Leçon 151.   De la morale à l’éthique     

    Dans l’usage courant en français, les deux termes de morale et d’éthique sont souvent pris comme des synonymes. On peut dire que l’on a une morale ou dire que l’éthique nous parait incontournable, le premier terme fait « populaire », le second est plus sophistiqué, mais ce qu’ils désignent est identique. Nous pouvons dire indifféremment que nous tenons à nos principes moraux ou qu’il il nous semble indispensable d’avoir des repères éthiques.

    Pour le philosophe, ce flou est un peu gênant. Dès qu’il y a deux termes proches, l’intellect tend naturellement à y marquer des différences. De fait, un esprit qui a souci de rigueur, refuse que l’on confonde ce qui peut être distingué. Nous pourrions par exemple dire que la morale qualifie plutôt ce que l’on rencontre dans les mœurs. Le moraliste, est un « donneur de leçon ». Il dit : ce que vous faites là, c’est pas bien ! C’est mal. Le mot éthique, par contre sera employé quand nous allons au-delà des imprécations assez vagues de la condamnation, pour discriminer de manière plus nette et surtout plus consciente, ce que nous considérons comme étant bon et mauvais.

    André Comte-Sponville s’est livré à cet exercice consistant à pratiquer cette distinction pour éclairer la signification concrète et pratique de l’éthique. Voyez la conférence Ethique, morale et politique. Nous allons beaucoup lui emprunter dans cette leçon. Nous allons essayer de voir si la distinction entre morale et éthique est éclairante et si elle permet de mieux préciser le sens de la conduite de la vie. Le problème est donc celui-ci : de quel point de vue peut-on distinguer l’éthique de la morale ? Notre souci n’est pas de jouer avec les mots, de faire de la philologie comparée entre auteurs, ni d’alimenter une discussion sur un « problème de philosophe ». Il est de savoir si la distinction entre morale et éthique a un sens précis dans notre vie concrète.

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A. Morale, moralité, politique

    Morale : du latin mores coutumes et habitudes et donnant en français les mœurs.  Le mot désigne des conduites collectives, ou encore des manières de se conduire. De la nudité exposée on dira qu’elle est un « outrage aux bonnes mœurs ». D’une femme que l’on voit aux bras de nombreux amants, on dira qu’elle est « de mœurs légères », ou « de petite vertu ». Le sens commun réprouve une conduite qui n’entre pas dans la norme et attend le moment où « la morale sera sauve » (quand elle deviendra une « femme rangée » !). Le sens commun entend le plus souvent par moralité un conformisme dans lequel chacun fait ce qu’on doit faire. (texte)

     1) Nous pouvons donc conserver le terme de « morale » dans le sens et dans le registre moralisant et moralisateur. Le sens commun ne sait pas très exactement ce qu’il faut entendre par bien/mal, mais il n’hésite pas à avoir recourt à « La morale » pour condamner une conduite, (ce n’est pas bien d’avoir menti, tu devrais avoir honte !), ou bien faire l’éloge d’un acte exemplaire (c’est très bien d’avoir prévenu la police, tu as fait ton devoir mon fils !). Vivant au cœur d’une collectivité humaine, nous recevons d’elle l’empreinte d’un système d’idées reçues en matière de morale et de conduite. Nous avons vu cependant que rabattre la morale sur la société reste insuffisant.

    La famille joue dans la morale un rôle fondamental, car elle peut autant resserrer le conformisme de manière autoritaire, qu’elle peut aussi défaire les repères et ne donner qu’un exemple de morale délétère. Les enfants imitent les parents de toute façon. Voyez l’opposition dans La vie est un long fleuve tranquille, entre les Duquesnoy et les Groseille. Chez les Duquesnoy, la rigueur et la discipline sont de mise dans la conduite et le fondement solide de l’intégrité morale est la foi chrétienne. Chez les Groseille, c’est tout l’inverse, pas de religion et la vulgarité des attitudes va de pair avec une complaisance dans les conduites immorales. Le cas Groseille est un cas limite bien sûr. Mais dans pareille situation, nous pouvons noter qu’il est encore possible aux parents de faire des reproches qui ont une portée morale. La famille serait détruite s’il n’y avait pas des normes de conduites à faire respecter. La mère Groseille, même si elle balance un verre de rouge sur la télé, peut aussi donner une paire de claques à son gamin quand il est fautif.

