécurité véritable, mais l’illusion de la sécurité.

    Dans l’attitude naturelle, ce que nous attendons d’ordinaire de la vérité, c’est seulement des conséquences utiles et agréables explique Nietzsche ; ou plutôt, ce qui nous rassure et garantit notre sécurité. Ainsi, « Le menteur fait usage des désignations valables, les mots, pour faire que l'irréel apparaisse réel : il dit, par exemple; «je suis riche», tandis que, pour son état, «pauvre» serait la désignation correcte. II mésuse des conventions fermes au moyen de substitutions volontaires ou d'inversions de noms. S'il fait cela d'une manière intéressée et surtout préjudiciable, la société ne lui accordera plus sa confiance et par là l'exclura. Les hommes ne fuient pas tellement le fait d'être trompé que le fait de subir un dommage par la tromperie. Au fond, à ce niveau, ils ne haïssent donc pas l'illusion, mais les conséquences fâcheuses et hostiles de certaines sortes d'illusions. C'est dans un sens aussi restreint que l'homme veut seulement la vérité : il convoite les suites agréables de la vérité, celles qui conservent la vie; envers la connaissance pure et sans conséquence il est indifférent, envers les vérités préjudiciables et destructives il est même hostilement disposé ». 

    Si le besoin de sécurité est plus important que la vérité elle-même, si notre relation à la vérité en est à ce point affecté que nous ne souhaitons ne conserver que ce qui nous flatte et éloigner ce qui nous dérange, il en résulte que d’une certaine manière, nous cherchons à confectionner un cocon d’illusion pour y nicher notre subjectivité.

    A ce point, ce que nous attendrions de la part d’un philosophe, c’est qu’il prenne une position ferme et qu’il dénonce cette illusion. Pensée du soupçon, dénonciation des illusions, toute l’œuvre de Nietzsche tente un travail de sape des fondements traditionnels de la morale. Or, par un retournement singulier, Nietzsche dit que la Vie a besoin d’illusion pour se protéger et grandir, d’une certaine manière, il faut laisser une place à l’illusion. Dans la Seconde considération intempestive, Nietzsche écrit  :

    « L'homme crée seulement quand il aime, quand il baigne dans l'illusion de l'amour, c'est à dire, quand il croit de façon inconditionnelle à quelque chose de juste et de parfait.
Si on force quelqu'un à ne plus aimer de manière inconditionnelle, on tranche les racines de sa force.

    (…) Tout être vivant a besoin d'être enveloppé dans une atmosphère, dans un voile de mystère ; si on enlève cette enveloppe, si on condamne une religion, un art, un génie à graviter comme des astres privés d'atmosphère, on ne doit pas s'étonner de les voir se dessécher - devenir durs et stériles.

    Il en est ainsi de toutes les grandes choses qui ne réussissent jamais sans quelques illusions. (...) Pour parvenir à maturation, chaque peuple, chaque homme même, a besoin d'un tel voile d'illusion, d'une telle enveloppe protectrice ».

    De toute manière, dénoncer des illusions n’a de sens que si on sait quoi mettre à la place. Si ce que l’on propose en lieu et place de l’illusion est encore plus illusoire que ce que l’on dénonce, c’est un acte purement nihiliste. (texte)

    Le voile de l’illusion, ce que l’Inde nomme le voile de mâya, est-il donc si intime que la Vie ne puisse croître, créer et grandir sans se couvrir toujours d’un manteau d’illusion ? Est-ce à dire qu’il y a une Illusion métaphysique, qui, par nature, accompagne le mouvement même de la Manifestation ?

B. Mettre fin aux illusions psychologiques

    Même si on ne peut pas extirper radicalement l’illusion, pourtant, il y a nécessité d’y mettre fin quand elle surgit dans la pensée, prolifère dans le monde et devient source de violence, de confusion et de souffrance. Il y a nécessité de traquer l’illusion psychologique. (texte)

    1) Qu’est-ce que l’illusion psychologique ? L’illusion psychologique, telle que nous la rencontrons le plus souvent a sa racine dans le désir amoureux, et la forêt de son développement dans l’amour passion. C’est dans la passion en effet que se produit la cristallisation du désir. Mais le seul exemple de l’amour passion reste insuffisant. Il risque de nous faire oublier toutes les errances idéologiques de la pensée et le processus d’auto-tromperie qui les accompagne et toutes les fuites qui s’ensuivent. Le mot illusion « vient du latin ludere qui signifie jouer, jouer avec quelque chose qui n’est pas tangible. Ce qui est tangible, c’est ce qui se passe réellement,qu’on qualifie de bien, de mal ou d’indifférent. Et quand on est incapable de faire face à ce qui se passe réellement en nous, alors échapper à cela, c’est créer l’illusion » (texte).

