Leçon 7.   Les formes de l’illusion       

    Nous sentons bien que l’illusion constitue un danger. L’illusion inquiète. Elle nous menace sous la forme d’une déception possible, d'une souffrance ou d'un déchirement. Nous savons peu de choses sur l'illusion, mais nous savons ce qu’elle représente quand elle vient déchirer notre vie. Le plus souvent, nous confondons illusion avec l’erreur. Or, s’illusionner ce n’est pas seulement se tromper. L’erreur, une fois comprise, disparaît et laisse place à la connaissance vraie. L’illusion est par contre bien plus tenace. On a beau savoir, on peut toujours se laisser abuser. L'illusion possède un pouvoir de fascination qui fait qu'il est facile d'y croire et de se laisser entraîner par la représentation qu'elle nous suggère.

    L'illusion peut prendre plusieurs formes. Nous connaissons tous les illusions d'optique, comme celle du soleil qui grossit à l'horizon et diminue au zénith,  mais elles ne recoupent qu'une seule catégorie d'illusions, les illusions perceptives. Il nous faut classifier les formes d’illusions pour délimiter clairement leur action et voir sur quoi elles reposent. Il est possible pour cela de discerner trois grands domaines où nous les rencontrons : celui de la pensée collective et des illusions collectives, celui du rêve, celui des illusions individuelles de la perception de veille.

    Qu'est-ce que les différentes formes de l'illusion partagent en commun? Comment comprendre ce qu’est l’illusion à travers les formes qu’elle peut prendre ?

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A. Les illusions collectives

    Partons du cadre le plus large, celui de la conscience collective. Peut-on parler d’illusions collectives ? Ou bien faut-il réserver l'usage du terme illusion à des phénomènes strictement individuels? Il y a illusion quand une représentation vient à s'imposer à la conscience, alors que celle-ci ne renvoie à rien de réel. L’illusion est de l’ordre d’un simulacre plus vrai que nature. Dans la mesure où plusieurs sujets sont ensemble prêts à croire dans une représentation, il peut y avoir une illusion collective. Cela veut dire qu'alors plusieurs personnes seront prêtes à certifier la validité de l’interprétation d’un fait qui s’est déroulé sur le plan de la perception alors qu’ils ont tous ensemble été abusés, c'est-à-dire que la réalité n’est pas cette apparence qu’ils ont vue ensemble vers laquelle pourtant convergent leurs témoignages fondés sur les sens (consensus d'opinions). (texte) (exercice 4a)

    1) Un magicien vient faire un spectacle. On dit qu'un illusionniste fait une représentation. Ces mots sont bien choisis puisqu’il s’agit tout à fait d’une représentation, donc d’une présentation seconde (pour le public) par rapport à une présentation première (que seul connaît le magicien). On parle de prestidigitation, le prestige de ce que des mains habiles peuvent accomplir sans que personne ne le remarque. Manipulations adroites et parfaitement dissimulées aux yeux du public. Le tour de magie est appelé illusionnisme. Dans son essence, il consiste, par une mise en scène ingénieuse, à installer la croyance dans une représentation dans l’esprit de chacune des personnes du public. Une représentation qui soit telle, qu’il ne puisse que croire ce qu’il a vu, c'est-à-dire ce que l’on a voulu lui montrer. La jeune fille a été coupée en deux dans la boîte. Le lapin est sorti du chapeau. La corde s’élève toute seule en l’air. De nombreux spectateurs voient la même chose. Même l’appareil photo ne montre rien d’autre que ce qu’ils ont vu. Et pourtant, les choses ne se sont pas passées comme les spectateurs le croient. Il ne s’est rien passé de ce que tous ces gens ont pu croire. La jeune fille n’a pas été coupée en deux. Le lapin n’est pas apparu « comme par magie ». On dit qu’il y a un « truc », mais qu’il ne faut bien sûr pas révéler pour que la représentation garde sa puissance d’envoûtement. Donner le truc, c’est dévoiler la réalité, le processus réel de l’apparition du phénomène, tel qu’il a été soigneusement caché aux yeux du public. Il faut que la connaissance du public reste incomplète, qu’il n’ait que l’apparence. De cette manière se produit un effet : le public sent bien qu’il a été trompé, mais il reste sur sa faim en ignorant de quelle manière il est possible de produire pareil phénomène. Le phénomène a été vu, c'était criant de vérité, mais la logique de son apparition est ignorée, d’où cet air ahuri du public et cette dose de frustration de l’intelligence qui fait toute la séduction propre à l’illusionnisme. La question surgit : « Comment a-t-il fait cela ?». Et elle est laissée sans réponse. D’où le mystère. Le mystère est le phénomène dont l’explication n’est pas disponible. Les réponses que l’on tend à donner au mystère sont justement d’ordre « magique », parce que nous n’avons pas de réponse rationnelle.