    Ce que nous remarquons surtout, c’est l’importance que revêt la caution religieuse de la morale chez les Duquesnoy. Nous devons supposer qu’ici les parents ont été « élevés dans des principes », plutôt aristocratiques. Mais le fait d’éduquer dans des principes n’est pas un privilège bourgeois. On a vu dans la tourmente des années 70 des parents donner à leurs enfants la sacro-sainte leçon révolutionnaire de la lutte des classes qui devaient conduire le prolétariat au renversement du capital et donner naissance un jour à l’avènement de la société sans classe. Si ce n’est pas de la morale qu’est-ce que c’est ? Nous sommes aujourd’hui d’accord pour reconnaître que l’idéalisme révolutionnaire supposait même une véritable foi de charbonnier. Derrière le rigorisme moral, il y a toujours la foi dans des principes transcendants. Ce qui le démontre nettement, c’est que sans cela, il serait balayé par le relativisme. On dira : « à d’autres temps, d’autres mœurs ». Nous avons conscience du caractère relatif des jugements moraux, mais précisément, la morale pratiquée et prise au sérieux, suppose un refus de tout mettre sur le même plan, un refus de banaliser le jugement moral. Les mœurs de l’ailleurs sont facilement jugés comme des « manières qui ne sont pas de chez nous », ou des « habitudes de sauvages ». C’est ce dont Claude Lévi-Strauss a fait la critique. De la même façon, dans l’autrefois, nous pouvons nous gausser d’être moralement plus évolués que nos propres ancêtres. Aujourd’hui on ne brûle plus les sorcières et on ne traque plus les hérétiques. Nous pouvons reconnaître la différence entre les systèmes de valeur, mais l’attitude caractéristique du moralisme est de passer outre. Sûr de lui, il ne se pose pas de question et s’affirme dans la condamnation de toute conduite qu’il considère comme en soi immorale. Cette position est assurément dogmatique et rigide. Elle appelle sa propre critique. (texte)

    Reste la question de l’immoralisme. Rejeter la morale et son système de règles. Ce qu’André André Gide propose dans Les Nourritures Terrestres par exemple, quand il dit que céder au désir était l’essentiel et que pour cela, il fallait rejeter toute morale. Venons sur ce point à la conférence d’André Comte-Sponville qui nous sert ici de fil conducteur : « Il y a vingt ans, nous faisions volontiers profession d'immoralisme. La morale était pour nous une vieille lune dépassée. Les plus philosophes parmi nous se réclamaient de Nietzsche. Nous voulions vivre Par-delà le Bien et le Mal. Et ceux qui n'étaient pas étudiants en Philosophie comme je l'étais, se contentaient de peindre sur les murs les beaux slogans d'alors. Vous vous en souvenez : "Il est interdit d'interdire". Ou bien : "Vivons sans temps morts, jouissons sans entraves". (texte) Effectivement, ce qu’alors on retenait de Nietzsche, c’est la critique incendiaire du moralisme chrétien et sa contrepartie  dans l’exaltation des valeurs vitales et de la pure jouissance. Voyez ce que nous disions plus haut au sujet du situationnisme. Mais a-t-on ici bien compris le sens de ce que veut dire « par delà le bien et le mal » ? L’apologie de la jouissance peut-elle  en quoi que ce soit permettre de transcender l’opposition bien/mal ? Il est clair que la dualité bien/mal est constituée par le mental, mais l’apologie de la jouissance sans frein ne fait que nous ramener dans la sphère du vital. Dans les termes de Kierkegaard, ce serait régresser du stade éthique, vers le stade esthétique. Si l’homme éthique, c’est l’homme de la morale (ce qui suppose que nous identifions les deux termes), alors celui qui s’affirme dans le devoir, c’est précisément celui qui rompt en lui-même avec le donjuanisme du païen, du fêtard, du jouisseur, pour entrer dans un engagement moral. L’esthétisme, à la manière de Gide, dans Les Nourritures terrestres, est un luxe d’intellectuel ou d’adolescent. Il n’est pas compatible avec la réalité concrète de l’action et de la pratique. Il en est plutôt le di-vertissement et incitation au dés-engagement. Dès l’instant où un investissement sérieux nous met en mouvement, quand la Passion nous étreint et qu’elle trace notre Nécessité intérieure, il est évident que le sens éthique est très présent. Ceux-là même qui alimentaient de leur enthousiasme la ferveur de ces temps révolutionnaires, en réalité cherchaient la morale ailleurs.

     2) Où ? Dans la politique ! « Si nous prétendions ainsi nous passer de morale, c'est qu'en vérité, nous semblait-il, la politique en tenait lieu. C'est ce que j'appellerais l'idéologie du tout-politique. Il y a vingt ans nous pensions volontiers que tout était politique, ce qui d'ailleurs était vrai et l'est toujours, nous pensions non seulement que tout était politique, mais encore que la politique était tout. Et spécialement qu'une bonne politique était la seule morale nécessaire. Une action était forcément moralement bonne si elle était politiquement juste et il suffisait donc de s'occuper de politique. La politique était tout et tenait avantageusement lieu de morale ».

C’est là une caractéristique de la mentalité révolutionnaire qui a précédé l’avènement de la mentalité postmoderne. Que les mentalités changent n’implique nullement que la morale puisse en quoi que ce soit être évacuée. Ce qui se modifie, ce sont les systèmes de valeurs et non le rôle de la morale elle-même. Il y aurait contradiction à ériger l’immoralisme en règle, ce serait le transformer immédiatement dans une autre morale en réalité fondée sur les valeurs différentes. Ce qui est surprenant par contre, ce sont les revirements des attitudes collectives. La postmodernité a vu le déclin des idéologies et l’effondrement du concept du tout-politique. Ce qui collectivement a pris sa place, c’est le tout-économique. Cependant, et là nous pouvons être d’accord avec Comte-Sponville, là où la postmodernité s’affirme réellement, en ouvrant la voie justement à la cosmodernité, c’est là où elle réinvestit la morale. Note d’André Comte-Sponville : « Vingt ans plus tard, changement complet de tableau. On est passé de l'idéologie du Tout-politique à ce que j'appellerais volontiers l'idéologie du Tout-morale. C'est ce qu'on a appelé "la génération morale". Pour une part c'est une invention de journaliste, pour une autre c'est l'indice d'une évolution réelle.  ».

