Kant voyait dans la diffusion du savoir l’élément essentiel pour conduire le monde vers le règne des fins, une société raisonnable des esprits (texte). Mais il faut remarquer l’étrange renversement qui s’est produit depuis lors. Kant parle de « principe de publicité » pour désigner ce que nous appelons aujourd’hui transparence. On sait ce qu’il est advenu de la publicité : exactement le contraire de la diffusion transparente d’un savoir : l’usage pulsionnel de la confusion visant à créer des conditionnements pour apparier l’homme aux besoins du capitalisme. Les penseurs dans la lignée des Lumières pouvaient se réjouir de la révolution inaugurée par Gutenberg avec l’invention de l’imprimerie, car elle permettait une diffusion massive du savoir en direction des peuples qui désormais allaient sortir de l’ignorance. Il s’agissait de transmettre le savoir, de promouvoir l’universel de sorte que nul ne puisse être tenu à l’écart des connaissances, que tous soient instruits et que chacun devienne capable de penser par lui-même.
Au point où nous en sommes, il est évident que les mass media obéissent à une toute autre logique. Le terme massif prend alors le sens de pesant : d’abord dans le déversement continu de l’info où nous avons toutes les peines à ne pas être emporté par le courant tellement il est écrasant, énorme et omniprésent. Les mass media vomissent de l’info comme dans les mégapoles les pots d’échappement dégazent du CO² massivement. Le corps ne respire plus et l’esprit non plus. Massif encore au sens où le contenu des media est calibré par ce que l’on suppose (et que l’on impose) comme intérêts pour les masses : surtout pas du savoir, mais des divertissements, des trucs futiles pour alimenter les conversations de salon de coiffure, des chroniques qui annoncent des chiffres à la pelle où pataugent dans l’anecdote, des petits faits divers transformé en ouragan médiatiques etc. De quoi causer en évitant tout ce qui a de l’importance. De quoi alimenter massivement le mental en créant une agitation constante qui empêche par avance toute réflexion, toute mise en lumière par l’intelligence pour se cantonner dans des banalités à longueur de temps.
Étrange retournement comme dirait Pascal. Est-ce un des méfaits d’une démocratie très molle, lourdingue au sens de sa tendance au moutonnement collectif, tel que le critique Tocqueville ? Est-ce lié à la puissance incontrôlée de nos outils ? Les mass media sont-elles l’ultime avatar d’une pensée dominée par un monde technique ? Ou bien, ne faut-il pas reconnaître dans cette dérive une sorte de glissement crépusculaire de notre civilisation qui faute de sens, patauge dans l’insignifiant ? Dans quelle mesure cette dérive est-elle organisée ?
* *
*
Pour tenter d’y voir
clair, il est important de s’entendre sur ce dont nous allons parler. Il existe
un discours-type sur les « médias », celui que l’on sert dans les écoles de
communication, un discours que l’on entend dans les médias quand ils parlent
d’eux-mêmes. Très curieux dans l’auto-congratulation. Un exercice rhétorique que
l’on sert souvent sur un registre technique (vous allez tout savoir sur le
direct, les rushs, les scoops, les journalistes vedette, le prix des séquences
de pub, les marronniers etc.) Il y a d’autre part cet autre discours tiré
de que nous autres auditeurs, téléspectateurs (et victimes), nous observons par
nous-mêmes dans ce que nous trouvons dans les dits mass media. Et bien sûr ces
deux discours ne disent pas du tout la même chose, mais il est
important
qu’ils parlent bien des mêmes objets.
1) Un média est par définition un moyen qui sert d’intermédiaire pour diffuser une information. Nous appelons médias de masse, ou en anglais mass media, parmi les médias ceux qui sont capables d’atteindre et d’influencer une très large audience, et donc on peut les différencier des médias couvrant une audience très limitée. Et il y a une différence de logique entre les deux échelles. En gros disons d’un côté radio et télévision nationales et de l’autre, à la limite le bulletin bimensuel d’une association, la feuille de choux d’un journal local à diffusion limitée, une revue qui n’est accessible qu’à une poignée de spécialistes et complètement incompréhensibles aux profanes. Dans les écoles dites de "communication" (qui sont en vérité des usines pour générer du marketing), on parlerait d’émetteur, de récepteur et de message et autres fariboles théoriques issues de la théorie de l’information. Cela fait très savant et donne un peu de sérieux, mais ce n’est pas adapté. On conçoit en effet qu’une diffusion limitée soit effectivement tournée entièrement vers une information et même une information extrêmement précise parfois, au point de nécessiter des outils conceptuels élaborés pour être comprise et assimilée. Mais le principe de l’information partagée, vecteur de communication et de savoir, n’est pas du tout ce qui oriente la logique des médias de masse.
Il suffit de remonter aux origines historiques pour le comprendre et nous avons déjà travaillé largement la question avec la figure exemplaire d’Edward Bernays pour en avoir cerné les mécanismes. Le concept de mass media date en effet des années 1920 et il se caractérise par une push logic, une « information » poussée vers les masses. Il faut mettre ici des guillemets autour du terme information pour signaler que quelque chose a changé dans la donne. C’est ce que montre très bien Marshall McLuhan. Selon lui le phénomène média de masse possède plusieurs caractères. Le premier est, comme nous l’avons vu, l’information unilatérale et non la communication qui suppose un véritable échange. C’est pour cette raison qu’il faut toujours revenir à la télévision qui est le prototype achevé du mass media. Le téléspectateur est en effet en situation de passivité et le reste, même si on fait semblant d’introduire une interaction qui est largement fictive. Second point, l’information va de un vers plusieurs, comme l’arrosoir au-dessus de la pelouse, l’étendue de l’audience ayant une importance capitale. Troisième point, l’information est indifférenciée, c’est la même chose pour tout le monde, expédié au même moment. Enfin, l’information est présentée de manière linéaire, dans des séquences qui sont par avance organisées suivant des modèles prédéfinis.
Vu sous cet angle, la logique des mass
media est exactement la même que celle de la propagande,
et nous avons vu que
Bernays a tout fait pour redorer le blason
de ce mot. Il y tenait mordicus dans
Propaganda.
