Leçon 163.   Sagesse et révolte     

    Il y a quelques années on proposait au bac le sujet suivant : « les passions font vivre l’homme, sa sagesse le fait seulement durer » ! Sentence tout à fait dans l’air du temps. Elle a été comprise comme suit : « trouvez-vous une passion de quelque chose, (l’argent, la politique, la mode, le sport, le cinéma, l’amour ou le théâtre etc.), vivez là à corps perdu. Pour la sagesse, on repassera… et on s’en fiche. La sagesse, c’est bon pour les vieux qui ne vivent que dans l’attente de la mort, nous les jeunes, il n’y a que nos passions qui nous intéressent » !! C’est exactement ce qui se retrouverait massivement dans les copies. On ne peut mieux caresser l’opinion dans le sens du poil en lui offrant une formulation tellement postmoderne, qu’elle peut, venant d’un philosophe, surprendre. Un philosophe ne devrait-il pas se garder de toute adhésion facile à l’opinion ? Par contre, comme expression de la haine de la philosophie, c’est assez banal.

    Nous avons aussi vu précédemment que, dans les ouvrages universitaires dédiés à l’enseignement de la philosophie, l’expression « les sagesses » était une formule qui sous-entendait un rejet hautain, on admettait alors que la vraie philosophie se situe en dehors. En pratique, la « vraie » philosophie, c’est la réflexion spéculative, tout ce qui est teinté d’orientalisme se range dans le sac des « sagesses » et n’a d’intérêt qu’anecdotique : ce sont des curiosités « culturelles » exotiques. De là une interprétation assez confuse de la sagesse où il est de bon ton d’y voir une sorte de quiétisme doucereux. Il est par exemple très symptomatique, que dans les commentaires les plus courants du stoïcisme on peut lire qu’Épictète aurait enseigné la résignation et l’apathie ! Ce qui en dit long sur  ce que l’on entend par « sagesse ». En contrecoup, nous comprenons la leçon : ce qui est préférable , le bien pensant en matière d'attitude, c’est la révolte : En gros, Sartre et Camus contre Épictète et Épicure.

    Mais la sagesse est-elle par nature une sorte de résignation défaitiste sur le sens de l’existence humaine ? La sagesse peut-elle être révolutionnaire ? D’où vient cette idée saugrenue d’opposer passion et sagesse ? Et comment dans ce cas penser la révolte ?

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A. Petit bonheur confortable et accès de révolte inutile

    A en croire les épigones de Hegel, la révolte ne s’inscrit que dans un contexte historique désormais révolu. Dans une époque posthistorique, il peut encore y avoir des poussées de fièvre collective, mais il n’y a plus de révolte authentique. La révolution française aura été la dernière révolte digne de ce nom. Lui a succédé la réalisation de l’État et l’empire de la démocratie a fait son chemin partout sur la planète. La société de consommation a crée l’homme de masse, (texte) et elle a vendu un bonheur confortable accessible à tous, de telle sorte que, le dernier homme, comme le dit Francis Fukuyama, n’a plus qu’à profiter de la vie. Comme un chien est satisfait quand son auge est pleine et qu’il n’a plus qu’à jouer et dormir. L’hédonisme postmoderne rend par avance, dans l’horizon d’un temps posthistorique, toute idée de révolte inutile et saugrenue.

     1) Bref, quand on a gagné le bonheur, on peut se laisser aller à l’apathie et la société est stable. Aldous Huxley, dans Le Meilleur des Mondes, fait dire à un responsable : « On ne peut pas faire des tacots sans acier, et l’on ne peut faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l’aise ; ils sont en sécurité…; ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent... ». Le même personnage, ironise encore contre la révolte dans ces termes : « Et il va de soi que la stabilité, en tant que spectacle, n’arrive pas à la cheville de l’instabilité. Et le fait d’être satisfait n’a rien du charme magique d’une bonne lutte contre le malheur, rien du pittoresque d’un combat contre la tentation, ou d’une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n’est jamais grandiose". ( textes t1, t2, t3).

    Le livre de Huxley est paru en 1932. Son caractère visionnaire est stupéfiant. Presque inquiétant. Tous les ingrédients du roman sont aujourd’hui effectivement réunis pour que le scénario soit... en passe d’être réalisé. Si nous devions formuler dans un discours une prosopopée du cynisme politique incarné par le personnage cynique d’Huxley, cela donnerait quoi ?

    « Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler (texte) sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées (cf. les individus de type alpha, bêta, gamma). Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. (cf. le rôle de la drogue et du sexe dans le roman de Huxley). En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir  une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle ---------------intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur. L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir  sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir (la proposition est dans le roman!) ».

    2) Bien sûr, c’est une caricature et toute ressemblance avec des faits avérés est pure coïncidence ; nous n’allons pas verser dans le conspirationnisme. N’empêche que l’outrance de la paranoïa-critique permet de mieux cerner une tendance. L’idée selon laquelle l’individu serait, dans le modèle occidental, aplati sous le rouleau compresseur d’un prêt à penser stérilisant par avance toute velléité de révolte est loin d’être sotte. On a même forgé le concept de « loftisation » des esprits pour désigner la tendance postmoderne à dévaler la pensée dans un reality-show permanent ! 