Si nous voulons être plus précis, nous dirons que ce qui caractérise le renouveau moral de notre temps, c’est le réinvestissement de la responsabilité. C’est ce qui justifie l’idée du « tout-morale » contre le « tout-politique ». Le prix Nobel de la paix accordé en 2006 à Muhammad Yunus est assez caractéristique de cet esprit. Nous avons une estime pour ceux qui font un travail concret au niveau local, dans l’ordre d’une ONG, et nous avons perdu notre confiance dans les organisations politiques internationales œuvrant pourtant dans une direction similaire. La banque des pauvres en proposant le micro-crédit est parvenue à faire mieux que les subventions accordées par les États, dont ils s’est parfois trouvé que seulement 10% des fonds arrivaient réellement à leurs destinataires. Ce type d’aide qui ne soumet pas une population à une tutelle, mais laisse à chacun sa responsabilité, (cf. Hans Jonas)  permet une auto-référence en matière de finance et donne toute sa valeur à la relation éthique. C’est exactement le genre d’initiative de prise de responsabilité qui redonne un sens à l’éthique, au-delà du moralisme. Il est aussi intéressant de noter sur cet exemple la prévalence du « tout-morale » sur le « tout-économique ». (texte) L’échec de l’économisme à résoudre les problèmes fondamentaux des besoins humains est patent. Son orientation fondamentale dans le sens du profit, les ravages écologiques, économiques et sociaux dont il est directement la cause, nous démontrent qu’il est vain d’attendre des solutions d’un système dont la finalité directe n’est pas éthique. Si l’échec du tout-politique s’est consommé avec l’effondrement idéologique du marxisme dans le communisme, l’échec du tout-économique se consomme avec la crise du capitalisme dans la mondialisation. Désormais, pour tous ceux pour qui le mot responsabilité n’est pas vide de sens, mais désigne la seule relation authentique entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la Nature, il est évident que c’est seulement par le relais des solutions alternatives que nous pourrons sortir du pétrin dans lequel nous nous sommes fourrés. La reconnaissance dont jouissent les Resto du cœur, Médecins sans frontière, SOS racisme, Amnesty international, ATD quart-monde, etc. est le signe d’un renouveau moral qu’il convient de rappeler aux cyniques qui désespèrent de la marche du monde. Le nombre de personnes engagées de manière active au service de ce qui peut être support de vie en direction des générations futures est très important. Il est bien sûr très faible au regard de la masse des populations de consommateurs qui s’en fiche éperdument, mais il n’est pas négligeable et peut être même suffisant pour modifier l’orientation des tendances collectives.

Il reste, que, comme le souligne avec raison Comte-Sponville, la morale ne peut pas remplacer la politique et qu’il faut bien que les changements éthiques opèrent à tous les niveaux jusqu’à se traduire dans des décisions politiques. « Si la morale est aussi une grande chose, elle n'est pas tout, et que, spécialement, elle ne peut pas tenir lieu de politique ». Ce que nous souhaitons, c’est de voir apparaître une politique intègre, éthique, qui ne soit ni soumise aux jeux de manipulation du pouvoir, ni soumise aux jeux de manipulation de l’argent.

B. L’orientation vers l’éthique

    Comment dès lors préciser les distinctions entre l’éthique et la morale ?  Si on s’en tient à ce que nous venons de montrer, la morale s’inscrit toujours dans un horizon social et culturel. Si on suit Margaret Mead, il y a une morale des Arapesh et des Mundugumor, comme il y a une morale du socialisme et en un sens une morale tenant au modèle occidental lié au capitalisme. Dans une morale, il y a obéissance à des règles, il y a des exhortations et des prescriptions. Dans son contexte propre, il n’y a pas de pluriel en morale. La morale se veut unique et universelle, mais dans les faits elle ne l’est pas, elle est surtout générale. A la différence, l’éthique correspondrait plutôt à un engagement individuel, donc au pluriel, capable de se poser parfois en porte-à-faux de la morale communément reçue. Si Socrate est porteur d’exigences éthiques, ce n’est pas dans l’obéissance aux règles, mais dans une position résolument critique vis-à-vis d’Athènes. De même, l’éthique stoïcienne n’est pas l’éthique d’Epicure ou celle de Spinoza.

     1) La position de Comte-Sponville est celle-ci : « la morale c'est le discours normatif qui porte sur le Bien et le Mal considérés comme valeurs absolues  (R) (ou transcendantes selon les cas), alors que l'éthique c'est le discours normatif qui porte sur le bon et le mauvais considérés comme valeurs relatives et immanentes ». C’est au nom de la morale que l’on dira c’est bien, ou c’est mal. C’est le propre du jugement moral. Implicitement, il est supposé en morale que les valeurs qui nous servent de référence sont immobiles, invariables et inchangeantes. C’est la croyance selon laquelle les valeurs seraient absolues qui donne précisément l’autorité par laquelle nous pouvons sévèrement condamner et réprimer un acte. Nous avons le sentiment qu’il viole un ordre immuable. D’un point de vue religieux, la morale s’exprime sous la forme de devoirs qui ne sont rien d’autre que les commandements de Dieu. Dieu est l’Absolu qui est la caution de la morale considérée comme révélée à l’homme dans un Texte Sacré. Dans un tel cas de figure, la dualité bien/mal est franche et elle est assortie d’un système de prescriptions, d’interdits et de sanctions. Rien n’est plus moralisant et moralisateur qu’une religion bien installée dans son dogmatisme.

