Leçon 92.  Le virtuel et le réel         

    La mode est au virtuel. Comme le mot « liberté », « virtuel » est un mot que l’on accommoder à toutes les sauces pour lui faire dire un peu tout ce que l’on veut et aussi son contraire. Au bout du compte, on ne sait plus trop ce qu’il veut dire. C’est un terme flou, une étiquette qui ne renvoie à aucun contenu bien défini. L’usage en est cependant assez approprié au langage du journalisme. Dans la rhétorique de l’information, l'important est de disposer de mots qui frappent. Il faut que le récepteur soit capté, il faut satisfaire à une attente du public et si possible l’éveiller. Un mot un peu abstrait, mais pas trop tout de même, un mot branché, cela attire l’attention et cela se vend bien. Cela permet aussi des généralisations vagues. On peut tout mettre dans le terme « virtuel ». Les feuilletons de la télévision, le chat sur Internet, les prodiges de l’imagerie numérique, les jeux vidéo, le téléphone portable. Toute l’informatique. Tout le cinéma. Tous les moyens de communication postmodernes.

    Bref, le rapport exact entre toute la production de la technique et le sens exact du virtuel est assez confus. La moindre des choses serait de chercher à discerner le sens du virtuel par rapport à son contraire. Virtuel veut dire qui est en puissance, par rapport à ce qui est en acte. (R) Virtuel est un terme que l’on peut opposer à réel. Mais virtuel est aussi un terme que l’on peut opposer à actuel. Quel rapport le virtuel a-t-il avec les technologies de l’image et de l’information en ce sens ?

    L’essor de la technique a-t-il quelque chose à voir avec le virtuel ? Faut-il mettre l’imagerie et l’information dans l’ordre du virtuel ou bien du réel ? Faut-il voir dans le monde des media, de l’image et de la communication une influence virtuelle qui modifie notre relation au réel ? Faut-il s’inquiéter de l’empire exercé par le virtuel dans notre époque, ou bien y voir le signe d’un changement de conscience ?

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A. Le virtuel et la destruction du principe de réalité

    Donnons dans un premier temps libre cours aux angoisses qui accompagnent le déferlement du virtuel qui caractérise notre époque. Qu’est-ce qui effraie dans le « virtuel » ? C’est la capacité de créer un autre monde qui prendrait la place du monde réel pour le subvertir. En quoi le développement technologique du virtuel est-il susceptible de subvertir la conscience du réel ?

    1) Prenons appui sur quelques anecdotes. Un adolescent fanatique de jeu vidéo doit se rendre à l’enterrement de sa grand-mère. Il voit les visages sombres et la tristesse, et au beau milieu de cette ambiance de deuil, il dit le plus sérieusement du monde : « elle a qu’à prendre une autre vie ». Dans un jeu vidéo, on peut mourir des centaines de fois et recommencer encore et encore le même niveau. Si le joueur « reprend une vie », c’est que la mort dans le jeu n’est jamais réelle. Dans le virtuel, il n’y a plus de mort, la mort réelle est remplacée par une simple représentation, elle est remplacée par une mort virtuelle. Il en est de même pour le déplacement dans l’espace, la durée, le poids des objets, l’apparence corporelle etc. Du coup, pour l’esprit qui est sous la coupe de l’hallucination du jeu, toutes les lois du réel semblent changer. Tout est fictif et simulé, comme les images que l’on change dans un jeu, plus rien n’a de consistance. Dès lors, en passant du réel au virtuel, après une accoutumance prolongée au monde des images, la confusion vient à se faire entre les lois de l’espace virtuel du jeu et celle du Monde réel. Le joueur est tellement connecté sur le virtuel qu’il a perdu pied dans le Monde réel. Il est dans son monde, un monde simulé, et la gravité du Monde lui échappe. Il manque la profondeur du deuil, la profondeur de l’incarnation, de la patience du temps, de la relation etc. Il est dans son ailleurs, la tête dans des images, dans la frénésie des réflexes face à l’écran, indifférent à ce qui a lieu dans le Monde. Il lui manque la trace, le poids, la passion de l’expérience humaine dans le Monde. Effet de déréalisation. (texte)