Nous avons vu qu’il avait participé à la Commission Creele qui, par
une
campagne de propagande acharnée, a fait entre en guerre les États Unis. Pour
rappel, nous avons souligné ce fait remarquable que Goebbels avait dans sa
bibliothèque tous les ouvrages de Bernays, qui a effectivement confessé ce
regret que ses méthodes aient servi contre les Juifs. Donc gardons la formule
précédente, faire de la propagande, c’est pousser en direction des masses
une idéologie, avec tous les moyens nécessaires.
2) Mais cette analyse serait très
insuffisante si elle oubliait que
si on parle d’audience dans les mass
media c’est en relation directe avec des annonceurs qui payent pour diffuser un
contenu qui sera poussé en direction du public par les mass media.
Fait de la plus haute
importance,
car l’étendue de l’audience détermine directement ce que l’annonceur peut
accepter de payer pour voir diffuser ses annonces publicitaires. Ce qui signifie
qu’il est nécessaire de mesurer l’audience
par audimat,
d’évaluer le coût proportionnel des contenus et de formater les contenus de
telle manière qu’ils puissent suffisamment retenir le lecteur, l’auditeur ou le
téléspectateur pour que l’on puisse vendre à un prix élevé aux annonceur un
« temps de cerveau disponible ». Enfin, dernier rappel de ce que nous avons vu
précédemment, Bernays a été l’inventeur brillant des premières campagnes de
pub. On se souvient qu’il compte entre autres à son tableau d’honneur
d’avoir roulé les féministes pour faire fumer les femmes américaines, alors
qu’il avait été embauché par l’American Tobacco pour étendre le marché
des cigarettes.
Depuis les « années folles »
la propagande et le marketing ne sont
qu’une seule et même chose. Historiquement, c’est incontestable, les conseillers
en communication et les publicitaires ont été formés par les mêmes maîtres.
Et puis, soyons honnête, il faudrait être très simplet d’esprit pour parler de
manipulation d’une côté et non pas de l’autre. D’ailleurs il suffit de regarder
le vocabulaire : ce qui intéresse les annonceurs, c’est la puissance de
pénétration dans les foyers des mass media, ce qui intéresse tout autant le
politique, surtout dans un régime totalitaire à des fins de propagande. Un
régime totalitaire aura avantage à garder la mainmise sur les mass media pour en
faire des relais de l’idéologie du régime. Radio d’État, télévision, journaux
d’État point à la ligne. Surtout pas d’information alternative.
Mais en un sens, la publicité est bien
plus habile puisqu’elle peut convertir tous les media à la seule logique qui
l’intéresse, à savoir la logique de mass media, sans considération des
orientations politiques des uns ou des autres. Pourquoi ? Il y a peut être des
gens qui sont votent d’un bord ou de l’autre, d’autres qui ne votent pas du
tout, des gens qui travaillent et d’autres qui ne travaillent pas… mais tous
sont des consommateurs ! C'est-à-dire des masses. Le
consumérisme est l’idéologie
de base en direction des masses la plus universelle que l’on n’ait jamais
inventé, très loin devant toutes les religions qui n’ont jamais eu autant
d’adeptes. La plus grande
masse maîtrisable et parfaitement maîtrisée, à ce qu’il semble, c’est la masse
des consommateurs. On n’a
jamais vu peuple plus obéissant et plus discipliné (marchant dans le temple du
supermarché), adorateur du moyen par lequel on le manipule, la publicité (culture-pub).
Une religion avec ses grands prêtres (dans
la mode), ses
théologiens (dans le marketing), ses gurus (dans la high-tech), ses
célébrations (les soldes), ses livres de ravissement (le catalogue de chez …),
sa liste des saints à révérer (les marques), ses objets culte (le fétichisme du
portable oblige), ses idoles décoratives (les gadgets en plastique de chez Mc
machin), ses lieux paradisiaques (les boutiques de luxe) etc. Et le dieu que
l’on sert est bien sûr l’argent vers lequel tout
converge, qui régit la pyramide sociale du haut vers le bas, car il concentre en
lui tous les pouvoirs (car tout s’achète avec de l’argent), toute
la
puissance dans ce bas monde, c’est-à-dire la puissance matérielle.
Qui dit mass media dit
pouvoir-sur
(et non pouvoir-avec), pouvoir exercé parfois sur l’opinion à des fins
politiques, et souvent à des fins de contrôle des désirs humains. Bernays l’a
dit avec une incroyable assurance et en des termes qui ne souffrent aucune
ambiguïté. Les masses ne pensent pas, ce sont quelques meneurs d’opinion membres
d’une élite (que Bernays nomme le gouvernement invisible) qui proposent les
pensées que le public adopte. Et cela reste vrai dans tous les domaines. Entre
les choix politiques et ceux qui concernent le domaine de la consommation, il
n’y a aucune différence. Il appartient aux décideurs du marketing de
montrer à la masse ce qu’elle doit désirer. La conclusion est dans le sous-titre
de Propaganda, : « comment manipuler l’opinion en démocratie »,
elle annonce la couleur et tout ce que l’on peut dire ensuite des mass
media ne doit jamais oublier cette injonction. Si on veut en savoir plus, il
faudra lire les écrits des théoriciens de la « communication » (!!!) de masse
comme Bernays, ils sont très explicites. Dans le prolongement, mais cette fois
avec une approche critique, on lira avec profit le travail de Chomsky à ce
sujet. A l’adresse de ceux qui trouveraient cette lecture des mass media « conspirationniste »
(cela a été reproché à la fois à Naomi Klein et Chomsky), il faut être sec et
direct : il est incontestable que le concept de mass media a été pensé, théorisé
et mis
en pratique dans les années vingt délibérément comme moyen
de manipulation. Le présenter tel quel, c’est dire les choses comme elles sont,
ce n’est pas forcer le trait. Les preuves abondent. Non pas qu’il y ait chez
Bernays une sorte de cynisme machiavélique
à la façon Orwell 1984, pas du tout, il s’agit d’une stratégie efficace
qui manufacture du consentement à grands renforts de propagande, ce qui ne
choquait personne à l’époque.