    Suspendre la morale à l’autorité de la religion est fonctionnel dans une société dans laquelle la religion règne de manière incontestée, mais le l’est plus dans une société laïcisée comme la nôtre. Est-ce à dire que pour autant la morale doit y perdre tout son sens ? Non, mais il faut mettre à la place du fondement religieux une autre représentation de la transcendance des valeurs. Ou bien encore laïciser la représentation religieuse pour justifier l’idée d’une morale universelle normative. L’effort de Kant, dans la Critique de la Raison pratique et la Métaphysique des mœurs va exactement dans ce sens.  Kant part de la morale commune, celle du commerçant honnête et il se pose la question de savoir ce qu’est la bonne volonté dans l’exercice du devoir. Le devoir s’exprime dans un impératif catégorique (texte) sous la forme « tu dois ! ». Tu dois être honnête, tu dois être véridique, tu dois respecter un engagement pris à l’égard d’autrui etc. Le devoir ne se discute pas. Il s’agit seulement d’obéir à son commandement. La justification rationnelle que Kant apporte est l’idée qu’une maxime d’action doit pouvoir s’élever sans contradiction au rang d’une loi universelle régissant une société raisonnable. Si, la maxime d’action qui me sert de justification dans ma conduite ne peut pas être élevée au rang d’une loi universelle, je sais à coup sûr que ce que je poursuis, c’est seulement mon intérêt. Je ne fais pas mon devoir. Nous l’avons vu, il s’agit de se demander en quelque sorte : « et si tout le monde en faisait autant, qu’en résulterait-il collectivement ? » Le seul fait de jeter mes ordures sur une pelouse publique par exemple est un acte immoral, car je m’autorise en l’espèce un acte que je réprouverais en tant que règle collective. Ce n’est pas bien de le faire. C’est mal. Un enfant qui apprend des informations sur l’écologie à l’école me reprendrait en me disant : « ce n’est pas bien ce que tu fais monsieur ! »

    Cependant, Kant oppose de manière stricte le devoir et l’intérêt et il finit par mettre en contradiction la vertu et le bonheur. En clair, agir de manière morale, c’est agir de façon complètement désintéressée, en allant jusqu’au sacrifice de ma propre sensibilité par devoir. Kant rejette l’éthique traditionnelle, telle qu’elle pouvait se rencontrer chez Aristote ou Épicure, éthique qui considérait que la réalisation de la vertu  impliquait un art de vivre capable de ménager les conditions d’une vie humaine enveloppant aussi le plaisir (texte). Chez Kant, le sens du devoir implique une obéissance inconditionnelle à « la loi morale » absolue au mépris de la satisfaction subjective. (texte) Or on ne peut pas demander à un être humain de renier à ce point sa propre sensibilité. L’aspiration au bonheur est légitime. Comment justifier le sacrifice du devoir si l’homme de la morale n’y trouve pas de joie et si en plus, il voit que son ennemi, l’homme charnel et sans intégrité, lui, peut vivre dans le plaisir ? Ce type d’opposition entre l’intérêt et le devoir fait nécessairement de la conscience morale une conscience malheureuse. Kant doit alors réconcilier l’inconciliable et il le fait en dernière analyse en fondant finalement la morale sur la foi. (texte) Il faut espérer qu’il y a bien un autre monde où tout le mérite accumulé par l’homme de la vertu sera rétribué ! C’est là que l’on comprend à quel point Kant cherche à laïciser le piétisme.

    En ce sens, le kantisme se présente donc comme une excellente théorisation de la morale, telle que nous l’entendons ici… mais il n’est pas une éthique ! Et même, de toute façon, une théorie de la morale n’est pas une morale, car c’est un essai formel. On a abondamment critiqué Kant pour son formalisme.

     2) A l’inverse, il est symptomatique que Comte-Sponville, pour préciser ce que comporte l’éthique, dise qu’elle est plutôt de l’ordre de l’impératif hypothétique que de l’ordre de l’impératif catégorique. La morale commande, dit-il, l’éthique recommande. La morale formule des règles, l’éthique donne plutôt des conseils. Ce qui revient exactement à dire que le propos de l’éthique n’est pas le bien et le mal, mais plutôt le bon et le mauvais. L’éthique a en vu le choix relatif qui est le plus juste. Envisagée de ce point de vue, l’éthique peut-elle rejoindre le bon sens ? Comte-Sponville estime que oui et il admet que la distinction entre morale et éthique est même pratiquée couramment. Je cite :

    « Prenons un exemple. Imaginez que votre petit garçon, à qui vous servez des épinards, vous dise : "Je ne veux pas d'épinards, les épinards c'est mal" ! Vous allez le reprendre en lui disant : "Tu ne peux pas dire ça. Tu peux dire à la rigueur que les épinards c'est mauvais — ce qui veut dire, en vérité, que tu n'aimes pas ça". L'enfant enregistre la leçon, et quinze jours plus tard, vous le surprenez en flagrant délit de mensonge. Vous lui expliquez qu'il ne faut pas mentir. Il vous comprend fort bien et il vous répond : "Tu as raison, le mensonge c'est mauvais !" Vous le reprendrez : "Ah non, tu ne peux pas dire ça : le mensonge ce n'est pas comme les épinards, ce n'est pas une question de goût, le mensonge, c'est mal".