    ---------------Ne pourrions-nous pas voir dans l’illusion psychologique, ce qui est produit par la pensée, pour autant qu’elle impose à la Vie la tyrannie de ce qui devrait être, la plaçant alors dans une contradiction insoluble ? Ce travail est patent dans les illusions idéologiques. Notre XX ième siècle a été une époque extraordinaire de foi dans des illusions idéologiques de toutes sortes, que nous avons payé par un solde de millions et de millions de morts. Le nazisme a promut une représentation illusoire de supériorité culturelle d'une race humaine. Le marxisme a entretenu une croyance dans une idéologie qui a enflammé le monde, divisé l'humanité contre elle-même, ruiné au bout du compte les idéaux humanitaires dont il se croyait porteur. Sans compter avec le colonialisme qui l’avait précédé, colonialisme qui ne peut avoir de sens, coupé de sa croyance fondamentale en la supériorité incontestable du modèle culturel occidental. Croyance illusoire elle aussi, mais redoutablement efficace. Terriblement efficace. Les peuples d’Amérique du Sud en savent quelque chose. Ils ont été décimé par cette croyance. L’illusion en aval est une représentation montée dans un but précis et une représentation dans laquelle l’esprit voit une réalité. Mais, du point de vue de ce qui est, dans cet exemple, dans les illusions idéologiques, qu’y a-t-il ? L’illusion de la fragmentation, l’illusion de la supériorité. Il n’existe pas de séparation réelle dans ce qui est, car tout est lié dans le Réel et en définitive, l’humanité est une. Quand dans le mental humain germe l’idée selon laquelle il doit rivaliser avec un autre pour que celui qui est supérieur gagne, il sème une illusion qui propage le chaos. Quand des êtres humains en viennent à croire que le chrétien est supérieur aux païens, que le civilisé est supérieur au sauvage, que le blanc est supérieur au noir, que l’américain est supérieur au reste du monde, alors tout ce qu’ils pensent structure un système conflictuel et une représentation concentrationnaire. Pourquoi ? Parce que la supériorité n’existe pas, parce qu’elle est une illusion, ce qui est sens exact du mot mâya en sanskrit, ce qui n’est pas. Il ne peut y avoir de meilleur et supérieur là une chose est unique, est sa propre référence, parce qu’une chose n’est jamais supérieure à elle-même. L’idée de supériorité idéologique est un concept qui ne renvoie à rien.

    La leçon que nous devons en tirer est d’abord celle-ci : une illusion est montée dans un but spécifique et vécue comme réelle. Il suffirait que nous puissions voir dans quel but elle a été montée et que nous cessions de croire dans sa réalité pour que nous puissions y mettre fin.

    Maintenant, il n’est pas possible de cesser de croire dans la réalité d’une illusion, tant que nous ayons une vision claire des mécanismes qui la construisent. La question fondamentale que nous devons avoir le courage de nous poser est : dans quelle mesure sommes-nous dupes de nous-mêmes ?

    Si j’entretiens la croyance que je dois devenir meilleur qu’un autre, que je dois posséder une personne, que je dois posséder beaucoup d’argent, beaucoup de pouvoir, il est évidemment que mon souci, c’est d’assurer un futur douillet et ainsi, tout ce qui peut me sécuriser dans ce sens est une représentation dans lequel je désire intensément croire. Je cherche une sécurité pour le futur et je me la donne dans des représentations sécurisantes. Les sécurités que je place dans la possession d’une femme, d’une fortune, d’une position sociale, d’un poste haut placé ne sont au fond pas différentes. Elles disent toutes que je dois avoir pour être, qu’être sera dans le futur si je peux avoir. Il y a des représentations mentales très séduisantes qui font miroiter cette promesse de sécurité. Des représentations qui rassurent. Mais y a-t-il jamais eu de sécurité est-elle dans une représentation mentale ? Et cette sécurité que nous cherchons désespérément réside-t-elle seulement dans le temps ?