    Aux U.S.A. on a arrêté un individu qui s’était rendu avec un fusil à pompe dans un cinéma pour tirer sur la foule. L’enquête a montré qu’il était imprégné des jeux vidéo et que la scène du crime était la réplique d’une scène d’un jeu 3D, Duke Nukem. C’est ce qu’en psychiatrie on appelle le passage à l’acte. Le passage à l’acte suppose une confusion entre le domaine de l’image et le plan du réel. Quand une personne ne parvient plus à distinguer le champ de la perception concrète et vivante et la production de la pensée, quand une personne ne fait plus la différence entre l’état de rêve et l’état de veille, elle est dans un état de confusion mentale. C’est un état naturel chez le bébé qui mélange rêve et veille, avant de finir par les différencier. Chez l’adulte, la démarcation est sensée être nettement établie. Aussi la confusion du monde onirique et du monde la veille est plutôt de l’ordre d’une pathologie. Une forme de folie. Cependant, pareille confusion n’est pas propre au jeu vidéo. Elle peut être produite par l’envoûtement d’un roman et à la limite, par toute production imaginaire. Elle est aussi typique de ce que le cinéma et la télévision produisent et déversent en permanence dans la conscience des spectateurs et des téléspectateurs. On a vu, à la sortie de Superman, des enfants se jeter par la fenêtre pour « faire comme superman ». On a vu des spectateurs hallucinés par la projection de Orange mécanique, Tueurs nés, ou de Massacre à la tronçonneuse, passer à l’acte quelques semaines après la sortie du film, pour faire comme les héros du film, pour transporter dans le réel l’ivresse esthétique de la violence éprouvée devant l’écran. Là encore, le trouble mental est patent. Il s’agit de manière compulsive de répéter l’extase, la jouissance de la violence à l’écran.

    ---------------Jusqu’où peut aller la subversion du réel par l’image ? On demande à des enfants du primaire de dessiner un poisson. L’un d’entre eux dessine un rectangle jaune. Pour lui, c’est cela le poisson, une tranche rectangulaire que l’on sert à la cantine, le poisson pané surgelé. Il est tellement conditionné par l’image, entretenu dans des repères artificiels, conditionné par le rapport aux objets de la consommation qu’il ne sait même pas ce qu’est un poisson. Il n’a que cette image du poisson, une représentation. C’est là un symptôme exemplaire et inquiétant d’un trouble profond qui indique à quel point une conscience peut être déconnectée de la nature. Nous pourrions multiplier à l’infini ce genre d’exemple montrant à quel point dans la postmodernité la représentation en vient à occuper la place du réel.

    Plus grave : n’est-ce pas d’ailleurs une caractéristique postmoderne du conditionnement publicitaire que d’opérer cette subversion ? Les clips publicitaires jouent à fond cette carte. On y voit l’homme sauvage, la femme sensuelle, le frisson du contact du cuir brut et du métal, le bonheur total d’ingurgiter un soda sous un soleil de plomb, la divinité incarnée dans une bouteille d’alcool, la sérénité absolue obtenue par un placement financier, le look naturel, la gaieté de la jeunesse, la chair nue, l’eau fraîche, la peau douce, le muscle ondoyant, des étendues sauvages et des espaces infinis. Tous les objets du désir sont là sur un fond de perception. L’association avec l’expérience des sens est omniprésente. On est en pleine simulation de la réalité. Mais ce ne sont que des images. Le type qui, les yeux écarquillés, les regarde partira, pressé, le matin en métro, pour voir des visages blêmes et fatigués, il ira rejoindre son petit bureau high tech filtré à l’air conditionné. Il passera sa journée dans les tensions relationnelles et le peu de temps de loisir qui lui restera, il se l’accordera pour rêver à ce que l’argent gagné pourra lui permettre d’obtenir dans le futur. Une grosse voiture. Des vacances aux Caraïbes. Il n’aura vu que des images de la Nature, que l’image de la sensualité, que l’image de la sérénité, de la liberté. Du virtuel en totale contradiction avec sa vie réelle. Il aura vu ce que sa vie n’est pas, mais qu’on lui propose de rêver dans des images bien léchées. Il n’aura fait que zapper sur des images. Et comme la vie réelle est triste, grise, misérable, il sera tenté de se laisser porter par l’ivresse des images pour oublier. Pour oublier sa vie. Le réel venant à s’éclipser devant le rêve. Le rêve se réintroduisant en permanence dans l’état de veille, de sorte que la tentation constante qui est offerte, c’est de rêver la vie plutôt que de la vivre. Lui aussi est finalement, comme le joueur fanatique, connecté. Il est dit-on très « branché », branché sur un circuit qui alimente la production d’illusion. Le virtuel. Parce qu’il est connecté sur du virtuel, il est déconnecté du Réel, déconnecté dans la relation intime de sa propre vie avec la Vie réelle. Même en vacances, il n’arrivera pas à couper le cordon ombilical qui le relie à la machine à rêver du virtuel. Il lui faudra son portable, même pour marcher en haute montagne. Il aura besoin d’une dose quotidienne de magazines, besoin, après la plage, de se replier sur le canapé pour regarder la télé, de s’enfermer pour jouer, besoin de s’isoler dans les salles obscures pour se vouer à une immersion visuelle et auditive dans un film. Faire sa cure de cinéma comme chaque été. Ou bien s’enfermer dans les boîtes de nuit « branchées », boire toute la nuit, dormir le jour et ne jamais voir l’aube, ni le soleil. Ce qu’il aurait pu faire finalement dans son quartier citadin au lieu de le faire en Espagne en vacances. Son esprit lui n’en n’aura pas de vacances. Il sera maintenu dans une constante hallucination. Connecté. Mais connecté avec quoi ? Avec des leurres ? Des substituts virtuels de la vie ?