    La première position du père est caractéristique de l’éthique et dans la seconde répartie, il change de point de vue et se place dans la morale. L’exemple n’est cependant pas très bon. On ne voit pas comment un petit garçon pourrait asséner « c’est mal ! » en pareilles circonstances, il prendra plutôt un moue dégoûtée en poussant l’assiette : « berk ! les épinards c’est mauvais !» Il reste que la distinction est cependant claire et pertinente.

    Creusons un peu en prenant des repères philosophiques précis. « Dans son petit livre sur Spinoza de 1970, réédité sous un autre titre et augmenté en 1981, Deleuze cite une formule bien connue de Nietzsche dans la Généalogie de la Morale : "Par delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire par delà le bon et le mauvais". Ce qui veut dire que Nietzsche, le pourfendeur de la morale chrétienne, Nietzsche l’immoraliste, admet parfaitement une éthique et même une éthique qui soit au service de la Vie. Ce n’est pas non plus un hasard si Deleuze se met à citer Nietzsche dans un livre sur Spinoza ( Nietzsche voue d’ailleurs à Spinoza une amitié stellaire). Ce qui est remarquable dans l’Éthique de Spinoza c’est son insistance pour dire que le bien et le mal n’existe pas dans la Nature et ne sont que des êtres de raison. (texte) Chaque fois que Spinoza pose la question de la valeur d’une conduite, il le fait en usant des termes : « ce qui est bon ou mauvais ». Nous l’avons vu. C’est exactement ce que veut dire la formule précédente selon laquelle l’éthique s’intéresse aux valeurs relatives et immanentes. Relative, car ce qui est bon pour l’un peut fort bien être mauvais pour l’autre. Immanente, car de ce point de vue, il n’est pas nécessaire de faire référence à des normes transcendantes, telles que celles qui édicteraient le bien/mal. Ainsi s’explique aussi le soin que Spinoza accorde à l’accroissement de la Joie, (texte) sa critique de l’ascétisme religieux  qui condamne le plaisir. Ce qui différentie nettement L’Éthique de Spinoza des analyses de Kant est parfaitement clair. Kant est l’homme de la rigueur, de la discipline et des purs principes. La question qu’il met au centre de la morale est : « que dois-je faire ? ». Ce qu’il nous présente comme effort méritoire, (oui c’est dans le texte!) c’est l’exigence absolue de la vertu et la recherche d’une pureté parfaite de l’intention. Une pureté non polluée par des « mobiles sensibles » relatif à l’intérêt ou à l’amour de soi. A la différence, l’Éthique se présente comme un traité qui enseigne comment l’homme peut se ménager une existence heureuse et s’élever dans la sagesse. Le propos de Spinoza est de savoir "comment vivre" et sa philosophie, comme celle d’Épicure, est en même temps un art de vivre. Il faudrait se livrer à de sacrées contorsions intellectuelles pour trouver chez Kant pareille ambition.

    Si nous voulons résumer l’essentiel de ces distinctions entre morale et éthique sous la forme d’un tableau, cela donnerait cela : (compléter)

La Morale

L’Éthique

Règles

 

 

Recommande

Fondée sur l’impératif catégorique

 

Porte sur l’opposition bien/mal

 
 

Guide et responsabilise

inconditionnelle

conditionnelle

Commandements et devoirs

 

 

Si tu veux que tes amis soient loyaux avec toi, alors soit loyal avec eux.

 

Comment vivre ?

 

Art de vivre

Tend vers la vertu et culmine dans la pureté

 

 

Discours normatif et non-impératif

    Nous n'avons pas repris l’intégralité des arguments de Comte-Sponville. Nous n'avons pas mis dans la colonne de gauche le terme « sainteté », car nous ne la reconnaissons pas ici sous la forme d’une rigueur disciplinaire de l’intention, à la manière de Kant. La fréquentation de la spiritualité de l’Inde nous enseigne que la sainteté est plus un état de conscience qu’un effort de la raison pour  imposer des principes. Nous pensons aussi que ce serait trahir Kant que de dire que sa représentation de la morale peut se passer d’un fondement religieux.

    3) Ceci mis à part, la clarification du sens de l’éthique, comme distinguée de la morale permet de faire quelques mises au point :

a) L’éthique ne doit pas être confondue la visée d’un objectif économique. C’est devenu une mode aujourd’hui que d’accoler le mot « éthique » à toute pratique moralement irréprochable. Les banques et organismes de finance proposent à leurs clients des « placements éthiques » ! Il y a du chocolat, café, le soja,  de la laine etc. garanti « éthique ». Une mode "éthique"!!