    Est-ce que nous ne sommes pas en train de nous duper nous-mêmes en tentant de meubler le futur de promesses ? Si c’est vrai : « Le chercheur s’impose sa propre illusion : nul ne peut faire cela pour lui, c’est lui seul qui le fait. Nous créons notre illusion et en devenons ensuite les esclaves. Le facteur fondamental de ce processus est notre constant désir d’être quelque chose », d’assurer une continuité. Ainsi, « nous commençons à tricher dès que nous avons cette soif d’être, de devenir, de nous accomplir ». Expérience banale. « Après tout, c’est cela que la plupart d’entre nous désirent : être en sécurité. Être perdu avec les autres est une forme de sécurité psychologique ; s’identifier à un groupe ou à une idée, profane ou spirituelle, c’est se sentir en sécurité. C’est pour cela que nous nos accrochons presque tous au nationalisme, même si nous voyons qu’il n’apporte qu’un peu plus de destruction et de misère ; c’est pour cela que les religions organisées ont un tel empire sur les gens, même alors qu’il est évident qu’elles ne font que diviser et créer encore plus d’antagonisme dans le monde. Le désir de sécurité individuelle ou collective engendre la destruction, et le désirde sécurité psychologique fait naître l’illusion. Notre vie est illusion et douleur, avec de rares instants de clarté et de joie, aussi accueillons nous avec enthousiasme toute promesse de havre ». Krishnamurti.

    2) La mise en cause est sévère. Elle met à jour une forme d’énergie très particulière que le désir propulse, dans l’intensité de la croyance. Fièvre de l’idéaliste pressé de convertir les masses à une idéologie sensée délivrer le salut pour tous. Fièvre du religieux presser de faire du prosélytisme à tout crin pour faire entrer de force dans le sein de son église des brebis égarées. Fièvre du nationalisme halluciné de son propre discours pour la lutte vers une cause finale. Harangue guerrière du politique. Fièvre des fanatiques de tous bords. Dès que le processus est lancé par le désir, il suit son cours « plus nous prolongeons notre erreur, plus elle acquiert d’intensité. Elle nous confère une certaine vitalité, une certaine énergie et la capacité de l’imposer à autrui. Ainsi, graduellement, nous nous prenons à ce jeu et y entraînons les autres. Il y a là un processus de tromperie réciproque. Et en sommes-nous conscient ? Nous nous croyons capables de penser très clairement et très objectivement ; est-ce que nous nous rendons compte que cette façon de penser abuse nos esprits ?  ».

    A question radicale, solution radicale : et si nous acceptions maintenant d’habiter ce qui est sans avoir le souci d’être en quoi que ce soi « quelque chose » ou de devoir absolument devenir « quelqu’un » ? Et si nous acceptions délibérément de n’être rien de particulier ? De ne pas avoir de définition et de ne pas en chercher ? « Alors seulement serions-nous affranchi de toute illusion… l’esprit ne s’abuserait pas lui-même par des justifications, l’esprit ne serait pas avide de sécurité ». Le seul fait de voir les ramifications et les résonances de l’illusion pourrait nous conduire à cet abandon. A tout le moins, nous pouvons au moins comprendre que le petit jeu mental du mensonge interne ne fait que corrompre le mouvement du cœur. « Tant que nous nous mentons à nous-mêmes, sous quelque forme que ce soit, il ne peut pas y avoir d’amour. Tant que l’esprit est capable de créer et de s’imposer une illusion, il se sépare de toute compréhension collective et intégrée ». Il demeure dans le champ clôt de la pensée. Il ne peut pas y avoir de coopération des hommes, tant que subsistent des barrières qui les divisent et ces barrières ne sont rien d’autres que les croyances que nous entretenons. La croyance permet l’identification et l’identification donne à celui qui la pose une identité qui s’oppose fatalement à une autre identité.

    ---------------« Toute croyance divise. Nous voyons comment les partis politiques s’opposent l’un à l’autre. Chacun d’eux, ayant sa méthode pour résoudre les problèmes économiques, est en guerre avec tous les autres. Ils ne prennent pas la décision de combattre la famine, par exemple, mais se battent entre eux pour faire triompher des théories censées devoir mettre fin à la famine. Le problème, ils ne s’en soucient guère ; ce qui les intéresse, c’est la méthode à employer pour le résoudre. Ils sont donc en conflit, chacun se souciant plus de son idée que du problème commun. De même, les personnes dévotes sont en conflit l’une avec l’autre, tout en proclamant – en paroles – la vie une, Dieu et le reste ». Mais comment pourrions-nous résoudre nos problèmes, sur un terrain de division ? Comment œuvrer pour la paix dans le monde, pour la prospérité des hommes, dans les conditions mêmes par lesquelles nous ne faisons que perpétuer la division ? Donc la guerre et la misère.