    ---------------L’illusion peut donc être illusion collective à chaque fois qu’une représentation recueille l’assentiment de témoignages concordants en sa faveur et que malgré cela, la réalité est toute différente de ce que les témoins ont ensemble pu affirmer. C’est assez troublant. Comment déterminer ce qui est « réel » ? Ce qui est « vrai » ? Est réel ce qui est tenu pour objectif et ce mot signifie dans notre expérience empirique « ce que plusieurs témoins peuvent constater ». Si la réalité est dans notre vigilance quotidienne soutenue par une expérience-en-commun et que celle-ci se révèle être illusoire, alors toute notre certitude empirique s’effondre. On peut concevoir que dans une expérience particulière, on puisse faire erreur, mais qu’il puisse y avoir une illusion collective pose de graves problèmes. Notre certitude empirique n’a pas d’assurance en dehors des témoignages convergents des sujets établis dans la veille or la représentation qui en résulte peut tout aussi bien parfois être une illusion. L’expérience est ici collective, et on peut très bien collectivement être abusé. Une fois la représentation terminée, les spectateurs se rendent compte qu’en fait, il ne s’est rien passé de ce qu’ils ont cru. Mais l’illusionniste n’est pas pour autant une charlatan. Le public est averti. Il sait bien que ce n’est que de l’illusion. Le charlatan lui se sert de l’illusion en voilant l’illusion en tant que telle. Il exploite la crédulité, l’adhésion naïve à l’illusion. Le produit miracle sensé guérir une pléiade de maladies n’est que du sucre et quelques herbes, mais les bonnes gens sur la place se laissent piéger par les boniments du charlatan.

    Comprenons bien le mécanisme. La représentation illusoire n’était rien d’autre qu’une création mentale de la conscience collective. L’esprit, l’organe interne du mental, possède la capacité de faire apparaître une existence qui n'a pas de réalité. Le mental pose à la fois les objets, comme extérieurs et réels, et il pose aussi les pensées, comme subjectives et intérieures. Objets et pensées apparaissent clairement dans l’expérience ordinaire, mais dans le cas présent ils n’existent pourtant que dans l’esprit des spectateurs. C’est une leçon d’importance car nous concevons par là que le pouvoir du mental est immense et que la conscience peut-être à tout instant le siège d'illusions. Nous comprenons aussi que nous ne pouvons pas entièrement nous fier à une perception si elle est de l'ordre d'une vision irréelle. (texte)

    2) On peut par là donc comprendre l’argument des athées à l’égard de tout ce qui est phénomènes religieux. Des croyants réunis dans un lieu saint sont tout disposés à croire. Leur ferveur les autorise à immédiatement adhérer à des signes, à ce qui pourrait être seulement un habile montage. Un fan-club d’OVNIS réuni au Nouveau Mexique pour son congrès annuel peut aussi être dans cette ferveur de la croyance qui le disposera à croire avoir vu telle ou telle chose, parce que là aussi, le désir peut anticiper sa réalisation. L’imagination peut collectivement se donner un objet. Un plaisantin qui monte une mise en scène lumineuse près du lieu d’observation verra s’extasier ces croyants du Nouvel Age. Cela s'appelle un canular ! Les conditions sont réunies pour une illusion collective.