    b) L’éthique n’est pas le droit et ne doit pas être confondue avec lui. L’éthique, ce n’est pas le légal ou le juridique. La loi est l’émanation de l’État, c’est-à-dire d’un pouvoir souverain qui s’impose aux citoyens. L’évolution idéale du droit voudrait qu’il rejoigne les exigences morales, mais c’est un idéal et non un fait. En pratique, il est n’est pas possible de se référer à la loi en matière d’éthique. C’est plutôt le contraire, c’est la loi elle-même que l’on peut remettre en cause du point de vue de l’éthique. La loi reste très générale. Même quand elle est votée démocratiquement, cela veut dire tout au plus qu’une règle venue de la morale a recueilli suffisamment de consensus collectif pour qu’elle puisse devenir une règle de droit qui s’impose à tous.  Le droit est rigide, son évolution est lente et il peut colporter des aberrations historiques. La désobéissance civile est alors le dernier recours que la morale commande contre un ordre de droit dont les obligations sont révoltantes. Enfin, l’attitude s'appuyant sur le légalisme qui affirmerait « tout ce qui n’est pas défendu est permis » n’a aucun sens et entre même en contradiction avec l’éthique. Dans les termes d’André Comte-Sponville, Le droit oblige, la morale commande et l’éthique recommande.

c) L’éthique, ce n’est pas non plus la déontologie. On appelle déontologie un ensemble de règles fonctionnelles qui encadrent une pratique professionnelle. Il y a une déontologie médicale qui comporte par exemple une confidentialité à laquelle le médecin est tenu vis-à-vis de son patient. Il doit  y avoir une déontologie du commerce condamnant des pratiques de marketing relevant du mensonge et de la manipulation. Il existe une déontologie dans la recherche en biologie concernant ce qui a trait aux expérimentations sur l’animal etc. La déontologie est relative à la corporation d’une profession, car c’est elle qui pose ce qu’il est possible de faire ou ne doit pas être fait. En cas d’infraction à la déontologie, le corps professionnel réagit et se prononce. L’ordre des médecins peut sanctionner un patricien. La déontologie pose des questions juridiques et techniques, elle est un relais de la morale dans le domaine professionnel. Il n’est pas de son ressort d’entrer dans les questions éthiques. La conscience professionnelle du chirurgien, de l’avocat, du médecin, de l’enseignant etc. participe plus de la morale que de l’éthique proprement dite.  Là ou par contre, mettons un ingénieur, doit sortir de son domaine de compétence technique, pour s’interroger sur la valeur des choix qu’il convient d’opérer, il y a bien des questions morales et des questions éthiques qui sont posées. C’est la grande surprise des jeunes techniciens qui sortent des grandes écoles de se trouver confrontés à des choix pour lesquels ils n’ont reçu aucune formation. Ce ne sont plus les compétences techniques qui sont sollicitées, mais les qualités humaines. Au fond, les problèmes techniques, ne sont jamais très difficiles. Ce qui est difficile, c’est de faire des choix responsables, de songer aux conséquences des décisions dans l’ordre des relations humaines, dans l’action de l’homme sur la Nature, dans l’interaction entre l’homme et la totalité dans laquelle il est pris. Décider, c’est décider devant soi-même et pour tous.

    Cela dit, il faut reconnaître que la distinction entre morale et éthique est éclairante. Nous savons que la morale est décriée. Nous comprenons mieux pourquoi. Nous en avons assez des sermons et des donneurs de leçons, des imprécations hautaines de la morale et des prétentions à dire que ceci est bien ou cela est mal. Par contre, il est indéniable que l’éthique a le vent en poupe. La morale, pouah ! diront certains, mais ce sont pourtant les mêmes qui s’enflammeront par ailleurs sur les questions de  la responsabilité et seront très sensibles à l'importance de l'art de vivre. (texte)

C. Le lien et le passage étroit

Une représentation duelle clarifie une distinction, mais par respect pour la complexité, elle ne doit pas produire de disjonction ou d’alternative brutale. Évitons de rentrer dans la logique du tiers exclus et recherchons  le tiers inclus. Il n’y a pas d’opposition irréductible entre morale et éthique.

1)  Si, suivant Marcel Conche, que cite André Comte-Sponville, "l’éthique est la doctrine de la sagesse mais à chaque fois, d’une sagesse ", il y a dans la sagesse autant de manières d’être que de sujets individuels. A l’inverse la morale se veut une et universelle et s’applique avant tout sur un plan collectif

Chacun d’entre nous dans ce qu’il considère comme bon ou mauvais pour lui, trace son sillon dans l’être. Sur le chemin de l’éthique, de l’immaturité de l’ego à la maturité, nous finirons par comprendre que cette loi, que nous appliquons de la primauté de nos jugements, vaut en dehors de nous pour autrui. Parce que moi et autrui nous sommes différents, parce qu’à un moment particulier du temps et des circonstances,  nos besoins et nos désirs varient, ce que je considère comme bon pour moi ne l’est pas toujours pour un autre. Ce que je trouve mauvais pour moi, de la même manière, n’est pas nécessairement mauvais pour un autre. (texte) Je n’ai aucune idée claire concernant le tracé d’une âme qui n’est pas mienne. Nous en arrivons donc à cette formulation : ce n’est pas parce que je n’aime pas A ou B que je dois chercher à en dégoûter quelqu’un d’autre ! C’est à partir de ce critère simple que Comte-Sponville identifie la direction du jugement éthique. « Si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres !». Faut-il se marier ? Avoir des enfants ? Que penser de l’amour libre ? Des tatouages sur le corps ? De l’homosexualité ? Du choix d’une alimentation végétarienne ? (texte) Du célibat ? De  l’adoption de la simplicité volontaire comme règle de vie ? (texte) De la fécondation in vitro ou de l’adoption d’un enfant ?