    N’est-il pas indispensable de voir comment la division elle-même opère, comment l’esprit produit la fragmentation qui est dans la pensée ? N’y a-t-il pas au moins urgence à se demander si la fragmentation n’est pas justement une illusion ? N’est-il pas possible d’ouvrir les yeux et de prendre conscience, dans une vision pénétrante de l’ensemble de ces mécanismes ? « La perception même de tout ceci est l’intelligence – non pas l’intelligence d’un esprit astucieux, rusé, non plus que l’intelligence livresque, mais l’intelligence issus de l’observation claire, lucide. Dans cette intelligence issue de cette claire observation, il y a la sécurité ; cette intelligence même est sécurité ». Après tout, nous ne sommes abusés que lorsque nous ne comprenons pas. S’éveiller de l’illusion psychologique ne doit pas être si difficile. Tant que nous sommes dans l’illusion, il y a une lutte avec la réalité, une tension qui est tout à fait perceptible. Il faut faire beaucoup d’efforts pour se tromper soi-même et de cet effort nous pouvons très bien être conscient. Nous pouvons lâcher les faux semblant, les chimères, les leurres. Lâcher prise et déconstruire est un acte aussi créatif que de s’agripper à une illusion et de construire avec. L’Intelligence a sa propre énergie, son élan et sa joie libératrice.

C. Le mental et l’illusion

    Dès lors, ce qui doit nous intéresser au plus près, c’est de cerner comment l’expansion de l’illusion naît avec les constructions du mental. N’est-ce pas la pensée elle-même qui projette une soit-disant « réalité » hors de soi qui, une « réalité » qui, parée de tous les atours de l’objectivité, nous submerge d’une énorme illusion ?

    Pour tenter de comprendre ceci, je vais longuement m’appuyer sur des textes assez étonnants de Stephen Jourdain. Il se pourrait bien en effet selon lui, que la différence entre l’homme éveillé et l’homme endormi vienne d’une étrange opération.

    « L’homme endormi croit qu’il y a quelque chose derrière l’apparence. Et en cet au-delà, il projette l’irréelle confection de son moi, sur laquelle il appose un sceau gravé du mot réalité. Le phénomène va très vite et est totalement inconscient. Bien entendu, c’est ce même esprit qui, également creuse l’au-delà en recevant la projection. Dès son crime accompli, le dormeur va commencer à disserter, finement ou stupidement, sur la nature de la réalité…

    L’homme éveillé, lui, sait que la vraie réalité n’est pas derrière les apparences, mais dans les apparences elle-même. Il n’y a rien par-dessous, il n’y a rien par derrière, nul besoin de creuser ni de piocher : tout est là, offert ». L’efflorescence de la Vie est immédiatement là ; ici et maintenant dans le paysage terrestre qui se découvre à mon regard. Dans une donation sensible et pathétique. Mais voilà que l’intellect s’en mêle et invente de l’arrière-monde qu’il affuble de la tenue de cérémonie de l’objectivité. Un double mental. Et on ne peut pas rencontrer cette réalité là. Si je veux rompre l’isolement où ma pensée me cloître, rejoindre l’arbre, je ne peux pas y parvenir par la pensée. « Vous vouliez faire un avec l’arbre. Mais vous vous trompiez d’arbre, votre nostalgie d’unité s’adressait à un arbre mental. Et cette mentalisation objectivée, ce faux arbre gênerait lui-même la faille béante qui vous séparait, illusoirement, de l’arbre ». La pensée, débordant la perception vivante, a craché une bouffée d’irréalité pure et elle a m’a exilé de là même où je suis. Dans ce processus, elle va multiplier les fausses solutions aux vrais problèmes. Ainsi, l’unité non-fragmentée, n’est pas un produit de la pensée. Elle est. Elle immanente à la Vie, immanente au sentiment et elle tisse de l’intérieur toute sensation vivante. « Vous situez votre erreur maintenant ? L’arbre que vous vouliez rejoindre, devenir, ne se trouvait pas, en réalité, là-bas, sous vos yeux, hors de votre tête, mais dans votre tête, et uniquement en elle ! »