    Ce qui ne ferait que confirmer très largement les analyses de Günter Anders dans L’Obsolescence de l’Homme. Comment l’homme de masse, devenu l’esprit du consommateur, pourrait-il se révolter ? Et contre quoi ? Pour qu’une révolte soit possible, il faudrait que l’homme puisse précisément désavouer le monde tel qu’il est, se placer en rupture avec la masse et avec le monde de la consommation. Il faudrait qu’il se dégage de toute identification avec la représentation commune, il faudrait qu’il puisse en dénoncer l’illusion. Or, ce qui a lieu bien au contraire, c’est une telle immersion, une si complète identification, que le monde, tel que nous le rencontrons, est de part en part pré-conditionné, de sorte que l’âme commune lui va par avance comme un gant :

Ceux qui sont conditionné ont été préparés à l'être. Ce qui vaut pour le monde transmis - à savoir qu'il rend caduque la distinction habituellement tenue pour évidente entre la réalité et sa représentation - vaut aussi pour nous, les consommateurs de ce monde pré-conditionné. Le fait que l'homme aille parfaitement au monde, aussi parfaitement que le monde va à l'homme, caractérise le conformisme actuel. Cela signifie qu'il est inutile de distinguer un état initial où le consommateur serait une sorte de table rase et un processus par lequel l'image du monde serait ensuite imprimée sur ce disque vierge. L'esprit du consommateur est toujours déjà préformé ; il est toujours déjà prêt à être modelé, à recevoir les impression de la matrice; il correspond toujours plus ou moins à la forme qu'on lui imprime. Toute âme individuelle reçoit la matrice, un peu comme si un motif convexe imprimait en elle son image concave. Le moule de la matrice ne l'impressionne plus beaucoup; il n'a d'ailleurs plus besoin de le faire, puisque l'âme est déjà à sa mesure ». (texte)

L’impression d’aisance de l’homme- consommateur dans le monde vient de ce qu’il ne cesse de rencontrer partout la même représentation. La publicité, l’urbanisme, les objets techniques, l’uniforme vestimentaire, les valeurs ambiantes de l’adolescence, le spectacle de la télévision : tout conspire pour normaliser sa vision. Si tout est normal, plus rien n’est plus choquant, le monde suit son cours habituel et quand l’habituel est réassuré en permanence, on ne risque pas de se révolter !  Surtout quand ce monde habituel n’exige plus rien de votre part, qu’un consentement tacite à suivre son régime !! Comment, dans ces conditions, s’étonner de ce que les élèves en classe fassent preuve sans aucun complexe d’un conformisme intégral ? Ils sont pour la plupart des clones du système !!! Un professeur d’économie doit déployer une énergie et un zèle prodigieux pour obtenir ne serait-ce qu’un soupçon de distance critique. Il a parfois l’impression désagréable d’avoir affaire en face de lui à des fantômes qui hantent une réalité sans la reconnaître.

3) Cependant, c’est justement quand le monde parvient au paroxysme de l’inconscience que l’absurdité devient la plus patente : il suffit de voir les choses telles qu’elles sont, pour que le feu de la lucidité embrase la révolte de l’intelligence. La contre utopie d’Huxley est un modèle qui ne décrit plus vraiment notre monde actuel.  Elle n’était pertinente que dans un monde où l’information était soigneusement formatée, limitée et contrôlée. Dans ce contexte, l’impression d’aisance du consommateur, dont parle Günter Anders, revenait à la situation limite du film The Truman Show. Truman – le consommateur postmoderne par excellence -  a effectivement reçu depuis l’enfance un conditionnement qui lui permet de vivre dans l’hallucination d’une fiction permanente. On lui a composé, avec toutes les ressources du marketing, un « meilleur des mondes » très clean, joliment conformiste et hilare. A un moment, Truman commence à avoir des doutes et il trouve la faille dans le système qui l’enferme. Il lui faut passer à travers le décor du studio, c’est-à-dire symboliquement à travers la représentation illusoire. Alors la révolte devient possible et le chemin d’une vie nouvelle est ouvert. Or nous sommes à un moment historique où il y a trop de « Truman » en liberté, en rupture avec le show, pour qu’il puisse continuer comme si de rien n’était. Nous vivons dans un monde où les tensions sont tellement patentes, où la frustration collective, le sentiment diffus de malaise et d’absurdité, les explosions de violence nous interdisent le sommeil dans un conformisme béat. La masse critique est atteinte. Nous sommes au temps des révélations de toutes les contradictions. . Il est devenu impossible, comme le réalisateur du Truman Show, de tenter de colmater les failles pour recoudre l’illusion. C’est ce qui rend notre situation actuelle très instable et dangereuse. Bref, nous sommes dans un monde en crise. (texte)