    Les miracles et les apparitions mystérieuses pourraient dès lors être des illusions religieuses. Le doute en tout cas est permis, et il faudra prouver le contraire si ce n’était pas le cas. Il peut exister des illusions religieuses, là où des croyants sont à ce point plongés dans une foi fébrile qu’ils sont prêts à croire à toutes sortes de confirmations fantaisistes de leur foi. Ce qui est inquiétant en la matière, c'est quand une communauté religieuse semble prise d'une sorte d'ivresse de la vérité qu'elle dit posséder, car de l'illusion on bascule aisément dans le fanatisme et le sectarisme. Qu'est ce que le fanatisme après tout? Une foi devenue hallucinée. Une ivresse de la croyance qui veut se communiquer, y compris par la force. Le fanatisme est cette passion qui s'empare d'une communauté et qui fait de la fierté de la foi, un orgueil aveugle qui autorise la volonté d'imposer sa foi à autrui. Le fanatique, c'est exactement l'opposé de celui qui doute, il est persuadé être dans le vrai, comme le sceptique lui est persuadé qu'il ne peut plus  croire en rien. Le fanatique veut porter le drapeau de sa foi à tous, il vient, le regard brûlant, l'attitude menaçante, dénoncer les démons, il vient appeler à la conversion. Il vient maudire celui qui ne veut pas croire, car justement sa croyance est devenue tellement hallucinée qu'elle a perdu ses attaches dans le réel pour tomber dans l'illusion. L'attitude sectaire, elle, consiste à croire que la vérité puisse s'enfermer dans un livre, un enseignement et que tout autre point de vue est dépourvu de sens. Celui qui a compris en profondeur sa propre religion devrait savoir reconnaître la valeur d'une autre religion. L'esprit sectaire en est incapable, tant il est persuadé qu'il ne peut y avoir qu'un chemin, qu'une voie, la sienne. L'esprit sectaire manque d'ouverture, il est fermé, il est refermé sur lui-même. A vouloir tourner en rond dans une formule dans la vérité, on finit par halluciner la vérité, à en faire un tissu d'illusions.

    3) Il peut aussi exister des illusions idéologiques, au sens où des représentations collectives peuvent donner lieu à une croyance aveugle qui peut persister sur une durée assez longue, même quand elle est dénoncée. Nous avons vu dans l’histoire des doctrines politiques, des idéologies susciter une ferveur populaire et se révéler au bout du compte des illusions. Prenons le cas du marxisme. Que disait Marx? "avec la fin de toutes les aliénations, avec la fin de l'État et de la politique, ce sera la fin des idéologies". Qu'advint-il de ces prédictions?

    Si l'on s'en tient aux faits les plus avérés, Marx s'est bien trompé. Mais c'est bien plus que de l'erreur. Jamais les idéologies n'ont régné avec tant de force. Le marxisme, qui devait mettre fin aux idéologies… s'est lui aussi changé en idéologie." On n'a pas vu la fin de l'aliénation, ni la fin de l'État, de la politique et c'est quand même un peu fort qu'un système prétendant mettre fin aux idéologies soit devenu de fait une idéologie d'une écrasante puissance. On y croyait tellement ! On avait placé tellement d'espoirs dans une doctrine qui promettait d'exaucer les rêves les plus fous, de satisfaire au besoin de justice. Les hommes qui y sont entrés ont eu tellement de mal à admettre qu'ils avaient pu s'illusionner. Nous-mêmes gardons un certain respect envers les idéologies. "On admire ceux qui parviennent à s'exalter, on les envie un peu, …pas beaucoup". On les envie parce qu'ils ont des convictions et c'est mieux que de rien avoir du tout, mais en même temps, on ne les envie pas trop, parce que nous voyons bien que l'idéologie, c'est "du bavardage, de la rhétorique, du discours, du laïus, du jargon," et nous savons bien qu'il faudra se cogner contre les faits et sortir des grands discours idéologiques de la politique. Nous n'avons pas vraiment envie ne nous laisser prendre aux pièges de nouvelles illusions. Mais… mais, nous sommes tout de même impressionnés par celui qui tient des discours idéologiques, car il est porté par des convictions que nous n'avons pas. Ce qui nous séduit, c'est cette confiance dans un système idéologique, confiance dont nous manquons en ce temps où justement les idéologies ne font plus guère recette. "Lui au moins, il croit dans quelque chose, tandis que moi, distant et indifférent, je reste dans une attitude sceptique".