Choix d’ordre éthique. Si vous n’aimez pas ça… n’en dégoûtez pas les autres. Pourquoi ériger mes préférences en absolu ? Au nom de quoi imposerais-je mes choix comme un devoir ? Au nom de la morale ? Je n’ai pas sur ce plan porter de jugement sur autrui, mais à lui laisser l’entière responsabilité de ses choix. Remarquons le bien : le jugement porté sur l’autre, le jugement qui condamne, est un jugement moral dont la force réside en ce qu’il dit : « c’est mal ce que tu fais ». Mais infliger la honte et la culpabilité, c’est une mauvaise méthode. Sur le chemin de l’éthique, qui est aussi le chemin de la sagesse, je ne dois jamais oublier que la compréhension et l’expérience sont personnelles et que je ne peux pas me substituer à qui que ce soit. Spinoza, allant jusqu’au bout de ce principe dit : « Si quelque homme voit qu’il peut vivre plus commodément suspendu au gibet qu’assis à sa table, il agirait en insensé en ne se pendant pas ! » C’est bien une affirmation éthique.

Mais nous voyons aussitôt qu’il est impossible d’en faire une règle morale ! En réalité, on atteint vite une limite en partant de la formule : «si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres », car il est facile de la détourner dans le sens visées d’un égoïsme bien compris.  Il suffit d’y rajouter une bonne dose de complaisance. Après tout, le violeur pourrait dire : " Si vous n’aimez pas le viol, n’en dégoûtez pas les autres ", de même pour le pédophile, le sadique, le tortionnaire, le raciste, ou le chef de service  tyrannique etc. En pareil cas, la morale oppose immédiatement une fin de non-recevoir à cette prétention de justification par l’éthique. Non et non, tu ne dois pas le faire. Comme dans le cas du père au sujet du mensonge rapporté plus haut, (texte) non tu ne dois pas abuser sexuellement d’autrui, tuer, faire souffrir, brimer, humilier, tu n’a pas à te servir d’enfants comme d’objets sexuels, etc. C’est un impératif catégorique. Au nom de la morale. Le consensus social est suffisamment large sur ce dernier point pour que la loi prenne le relais de la morale. La morale commande le respect, le droit exige que la morale soit entendue et il assortit la règle d’une sanction. Socialement, nous ne pouvons pas nous y soustraire. Sur le plan collectif, la morale s’oppose à ce qui contredit ses règles. Et s’il faut encore fournir une justification, il y a des maximes d’action, comme dirait Kant, que nous ne pouvons pas généraliser sans contradiction, parce qu’elles ne sont pas compatibles avec une société humaine digne de ce nom. Dès l’instant où, sous une forme d’autorisation quelconque,  le respect de la personne est bafoué, la dignité humaine piétinée, la vie dégradée et massacrée, la révolte morale prend tout son sens. On ne va pas finasser pour légitimer la violence. Il est important d’affirmer haut et fort les valeurs morales qui supportent la vie quand la corruption devient envahissante. Quand partout l’intérêt personnel prend la place du bien commun, quand la casuistique parvient à légitimer tout et n’importe quoi, le désastre n’est pas loin. C’est pour cette raison que nous parlions de notre monde actuel comme d’un monde sans règles et c’est pourquoi nous n’avons pas hésité à dire que nous vivions effectivement dans une société immorale. (texte) Le point de vue du moraliste a donc sa justification. Il prononce une exigence du bien. On a beau décrier la morale et chercher à la tourner en ridicule, on ne peut pas s’en passer et on y revient souvent sans le dire. Celui ou celle qui, dans le privé manifeste un appétit sexuel débordant… peut aussi penser mettre sur l’ordinateur familial une protection parentale pour que ses propres enfants ne soient pas soumis à un spectacle qu’il estime moralement dégradant (dès lors qu’il n’en n’est pas l’acteur principal).  Alors ?