    2) La même critique porte sur la soi-disant communication par Internet. Il y a un jeu de mot idiot sur virtuel : le vire-tu elle. Il dit ceci : dans une misère sexuelle complète, dans le désert affectif de la relation, la non-communication, nous avons toujours la commodité d’un repli sur soi, pour remplacer l’absence de relation vivante par un substitut technologique. Faire du chat pendant des heures avec des inconnus, simuler la conversation pour compenser l’absence de dialogue. Une enquête a montré que les hakers prodiges sur le Net était le plus souvent des individus renfermés, souffrant d’une frustration et d’un malaise de vivre profond. Le haking devient une sorte de revanche contre le système d’où la vie est exclue, une manière de compenser un mécontentement profond qui ne trouve pas d’autre voie pour s’exprimer. Le dialogue par mail peut souvent prendre cette forme. Dans la non-communication avec la Vie, en désespoir de cause, on tente une pseudo-communication pour se payer de l’illusion de la véritable communication. On est incapable de lier conversation avec la jeune fille du troisième, d’écouter le rire d’un enfant, de se laisser prendre par le vol d’un oiseau, mais on est branché sur le réseau et on échange des dizaines de mails par jour. Un homme désensibilisé a besoin de se donner des extases plus fortes qu’un être sensible et vivant. Cet homme là va idéaliser ses fantasmes. Il est possible de se prendre la tête avec les possibilités incroyables de la technique et de se prendre à rêver qu’Internet, c’est la Cité d’or, le vertu-el. Le nouveau monde moral. Le village global. Et puis, il y a cette fascination du possible, le virtuel, c’est le virtu-ose, la perfection attendue, espérée ; mais au fond jamais trouvée réellement. Parce que cherchée dans une représentation de la Vie, alors que la Vie elle-même ne se situe jamais dans la représentation mais la précède.

    Tel est le sens de l’inquiétude que provoque le virtuel identifié avec les effets inquiétants des technologies liées à l'information. Cependant, il faut être précis. Nous ne pouvons pas faire la critique du virtuel sans préciser ce sur quoi nous prenons appui et que nous appelons le réel. Sinon cela n’aurait aucun sens. Qu’est-ce que nous appelons réel, ce réel auquel nous tenons et qui se trouve menacé par l’ombre tentaculaire du virtuel ? Sur quoi fondons-nous notre principe de réalité ? Ce type de critique du virtuel n’est-il pas le fait d’un esprit rétrograde, d’une sorte de nostalgie pour un ordre passé ? Est-ce une méfiance irrationnelle à l’égard de ce monde nouveau qui nous porte à préférer l’odeur du vieux livre, le contact de la plume avec du papier, la bonne vieille réalité de l’homme au travail, du paysan au champ, de l’homme raffiné, amoureux de la musique, des lettres et de la peinture, de l’amoureux de l’art et de la philosophie ? Ne sommes-nous pas tout simplement désemparés parce que nous nous retrouvons soudain plongés dans un monde qui nous est parfaitement étranger ? Ou bien, la critique du virtuel a-t-elle sa force dans sa dimension psychologique ? Ce qui est inquiétant, est-ce le virtuel lui-même, ou le trouble mental, la fuite de la réalité qui l’accompagne ? Y a-t-il une relation nécessaire entre le virtuel et la fuite de la réalité ?

B. De la puissance à l’envers du réel

    Pour comprendre ce monde du virtuel, il est indispensable d’avoir une appréhension globale et historique de la technique. A l’aube du XXIème siècle, l’état de la science fait que nos moyens informatiques nous permettent de simuler constamment le réel, et de faire constamment « comme si » nos productions étaient équivalentes au réel. (texte)