    Ainsi, ce qui donne sa force à l’illusion collective, c’est le pouvoir d’une croyance qui emporte l'adhésion, le pouvoir de l’imagination qu'elle suscite en faisant miroiter ce que le sujet attend. L’imagination donne ce que la croyance attend et le sujet prétend avoir « vu » ce qu’il a en fait seulement imaginé. (texte) On a affaire en elle à une pseudo-perception. Il faut bien parler ici d’une réalité illusoire, car même dans une hallucination, il y a bien quelque chose qui est perçu. L’illusion est un vécu, sinon elle ne donnerait pas naissance à une expérience. Aussi longtemps que l’on en fait l’expérience, il est incontestable qu’elle a lieu et l’on n’a nullement le sentiment d’être victime d’une illusion. C’est seulement après que nous pouvons nous en rendre compte, quand nous la détruisons en lui opposant quelque chose de plus réel, comme le matin au réveil, nous dénonçons le rêve en faveur de la veille.

B. L’illusion onirique

    Il nous faut considérer à part l’illusion qui se produit en rêve car elle est très riche d’enseignements. Qu'est ce que le rêve a à nous enseigner sur la nature de l'illusion?

    1) L’état de rêve réalise une situation remarquable d’illusion, puisque le sujet se trouve plongé dans une forme d’inconscience qui n’est pas le sommeil profond, où il n’y a conscience de rien, mais dans une pseudo-perception qui est conscience d’images. Non seulement cela, mais tant que dure l’illusion, le sujet vit une succession d’images comme étant la réalité. Il faut attendre un changement d’état de conscience, le passage du rêve à la veille pour qu’il puisse dénoncer l’illusion entretenue dans le rêve. Tant que le rêve dure, il est vécu comme une réalité. L’illusion se produit donc quand s’introduit un certain degré d’inconscience. La conscience qui tombe au-dessous de la pleine vigilance se laisse facilement abuser. Mais si un changement d’état fait paraître illusoire un état de conscience moindre, cela indique aussi que la tâche du sujet consiste à maintenir et à renouveler l’acte de l’éveil. Cela vaut bien sûr pour cette vie somnolente que nous désignons comme notre état de veille où nous devons effectuer une série de prises de conscience pour nous garder de toute chute dans l’illusion.

    A la limite, il est concevable que notre état de veille actuel puisse paraître, du point de vue d’une plus haute lucidité, comme un sommeil ignorant. Il est possible que ce que nous considérons comme la « réalité » ne soit à tout prendre qu’une bouillie de mensonges ! C’est du moins ce qui serait perceptible à un niveau plus élevé de conscience. Alors sauterait aux yeux que cette prétendue « réalité » n’est qu’un tissu d’images fabriquées par les rêveurs impénitents que nous sommes. Cependant, il y a un saut entre le rêve et l’état de veille qui permet de nous donner une sécurité. Le rêve manque de cohérence, il trahit par là son irréalité par rapport à une cohérence bien meilleure qui est celle du Monde de l’état de veille. (texte) Mais ce monde de la veille ressemble aussi d’une certaine façon à un cauchemar fabriqué par la conscience des hommes ! Qu’est-ce qui nous dit que nous n’avons pas fabriqué ici-bas un monde fondé sur un tissu de fausses valeurs et d’illusions ? N’est-il pas nécessaire que l’humanité s’éveille à une conscience plus élevée et secoue ses illusions grégaires ?

    2) L’illusion onirique nous apprend que le phénomène de l’illusion se déroule dans une représentation où l’acteur, la scène et le spectateur sont en fait sur le même plan. Dans le rêve, je suis le spectateur, je suis l’auteur et la scène du spectacle avec ses acteurs. Je suis cela, mais je ne le sais pas. Quand je suis au cinéma, je suis fasciné par les images et j’oublie pendant un moment qui je suis. Mais je peux tout de même me détacher de l’écran et prendre conscience que ce n’est qu’un spectacle. Pour que l’illusion fonctionne, il faut que perdure un certain consentement à la fascination d’une image qui me séduit. Dans le rêve, la séduction est puissante, puisque la production de l’imaginaire enveloppe les cinq sens et recourt au souvenir du sujet, ce que le cinéma ne peut pas faire.