Remontons quelques décennies en arrière, en 1931, toujours aux États-unis avec le voyage d’Alexis de Tocqueville à l’origine du grand livre De la Démocratie en Amérique. On peut y lire des passages tels que celui-ci : « Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie ». (texte) Une « foule innombrable » dans laquelle chacun est replié sur ses petits intérêts propres est-ce autre chose qu’une masse ? Est-ce en raison de la progression inéluctable de l’égalitarisme que fatalement la civilisation occidentale devait perdre le sens de l’unité des peuples, pour ne plus former qu’une masse, livrée aux mass media ?
Revenons là où nous en sommes pour tenter de décrire ce qui s’offre à notre regard plutôt dépité. Faire la critique des mass media est un exercice très difficile, car il faut parvenir à concilier deux points de vue : la charge contre les manœuvres du pouvoir politique qui cherche à désinformer, à surinformer, à créer des diversions etc. Un aspect qui a souvent été traité au cinéma dans l’affrontement entre la presse et le pouvoir. Et d’un autre côté, il y a la dérive quotidienne de l’insignifiance, des reportages creux, des micro trottoirs débilitant, des faits divers minuscules, le tout faisant partie d’un torrent d’informations de plus en plus inconsistantes, mais qui sont censées intéresser les « vrais gens » (?). On remarquera que dans la première figure le journaliste est un héros et que dans la seconde, il devient d’une banalité insignifiante. Du coup, il devient légitime de demander en quel sens les mass media sont manipulés et s'ils ne sont pas tout simplement le reflet d’une époque. Et au cœur de cette question il y a le problème de savoir ce qu’est l’homme de masse.
1) Pour comprendre ce que représente l’homme de masse, il faut avancer avec prudence, observer, ne pas tout de suite se précipiter vers La Psychologie des Foules, façon Gustave Lebon, même corrigée par Freud, dans le sens des emportements de la violence. C’est une vision très limitée qui décrit certes des faits avérés et le côté pulsionnel de la violence collective, mais il vaut mieux d’abord en rester à ce que les mots indiquent. Ce qui caractérise l’homme de masse, c’est une sorte d’inertie de la conscience collective. La masse est lente, répétitive dans ses mouvements, lourde, vaguement consciente et endormie. Plongé dans la masse, l’individu est un élément isolé sans lien, agrégé à d’autres. Ce qui est très paradoxal. Nous avons vu que ce n’est pas parce que « on » est plongé dans les autres que pour autant « on » est plus proche d’eux. La promiscuité n’est pas la proximité et en fait l’homme des phénomènes de masse, l’homme des foules anonymes, manque d’encrage en lui-même et de ce fait, il perd aussi le sens de la relation. On dit que dans la masse l’individu est atomisé. Il n’y a de masse effective que lorsque dans une société les liens humains réels se dissolvent. Heidegger disait que perdu dans le « on », chacun devient infiniment lointain. (texte) Plus la banalité produit de son empire en générant des conduites de masse, plus les êtres humains deviennent inaccessibles. C’est une chose que Krishnamurti demandait d’observer : voyez autour de vous à quel point les êtres humains sont inaccessibles. Dans la masse il est impossible que « je » rencontre « tu », car l’un et l’autre disparaissent. La société de masse repose sur l’isolement par effacement de la conscience de soi. Il n’y a pas de relation possible entre des courants d’airs, entre des sujets devenus inconsistants. Existence fantomatique.
Mais restons dans
l’Histoire. Pour citer Hannah Arendt : « La principale caractéristique de
l’homme de masse n’est pas la brutalité ou le retard mental, mais l’isolement et
le manque de rapports sociaux normaux ».
(texte).
Dans Les Origines du
Totalitarisme elle envisage son statut dans la relation entre masse et
pouvoir. Dans la montée en puissance des régimes totalitaires, la masse figure
d’abord la catégorie des laissés pour compte des partis traditionnels, la frange
énorme
où
se rassemblent indistinctement ceux qui souffrent de privations et en ont assez.
Ils ne forment pas un corps défini. « Les masses ne sont pas unies par la
conscience d’un intérêt commun, elles n’ont pas cette logique spécifique des
classes qui s’exprime par la poursuite d’objectifs précis, limités et
accessibles ». C’est plutôt lorsque s’effondrent les classes sociales
qu’apparaissent les masses et c’est à elles que s’adressent les leaders de
masse, avec les moyens de la propagande. « Les régimes totalitaires, aussi
longtemps qu’ils sont au pouvoir, et les dirigeants totalitaires, tant qu’ils
sont en vie, commandent et s’appuient sur les masses jusqu’au bout. L’accession
de Hitler au pouvoir fut légale selon la règle majoritaire et ni lui ni Staline
n’auraient pu maintenir leur autorité sur de vastes populations, survivre à de
nombreuses crises intérieures ou extérieures et braver les dangers multiples
d’implacables luttes internes au parti, s’ils n’avaient bénéficié de la
confiance des masses. Les mouvements totalitaires sont possibles partout où se
trouvent des masses qui, pour une raison ou une autre, se sont découvert un
appétit d’organisation politique… Ce qui caractérisa l’essor du mouvement
nazi en Allemagne et des mouvements communistes en Europe, après 1930, c’est
qu’ils recrutèrent leurs adhérents dans cette masse de gens apparemment
indifférent auxquels tous les autres partis avaient renoncés, les jugeant trop
apathiques ou trop stupides pour mériter leur attention. C’est dans cette
atmosphère d’effondrement de la société de classes que s’est développée la
psychologie de l’homme de masse européen ». L’étrange « appétit
d’organisation politique » qui surgit au sein du peuple comme phénomène de
masse,
une force nouvelle avec à sa tête un chef, ne peut
être scindé. Il est d’un seul tenant. Impossible de dire : il y a d’un côté un
manipulateur et de l’autre un manipulé. Aux moments les plus dangereux de
l’Histoire, la masse est dans un peuple sa puissance instinctive, mais encore
sans voix, un gros animal lascif qui peut hurler et détruire dans l’attente de
son conducator, de son chef, de son leader, de son
Führer. Ce mouvement instinctif des phénomènes de masse semble si
irrésistible qu’il n’épargne personne. Ainsi, raconte Hannah Arendt, dans la
montée des totalitarismes que nous avons connu « il apparut que les gens
hautement cultivés étaient particulièrement attirés par les mouvements de
masse ». Cependant, une fois leur objectif atteint, pour s’installer
durablement, les régimes autoritaires doivent perpétuer les conditions qui leur
ont permis d’accéder au pouvoir, c’est-à-dire faire en sorte que la
condition de masse perdure. Ainsi, « Pour transformer la dictature
révolutionnaire de Lénine en un régime totalement totalitaire, Staline fut
d’abord obligé de créer artificiellement cette société atomisée
que les circonstances historiques avaient déjà préparée en Allemagne pour les
nazis…L’atomisation de masse de la société soviétique fut réalisée par l’usage
habile de purges répétées qui précédaient invariablement la liquidation
effective des groupes. Pour détruire tous les liens sociaux et familiaux, les
purges sont conduites de manière à menacer du même sort l’accusé et toutes ses
relations habituelles,
des
simples connaissances aux amis et aux parents les plus proches ». Cette
atomisation du corps social est aisément repérable et, en régime totalitaire,
elle est donc carrément un objectif à rechercher de manière active.