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    Avec l’émergence d’Internet, c’est une hémorragie d’informations à portée hautement critique (document1), (document2), qui sont d’ors et déjà disponibles. Jamais dans le passé l’humanité n’a disposé de moyens d’informations aussi puissants et aussi rapides qu’aujourd’hui… et aussi incontrôlables. Nous n’avons pas délibérément choisi la transparence ; elle est devenu un processus qui suit son cours de lui-même dans ce que Pierre Lévy appelle l’intelligence collective. Non sans difficultés. Il y a plusieurs aspects qu’Huxley ne pouvait voir et qui sont caractéristiques de notre temps :

    a) nous sommes en situation de pléthore d’informations, de sorte que le risque nouveau, c’est la confusion mentale du « nuage d’inconnaissance », comme dit Edgar Morin. b) une véritable guerre de l’information sévit aujourd’hui dans laquelle des intérêts opposés se servent des moyens techniques de désinformation, de surinformation, de manipulation. c) La lucidité qui peut germer dans la conscience collective, quand elle ne trouve pas sa libération dans un espoir nouveau de refondation du monde, dégénère dans le cynisme désabusé. C’est très caractéristique dans l’atmosphère intellectuelle qui est la nôtre. Nous en avons un exemple remarquable avec le pamphlet de Frédéric Beigbeder 99 F qui finit dans le nihilisme passif. C’est une affectation de ton fréquente dans les médias : la dérision qui finit dans le dérisoire. d) Ne pouvant porter la révolte de l’intelligence à bout de bras, ceux qui en ont assez, n’ont d’autre possibilité en définitive que la révolte violente et l’insurrection, ce qui fait alors le lit de la harangue politique sécuritaire. On ne peut pas nier que cet aspect soit présent dans notre culture contemporaine, par exemple dans la chanson engagée. e) La différence entre cette forme de révolte et ce qui a existé dans un passé récent, c’est son caractère non-idéologique. En terme philosophique, nous dirions que la belle-âme aujourd’hui, c’est l’écorché-vif capable d’une critique sociale virulente, tout en appelant à des solutions alternatives.

B. De la révolte de l’intelligence

    Ceci dit, la révolte est-elle dans son essence sociologique ? La révolte peut elle être, comme la morale, considérée comme un « phénomène social » ?  Et comment distinguer révolte violente et révolte de l’intelligence ?

    1) Résumons ce que nous avons montré dans les leçons précédentes : Les mœurs nous inclinent au conformisme, mais le conformisme en soi n'est pas moral, et quand il s’aligne sur une corruption ambiante, il est même franchement immoral. Nous ne pouvons pas distinguer une société de ses mœurs, à la fois en fait, car toute société a ses règles, et même en droit selon Durkheim, pour qui la « Société » est une entité moralisatrice. L’être éthique ne peut se contenter du conformisme, rejette le mal et l’injustice au nom d’un idéal plus élevé que le conformisme médiocre. L’idéal oppose à ce qui est, ce qui devrait être, aussi dit-on de toute révolte qu’elle est idéaliste. Cependant, nous avons vu que les raisons de la révolte peuvent être troubles. L’idéalisme flambant peut dissimuler une volonté de puissance, ou plus trivialement des intérêts personnels. Or le sens de la révolte exige de ne pas confondre la défense d’un intérêt égocentrique, avec une exigence morale fondamentale qui va au-delà de ma propre personne et tient au respect de la vie, ou à la dignité de l’être humain. Nous avons aussi vu que la différence entre l’homme violent et l’homme révolté, c’est que le premier, dans sa volonté de puissance, suit délibérément la logique de la violence, tandis que le second exprime avant tout un « non » massif à l’injustice. Il en résulte que le dialogue reste ouvert dans la révolte, mais qu'il est fermé dans la violence.

    ---------------Dernier point essentiel pour cette leçon : nous avons vu qu’il faut distinguer la violence idéologique  qui veut faire plier la réalité et la rendre conforme à une doctrine ; de la révolte qui est idéaliste dans un sens très différent : le révolté sait ce dont il ne veut pas, (l’injustice), mais il ne sait pas ce qu’il veut. Il ne sait pas définir ce que serait un monde juste, au sens où il n’a pas de programme à appliquer. Ce que Camus à compris dans L’Homme révolté sur ce point est capital : La révolution idéologique trahit la révolte.

    Pourquoi ? Si nous prenons le terme révolution dans un sens idéologique, nous devrons concéder qu’elle consiste à opérer un passage en force pour faire entrer la réalité dans le moule d’une représentation de ce qui devrait être, selon la doctrine devant opérer le renversement, la révolution du réel.

    Camus écrit : « A vrai dire, les révolutions fascistes du XXème siècle ne méritent pas le titre de révolution ». Le trait commun de Mussolini et d’Hitler est d’avoir eu l’ambition de créer un empire dominant et même d’avoir visé explicitement l’empire mondial. Mussolini promettait aux italiens la restauration de la gloire de la Rome antique. Mais « quand Mussolini exaltait « les forces élémentaires de l’individu », il annonçait l’exaltation des puissances obscures du sang et de l’instinct, la justification biologique de ce que l’instinct de domination produit de pire ». L’idéologie prenait alors du bras armé de la « morale de gang » ; et « la morale de gang est triomphe et vengeance, défaite et ressentiment, inépuisablement ». Aurobindo explicite la montée du fascisme en Europe en disant que c’est le Titan, figure de la puissance du vital qui est alors mis en mouvement dans l’Histoire. Et Camus de noter : « Dès 1914, Mussolini annonçait « la sainte religion de l’anarchie » et se déclarait l’ennemi de tous les christianismes». Ce qui importait pour Mussolini, c’est de bâtir la « grande Italie ». Pour cela, c’est la manière forte qui prime, « pas question que le fascisme attrape la maladie électorale », il fallait que « le Fascisme lui-même reste en dehors, pour contrôler et animer ses représentants ». (document) « Il n'y a pas d'hommes plus dangereux que les pacifistes ». Mussolini revendique explicitement la référence à Machiavel. Camus écrit encore : « Mussolini, juriste latin, se contentait de la raison d’État qu’il transformait seulement, avec beaucoup de rhétorique en absolu. « Rien hors de l’État, au-dessus de l’État, contre l’État. Tout à l’État, pour l’État, dans l’État » ».