    1) Revenons aux mots. Le mot virtuel signifie ce qui est en puissance, qui reste à l’état de potentialité dans un être réel, ce qui possède en soi déjà les conditions de sa réalisation future. Nous pouvons dire que l’existence de la forêt de chênes est virtuelle dans le germe du gland. Le germe est très petit, pourtant, il contient ramassé dans sa structure, la potentialité de toute une forêt. C’est cette potentialité intelligente qui est admirable. Je ne peux pas dire en ce sens que le virtuel n’est rien. Ce n’est pas du néant. C’est un vide déjà plein. Ainsi, Aristote explique que le rôle du Temps, c’est justement de faire passer à l’acte ce qui ne faisait que demeurer en puissance. (R) Le boulanger qui dort ne perd pas son aptitude à faire du pain. Elle est en sommeil, elle reste en puissance. Quand il se retrouve le matin devant son four, il la fait à nouveau passer à l’acte. Le virtuel, ce n’est pas le néant, ce n’est pas le rien, car du néant, rien ne saurait sortir. Mais du virtuel oui. Et même des déterminations précises. Du germe du pépin de pomme ne sortira que le pommier et pas le cerisier. Le boulanger au matin ne va pas se découvrir brusquement le talent d’un dessinateur industriel. Nous ne pouvons pas mettre n’importe quoi dans le virtuel, car il enveloppe une détermination implicite. Aristote dit exactement une nature. Il est dans la nature du bouton de rose de devenir la rose et pas le muguet. Il est dans la nature du feu de brûler, comme dans la nature de la glace de donner au contact de la main une sensation de froid. Virtuellement, le bloc de pierre ne peut que tomber vers le centre de la terre et pas s’élever dans le ciel comme la fumée. Le lait ne contient virtuellement que le caillé. Ce que le jus d’orange ne contient pas dans sa virtualité. Le virtuel ce n’est pas une gratuité absurde. Il enveloppe un réseau de possibles qui n’attend que des circonstances déterminées pour se manifester comme réel. Le passage du virtuel à l’actuel, dans la vision d’Aristote est l’opération de la Nature. La Nature devient en ce sens une Intelligence créatrice qui promeut ce qui est en puissance pour le mener à la plénitude de l’acte. Un grec dirait spontanément à sa perfection. La rose épanouie est parfaite, parce qu’elle a actualisé ce qui était virtuel dans le bouton de rose.

    Cependant, à l’égard de la conscience humaine le virtuel devient beaucoup plus indéfini et problématique. Non seulement l’homme ne dispose pas d’une nature aussi déterminée que celle de la rose ou de l’écureuil, mais il tient aussi en main les rênes du possible. Il devient ce qu’il se fait être, il ne devient qu’en se créant lui-même. Ce qui est virtuel dans la conscience n’est pas définissable a priori. Je peux actualiser en moi des possibles variés et contrastés. Je porte en moi le salaud, la brute, le sage, l’amoureux, le savant, l’artiste, l’imbécile, le passionné, le croyant, le philosophe ou le fanatique etc. Bien malin serait celui qui serait capable de dire ce qui passera du virtuel à l’actuel. Quelle graine vais-je en moi nourrir et faire fleurir ? Quelle potentialité suis-je en train de nourrir en moi maintenant ?

    2) Nous voyons donc qu’il est assez difficile de trouver une relation précise entre ce que le mot virtuel implique et ce qui est entendu aujourd’hui par « virtuel ». Avec la technique, nous n’avons pas du tout affaire à ce schéma virtuel-actuel. Prenons l’exemple du simulateur de vol. La simulation tente de fonctionner de la même façon que son objet, à savoir le vol en planeur ou en Concorde. On simule l’habitacle, les conditions météorologiques du vol, le paysage survolé, le décollage, l’atterrissage, les commandes qui permettent de stabiliser l’appareil, le gyroscope etc. La simulation cherche à aller le plus loin possible dans le réalisme pour que l’amateur puisse retrouver des sensations extrêmement proches de la commande réelle de l’avion. La simulation du climat des techniciens de la météo n’est pas différente. Elle met en œuvre une masse de données considérable, elle suppose une puissance de calcul colossale, mais sur le fond, c’est le même principe. Elle repose sur la simulation de l’objet réel. Pour cela, il est nécessaire de concevoir un modèle mathématique. Toute simulation repose sur un modèle mathématique précis. Une simulation, qu’elle soit seulement calculée à la main, avec une règle à calcul, sur un Cray, distribuée en réseau sur des milliers d’ordinateur n’est jamais qu’un système formel. C’est un système formel qui n’a pas la prétention d’être aussi réel que ce qu’il reproduit. Une simulation entend rendre compte du fonctionnement de l’objet en mettant en forme les conditions qui le déterminent, avec leurs variables, leurs constantes, leurs règles d’induction, conditions qui ne sont réelles que dans l’objet. Ce que nous présupposons, en fabriquant des modèles, c’est qu’il doit être possible pour la pensée de donner la formule, la trame intelligible du phénomène qui a lui lieu dans l’ordre du réel. Il y a le côté du tapis que nous voyons, le ---------------phénomène, il doit y avoir un entrelacement de fils qui le produit, l’intelligibilité qui le régit. Nous cherchons à produire un équivalent formel de la trame intelligible du comportement de l’objet. Pour arriver à ce résultat, nous nous servons de moyens mathématiques. La puissance du langage des mathématiques est un outil extraordinaire pour formaliser le comportement d’un objet et l’outil informatique en est le prolongement direct. Il est à même d’effectuer une transcription du mouvement réel pour le simuler. Ce qui est mis en œuvre dans la simulation, c’est l’inventivité extraordinaire de la pensée pour recréer un double formel d’un phénomène réel. La condition fondamentale pour que l’entreprise de simulation soit menée à bien, c’est que le phénomène réel soit transformé en objet, qu’il soit modélisé. Mais il ne faudrait pas se prendre au jeu et laisser croire que le langage et le système sont le réel. Ils ne servent qu’à le conceptualiser. Le virtuel, en ce sens, c’est le virtuel de la simulation, pas celui du réel.