    Cette provocation mérite que nous insistions un peu. Jourdain n’est-il pas entré par effraction dans la métaphysique ? Il précise plus loin : « Le monde dit ‘extérieur’, dont ma personne physique fait partie, n’est pas extérieur à mon ‘âme’, cela est certain… je dis aussi que le monde – l’arbre- est extérieur à ma personne physique, et je ne conteste pas la réalité de cette autre rive de moi-même. Je sais y être, mystérieusement, présent tout entier, absolument présent, comme je suis tout entier présent et absolument présent en la rive ‘esprit’. La seule différence, c’est que je suis cette dernière rive avant d’être l’autre ». Ainsi, la Présence de l’esprit à lui-même, ce que je suis, en ma sensation intime, en ma vie la intime, seule permet de poser l’extériorité. « En tant que je suis mon âme, dans laquelle réside toute ma vie, tout le vivant de moi-même, le monde est en moi, en tant que ne suis cette personne physique, dans laquelle réside tout le vivant de moi-même, le monde est hors de moi ». Mais il n’y a pas la moindre coupure possible dans la trame sensible qui m’unit au monde. Il n’y a pas de coupure, et pourtant, le concept de la coupure, l’idée de séparation est bel et bien enfanté par l’intellect et c’est même avec cette séparation duelle que nous construisons notre univers mental, nos relations sociales, nos ambitions politiques, nos vues religieuses, nos relations avec autrui, nos spéculations les plus hardies.

    Y a-t-il dans le travail de la pensée une constante imposture et une falsification porteuse d’illusions ? Dans la Conférence de la Sorbonne, publiée sous le tire Promptitude céleste, l’entrée en matière de Stephen Jourdain ne laisse aucun doute :

    a) « Je salue le néant profond et sublime de mes croyances intellectuelles, fondées ou infondées. Néant de toute mienne allégation. Néant de celle-ci. Néant de cette autre. Rien. Adieu au quelque chose et adieu au rien. Adieu au oui et adieu au non. Adieu à l'alternative. Adieu à l'adieu. Comprenez bien qu'il n'y a rien à déduire de ceci. Toute mienne allégation est la vision d'un oeil de verre. Je ne puis rien alléguer de plus juste ni de plus important ». Voie négative donc, voie apophatique selon la tradition, comme si le positif le plus élevé ne s’atteignait que par la négation la plus radicale. Néant de la représentation. Néant… que la représentation.

    Mais nier ainsi, dans la mesure où nous ne comprenons pas dans l’impasse du nihilisme, c’est nier l’illusion sur fond de quelle réalité ? Le texte immédiatement enchaîne :

    b) « Maintenant je vais saluer brièvement le versant diurne de ce dévoilement, de cette très étrange et décisive compréhension. C'est à dire cela qui fait retour en soi quand le néant fait retour en lui-même. Moi. Alors sûrement je parle du Soi. NON ! C'est un imposteur. Alors sûrement je parle du Moi. NON ! Celui-là encore est un imposteur. Moi, tout petit, en caractère de corps 4. Oui mais... moi; évidemment ! C'est ça le secret. Je salue l'inimaginable révolution, l'infarctus radieux et discret qui est le terme du chemin qu'ouvre l'étonnement d'être. Pour votre information, la compréhension dont je viens de parler m'a frappé entre les deux yeux, sans sommations, quand j'avais 16 ans. Elle est toujours présente. Pourquoi ? Parce que je ne l'ai jamais confondue avec sa trace intellectuelle. Parce que je n'en ai jamais rien déduit. Voilà ! »

    Moi, dans ce sens, est ma conscience intime, je simplement humain, pas une abstraction majusculée « Soi », dont la grandeur serait telle que je n’oserait même pas en revendiquer la possession intime ; pas non plus « Moi », des outrances de l’ego se donnant un personnage. Non moi vivant, humain, éprouvant la radiance de l’étonnement d’être, moi foyer de conscience intime, moi simplicité de la présence à soi de l’âme. Le versant diurne va avec le versant nocturne : a)/b). Alors, si nous voulons bien revenir là où nous sommes et nier la construction mentale des définitions, et, paradoxe inouï, affirmer la profondeur de la subjectivité pure, alors, c’est tout le continent massif des objets de la pensée qui semblera hallucinatoire. Illusoire.