    La révolution communiste mérite-t-elle d’avantage le titre de révolution ? Camus note que « l’Institut Marx-Engels de Moscou a cessé en 1935 la publication des œuvres complètes de Marx, alors que plus de trente volumes restaient à publier ; le contenu de ces volumes n’était sans doute pas assez « marxiste » ». La doctrine qui est devenue une référence de l’action révolutionnaire est en fait une interprétation prophétique de la doctrine de Marx, distincte de ses analyses économiques et des prévisions que l’on peut en tirer. Or, « on peut dire de Marx que la plupart de ses prédictions se sont heurtées aux faits dans le même temps où sa prophétie été l’objet d’une foi accrue. La raison en est simple : les prédictions étaient à court terme et ont pu être contrôlées. La prophétie est à très long terme et a pour elle ce qui assoit la solidité des religions : l’impossibilité d’en faire la preuve. Quand les prédictions s’effondraient, la prophétie restait le seul espoir. Il en résulte qu’elle est seule à régner sur notre histoire ». Or ce règne emportait avec lui tout le legs idéologique du XIXème siècle : la mystique du progrès, le culte de la technique, de la production, l’exaltation de la science conquérante, la gloriole de la conquête de la Nature dans une interprétation renouvelée de la dialectique du maître et des l’esclave. Résultat : ce qui a eu réellement lieu avec le marxisme, c’est un emballement, une frénésie historique qui a dans son passage broyé des millions d’êtres humains. Camus écrit : « la frénésie historique s’appelle la puissance. La volonté de puissance est venue relayer la volonté de justice, faisant mine d’abord de s’identifier avec elle, et puis la reléguant quelque part au bout de l’histoire ». La formidable duperie du communisme a été de récupérer le sentiment d’injustice des peuples pour lui substituer un contenu idéologique pur et dur légitimant l’usage de la violence pour parvenir à ses fins. Ainsi, la révolution contient la révolte, mais elle la détourne. Et c’est dans ce tour de passe-passe que l’on transforme la révolte en révolte violente et la révolte violente en régime de la terreur.

    « Le révolutionnaire est en même temps un révolté ou alors il n'est plus révolutionnaire, mais policier et fonctionnaire qui se tourne contre la révolution. Si bien qu'il n'y a pas de progrès d'une attitude à l'autre, mais simultanéité et contradiction sans cesse croissante. Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique.  Dans l'univers purement historique qu'elles ont choisi, révolte et révolution débouchent dans le même dilemme: ou la police ou la folie » (texte).

    2) Déplaçons maintenant l’analyse, à la fois vers un auteur désigné comme un « sage », et vers un livre dont le joli titre laisse présager qu’il y sera plus question de « sagesse » que de révolte : Krisnamurti dans Le Sens du Bonheur. A la page 108, Krishnamurti s’adresse à un public d’étudiants en ces termes :

     « Dès votre naissance, dès les premières impressions que vous recevez, votre père et votre mère ne cessent de vous dire ce qu'il faut faire et ne pas faire, ce qu'il faut croire et ne pas croire, on vous dit que Dieu existe, ou qu'il n'y a pas de Dieu, mais que l'État existe et qu'un certain dictateur en est le prophète. Dès l'enfance, on vous abreuve de ces notions, ce qui signifie que votre esprit, qui est très jeune, impressionnable, curieux, avide de connaissances et de découvertes, est petit à petit enfermé, conditionné, façonné de telle sorte que vous allez vous conformer aux schémas d'une société particulière, au lieu d'être un révolutionnaire. Et comme cette habitude d'une pensée formatée s'est déjà ancrée en vous, même si vous vous «révoltez» effectivement, c'est sans sortir du cadre des schémas établis. A l'image de ces prisonniers qui se révoltent pour être mieux nourris, avoir plus de confort - mais en étant toujours dans l'enceinte de la prison. Lorsque vous cherchez Dieu, ou que vous voulez découvrir ce qu'est un gouvernement équitable, vous restez toujours dans le cadre des schémas de la société qui dit : «Telle chose est vraie, telle autre est fausse, ceci est bien et cela est mal, voici le leader à suivre, et voilà les saints à prier.» Ainsi votre révolte, comme la prétendue révolution suscitée par des gens ambitieux ou très habiles, reste toujours limitée par le passé. Ce n'est pas cela, la révolte; ce n'est pas cela, la révolution : il s'agit là simplement d'une forme exacerbée d'action, d'un combat plus courageux que d'ordinaire - mais toujours dans le cadre des schémas établis». (texte)

    Ce discours ne ressemble pas aux poncifs un peu fades que l’on trouve dans les livres de vulgarisation sur ce qu’est sensée être «la sagesse ». C’est plutôt un discours de l’insurrection radicale. Or la radicalité ici, ce n’est pas la frénésie de l’action qui conduit droit à la violence, mais elle brûle sous la forme de la révolte de l’intelligence.