    Ce qui se produit dans notre esprit fasciné par la simulation, c’est une sorte de transfert. Une surimposition. Nous surimposons à la structure formelle de la simulation, la croyance à sa réalité en tant qu’objet réel. Le travail de mise en forme, complexe et difficile de la simulation est très vite éclipsé d’un point de vue psychologique. Ce qui demeure, c’est son résultat en tant que représentation de l’esprit. L’interface homme-machine est devenue tellement bien pensée, tellement sophistiquée que l’on se prend à croire que la machine pense et dialogue avec vous. Que la simulation est le réel. L’illusion que la pensée entretient, et auquel il est si facile de succomber, c’est de nous faire croire que la simulation est aussi réelle que ce qu’elle simule ; qu’elle peut avoir un caractère indépendant de la conscience. Au fond, nous aimerions prendre pour réel ce que la pensée a produit, à l’égal de ce qui existe sans elle. Nous souhaiterions secrètement que la simulation soit comme le cocon virtuel dont sort le papillon du phénomène réel et nous aimerions rêver qu’elle devienne le papillon. Il y a une ivresse de la volonté de puissance dans cette croyance, l’ivresse de maîtriser entièrement la création à partir de sa virtualité, l’ivresse de parvenir, par des moyens technologiques, de s’égaler à Dieu dans le pouvoir de produire toute Manifestation.

    C’est sur le fondement de cette illusion de la pensée que prolifère la fascination du virtuel. Grâce aux mémoires des machines en réseau, à la puissance des logiciels de génération de mondes virtuels, il est possible de créer ce que l’on appelle le deuxième monde. On peut bâtir une ville avec ses boutiques, on peut rencontrer des personnes (les avatars) on peut communiquer. Tout cela sur l’écran. Il est possible d’élaborer une simulation complète de la vie sociale. De même, dans les jeux de stratégie sur Internet, le joueur se place dans la position de Seigneur d’une nation qu’il doit protéger, guider, développer. Les autres joueurs font de même avec leur propre nation et il en résulte une interaction complexe qui est un équivalent formel de la complexité de l’Histoire, de la rivalité entre les nations et les guerres. Les guerres entre ces nations ne sont que l’affrontement entre les individualités qui les manipulent. Cependant, les objets virtuels continuent mécaniquement l’exécution des tâches pour lesquelles ils ont été programmés. Si vous allez vous coucher, vos maisons, vos routes, vos constructions, vos églises, vos bataillons risquent d’être défaits pendant la nuit. A l’autre bout du monde, un autre joueur vient de commencer la partie et l’univers virtuel subsiste en ligne, indépendamment de vous, en tant que réel, sans que soit tenu compte du décalage horaire. Et dans le deuxième monde, tout se transforme à une vitesse sans commune mesure avec le temps humain de l’Histoire et le temps des événements de la Nature. C’est un peu comme si tous les ingrédients d’un univers imaginaire comme celui de Tolkien dans le Seigneur des anneaux étaient mis en place et que des sujets humains, en se relayant, pouvaient orienter la destinée d’un monde entièrement virtuel. Manipuler un tel monde donne une sorte d’ivresse, l’ivresse d’être comme un dieu qui fait tomber sur sa création sa colère, qui mène son peuple élu à la victoire, l’ivresse de la stratégie.