Tirons les conséquences : dans l’enveloppement des processus de masse, les mass media sont par nature voués à être instruments de pouvoir. Ce n’est pas tant qu’elle peuvent être détournées par des politiques éminemment dangereux et manipulateurs, elles sont de prime abord appelées par la masse afin qu’elle puisse entendre ce qu’elle a à penser, à dire ou répéter. Il faut voir les choses à l’envers : s’il advenait qu’un media de masse en vienne à secouer le joug de l’inertie, à se faire la voix dissidente de ceux qui désirent un changement radical… il irait à l’encontre de sa propre logique, il cesserait d’être un media de masse. La logique des mass media ne tolère ce genre de bruit parasite que comme incident isolé, décoratif, l’important c’est que la musique habituelle continue. Dans son inertie.
2) Revenons sur le texte de Tocqueville. L’homme de masse est l’individu qui n’a de conscience que celle de la moyenne, celle d’un élément d’une foule ; il a, les pensées, les sentiments, les croyances, les mouvements de la foule dont il ne peut pas se distinguer. Il n’a d’individualité qu’organique, pas consciente. Souvenons-nous du commentaire de Heidegger : « on » est les autres avant que d’être Soi. « On » est perdu dans les autres avant que de se trouver soi-même, de reprendre contact avec Soi et, de là, de sentir combien dans le Soi toute vie se communique et se partage infiniment. Mais l’ego de la banalité ne se sent pas vraiment exister. C’est exactement ce que constate les enquêtes sur le consommateur d’aujourd’hui. Il aurait plutôt l’impression constante de ne jamais être soi. L’ego de la banalité mène une vie dans l’égarement, il ne mène pas vraiment sa vie. Un ego de la banalité, comme nous l’avons vu, parait chose très étrange. D’ordinaire, la véhémence de l’ego s’affirme dans le désir d’exhiber son moi, de montrer que l’on est bien supérieur à d’autres et de voir confirmer sa volonté de puissance. Un ego fort se sépare de la masse (en apparence, car il en a absolument besoin pour se confirmer). Un ego gonflé plus que de mesure se distingue de la foule et cherchera plutôt à la diriger plutôt que de s’y mêler. Bref, ce sera donc l’ego des puissants de ce monde aptes à manipuler les masses, à les conduire là où elles doivent aller, que ce soit sur un plan politique ou économique. C’est l’élite dont parle Bernays. Mais qu’est-ce que l’ego de la banalité ? A-t-il encore une substance ? Il en a certainement eu dans l’enfance, car l’enfant éveillé se sent vivre en première personne. Mais le conditionnement social l’endort. (texte) L’homme est, comme dit Kierkegaard, né en Première personne et ensuite il chute dans la troisième personne. Le « on ». Et la troisième personne est très à l’aise immergée dans la masse. Il est fort possible qu’elle y reste… toute une vie. Petite existence anonyme qui n’a plus qu’un vague souvenir de ce que c’est que se sentir Soi-même, intensément vivant. Avant que de s’enterrer dans la sépulture de la banalité, d’entrer dans la masse et de s’y perdre. Ce qu'on appelle être "normal".
Cependant, nous
avons vu une autre chose assez curieuse : le
sens de l’ego peut se réaliser dans l’échec autant que dans la réussite et
trouver un excellent refuge dans la position de
victime, ce qui est une manière
très ordinaire de confirmer une identité, et de la confirmer devant un autre qui
voudra bien prêter l’oreille. Il y aura encore ici un sens du « moi », « moi »
et de mon histoire
personnelle et on aura
beau faire, dans la conscience commune, ce moi existe
toujours. Dans le panier de l’ego il faudra mettre quelque chose. N’importe quoi
plutôt que rien. Mais l’homme de masse est très paradoxal, c’est un peu
L’Homme sans Qualité, selon le titre d’un roman de Robert Musil, au sens
où l’identification avec la masse est dissolvante des qualités
propres de chacun, de sorte que si nous entrions dans les pensées de l’homme de
masse, nous ne pourrions y trouver que des platitudes usuelles, des clichés ou…
des images de pub. Comme quand Sartre dit que si nous entrions (texte)
dans la conscience du garçon de
café, nous serions immédiatement… jetés dehors. Dans la moindre
sollicitation extérieure. Comme tous ces gens qui semblent n’avoir de volonté
qu’empruntée au mouvement des choses qui les entourent. Comme un chien qui suit
un passant, puis un autre, puis encore un autre. Sans but. Sans
Nécessité intérieure. Aucune
auto-détermination. Pas de Passion,
pas de sentiment de Soi, pas la moindre pensée personnelle, une extraversion
telle que cette conscience n’est qu’un courant d’air d’altérité. C’est très
étrange, mais chez l’homme de masse l’ego ne fait que par mimétisme,
s’approprier la banalité à titre d’objet de conscience : les idées en
l’air, les courants, les tendances, les goûts et les dégoûts, au point qu’il est
totalement de seconde main : il n’est
pas une seule de ses pensées, de ses affections, de ses actions qui soit
réellement sienne : il est une copie conforme de tous les autres. L’ego de masse
est un ego cloné qui, n’étant personne en particulier est en même temps tout le
monde, et comme justement « tout le monde », en tant que masse, est une entité
hyper contrôlée par le marché, il est d’un
conformisme intégral. Dans l’idéal pour le marketing, le
consommateur type et rien de plus. Il n’a pas de personnalité. On
peut lire ses idées dans un magazine people, on peut lire ses pensées dans les
slogans de pub, les tirades d’animateurs télé. Comme il n’a aucun sens de la
répartie intelligente (ce qui voudrait dire que l’esprit en lui serait éveillé),
il guette les « petites phrases » des autres pour les redire à l’occasion.