    La révolte de l’intelligence ne commence que lorsque l’esprit rompt avec tous les schémas établis, pour examiner par lui-même ce qui est vrai. La réforme,  elle, maintient les schémas et cherche des aménagements. Elle ne touche pas au conditionnement social. Or si l’éducation a vraiment un sens, précisément ce doit être de libérer l’esprit, de telle manière que chacun soit rendu à lui-même et que, dans un regard neuf et libre,  l’intelligence oriente son regard. Ainsi :

    « La vraie révolte, la vraie révolution, consiste à rompre avec ces schémas et à explorer en dehors d'eux. Tous les réformateurs -- peu importe qui ils sont - ne s'intéressent qu'à l'amélioration des conditions dans l'enceinte de la prison. Jamais ils ne vous incitent au refus du conformisme, jamais ils ne vous disent : «Abattez les murs de la tradition et de l'autorité, franchissez-les, dépouillez-vous du conditionnement qui emprisonne l'esprit. » Or la véritable éducation consiste à ne pas simplement exiger de vous la réussite aux examens en vue desquels on vous a bourré le crâne, ou la retranscription de choses apprises par cœur, mais à vous aider à voir les murs de cette prison dans laquelle votre esprit est enfermé. La société nous influence tous, elle façonne notre pensée, et cette pression extérieure de la société se traduit peu à peu sur le plan intérieur; mais aussi profond qu'elle pénètre, elle agit toujours de l'extérieur, et l'intérieur n'existe pas pour vous tant que vous n'avez pas brisé l'emprise de ce conditionnement ». (texte)

    La difficulté alors, c’est de discerner le sens exact de la libération de l’esprit et de ne pas confondre révolte de l’intelligence et violence. Évidemment la question apparaît dans le texte :

    « Question : Si tous les individus étaient en révolte, ne croyez-vous pas que le monde serait plongé dans le chaos?

     K : Écoutez d'abord la question, car il est très important de comprendre la question et de ne pas se contenter d'attendre une réponse. La question est celle-ci : si tous les individus étaient en révolte, le monde ne serait-il pas dans le chaos?

    Mais la société actuelle baigne-t-elle dans un ordre à ce point parfait que, si tout le monde se révoltait contre elle, ce serait le chaos? Le chaos n'est-il pas déjà là en ce moment même? Tout est-il magnifique, exempt de corruption? Tout le monde mène-t-il une existence heureuse, pleine et riche? L'homme ne se bat-il pas contre son semblable? N'est-ce pas le règne de l'ambition, de la compétition sauvage? Le monde vit déjà dans le chaos : telle est la première constatation à faire. Ne prenez pas pour acquis le fait que cette société soit en ordre - ne vous laissez pas hypnotiser par les mots. Que ce soit ici en l'Europe, ou en Amérique, ou en Russie, le monde est en voie de décadence. Si vous voyez cette décadence, vous êtes face à un défi, vous êtes mis au défi de trouver une solution à ce problème urgent. Et la façon dont vous relevez ce défi a de l'importance, n'est-ce pas?... Vous ne pouvez répondre de manière complète et adéquate que si vous êtes sans peur, si vous ne pensez pas en tant qu'hindou, communiste ou capitaliste c'est en tant qu'être humain intégral que vous vous efforcez de résoudre le problème ». (texte)

    Un esprit conditionné n’a aucun sens de l’urgence de la situation. Il est désensibilisé. Il vit dans une identification à des modèles sociaux qui proviennent d’une représentation fragmentaire du réel. La pensée fragmentaire a des vues courtes, elle est en fait adaptée à la mesure de la volonté de puissance de l’ego. La pensée fragmentaire, c’est aussi la dualité qui produit dans la pensée la séparation, séparation qui produit l’ennemi. La pensée fragmentaire sème le chaos. Il n’y a donc pas de possibilité de transformation du réel sans un changement de la pensée, ce qui suppose un rejet radical du conditionnement. La révolution du Réel n’est pas une simple rébellion consistant à s’en prendre aux choses, aux institutions, aux personnes. (texte) La rébellion c’est un objectif trop petit. Elle manque d’audace, de Passion, de lucidité et par-dessus tout d’amour :

     « Q. Se révolter, apprendre, aimer, s’agit-il de trois processus distincts ou simultanés ?

    K. Bien entendu, il ne s’agit pas de trois processus distincts, mais d’un processus unitaire ».

    Se révolter, apprendre et aimer, n’est pas simplement se sentir vivre ? N’est-ce pas quand la Passion coule dans nos veines que la vie est réellement vécue ? C’est être déjà mort que de ne plus trouver en soi-même le sens de la révolte, c’est être mort en esprit que de plus avoir passion d’apprendre, c’est être déjà un cadavre que ne plus savoir aimer. Et la plus haute sagesse est précisément de l’avoir compris.