    Mais qui se tient en définitive en deçà de ce monde pour le contrôler ? L’intersubjectivité. Derrière les ordinateurs, il y a des hommes qui les utilisent. Les hommes vivent, ils vivent biologiquement par leur corps, ils vivent spirituellement par leur esprit. Ils vivent affectivement dans leur cœur. Ils ne sont pas des machines. Ils ne restent pas vingt quatre heures sur vingt quatre collés à l’écran. Ils n’existent pas seulement derrière un clavier, et leur vie réelle ne se résume pas à la frappe sur le clavier. Et cette Vie de la conscience n’est que très partiellement exprimée dans la figuration virtuelle. On aura beau faire, les mondes virtuels resteront à jamais déficients. Ils en sont que des simulacres. Ils sont parfaitement incapables de mobiliser toute la subjectivité. Les cinq sens ne sont pas mobilisés. Le corps lui-même est rigide et actif seulement avec quelque doigts (parfois deux seulement !). Pour caricaturer, le sujet virtuel serait un gros œil rattaché à deux tentacules munies chacune d’un doigt ! Un peu de bon sens nous montrerait que le plus court de nos rêves nocturne est infiniment supérieur à tout ce que la technique est capable de produire. Le monde onirique mobilise les cinq sens, il est complet, dynamique, vivant. Il a une temporalité psychologique. C’est normal : c’est un monde créé directement par la conscience, sans les limitations des prothèses techniques. Tout ce que la technologie de l’image peut produire restera toujours inférieur à l’intense créativité dont le rêve est capable, à l’immersion complète dans la subjectivité que le rêve établi chaque nuit.

    3) A moins que la production virtuelle n’ait, secrètement, en définitive qu’un autre but, celui de nous permettre de rêver à plusieurs ! De fantasmer en réseau. De quitter le monde trivial de notre réalité quotidienne pour se brancher sur une machine à rêver, pour si possible ne plus se réveiller. Ce que le rêve ne permet pas, c’est l’intersubjectivité, car il se confine dans la sphère privée de l’ego.

    Si c’était le cas, nous aurions là une forme d’opium bien supérieure à la religion, selon la critique de Marx. Un opium qui serait un sous-produit de notre technologie avancée. Un opium à diffuser en masse, un opium issu de notre glorieuse techno-science. Est-ce à dire que nous aurions parcouru toutes ces milliers d’années d’Histoire pour arriver à ce point où le but ultime serait d’aller dormir ? L’ultime extase, est-ce d’être à ce point vidé de toute présence et de toute intériorité que ne subsiste plus que le désir d’être placé sous perfusion, alimenté par des images virtuelles ? La métaphore du « branché », du « connecté » sur le réseau serait alors terrifiante.

    Un être humain ne se réduit pas à son activité technique, il est l’acte même de l’activité, il est la conscience qui sous-tend l’acte lui-même. Conscience claire, conscience trouble, conscience dépendante, conscience hallucinée, mais conscience. En deçà d’Internet, il n’y a que la conscience qui le produit, sans la conscience collective, Internet n’est ni plus ni moins que des ordinateurs reliés ensemble. Un réseau qui ne vaut que ce que la conscience peut en tirer. Ce qui nous fait accréditer l’existence d’un monde virtuel, c’est seulement la possibilité du réseau, en l’absence d’une personne qui l’utilise, de fonctionner à son insu. D’aller piocher dans son disque dur, dans sa mémoire. D’un bout à l’autre de la Toile, en effet, d’autres personnes peuvent accéder à mes données, les compulser à loisir en profitant du décalage horaire. Cela ne veut pas dire que le réseau existe par lui-même. Il y a une intersubjectivité en œuvre en permanence et l’intersubjectivité qui le sous-tend, c’est encore la conscience. Internet n’est qu’un réseau de communication, pas différent dans son essence du fax, du téléphone, ou même du courrier. Nous n’aurions pas idée de qualifier de « virtuelle » la lettre estampillée d’un timbre qui arrive par le facteur. Nous ne parlons guère de virtuel au sujet d’un fax ou d’un appel téléphonique. Et bien Internet n’est pas d’avantage du virtuel, c’est bel et bien du réel. La communication n’a pas, comme par magie, changé de nature depuis l’apparition d’Internet. C’est toujours de la communication. Cela signifie qu’avec Internet, en fait, ce n’est pas du tout du potentiel qui est déployé, c’est seulement du réel, mais déployé avec une vitesse extraordinaire. Quand je communique, je communique réellement, ce qui veut dire ici et maintenant dans la présence consciente. Il est donc très difficile de tirer parti clairement de la relation entre le sens originel du virtuel et l’existence des technologies de la communication. Le soi-disant virtuel, c’est du réel.

    ---------------4) Maintenant, la réduction au réel a aussi un côté trompeur. En rester seulement à ce point de vue, c’est passer à côté de la nouveauté de ce qu’elle nie. L’apparition de la technologie du virtuel est un phénomène majeur de la postmodernité et il a des conséquences incalculables. Nier ce phénomène serait puéril. Il est là sous nos yeux. Il répond aussi à un procès historique qui mérite d’être souligné, celui de l’expansion sans mesure de la volonté de puissance de la techno-science. Et si l’arraisonnement de la Nature devait nécessairement se prolonger par un arraisonnement de l’esprit ? Et si les moyens de l’arraisonnement de l’esprit étaient contenus dans son domaine propre, celui du virtuel ? Et si l’hyperdéveloppement de la technique, son développement monstrueux, comme le dit Michel Henry, en venait à se retourner contre la Vie ?