    Je cite encore :

« Alors, la scène est assez simple. Ce qui est dommage pour tout le monde, c'est qu'on va la porter dans une dimension qui a mauvaise réputation, qui fait peur en tout cas; c'est dans la dimension métaphysique. Mais, tout à fait honnêtement, je n'ai jamais rien rencontré qui ne soit métaphysique. Physique : juste une petite goutte de métaphysique déguisée. Nous sommes immergés dans le milieu métaphysique. Là aussi, il faudrait définir le mot mais je pense que tout le monde le comprend. Quand on parle de métaphysique on parle de l'Esprit. L'Esprit pur. La dureté de ce bois, la résistance que cette table offre à mes doigts, nous sommes dans le sein même de l'Esprit pur. Ce n'est qu'une efflorescence de l'Esprit pur. A moi de la reconnaître comme telle. Ce qui fait que, dans le fond, là je peins un portrait assez idylique. Je ne parle pas de l'univers parce que l'univers ça n'existe pas, bien entendu. Le cosmos non plus. Ce sont des foutaises. Ce qui existe c'est le lieu terrestre. Ce qui existe, c'est ce qui existe maintenant; le seul lieu d'existence c'est maintenant. Vous avez chacun fait cette expérience, vous pouvez la refaire, vérifiez la chose indéfiniment. Quand vous prenez perspective sur le monde, ça se passe maintenant. Et ce que vous apercevez ce n'est pas le cosmos, ça ce serait apercevoir ce que vous savez à propos du monde. Ce que vous apercevez c'est quelque chose de très simple; qui fait presque honte quand on le dit, relativement à toutes les satisfactions que peuvent nous donner les grands mots, ce que l'on rencontre, c'est le paysage terrestre, un lieu, un endroit, cette pièce, cette salle, faut pas minimiser le décorum. Mais c'est ça le monde. Le monde c'est le lieu terrestre ».

    Le lieu terrestre, c’est là même où je suis, ici et maintenant dans ma perspective vivante et sensible, en situation. Le reste est supputation, hypothèse, émanation de la pensée, savoir, représentation. Le lieu terrestre, c’est très simple, cela ne paye pas de mine, mais c’est le Réel. La dimension métaphysique de l’esprit. L’extension mentale de la représentation parait toujours plus impressionnante pour la conscience immergée dans l’attitude naturelle, mais ce que dis Jourdain ici, c’est elle qui est une hallucination ! « Cosmos », « univers », si on prend cela comme réalité indépendante, c’est très impressionnant. Mais à y regarder de près, en ce cas, il s’agit bel et bien de substrats posés par la pensée, indépendamment de la conscience vivante qui s’éprouve ici et maintenant et sans relation avec elle. Hallucination. Ce qui est réel, c’est bien plutôt, le visage rieur de l’enfant que je croise dans la rue, le vol des pigeons, les façades laides de l’usine désaffectée et plus loin, l’odeur de pain et de fromage fondu près du vendeur de pizzas, cette mamie qui tire son cabas avec un regard fatigué, pour rentrer à la maison. Ce qui est réel, c’est la pointe de ma chaussure gauche qui me fait mal au pied, ce bâillement qui remonte en moi et m’écartèle la mâchoire et me fait sentir que je ne suis pas très éveillé ce matin. Pas plus vivant qu’une botte de paille. Mais enfin, c’est ce que je suis. Pas très glorieux, mais réel. Humain. C’est dans cette situation que je peux agir : serrer une main, offrir un sourire, pousser la porte de l’entrée du métro et descendre l’escalier dans le flux épais d’un grouillement humain. Alors bien sûr que je peux penser au-delà, penser à New-York et au temps qu’il doit y faire en ce moment, penser aux Bermudes et à la chaleur des Tropiques. C’est très plaisant. C’est ce que nous faisons tout le temps. « Ailleurs c’est toujours mieux qu’ici », donc ailleurs devient plus réel qu’ici, mais c’est une subversion et une imposture, car le paysage terrestre, il est là, immédiatement pour moi dans la perception. Tout le reste n’est que de l’extension mentale dans le savoir. Pas plus réel. Moins réel. Illusoire. Alors, que se passe-t-il quand, dans un euréka foudroyant, nous comprenons l’importance du paysage terrestre ? Est-ce que cela détruit toute la valeur de l’intelligence ? Ou bien seulement de la pseudo-valeur de ce que la pensée enfante et ne cesse de faire passer pour du réel ?

    « Alors finissons-en sur cette petite phase, toute vérité terrestre, c'est vrai que ça consume tout. Ça ne consume pas l'intelligence dans ses couches les plus profondes. Ça ne consume pas, ça n'éteint pas le soleil de l'intelligence qui est une même chose que le soleil de la Conscience. Il faut se méfier beaucoup de toutes ces divisions que l'on établit un peu sommairement. Mais cette petite phrase détruit la dégénérescence de la lumière de l'intelligence. Elle réduit en poussière la lumière de l'intelligence dévoyée qui s'est accordé le droit de légiférer. Et on voit bien que l'on tient là le fil qui va nous mener à la vérité. Quand l'intelligence légifère elle produit des vérités... Et toutes ces vérités sont des néants. Et bien entendu, ce que je suis en train de dire, pour autant que ce soit une vérité, pour autant que cela dégage cette impression d'objectivité extérieure que dégage souvent l'objet véridique, ceci est un néant ».