L’homme de masse ne quitte que rarement le terrain des enfantillages et de la
bêtise et on fait tout pour qu’il y reste. Il écoutera
la même musique que les autres (sans vraiment savoir s’il l’apprécie
vraiment !), il répètera pour tout le jugement d’un autre (sans avoir si c’est
ce qu’il pense vraiment). Et ainsi de suite. Il regardera les séries TV comme
« on » regarde les séries TV, comme tout le monde. Point important et paroxysme,
car ne se sentant pas vraiment exister, il se suspendra aux
lèvres de
ceux qui racontent une existence très « véridique ». Comme « on » les aime.
Comme « on » les rêve, comme on rêve d’une vie qui ne sera jamais la nôtre, mais
où l’on prend plaisir à s’identifier aux personnages, à y croire. Pour faire
comme si, dans une vie banale, dans les parenthèses hallucinées du spectacle,
seul les simulacres pouvaient donner une peu de substance émotionnelle à une
vie... tellement fade et terne quand on y pense. Quand on y pense… et donc il
est important de ne pas y penser. Et donc de penser le moins
possible. Paroxysme : l’homme de masse aura plus de familiarité avec les
personnages de séries qu’avec les personnes qu’il
côtoie tous les jours. Il dira qu’ils « font un peu partie de la famille », de
la famille mentale de ses pensées rêvées, car effectivement l’homme de
masse se sent parfois en exil dans un monde un peu gris et sans saveur. Il peut
comme à l’ordinaire vaquer dans la galerie commerciale
pour sentir un peu d’excitation. Mais les traits sont tirés et l’oeil vitreux.
Et pourtant, replié dans la niche près de la télévision, dans la
virtualité des
images, loin, très loin, très loin de soi, il sent renaître une excitation, il
se sent comme revivre en se perdant encore et encore dans le no man’s land
de la fiction perpétuelle. D’une fiction qui est tellement émotionnelle,
tellement esthétique, tellement plus intéressante… que la vie qui n’est qu’une
autre fiction, mais plus ennuyeuse. Et c’est là que tout s’illumine, car
dans ce cas il est évident que les mass media n’ont plus qu’une seule fonction :
divertir. L’homme de masse n’attend qu’une seule chose des médias, qu’ils le
divertissent, c’est la pente glissante où mène infailliblement son inertie. Il
va de soi qu’Hannah Arendt ne pouvait pas laisser passer ce deuxième aspect de
l’homme de masse mais qu’elle devait l’évoquer dans un autre ouvrage : La
Crise de la Culture où elle écrit notamment ceci : « La société de masse,
…ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainement) et les
articles offerts par l’industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la
société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires
aux loisirs servent le processus vital de la société ». Par « processus vital »
il faut donc entendre processus par lequel est entretenue soigneusement la
condition de l’homme de masse dont les media de masse sont un instrument.
Si nous voulons entrer dans des descriptions plus fouillées, il faut quitter Hannah Arendt et se tourner vers celui qui a aussi été son premier mari, Günter Anders, avec son livre génialissime : L’Obsolescence de l’Homme. Il est extrêmement rare qu’un penseur ait eu la lucidité de voir d’aussi près se creuser en abîme le vide derrière la conscience la plus ordinaire. Il a remarquablement percé le sens du conditionnement (texte) dans la postmodernité. Le fait que l'homme de masse produit lui-même l'aliénation (texte) qui fait de lui un consommateur et rien de plus, car il n'a désormais plus d'autre identité. D'où la disparition programmée des idéologies (texte). Tirons les conséquences : dans l’enveloppement des processus de masse, les mass media sont par nature voués à n’être que le reflet de la conscience de masse et il serait illusoire d’en attendre davantage.
De là un éclairage fascinant sur tout ce qui nous agace dans les media de masse et une perspective ontologique sur la postmodernité. En effet, si nous n’avons aucune distance, pas de vision plus large, le déballage chaotique des média ne fait pas sens. Il est juste un bruit mental dans nos têtes, le bruit du monde. Pourquoi ces jeux en pagaille ? Ces chroniques à la noix ? Cet espèce de nombrilisme qui sombre dans la bêtise la plus épaisse ? Pourquoi l’étalage de la violence va-t-il si bien avec la vue plongeante dans les décolletés ? Pourquoi ces gens n’arrêtent pas de courir et que nous autres spectateurs n’avons jamais le temps de comprendre ? Pourquoi les moments rares où un éclair d’intelligence vient se manifester sont-il immédiatement sabordés par des gros rires débiles ? Y a-t-il une logique dans tout cela où faut-il assimiler le phénomène mass media à un rêve incohérent, absurde, mais partagé?... Le bavardage des prisonniers appelé "opinion" dans la caverne de Platon?
1) Commençons par lister les médias de masse. Juste pour voir ce qu’il en est par rapport à ce que nous venons de dire.