    Il reste pourtant qu’il est possible, dans un cas comme dans l’autre, de faire appel aux désirs du sujet pour lui présenter ce qu’il attend. Le rêve, comme l’a montré Freud, est la réalisation du désir sur le plan imaginaire. Le rêve vient théâtraliser nos attentes et nos peurs. Sa puissance d’envoûtement tient à cette incantation du désir, plus qu’à la force des images. Nous sommes tout prêt à nous illusionner, si nous sommes tout d’un coup persuadés qu’un désir longtemps porté va trouver sa réalisation. Ce que vient nous montrer le rêve, c’est que pour saper l’illusion, il faudrait pouvoir mettre fin au jeu complaisant de l’imagination, à la projection délirante du désir sous la forme de fantasmes. Il est en effet inquiétant de laisser l’illusion produite par le désir contaminer la réalité. Si le rêve prend définitivement le pas sur le réel, c’est la porte ouverte à la folie.

C. L’illusion individuelle

    1) Revenons maintenant dans la sphère de la vigilance pour mieux comprendre la genèse de l’illusion. Partons d’une histoire indienne. Un villageois marche dans la pénombre au milieu d’une forêt. Devant lui une forme noire sinueuse. Il pense aussitôt : « un serpent, (sarpa), vite, il faut partir ». Le voici rentré au village où il explique son aventure « n’allez pas sur ce chemin, il y a un énorme serpent ». La rumeur se répand bien vite : là bas un serpent ! La rumeur amplifie aussi. Avec le temps, cela donne  : « il y a là bas un monstre de douze mètres de long qui a tué des dizaines de personnes » ! ! !

    Voici pourtant qu’un étranger se rend un jour dans le chemin. Il n’a pas été conditionné par les on-dit de l’opinion. Il se penche à l’endroit en question et trouve... une corde qui a été abandonné là ! L’étranger revient au village et dit : « voilà ce que vous avez pris pour un serpent. Le serpent, il n’existe que dans votre esprit ». Ce n’est qu’une illusion.

    ---------------Qui saura l'écouter ? Un homme attentif et intelligent aura une prise de conscience immédiate : « tout ce que je croyais à ce propos, cela n’existe pas, ce n’était qu’une illusion ». Ouf ! Quelle libération ! Me voici affranchi de cette peur imaginaire du serpent. Ce n'était qu'une illusion. Mais les autres peuvent tout aussi bien ne pas l’entendre de cette oreille et ne pas croire celui qui vient annoncer cette nouvelle. La rumeur s’est développée, toute une tradition de l’ignorance s’est installée qui est au cœur de mata, l’opinion. Elle tend à se prolonger par inertie. Une croyance répandue est installée au sujet du serpent. L’éveil d’un seul n’a pas affranchi tous les autres, les autres hommes vivent dans les anciennes croyances et continuent d’entretenir les mêmes illusions. Lui se dira peut-être : « mais ils sont fous d’entretenir cette illusion » et il se sentira tout d’un coup très isolé !

    Cette allégorie indienne est importante, elle nous conte l’histoire de l’ignorance et de l’illusion. Que s’est-il passé ? L’illusion s’est produite au sein de la perception. L'illusion individuelle se produit quand le sujet de la veille surimpose à l'objet une forme contenue dans son propre esprit : la corde (=perception), le serpent (=image). Il a vu le serpent là où il n’y avait que la corde. En réalité, il a cru voir mais c’est cette croyance qui a donné lieu à l’expérience. Une fois la peur engendrée, c'est une vraie peur, elle est à même de se répliquer indéfiniment, surtout si la terreur s’empare de la pensée commune. Ce sont cent villageois qui verront le monstre ! La racine de l'illusion est dans une projection du couple désir/aversion à l’intérieur des représentations de l’esprit. Une fois la polarité duelle installée, toute une séquence de représentations fondées sur la dualité qui est déclenchée. Le désir, au sens positif, c’est par exemple cette forte attirance pour l’argent qui va faire que je vais croire voir une pièce dans un buisson alors que ce n’est qu’un morceau de nacre et idem pour l’aversion. Le phénomène lui, reste ce qu’il est, il est neutre. (texte) La perception n’est pas trompeuse, elle est ce qu’elle est, elle est innocente, c’est l’esprit qui se trompe en interprétant la perception d’une manière très émotionnelle. Il voit autre chose que ce qui est, (texte) il voit ce qu’il veut voir ou ce qu’il craint de voir. Du coup, il perd tout contrôle émotionnel et se trouve aussitôt prêt à jurer qu’il a bien raison de croire ce qu’il s’est mis en tête de croire. Même si nous sommes dans la vigilance, cela ne signifie pas pour autant que nous soyons libérés de toute illusion. Comme la vigilance est aussi déterminée par une conscience d’objet, elle peut aussi bien se leurrer elle-même en croyant trouver ce qu’elle a projeté. Comme la vigilance est aussi le lieu de l'expérience en commun du monde, le lieu dans lequel je suis d'abord perdu dans les autres, je suis aussi alimenté par une pensée qui n'est pas mienne, par l'opinion collective. L’opinion contient la suggestion capable de donner naissance à l’illusion.