    Il ne faut pas confondre l’élan magnifique et prodigieux de l’intelligence vers l’Être et sa retombée dans des « vérités » objectives qui sentent déjà l’odeur de la putréfaction d’un cadavre que l’âme a désormais quitté. Cet élan est noble et il n’est pas coupé de la sensation intime de la présence à soi. Seulement. Seulement, quelque chose se produit par lequel l’oubli de la source et de l’élan, va donner réalité à la chose durcie en objectivité. Cet oubli est consommé dans l’opération sournoise de la séparation au sein du paysage terrestre. L’émergence de la dualité dans la réification sévère de la dualité sujet/objet.

    « Lorsque l'on a cette fameuse sensation intime nous avons cette impression tout à fait spécifique de séparation, qui n'est pas une séparation fortuite: c'est une séparation principielle. Dans la même temps, cette sensation, très obscure et très douloureuse, nous envahit et nous éprouvons simultanément deux autres sensations qui sont le reflet de cette sensation de séparation, qui sont sa modulation. En fait voilà: sentiment de séparation, un précipice, une plaie, le réel a été tronçonné irrémédiablement et il y a une plaie béante. En deça de la plaie il y a ce que j'appelle "moi" un petit lambeau de vie, subjectif, presque totalement denué d'existence, en tout cas dénué d'objectivité. Sentant qu'il existe juste assez pour savoir qu'il est mortel et vulnérable. C'est pas vraiment enchanteur comme portrait. Et puis de l'autre côté de la plaie, de l'autre côté de la blessure, cette autre hallucination. Bien sûr, ce sont les deux rives d'une même hallucination: le continent massif de l'objectivité extérieure. Donc, petit moi friable, mortel; moi je l'aime beaucoup ce petit moi il m'est très sympathique, je ne porte pas du tout de critiques sur lui, je l'adore. C'est un petit enfant qui n'a pas très bien compris. Mais il faut lui expliquer, on arrivera peut-être au bout de cent ans à lui faire comprendre, c'est pas absolument impossible. Alors, pauvre petit moi, friable, mortel, une espèce de petite lunule blême. C'est vrai en vieillissant il ne s'arrange pas. Quand il était petit il était assez joyeux ; on pouvait dire c'est une petite étoile bleue, une petite tâche d'or. Et puis en vieillissant c'est vrai qu'il ne s'arrange pas. Petite lunule blême. Effarée. En fait effaré n'est pas un mot assez fort. Emplie d'effroi; et de doute. Ne comprenant absolument rien à rien. N'ayant pas la moindre idée de ce qui se passe, et d'ailleurs ne songeant même pas à se poser la question. Et puis cette plaie effroyable! »

    Dès l’instant où la séparation a fait son œuvre, le règlement de compte métaphysique a fait deux cadavres, cadavre d’une subjectivité réduite à néant, cadavre d’une objectivité réduite à néant. Deux illusions sont nées. Deux rives de la même hallucination. La dualité taillée à la hache, c’est pour conséquence existentielle, le sentiment déficient d’une âme chétive, réduite à la dimension d’une petit moi égaré. La dualité taillée à la hache, c’est la monstruosité colossale, tentaculaire d’une objectivité qui n’est habitée par personne et dont la Vie est absente. Enorme mystification. Prodigieuse illusion.

    Mais qui a fait çà ? « Quel est le salaud, mon dieu, qui a donné ce coup de hache? Je ne vous dirais pas comment il s'appelle… » « C'est MOI! C'est ça le plus extraordinaire. Vous êtes rassurés. Mais, attention! C'est moi très personnellement. Mais... moi très personnellement est une chose assez répandue. Donc c'est chacun de vous". C’est moi qui me coupe et qui découpe, qui taille et qui oppose, qui juge, déjuge et légifère à tout crin. Moi qui pense et qui réifie ma pensée pour donner soi-disant consistance à ce moi habituel qui n’est en réalité que fiction.