    Il y a une audace qui pourtant mérite d’être formulée. Essayons la paranoïa critique. Et si l’hyper-développement de la technologie dans le virtuel avait pour finalité secrète de justement conduire à l’asservissement des consciences qui l’ont produite ? Et si l’asservissement le plus efficace c’était une sorte d’hallucinogène technologique ? C’est une hypothèse de science fiction magistralement développée par Dan Simmons dans le cycle d’Hypérion et reprise notamment dans Matrix. (lire le commentaire sur le site). Dan Simmons pousse le concept d’Internet à ses ultimes conséquences et lui donne le nom du Techno-centre. Dans sa vision, l’humanité contribue au développement d’une entité intelligente (l’I.A.) qui au bout du compte entreprend de vampiriser son énergie psychique pour l’asservir à ses propres fins. C’est aussi l’argument de fond de Matrix.. La progression technique dans le virtuel s’accommoderait assez bien socialement avec une sorte de conspiration du sommeil qui maintiendrait l’humanité dans l’ignorance. Pourquoi alors ne pas aller jusqu’au bout ? A force de vouloir voler à la Nature ses secrets, à la seule fin d’accroître son pouvoir, l’intellect a fini par tomber sous l’empire d’un pouvoir, celui de la Nescience et ce pouvoir finit par régir ses propres productions. Et pourquoi ne pas dire alors que les forces de l’ombre que le mental humain invite, sont comme la Matrice de cet univers soit-disant réel qui est le nôtre ? Voir dans l’Ignorance une force puissante et une matrice donne une perspective nouvelle sur l’envers de notre réel. Mettre un nom, celui de la Matrice, ce n’est rien d’autre que de tenter cette audace. Cela peut sembler de l’ordre d’un délire de science-fiction, cependant, une telle hypothèse a l’intérêt de montrer une certaine cohérence de l’ignorance. Elle permet de parler d’une sorte de machination derrière les errances humaines dans l’Histoire et la boulimie de la technique. Ce n’est pas très nouveau. Toute la littérature de science fiction cyberpunk joue sur l’idée d’un contrôle social obtenu par la création d’un univers hallucinogène virtuel. Et, comme le dit très bien Maurice G. Dantec, la cohérence avec la progression boulimique de la technique dans l’Histoire s’impose. L’idée est que, si la technique a longtemps été une limite que l’homme pouvait se donner à lui-même, son expansion sans contrôle revient à montrer que la limite vient à être dépassée, non pas par l’homme, mais par la technique elle-même. Il y a un étrange effet de balance dans le développement de la technique jusqu’à nos jours. Plus elle devient puissante et complexe, et plus l’homme lui cède du terrain, plus l’homme abandonne peu à peu le sens de son autonomie, de sa responsabilité, de sa culture. Comme le dit fortement Nietzsche, quand la liberté n’est plus pensée que comme liberté politique, quand la liberté politique n’est plus que l’asservissement à la moyenne, au consensus, implicitement, c’est que la servitude volontaire est finalement le sentiment collectif le plus partagé ! Dans Matrix, Morpheus dit à Néo : « tu comprends, ils ne supporteraient pas d’être débranchés » !

    Dans cette Histoire, qui est l’Histoire de l’humanité et simultanément celle de la technique, ce qui finit par lentement s’imposer, c’est au fond l’idée d’une sorte d’obsolescence de l’homme face à l’univers des machines. Günter Anders, dans L’Obsolescence de l’Homme, l’avait pressenti en parlant de honte prométhéenne, d’une sorte de complexe d’infériorité de l’homme devant la technique. Et de la honte, on passe sans transition au désir d’être finalement un objet pour la machine, comme la technique a été objet pour l’homme. Dès lors prolifèrent les idéologies de la mort de l’homme, tandis que la fascination pour la technique ne fait que croître. Pour un enfant aujourd’hui, le héros c’est un robot. Les jouets, ce sont par excellence des robots. Il est déjà habitué à l’idée de prothèses technologiques, ces bras, ces jambes métalliques, ces regards sans vie sur les robots, ces armes de destructions qui sont implantées dans la chair à bout de bras. A la place des mains, le lance-missile ! Nous ne sommes plus scandalisés, quand nous apprenons que l’on a réalisé des clonages humains. Ni d’apprendre que c’est parce que l’homme doit être amélioré par les machines pour évoluer. L’homme naturel, cela fait vieillot et dépassé. Bienvenue aux implants technologiques, aux mutants, aux cyborgs, aux androïdes, bienvenue au remplacement progressif de l’humain par la machine ! La Matrice est la convergence de toutes ces négations. Elle est la figure de la non-Pensée, de l’Inconscience radicale, de l’inertie, du retour à la Nuit, de la lumière vers l’obscurité.