C. Sagesse et révolution intérieure

La sagesse ne consiste pas à s’isoler du monde par la pensée ou à se construire une bulle de tranquillité, pour éviter soigneusement toute relation, elle consiste à vivre dans la vérité. Parce que la vie est relation, vivre dans la vérité, c’est nécessairement vivre dans la relation. En matière de vérité, le souci du réel importe bien plus que toute projection dans un idéal. D’un autre côté, le propre de l’ignorance est de ligoter l’esprit dans des illusions ; si, dans l’ignorance, l’esprit s’est détourné de la réalité, la sagesse demande un révolution au sens premier du terme, c’est-à-dire un retour sur soi-même.

 1) L’examen conduit précédemment permet d’éliminer un certains nombres de confusions. Que vaut le poncif qui consiste à opposer : « non » du révolté/ »oui » du sage ? La dualité est simpliste.

a) Si la révolte était une simple rébellion, elle reviendrait le plus souvent à substituer un conformisme à un autre. Troquer le costume cravate contre le jean lacéré et le T-shirt, cela fait aussi « rebelle », mais juste dans l’apparence. Pour la frime, histoire de…  rejoindre la tribu des soi-disant anti-conformistes, ce qui est encore du conformisme. Du pareil au même, comme le dit une marque. Quand le « non » du soi-disant révolté reste purement formel, il est en définitive idéologique et on peut changer de système comme de chemise, sans que cela modifie d’un seul iota l’homme intérieur.

Et l’homme intérieur est la création de l’esprit. L’esprit est ce qu’il connaît. Que ses pensées soient de l’ordre du préjugé ou qu’elles soient sur la piste de la vérité, elles dessineront toujours l’homme extérieur, dans son étroitesse d’esprit ou son ouverture, dans ses idées arrêtées où son intelligence en mouvement. On site souvent la formule lapidaire d’Alain : « penser c’est dire non », mais elle n’a de sens que si elle est prise réellement au sérieux. Pas comme une pose de révolté, mais comme une investigation soutenue qui cohère avec des actes efficaces. L’investigation patiente par la Négation, cela s’appelle dans la pensée indienne neti neti, « pas ceci, pas cela ». Cela n’a rien à voir avec la négativité d’une réaction, d’une humeur, d’un personnage qui se prend au jeu de la négativité, ou encore, la négativité nihiliste. La Négation porte sur ce qui est faux, elle consiste à aller vers le vrai en éliminant résolument le faux. (texte) Si je veux comprendre la beauté et la profondeur de la Vie, je dois voir en face ce qui l’avilit, la défigure, la meurtrit, je dois faire face à toutes nos attitudes morbides. « Disons, par exemple, que vous prenez conscience du fait que vous ne pouvez avoir la paix de l'esprit tant qu'il y a l'appât du gain. Donc, vous vous adressez, non à la paix de l'esprit, mais à l'appât du gain. Vous enquêtez pour savoir si l'appât du gain, l'avarice, ou l'envie peuvent être laissés complètement de côté ». Lorsque je peux voir la laideur de l’avidité, de l’envie, la médiocrité de l’avarice, le voir avec le pathétique d’une très haute sensibilité, que se passe-t-il ? Je n’ai pas besoin de « critiquer » au sens ordinaire, ce qui voudrait dire chercher la paille dans l’œil du voisin en me gardant bien de me sens réellement concerné. Je n’ai pas besoin de « moraliser ». Je ne peux plus m’identifier, je vois le faux et il se détache de lui-même. L’esprit se purifie comme une feuille se lave de la poussière dans la rosée du matin. Il ne s’est pas divisé pour autant. Il ne s’est pas mutilé, il a gardé le feu de la plus haute sensibilité. C’est seulement le sage qui sait réellement dire non. Pas le révolté qui se contente d’une mutinerie en déversant sa haine contre un ennemi. Le non radical veut dire que nous sommes dans le monde, mais nous ne sommes pas du monde, avec ses compromissions, ses illusions, sa bouillie de mensonges et de tromperies. Secouer la poussière de ses sandales et marcher droit et d’un pas alerte. La révolte de l’intelligence en définitive est une révolution permanente.

 b) D’autre part, le « oui » du sage n’a rien à voir, comme on l’insinue trop souvent, avec de l’apathie. Il est essentiel de ne pas confondre l’acceptation du réel et la résignation. L’homme résigné s’est résigné en pensée. Il courbe sous le poids de son propre fatalisme, il baisse les bras. Mais le défaitisme n’a jamais été une sagesse. C’est une pensée d’homme fatigué et vaincu. Il n’a cependant pas manqué dans l’Histoire de doctrines que l’on pourrait, -en les mutilant gravement le plus souvent- tirer vers le fatalisme. En isolant une phrase, çà ou là, en perdant de vue l’ensemble, la complexité, le point de vue, on peut très facilement  tirer le bouddhisme, le christianisme, le stoïcisme etc. vers le fatalisme. En ne retenant que ce qui sert à la démonstration et en occultant ce qui pourrait la contredire. Si nous lisons d’une traite, et en totalité, les Entretiens d’Épictète, nous y trouverons une force et une audace peu commune. Très honnêtement, nous ne trouverons pas la résignation, par contre, ce que nous apprendrons, c’est l’acceptation, l’importance de garder les pieds dans la réalité, d’accepter les choses telles qu’elles sont pour mettre fin aux caprices d’enfant. Il ne faudrait pas oublier que le stoïcisme s’est adressé à des hommes présents dans le monde, à des hommes d’action. Il ne s’est jamais présenté comme une doctrine adressée à des ascètes retirés du monde.