    Pour le comprendre de manière décisive, il faut faire le saut et passer en deçà de l’ego habituel. L’essentiel est en deçà de ce moi là, je bel et bien vivant, je rayonnant, je témoin de ce drame. Je qui est ce moi central à partir duquel toute fuse toute perception, toute pensée, complètement inobjectivable. C’est cette percée, cette découverte que Stephen Jourdain a faite à l’age de 16 ans. Dans ses propres termes « A brûle-pourpoint j'ai défoncé, dans la foulée, sans m'en rendre compte le fond de mon intériorité pensante. J'ai laissé là, sur place, mon moi habituel. Et, bien entendu, dès l'instant où l'on a cette intuition : il y a un en-deçà ou un amont du moi intérieur connu, toute présence reflue dans cet en-deçà ».

    Il vaudrait mieux ici ne pas mettre de mot, la tentation serait grande de vouloir encore et encore objectiver, et pour être honnête, il faudrait alors dans la foulée tuer l’objectivation. Parler du Soi est périlleux, car l’ego, va immédiatement lancer le mental dans le concept et objectiver, bâtir une statue et l’essentiel risque d’être perdu. Une véritable éducation en vue de la réalité. Il s’agit bien pourtant du Soi, dans ce qu’il a de plus personnel, de plus intime. Pas d’une abstraction. Le Fond de l’esprit, le fond à partir duquel tout le reste est posé, à partir duquel toute illusion est déclarée comme réelle.

    Dans l’histoire de la philosophie, chaque fois que nous rencontrons le problème de l’illusion, nous sommes placé devant la question du statut métaphysique de la Réalité. Nous nous demandons s’il y a-t-il une Base qui soit commune à tous les ordres de phénomènes que nous voyons dans l’état de veille. Nous nous posons la question de savoir si cette base existe, comment peut elle être connue en tant que Réalité. Elle se doit en tout cas de remplir trois conditions : 1) même si elle est pour le mental humain paradoxale, elle doit être exempte de contradiction. 2) Elle doit être tout a fait universelle. 3) Elle doit être si évidente qu’elle s’impose d’elle même et se passe de preuves. C’est l’auto-référence qui permet à la Réalité ultime d’être à la Base de toute phénoménalité. Nous avons tenté des systèmes spéculatifs grandioses pour remplir ces conditions. Nous avons même compté sur la science pour nous fabriquer une « chose en soi » objective de ce genre. Il y a dans toute notre histoire de la philosophie des cathédrales conceptuelles impressionnantes, dont nous voudrions célébrer la rigueur et aduler la représentation. Au point où nous reconduit Jourdain, il faut tourner les talons aux systèmes, aux doctrines, à la représentation, aux concepts. L’ultime Réalité n’est pas là où nous la cherchons d’ordinaire. Elle est au plus près de Soi, tellement près que nous ne pouvons même pas la saisir par la pensée.

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    Il n’est pas facile de savoir si nous ne sommes pas victime d’une illusion, tant que nous n’avons apporté aucune précision sur ce que nous appelons la réalité. Nous avons vu d’autre part que l’illusion pouvait avoir une fonction dans l’économie de la vie, dans la mesure où, dans sa faiblesse insigne, elle éprouve le besoin de se couvrir d’un manteau de protection. Après tout, il y a une bonne manière de rêver qui précède une bonne manière de se réveiller explique Jourdain. Et la littérature est cette bonne manière de rêver. Elle participe certes de l’illusion, mais tout en préparant la sensibilité à un Eveil. A la limite, la sensibilité a l’idéal y trouve aussi sa juste place. L’idéal peut paraître illusoire et pourtant cela n’enlève pas sa valeur. Ce n’est pas parce qu’une choses n’est pas de ce monde qu’elle n’a pas de valeur. L’idéal c’est la prémonition d’une réalité qui viendra demain et tant que cela n’est que construit dans le jeu de l’imaginaire, cela a sa place.

    Il reste cependant, que nous ne devrions pas hâtivement en tirer la conséquence que toute illusion est justifiée. Il est essentiel de combattre l’illusion sur le terrain psychologique. C’est un combat sans fin que la guerre contre le préjugé, mais un combat qui a sa nécessité et doit être mené sans compromission. Et cet ultime combat est peut être bien plus près de nous que nous n’aurions tendance à le croire. Livrer combat contre l’illusion, et pour la vie, c’est d’une certaine manière livrer le combat contre le moi habituel lui-même ! Contre toute représentation du Réel. Il faut une certaine dose d’insurrection radicale pour avoir cette audace. Cependant, si l'illusion accompagne le processus de la manifestation, si elle est métaphysique, elle ne saurait entièrement être éradiquée. Elle ne peut qu'être vue et comprise, non pas supprimée. Mais sa reconnaissance modifie radicalement la perspective. Vers l'Éveil.

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      © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan. 
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