 2) C’est peut être un faux problème. L’éthique et la morale se rejoignent quant au fond, mais par des moyens différents. La morale met en avant le devoir, mais nous savons bien que c’est seulement quand on aime que le devoir est spontané. Le devoir, comme pur principe est un peu triste explique Comte-Sponville. Alors, quand on ne sait pas aimer, il y a toujours la morale qui vous dit quel est votre devoir et c’est mieux que rien ! L’éthique, elle,  est sur le chemin de la joie. C’est ce que revendique nettement Spinoza. Mais la joie suprême, c’est de pouvoir aimer. Comme nous l’avions montré en évoquant Jankélévitch, l’amour est la seule obligation qui soit suffisante. Dans l’amour, la morale et l’éthique sont réconciliées. Si l’éthique est bien l’expression d’une sagesse aimante, (texte) elle se gardera de heurter de front la morale dans ce qu’elle a du plus authentique, c'est-à-dire dans son aspiration au Bien. Que je sache, Spinoza n’était pas un marginal asocial, mais un homme affable et prévenant. Dans son œuvre, il laisse même à la religion et à la morale commune leur place. Pour les ignorants. L’ignorant fera le bien dans l’espoir d’une récompense, ou par crainte des sanctions ici bas ou dans l’au-delà. Il trouvera dans la moralité une droiture, même si la sagesse lui reste impénétrable. Manquant de conscience de lui-même, égaré dans les contradictions, il ne trouvera pas dans la morale le contentement et la morale ne lui apprendra pas non plus comment vivre.  Cependant, elle le rendra plus sociable. Par contre, le sage qui, lui, emprunte le chemin de l’éthique, fera le bien de lui-même et pour le bien lui-même. S’il ne devait se trouver qu’une seule affection en lui, ce serait la compassion ; et il saura trouver le vrai contentement de l’âme. Le sage se gardera de troubler l’esprit de l’ignorant, mais il laissera sa porte ouverte à qui veut apprendre à vivre. L’éthique, bien comprise n’est pas pour le dilettante, elle ne s’adresse pas à l’homme vital peu apte à la réflexion. Elle ne consiste pas non plus en érudition savante. Elle demande de mettre en accord la connaissance et l’action. Elle demande une grande maturité de l’intelligence. Le sage respectera la morale telle qu’elle est pratiquée, sachant, comme dit Spinoza que le chemin de l’Éthique est difficile autant que rare et que tous ne peuvent l’emprunter :

«L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manière ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesses jamais d’être et possède le vrai contentement. Si la voix que j’ai montré qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main, et si on pouvait y parvenir sans grand-peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare ».

 Libre à nous d’entrer dans la voie ouverte par Spinoza ou de préférer celle d’Épictète qui répugne à la facilité et est tout aussi exigeante (texte). Même le chemin d’Épicure dont l’hédonisme pourrait séduire le libertin, n’est pas si facile à gravir. Comte-Sponville a lu en profondeur l’enseignement de S. Prajnanpad, (texte) il a très bien remarqué ses affinités avec le stoïcisme, tout en soulignant l’originalité de son approche. C’est un des rares philosophes occidentaux à s’être intéressé sérieusement à la sagesse de l’Inde. Nous pourrions aussi évoquer la figure très socratique de Krishnamurti et son refus de toute compromission. Une voie austère et abrupte. C’est exact, il y a autant de sagesses que de sages. On retrouvera chaque fois une distance prise avec la morale commune, une approche éthique originale et une spiritualité vivante très éloignée de la religiosité bigote. Les affinités électives font que nous nous rapprochons d’un enseignement plus que d’un autre, mais si on est sérieux, il n’est pas possible en éthique de faire du tourisme spirituel. L’essentiel est ici à vivre et non à penser, sinon ce ne serait pas de l’éthique.  Mais la distance prise avec la morale commune ne veut pas dire que l’on ne puisse pas rejoindre ses exigences. La lucidité ouvre la voie de l’épanouissement de la bonté. (texte) Si nous devons donner une direction à l’éducation c’est bien celle-là : permettre l’épanouissement de la bonté en l’être humain. Un être qui vit dans la floraison de la bonté n’aura pas une conduite immorale, mais il n’aura pas besoin de s’appuyer sur un devoir pour se conduire moralement en ce monde. Il trouvera en lui-même la droiture et l’intégrité que la morale cherche dans des principes.

Il y a en chacun de nous une sagesse originale qui ne demande qu’à se manifester. C’est ce qui est mystérieux dans la réalisation de soi. Ce qu’au fond l’éthique recommande, c’est de retrouver en soi-même la source de la sagesse qui vous permettra de vivre. Et sur ce chemin, il y a une diversité. Un être qui réalise son essence ne devient pas le clone d’une idée ou d’un idéal, la copie conforme d’un maître ou d’un enseignement. Il ne se trouve lui-même qu’en déposant un jour toutes les béquilles sur lesquelles il s’était appuyé. Après avoir assimilé… et rejeté tous les enseignements pour retrouver la respiration naturelle de l’intégrité qui est dans le soi lui-même.

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    On a parfois titrer dans des magazines sur « le retour de la morale ». La formule prête à confusion. Le plus souvent, il vaudrait mieux parler du retour de l’éthique, ce serait plus exact. Nous avons vu une confusion semblable sur « le retour du religieux » qu’il vaudrait mieux appeler « le retour de la spiritualité ». Cependant, dans le monde déboussolé qui est le nôtre, « le retour de la morale » a aussi une valeur. Le besoin de mettre en pratique les principes universels pour bâtir une société juste mérite un appui. A dire vrai, la correspondance est frappante. Comme le note Comte-Sponville, en Occident, de la morale aux racines de la religion judéo-chrétienne, il n’y a qu’un pas. Et bien nous pouvons dire aussi que par nature l’éthique trouve nécessairement son prolongement dans la spiritualité.

     Terminons. S’il y a une pertinence à distinguer la morale de l’éthique, cela n’a pas grand sens de les opposer. Le succès du label « éthique » jette un doute sur le caractère individuel de sa démarche, doute que la morale relève. D’un autre côté, le caractère insuffisant de la morale n’est plus à démontrer. Nous avons besoin pour apprendre à vivre d’autre chose que des règles à caractère collectif. L’éthique et la morale se rejoignent cependant quand il s’agit de chercher à rendre l’homme meilleur, même si elles empruntent des voies différentes.

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      © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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