- La
radio tout d’abord. Ironie
de l’histoire : on lui a reproché d’être un monopole d’État et soumise au
pouvoir politique, lors de la libération des ondes nous avons naïvement cru que
l’émergence de radios indépendantes allait jouer en faveur de la liberté
d’expression. Ce n’était que le discours apprêté, amnésique, complètement à côté de la
logique des masses opérant partout en sous-main. Le résultat réel étant que le
consumérisme a phagocyté le réseau, les séquences de pub entrecoupée de
quelques
émissions qui allaient très vite elles aussi suivre la logique de masse sur une
pente parfois si régressive, qu’on finirait parfois par n’entendre parler que de
foot et de sexe entre deux compilations sous diktat de l’industrie du disque. La
radio n’a pas été que cela, mais en grande majorité, c’est ce que l’on entend
partout dès que le consumérisme s'y introduit. Et c’est ce qu’il faut
supporter dans les restaurants, les magasins,
les cars et souvent les espaces publics. L'espace sonore a été colonisé par le
consumérisme.
- La télévision est restée le
plus important media de masse et logiquement, elle ne peut que le rester, elle
est la media qui favorise le plus l’inertie. Donc même scénario que le
précédent, mais en plus grave dans la capture progressive du
temps de cerveau
disponible. D’abord une télévision officielle monopole d’État vilainement
soumise au pouvoir politique, puis la libération des chaînes, cautionnée par la
liberté (!), avec pour résultat la multiplication sans précédent de l’emprise du
consumérisme sur le média lui-même, une dégradation formidable des contenus de
plus en plus à la masse : pub, divertissement à la queue
leu leu, pub, jeu, pub, info totalement modelé sur le standard d’un clip
publicitaire, pub, étalage émotionnel et sourire gnan gnan, pub, pacotilles et
paillettes, pub, film archi-diffusé, pub et puis sur le tard trois clampins
intellectuels devant un micro pour une émission … qu’on se demande qui les
écoute, alors que 9 personnes sur dix ont zappé pour chercher un film de baston sur une autre chaîne ou un
divertissement nunuche (où surtout faut pas réfléchir sinon cela fait mal à la tête !) Où
on peut se lever six fois pendant le film pour aller faire pipi ou grignoter des
peanuts, du chocolat et j’en passe, (la télé fait grossir) et le repli freudien
: se rouler dans une couverture
et de sucer son pouce en regardant la télé. Et ce sont les mêmes 9 qui questionnés
diront qu’Arte c’est très bien, mais qui dérapent à chaque fois mollement vers
des âneries régressives. Comme si l’engin télévisuel était incontrôlable et
que
l’on
devait soit suivre sa logique de masse totalement déterministe … ou bien s’en
débarrasser ! Avec l’arrivée de l’informatique et du Web pendant un temps,
on a cru que la jeunesse allait déserter la télévision, investir Internet et
faire exploser sa créativité. Et puis on s’est aperçu qu’elle allait chercher
sur le Web… de la télé en tranches. On ne se refait pas, loi de l’inertie des
masses oblige pour une génération conditionnée depuis la petite enfance dans la culture-pub, qui est parfaitement à l’aise avec l’identité de consommateur,
parce qu’elle n’en n’a pas d’autre. Comme le souligne Anders, « à l’aise »
veut dire qu’en fait le sujet n’est pas différent des images conditionnelles,
par identification il
est ces images et ne peut donc s’en distinguer. Totalement intégré dans
un conformisme qui laisse pantois. Bernays était donc plus qu’en prophète,
c’était un demi-dieu ! Sa religion a triomphé de tout, elle a vaincu la pensée
critique, elle a sapé toutes les révolutions, elle a jeté la politique aux
guignols, elle règne sans partage sur la forme (le clip publicitaire
devenu le standard de l'expression y compris et surtout quand on a rien à dire)
comme sur le fond (Je pense marketing, le marketing me pense, je
vis seul sur la planète Photoshop et la planète Photoshop seule vit en moi).. Et ce même fétichisme de l’image se répétera encore et encore
avec le téléphone portable, re-logique de masse re-régression etc. l’ensemble
de l’appareillage technique autour de l'image constitue un arsenal d’une
puissance hypnotique extraordinaire que jamais l’humanité n’a pu connaître
auparavant, un dispositif d'abaissement massif du seuil de conscience de l’esprit déployé partout. Le
goût exquis de la sensibilité, la passion de l’intelligence, l’envolée
conquérante de l’imagination sont priés de prendre le maquis, et s’il n’y avait
pas le Web, les poches de résistance critique n’auraient plus que des trous de
souris pour se cacher.
- La presse écrite elle aussi
soumise au même rouleau compresseur, avec exactement les mêmes schémas, des
magazines composés à 90 % de pages de pub, une censure indirecte qui demande au
journaliste de lorgner sur la page de pub avant que d’écrire, histoire de ne
pas
froisser les annonceurs On dit que la presse est corsetée par le pouvoir de
quelques magnats, c’est presque un honneur pour la posture héroïque du
journaliste, mais
en douce la
presse grand public est avalée, digérée et expulsée par la logique de masse, ce qui fait de la liberté d’expression une figure assez
différente du combat héroïque (cf. Watergate) entre le bon journaliste et le méchant
politique. Et on s’étonne que plus un magazine contient de pub et plus on a l’impression que les articles (qu’il faut chercher) sont tous les mêmes et
ne disent pas
grand-chose. Logique de masse !
- Il paraît que dans la liste des medias de masse nous devrions inclure l’affichage. Bon. Comme il est identique à la publicité à 99%, non seulement il suit la logique de masse, mais il l’étale en grand et comme modèle de … communication ou de propagande, tout le monde sait cela depuis Bernays et Goebbels. Donc inutile de se répéter, sinon que les graphistes aujourd’hui sont les enfants d’hier qui étaient béat devant les pub à la télé, ils vivent dans le monde lol et ce serait une rare prouesse qu’ils puissent transcender leur propre conditionnement pour retourner l’outil technique contre son usage habituel. Cela arrive de temps à autre, mais c’est surtout possible dans le cinéma, qui est malheureusement un media lui aussi très largement dominé par la logique de masse. Même s’il en sort parfois avec quelques pépites d’une époustouflante beauté esthétique.