   Même si nous mettions de côté cette imprégnation de la pensée commune, la présence du désir et son rôle expliquent aussi que c’est dans le registre affectif que les illusions se donneront le plus facilement libre court. Le passionné aime à se donner des rêves pour nier le temps et étreindre immédiatement dans l’imagination l’objet de ses désirs. La passion exaspère tellement le désir, qu’il est fatal que le passionné se monte la tête avec des illusions. La passion-de-quelque-chose est un état où la projection est constante. Le passionné nourrit fanatiquement son désir de croire et il se complaît dans la croyance. Il doit tellement lutter contre la réalité pour satisfaire ses désirs, que chez lui l’aspiration à la fuite dans l’illusion est patente. Nous avons cependant un signe très important de cette insistance à croire dans l’illusion : l’attachement émotionnel. Un besoin excessif de protéger ses croyances, un besoin qui entretient une persuasion très affective, et non intellectuelle fait que nos croyances auront un caractère irrationnel, et non-réfléchi. C’est un signe de ce que quelque part, nous tentons de persévérer dans l’illusion.

    Il est possible de faire une distinction entre plusieurs formes d’illusions individuelles :

    On appelle illusions psychologiques la variété d’illusions qui naissent de la projection des attentes du désir, surtout dans le champ des relations humaines.

    On appelle illusions perceptives les illusions qui sont liées tout particulièrement au sens de la vue et font que nous sommes victimes de l’ambiguïté de certaines perceptions. Tel est le cas du mirage dans le désert, de la ligne que l’on croit voir courbée en raison de la présence d’une oblique à coté. C’est l’exemple du soleil qui semble grossir en descendant vers l’horizon.

    2) Les illusions psychologiques posent un problème plus aigu que les simples illusions perceptives, dans la mesure où c’est la conscience du sujet qui nourrit l'illusion à travers le processus même du désir, tout en se voilant la face, en refusant de regarder en quoi elle cherche à se tromper elle-même. Freud a bien vu ce travail du désir dans le processus de l'illusion. Selon lui, les croyances religieuses sont de ce type. Le désir de l'enfant d'être protégé a donné toute son importance au père. Comme la détresse et l'insécurité durent toute la vie, les hommes, explique Freud, ont inventé un Père tout puissant qui les protège toute leur vie. Ils ont créé une image qu'ils appellent Le Père Éternel et qui n'est qu'une création imaginaire, un substitut du désir de protection. Ce dieu est celui de l'imagination humaine, n'est justement pas Dieu, mais ce qui est sûr, c'est que toute représentation anthropomorphique de Dieu-là tombe sous le coup de la critique. Illusion. Dans l’illusion, c'est l'homme qui fait Dieu à son image.