---------------Rien ne peut être fait ici bas, tant que nous n’avons pas regardé le monde droit dans yeux, sans déni, ni refus. Et sans refus idéaliste. C’est sur le sol de l’acceptation de la réalité que l’on peut construire. Tout le reste est rêverie en l’air. L’acceptation est dynamique. La résignation est statique. L’acceptation nous remet dans l’axe du réel. Elle conduit au Réel lui-même. L’acceptation, c’est aussi l’ouverture de l’amour au creux de la main, prendre les hommes tels qu’ils sont et non pas tel que l’on voudrait qu’ils soient. Il n’y a pas d’homme idéal, il y a les hommes réels. La compassion pour les hommes réels a bien plus de valeur que les incantations moralisatrices sur l’autel de l’homme idéal. L’idéaliste, s’il choisit le sacrifice du réel, comme prix de la réalisation de l’idéal, peut aisément devenir aveugle et tyrannique. La révolte idéaliste sans ouverture au réel, sans humilité, ni sagesse est une calamité. Elle n’est pas finalement pas très loin de la froideur technocratique qui sacrifie sans scrupule sur l’autel de la rentabilité la vie humaine et n’a que dédain pour le respect de la Nature. Le oui le plus vrai et le plus authentique est le oui à la Vie.

2) La sagesse est une constante médiation de la Vie. Mais la Vie n’est pas statique. L’aube de la sagesse ne se lève qu’avec la connaissance de soi, mais la connaissance de soi demande le déploiement d’une conscience, d’une énergie, d’une  qualité de Passion, plus élevée que la vigilance ordinaire. La sagesse surgit au sein d’une conscience révolutionnaire.  Dès lors la question n’est pas de savoir s’il y a une alternative entre sagesse et révolte, mais bien plutôt de demander comment peut se manifester cette forme de conscience radicalement nouvelle, qui porte en elle à la fois la qualité d’une sagesse et le dynamisme d’un changement révolutionnaire.

Ce que nous sommes en tant qu’être humain, et qui se traduit dans nos pensées, dans nos paroles, dans nos actes, repose sur une forme de conscience. L’état de conscience d’un être humain est le continuum qui nourrit et manifeste son existence dans le monde. Nos systèmes, nos idées, nos représentations ne sont que les reflets de notre état de conscience. Changez l’état de conscience d’un être humain et c’est la totalité de sa manière d’être, de penser, de parler et d’agir qui est affectée. La potentialité du changement d’un être humain réside dans la prise de conscience et nulle part ailleurs ; et ceci, quelle que  soit la forme que cette prise de conscience puisse revêtir. Le manifesté n’est que l’expression naturelle du non-manifesté, l’Invisible est le pivot central et le foyer du visible. On a beau distribuer des tracts, tenter d’informer, agiter des slogans, afficher des pancartes, appeler à l’insurrection générale contre l’injustice, ériger des barricades, tourner et retourner les idées, on doit affronter l’inertie et l’indifférence. Qu’est-ce qui peut sortir un être humain de l’apathie ? Qu’est-ce qui peut lui rendre cette sensibilité au réel dont il semble tellement dépourvu ? Est-il hypnotisé par les mots, au point de ne jamais pouvoir regarder la monde en face ? Qu’est-ce qui peut faire bouger l’homme intérieur ? Comment susciter un Changement créateur de grande ampleur?