2) Bref, le bruit du monde véhiculé par les mass media est une information calibrée à destination, non de l’honnête homme, afin de l’éclairer, mais de l’homme moyen afin de le rejoindre quand il s’assoupit; pour gober son attention en le distrayant avec un contenu conforme à ses intérêts - qui sont aussi les intérêts de ceux qui ont à lui vendre quelques chose. Il y a une cohérence bien conformiste dans les medias de masse, y compris quand ils jouent à être anti-conformistes pour ratisser large et attiser la connivence « qu’on est entre potes et qu’on se marre ». Tout à l’air si bien arrangé, si bien disposé, si normal, qu’à la réflexion nous pourrions être saisi d’un trouble, comme Truman dans The Truman Show, qui commence à se dire qu’entre sa femme qui lui présente les céréales du petit déjeuner avec un sourire dentifrice et tous ces gens autour de lui qui sont tellement, american way of life, que cela ressemble à la mise en scène d’une fiction. Qui sait, peut être une illusion collective. « Tu es dans la matrice Néo » ! Dans les années 60 Günter Anders avait déjà commencé à utiliser l’idée de matrice. Ne résistons pas au plaisir de citer à nouveau le texte suivant :
« Ceux qui sont conditionnés ont été préparés à l'être. Ce qui vaut pour le monde transmis - à savoir qu'il rend caduque la distinction habituellement tenue pour évidente entre la réalité et sa représentation - vaut aussi pour nous, les consommateurs de ce monde pré-conditionné. Le fait que l'homme aille parfaitement au monde, aussi parfaitement que le monde va à l'homme, caractérise le conformisme actuel. Cela signifie qu'il est inutile de distinguer un état initial où le consommateur serait une sorte de table rase et un processus par lequel l'image du monde serait ensuite imprimée sur ce disque vierge. L'esprit du consommateur est toujours déjà préformé; il est toujours déjà prêt à être modelé, à recevoir les impressions de la matrice; il correspond toujours plus ou moins à la forme qu'on lui imprime. Toute âme individuelle reçoit la matrice, un peu comme si un motif convexe imprimait en elle son image concave. Le moule de la matrice ne l'impressionne plus beaucoup; il n'a d'ailleurs plus besoin de le faire, puisque l'âme est déjà à sa mesure.
Le va-et-vient entre l'homme et son monde, entre la réalité et le consommateur, va d'une impression à une autre puisqu'ils sont l'un et l'autre conditionnés par une matrice. C'est un mouvement extrêmement fantomatique puisque des fantômes y ont affaire à des fantômes (eux-mêmes produits par d'autres fantômes). On ne peut pourtant pas dire que son caractère fantomatique rende la vie irréelle. Elle est même au contraire effroyablement réelle" (texte).
L’esprit humain est doué d’une immense puissance
créatrice, mais cela veut aussi dire qu’aveuglé, il peut collectivement forger
des illusions qui ipso facto prennent corps et deviennent le rêve de la vie
réelle… ou son cauchemar. Un rêve incohérent à la surface de l’Être. Et s’il
fallait trouver les instruments par lesquels l’illusion collective est en
permanence créée, entretenue et détruite, où faudrait-il chercher ? Où, sinon
dans les moyens de propagande ? Où, sinon dans les mass media ? L’hypothèse
donne le vertige, mais elle est parfaitement sensée. Alors devient tout à fait
compréhensible que circulent en permanence dans les mass media de l’info-poubelle,
tout à fait compréhensible et nullement choquant que le JT ne comporte presque
plus d’informations
pertinentes,
qu’on y trouve que des animateurs et plus de journalistes. Que son défilé soit
vide et incohérent. Il y a l’attentat au Moyen orient qui menace un instant la
réalité pour la pimenter d’émotionnel, ou la séquence
voyeuriste sur les meurtriers, les délinquants, de quoi frémir un bon coup, mais
après il y a les caprices d’une starlette, une petite phrase de
politique, les
vacances, le beaujolais nouveau, le micro trottoir où on se met du côté de la
mamie qui peste contre les grèves, puisqu’on est entre nous, on va s’extasier
ensuite devant les audaces révolutionnaires de la mode
et il y aura le refrain habituel des nouveautés électroniques, des jeux vidéo.
La pub n’a même plus besoin d’une séquence à part, elle est intégrée dans le JT,
comme dans les films. Elle ne se cache même plus. C’est « l’actualité », le
prêt-à-penser livré aux masses en même temps que
le prêt-à-porter. (texte) Et quasiment tout le reste poussé vers les masses dans les
programmes du même acabit, sauf quelques rares, très rares exceptions. Normal.
Il s’agit juste de raconter des histoires, comme disait Coluche : au journal
on ne peut pas dire la vérité… il y a trop de gens qui regardent !! La masse
veut juste entendre des histoires qu’on lui raconte le temps que
défile à l’écran des images qui bougent. Un magasin peut afficher une banderole
de pub : « je n’ai de désir que celui que l’on me donne » (véridique et cela ne
choque personne), il suffit de compléter : « je n’ai de pensées que celles qu’on
me donne », et tout le monde : « ouiiii ! ouiiii ! » Et on peut descendre de
plus en plus par degré dans l’inconscience la plus épaisse, la
bêtise, la grossièreté, le malpropre, et le mépris : «Tous
en cœur : on est fou, ou est fou, on est fou... Vous êtes des ânes bâtés
alors répétez après moi : il est beau le lavabo… » Cela ne choquera pas la
masse. Cela ne choquera que celui qui s’éveillera tout d’un coup
devant l’horreur de la
situation bien réelle avec une sérieuse envie de vomir et de jeter la télé
par la fenêtre. Éjecté hors de la masse. Débranché de la matrice.
3) Alors que nous reste-il ? Pouvons-nous encore, contre la sclérose de l’intelligence, l’affaiblissement vital, l’abêtissement amorphe, faire circuler un peu de sang nouveau et de vérité… dans la matrice ? Non pas une information unilatérale, mais bien une communication, non pas poussée de un vers plusieurs, mais de many to many, plusieurs vers plusieurs, pour être partagée, une information différenciée, non pas présentée de manière linéaire, mais avec liens et renvois ?