    De là une distinction possible entre d'une part l'erreur, l'illusion et enfin l'idée délirante. (texte) Comme exemple d'erreur, Freud prend l'opinion selon laquelle la vermine serait engendrée par l'ordure. Ce n'est pas une illusion que de croire que les moustiques naissent de l'eau croupie. C'est une erreur, ils naissent bien dans l'eau croupie et pas de l'eau croupie. La théorie de la génération spontanée était une erreur. Par contre, de la part de Christophe Colomb, c'était une illusion de croire qu'il avait trouvé une nouvelle route vers les Indes. Dans ce cas, il y avait illusion, car "la part de désir que comportait cette erreur est manifeste". Il était parti dans ce but et il voulait le croire. D'où l'erreur qui nous fait encore appeler "indiens" des hommes qui vivait en Amérique avant la colonisation. Autre exemple intéressant donné par Freud, l'assertion selon laquelle il y aurait des races susceptibles de culture et d'autres qui ne le seraient pas. Le racisme repose sur une illusion culturelle et pas sur une erreur : l'illusion qui consiste à croire à la supériorité de sa propre culture sur les autres, illusion qui vient d'un désir de faire valoir son identité culturelle. L'illusion a donc son siège dans des désirs humains. Où est la différence avec l'idée délirante? Pour Freud, l'idée délirante est non seulement coupée de toute relation au réel, mais elle contient une contradiction avec la réalité qui la rend impossible. L'idée délirante n'a plus rien de vraisemblable, elle n'est qu'une production imaginaire. Le délire de l'illusion est une activité frénétique du mental pris au piège de ses propres constructions, halluciné par ses propres créations. Par contre l'illusion reste encore dans le vraisemblable, car il est encore possible de désigner un cas où le désir s'est effectivement réalisé. "Une jeune fille de condition modeste peut par exemple se créer l'illusion qu'un prince va venir la chercher pour l'épouser. Or ceci est possible ; quelques cas de ce genre se sont réellement présentés". Il y a donc dans le réel des possibilités que l'on peut exhiber pour assurer la croyance. Dans l'idée délirante, rien de tel.

    ---------------Cependant, Freud a du mal à donner un exemple précis. Il admet que cela dépend "de l'attitude personnelle de celui qui est appelé à juger". C'est vague. Pour certains "que le Messie vienne et fonde un âge d'or" est classé dans les idées délirantes, pour d'autres une assertion de ce genre est une illusion. Le second exemple donné par Freud est tout autant délicat : "l'illusion des alchimistes de pouvoir transmuter tous les métaux en or". Freud ici pense désigner une illusion authentique. Mais d'un côté la transmutation des éléments avait peut-être avant tout un sens spirituel de métamorphose intérieure ; d'un autre côté, les données de la physique actuelle indiquent qu'il n'y a pas, à un niveau subatomique de différences insurmontables entre les métaux. La structure atomique de l'un à l'autre varie en nombre de particules (électrons, protons, neutrons). Il n'est pas du tout idiot de penser qu'en manipulant directement l'énergie on puisse provoquer des transmutations. C'est une possibilité qui, bien que très coûteuse économiquement parlant, reste techniquement réalisable, donc possible. En fait, le concept d’idée délirante doit être relié à un état du savoir qui sert de référence. On ne peut pas en soi parler d’idée délirante, sans poser ce qui est considéré comme possible (R) et impossible. (texte) Cela n'aurait aucun sens. (exercice 3) Nous dirons en d’autres termes, ce qui est rationnel et ce qui est irrationnel. Reste donc surtout à retenir la définition que Freud propose de l'illusion : "nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d'un désir est prévalente".

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    L’illusion peut prendre plusieurs formes collectives, oniriques et individuelles. On peut aussi subdiviser les illusions individuelles en illusions des sens, comme dans les phénomènes de mirages. Dans ce cas, la perception, si elle n’est pas redressée par l’intellect, peut tromper. Il y a d’autre part les illusions psychologiques, comme il en est des passions. La racine de l’illusion est donc dans la conscience, l’activité du mental. Mais nous voyons aussi avec étonnement qu’elle peut devenir collective, pour autant que justement le concept même de « réalité » n’est rien sans un consensus de jugement dans la reconnaissance de ce qui est appelé « réel ».

    La réalité ne tient pas en l’air toute seule. Les choses ne viennent pas nous dire qu’elles sont réelles, c’est nous qui les posons comme réelles. Cela signifie que toute perception est constituée par le sujet. Il n’y a pas d’un côté des « perceptions » dites « objectives » et de l’autre des « illusions » dites subjectives. Toute perception est subjective. L’objectivité de la perception dans la vigilance tient à un consensus, à une intersubjectivité humaine percevant de manière identique un phénomène. Si toute perception est subjective et que même l’objectivité repose sur un consensus subjectif, nous voyons donc qu’il n’y a pas de fossé radical entre la perception et l’illusion.

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    © Philosophie et spiritualité, 1996. 
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