Le mur de l’inertie que toute révolte morale rencontre n’a rien d’objectif, il n’est fait de rien d’autre que d’une forme de conscience. Une conscience passive et inerte. En d’autres termes, c’est l’inconscience ordinaire qui est réfractaire au changement. Le premier pas et le dernier, c’est toujours de s’éveiller de l’inconscience ordinaire. Et cet éveil se doit d’être indéfiniment renouvelé, (texte) de sorte que le mouvement expansif de la prise de conscience devienne carrément une seconde nature. Mieux, une première nature. La conscience même. Le malheur, c’est que nous passons notre temps à différer l’urgence de l’éveil. Le seul fait de se demander « comment » puis-je m’éveiller est déjà une paresse, car précisément l’urgence devrait suffire. Devant un serpent venimeux, je ne pose pas la question de savoir "comment ?" Je fais immédiatement un pas sur le côté. Si nous étions réellement sensibles à l’horreur qui règne sur cette planète, nous aurions immédiatement un mouvement de révolte. Nous cesserions immédiatement d’adhérer à l’imbécillité convenue des discours soi-disant rassurants, qui n’ont d’autre fonction que d’éteindre au plus vite la flamme de la sensibilité dès qu’elle s’est éveillée... pour rejoindre le conformisme. Sur le plan psychologique, dans le feu de la lucidité, l’intervalle de temps n’a aucune place. Il est une dérobade du mental, pour discutailler, palabrer indéfiniment : il fait le lit de l’inconscience. De même, pour ce qui est du bonheur, nous croyons que la sagesse est quelque chose qui doit être « atteint ». Ce qui est une manière de différer indéfiniment, ce qui constitue un manque de sérieux fondamental qui mine par avance la sagesse elle-même. Si vous n’avez pas le moindre sérieux face à la vie, comment pouvez vous prétendre à une quelconque sagesse ? Le fait même d’y prétendre pour un futur indéfini  est la meilleure façon de se défiler maintenant. Disons le tout net : la sagesse, comme le bonheur sont inaccessibles, parce qu’ils ne relèvent pas du futur, parce qu’ils ne relèvent pas du temps, mais du déploiement intégral de la conscience dans le maintenant. Nous ne pouvons pas compter sur le temps pour que l’homme devienne plus sage. Il ne faut pas non plus compter sur le temps pour l’homme deviennent plus heureux. La question est maintenant. Le temps, laissé à lui-même, c’est-à-dire désinvesti de tout Changement créateur, est dégradation. C’est parce que nous avons désinvesti l’acte de création perpétuelle de notre propre réalité que notre monde fout le camp et que les processus de destruction accroissent leur empire. Comme le disait Simone Weil : « L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. ». Nous ne pouvons pas devenir sage, (texte) nous ne pouvons qu’être sage, ce qui revient à vivre de manière consciente et délibérée. C’est la proportion de conscience que nous mettons dans notre vie qui lui donne cette indéfinissable qualité de mesure, de liberté intérieure, de compréhension et d’affection sans borne que l’on appelle sagesse. C’est encore cette même proportion de conscience qui délivre l’énergie de toute création authentique, de sorte que si le mot « révolution » a un sens, c’est bien en tant que révolution permanente au cœur de la conscience. Il est assez symptomatique que, dans l’opinion, les gens disent que l’homme « évolue ». En général, quand on trouve ce genre de réflexion dans une copie du bac, on est sûr de tomber sur du blabla. La formule est d’un vague faussement profond ; elle confond allègrement le changement et l’évolution. On trouve cette manière de penser paresseuse partout, or faire confiance dans le temps, revient à se laisser porter et ne rien faire de neuf! C’est la meilleure manière de laisser l’inertie étendre son empire et la décadence faire son œuvre. La plus haute sagesse ne consiste pas à aller dormir dans ce genre d’opinion convenue. Si nous voulons qu’une évolution sociale se produise réellement, il faut l’opérer nous même : il faut faire une révolution de l’évolution. La révolution est un saut évolutif, et sans un saut révolutionnaire, la seule évolution qui ait lieu, c’est l’élan vers le pire, comme dit Cioran. La sagesse de l’instant, ce n’est pas la morale du petit profit, mais l’insurrection sur la crête du temps. La paix intérieure de la sagesse existe réellement, mais elle ne peut être trouvée que dans l’œil du cyclone.

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    Nous sommes donc obligés de remettre en question notre point de départ et de le démolir. La sagesse n’est pas une contention pour soutenir un devenir faible et malheureux, elle jaillit du rapport à l’Etre. Ce que l’on appelle les « passions », au sens de la passion-de-quelque-chose, nous l’avons vu, c’est justement ce qui produit le temps psychologique, c’est ce qui fait « durer » au sens assez pauvre du terme, c’est même ce que l’on tente de « faire durer » et c’est ce qui vous tue à petit feu. C’est ce qui vous incline à la régression dans un passé idyllique et dont la comparaison avec le présent produit le vide et l’ennui. Il y a dans la sagesse la Passion au sens vrai, non-limitatif, la Passion de la Vie pour elle-même, la Passion qui est en même temps la plus haute lucidité et le plus grand amour. Il y a méprise à croire que la sagesse diminue en quoi que ce soit le feu de la Passion, bien au contraire. Il vaudrait mieux ne pas fréquenter la spiritualité vivante, si on ne veut pas être brûlé de ce Feu là, alors, pour ceux qui n’oseront pas la Passion, il restera toujours des petites passions, au sens qu’on leur donne d’ordinaire.

    Sur le rapport entre sagesse et révolte, là aussi des méprises et des confusions.  La révolte n’est pas la révolution au sens idéologique, que ce soit au sens du fanatisme politique ou religieux. La révolte violente n’est pas la véritable révolte qui est révolte de l’intelligence. La révolte de l’intelligence n’est pas la négativité nihiliste, mais la négation de ce qui est faux. Elle ne peut pas être séparée d’une forme élevée de sensibilité, ni être dissociée entièrement de la sagesse. La sagesse ne consiste pas à s’abstenir de toute action, mais à mettre en accord la connaissance et l’action. C’est d’ailleurs une attente légitime que cette cohérence entre ce que je suis et ce que je fais que le bon sens reconnaît lui-même. Il serait temps donc, de sortir des préjugés sur la sagesse et des oppositions creuses du genre : sagesse/révolte. C’est de la soupe d’illusions.

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Vos commentaires

Questions :

1.       Une formule du genre « consommateur révolté » a tout l’air d’un oxymore. Pourquoi?

2.       En quoi la notion de « matrice » dont se sert Günter Anders est-elle pertinente pour décrire le monde dans lequel nous vivons?

3.       Qu’est-ce qui distingue la révolte violente de la révolte de l’intelligence?

4.       Le fondement  de la révolte morale est-il nécessairement historique?

5.       Que veut dire « penser en tant qu’être humain intégral » ?  

6.       Que veut dire « comprendre le réel en dehors des cadres établis » ?

7.       Si la sagesse est révolutionnaire, n’est-ce pas parce que vivre, c’est en permanence créer ?

 

 

    © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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