Oui, tant qu’Internet reste à notre disposition, qu’il existe un vitalité de medias qui n’entrent pas dans la logique de masse, tant qu’il existe des livres et des bibliothèques, un intérêt pour la connaissance et des hommes qui cherchent à comprendre. Et c’est possible à partir du moment où dans une très large mesure nous avons voyons ce que représente la diffusion pyramidale de l’information et ses dangers. La situation n’est plus désespérée.
Avec l’arrivée du
Web 1.0 et du Web 2.0 sur Internet il s’est passé une chose
remarquable dont personne au début n’a saisi la portée : face au majors
de la musique, de la télévision, des grands éditeurs de journaux et des grandes
maisons d’édition, on a vu une montée en puissance exponentielle des groupes de
passionnés se donnant des empowerment tools, des outils de pouvoir : en
anglais on dit les pro-ams, les professionnels-amateurs, qui se
sont mis à inventer des modes d’action et de diffusions nouveaux. Avec une
créativité remarquable. C’est un changement
considérable qui a
donné un élan prodigieux à une culture alternative indépendante.
Auparavant, en tant que lecteur, auditeur, ou téléspectateur, il n’était pas
tellement possible de disposer d’autres sources et de faire des comparaisons.
L’argument d’autorité jouait toujours en faveur des medias classiques : « c’est
vrai parce qu’on l’a dit à la télé !» comme règle générale. Mais l’information
n’a plus à passer sous les fourches caudines des medias de masse pour être
publiée et notre sens critique s’est affûté. Nous nous rendons bien compte que
c’est le même plat réchauffé qui sort d’un JT sur une chaîne traditionnelle vers
une autre. La dégradation est patente. Après l’horreur économique, l’horreur
médiatique. Chacun peut vérifier que, pour les sujets traités à la
télévision, le jus d’information est le plus souvent une dilution fade de
généralités de généralités mélangé avec d’autres ingrédients souvent
nauséabonds. Nourri par des sources différentes, il y a désormais un public qui
sait qu’il existe une alternative, d’excellents citizen journal, des
journaux citoyens. Si on rassemble les talents particuliers de chaque
citoyen, avec ses compétences pointues dans un domaine donné, on peut voir
publier une information d’excellente facture. Pas des généralités de généralités
pour un téléspectateur lambda à qui on s’adresse comme s’il était un arriéré
mental. Chacun peut vérifier par lui-même que, non, ce n’est pas une légende
urbaine, ni une conspiration, il y a « ce que l’on
ne nous dit pas à la
télé » ; pire il est facile de vérifier avec effarement que des
informations capitales, qui mériteraient de faire la une sont complètement
passées sous silence, tandis que des platitudes se voient accordé un temps
d’antenne exceptionnel. Le résultat, c’est une érosion continue de l’intérêt
pour les média de masse et le fait est que le public fait de moins en moins
confiance aux journalistes traditionnels. Chacun peut même, en allant chercher
une information détaillée sur Internet, mesurer leur incompétence. C’est
particulièrement vrai en économie où il est possible, si on se prend en main
pour étudier le sujet par soi-même, assez vite de se rendre compte que la
télévision ne donne la parole qu’à des « chiens de garde » qui ânonnent un
discours langue de bois, quand la vérité est très différente et bien mieux
rendue ailleurs. En quelques minutes, un internaute peut aujourd’hui accéder à
dix fois plus d’informations que le directeur d’un quotidien il y a trente ans.
Le monde des mass media est donc en train de se fissurer et de subir un
vieillissement accéléré. Il continue sur une vieille logique qui remonte à
Bernays alors qu’un monde nouveau est en train de naître. En fait il creuse sa
tombe.
Ce qui veut dire qu’il se produit un effet partage des eaux. Ou bien la pluie dévale sur un flanc de montagne, ou elle dévale de l’autre côté. Les medias de masse ronronne dans leur train-train habituel en continuant à user des vieilles recettes : info superficielle, usage de la peur, émotionnel délirant, contenu superficiel et bêtise larvée : un service rendu à l’esprit quasiment nul. Et la désaffection est donc grandissante. On ne sait même plus comment les financer. De l’autre côté de la pente, à une vitesse d’apprentissage effrénée, la culture alternative des pro-ams gagne de plus en plus en maturité. Ceux qui se moquaient au début d’Internet finissent par comprendre sa richesse potentielle… et deviennent contributeurs sur Wikipedia ! L’effet de basculement est irrésistible et en progression constante. On voit mal comment les majors et les États, malgré des tentatives répétées, pourraient renverser ce rapport de force qui ne jouent plus en leur faveur. La cure de désintoxication sera peut être longue, mais il est certain que notre relation avec les mass media est en train de changer. Peut être sont-ils en train de tirer leurs dernières cartouches, mais un baroud d’honneur ne les sauvera pas. Il y a un moment où l’esprit en a assez et en a plus que marre de la médiocrité et des recettes pour dormir. Il veut se réveiller.
* *
*
L’auto-destuction des médias de masse est annoncée par certains. Elle entrerait parfaitement en résonance avec le crépuscule d’une civilisation qui a perdu l’esprit. Quand plus rien ne semble avoir de sens, la radio fait du bruit, la télévision devient franchement débile, les journaux digèrent des banalités et c’est tout juste si le livre parvient à tirer son épingle du jeu. C’est à qui passera vivant l’épreuve de vérité. C’est un très vieil aphorisme des Upanishads, satyam eva jayate, la vérité seule triomphe.
Mais en attendant, le spectacle des mass media n’est pas très joli. Glauque. Les forces vives sont ailleurs et il nous faut tourner une page commencée dans les années vingt, réinventer autre chose, redonner de l’honneur au media lui-même, même si en masse il nous fait plutôt horreur. Il faut se souvenir d’une chose : fondamentalement un media est un tuyau, l’important c’est ce que nous faisons passer à travers. Fondamentalement la « critique des medias » n’a aucun sens, ce qu’il faut examiner c’est ce qu’ils véhiculent. Quand ils servent de tuyaux de vidange de l’inconscient collectif, il ne faut pas s’étonner que cela pue. Mais on peut les décaper par la critique et y faire passer quelque chose de plus vivant, de plus sain, peut être un jour la belle eau claire de la vérité.
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© Philosophie et spiritualité, 2014, Serge Carfantan,
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