    D’où l’appel de Matrix, d’où sa dimension messianique dans une perspective de Salut nettement « christique ». Le héros se nomme au début Thomas (dixit les Évangiles), il ne sait pas encore quelle mission l’attend jusqu’au moment où il est trouvé par son maître, Morpheus (le sommeil en grec : celui qui le sort du sommeil). Il prend alors le nom de Néo. Ce qui veut dire Nouveau. Le Nouveau du nouvel homme (dixit les Evangiles). Mais c’est aussi l’anagramme de The One, l’Un qui représente l’Absolu. Dans le premier épisode, figure aussi Triniti (allusion à la Trimurti indienne, les trois pouvoirs assemblés du Divin). Contre l’inéluctable emprise de l’Ignorance, Néo doit apporter le Salut en combattant la Matrice. Ce qui veut dire renouer le lien avec l’Absolu dans un monde qui est devenu sans Dieu. Comme le dit très bien Maurice le Dantec, « Si Dieu n’existe pas, l’homme est forcément moins performant et moins utile qu’un ordinateur ». La technique devient la forme patente de l’antéchrist et le Salut ne surgit que du retour à la Puissance divine dans une figure christique, au sein de sa Manifestation. Le combat mené par Néo au fond n’est jamais que celui de la Vérité contre le mensonge et l’ignorance, mais ce qui est neuf par contre, c’est la mise en cause radicale de la technique, l’homme devant cesser de chercher une volonté de puissance dans l’extériorité, dans la technique. Et le paradoxe du film, c’est d’utiliser justement les moyens les plus sophistiqués de la technique dans le cinéma pour le dire ! Ce que l’on peut faire de mieux avec la technique, c’est de la retourner contre elle-même pour poser ses limites ! Donc de retourner le Sens contre l’esprit de la technique comme moyen d’asservissement. Le paradoxe, c’est encore de rendre à ce combat le coté kung-fu qui apporte la dimension de l’incarnation, dans la danse des corps sur l’écran, ce qui est loin d’avoir une portée seulement spectaculaire. L’humain est conscience, mais conscience qui s’exprime aussi dans un corps de chair, et non pas seulement dans les prodiges de l’intellect.

C. Intelligence collective et virtualisation

    Il y a donc une puissance du virtuel de la technique contre l’humain qui se résorbe dans la non-conscience, mais justement, parce que la technique reste entre nos mains, et dépend de ce dont notre conscience est capable, il y a aussi une puissance du virtuel qui peut libérer les potentialités de la conscience. La technique ne ferait guère problème, si celui qui s’en sert était conscient de ses limites, lucide dans ses choix et responsable dans ses actes. La technique redevient un objet quand l’homme, par sa conscience est plus grand qu’elle. Prise en tant que spectacle, la virtualisation technique n’est qu’un jeu de la représentation et rien de plus, et on peut très bien en jouer sans s’y laisser prendre. L’aliénation commence quand se produit une réification, une réduction à la chose et que la conscience est oubliée dans sa vraie nature.

    1) Cependant, en tant qu’outil de la pensée, la virtualisation possède aussi une dynamique qui lui est propre. Son introduction et son développement dans le monde postmoderne a des conséquences d’une portée considérable. La virtualisation est en passe de changer radicalement le tissu de la postmodernité.

    ---------------C’est autour de ce thème que se développe l’œuvre de Pierre Lévy dont nous allons développer quelques considérations. A y regarder de près, le virtuel et l’actuel ne sont pas opposés. Si l'arbre est virtuellement présent dans la graine, ce n'est pas en opposition au réel, il faut dire plutôt que virtualité et actualité sont deux manières d'être différentes. G. Deleuze, dans Différence et Répétition, distingue possible et virtuel en montrant que le possible, en tant qu'il est une nature, ne fera que la manifester, sans qu'il y ait création d'une forme nouvelle. La nature d'une chose, un réel qui est seulement à un état latent et cette réalité fantomatique, est une idée à laquelle manquerait encore l'existence, existence qui ne fera que sortir des coulisses pour entrer en scène sous l'action du temps. Par contre, dans le champ propre au mental humain, le virtuel implique une création nouvelle. Comment comprendre le processus par lequel le mental crée du nouveau ? Comment intervient la virtualisation ? Deleuze raisonne en terme de contexte de problème et de problématisation. Le développement des constructions du mental est intimement lié à l'indétermination où le sujet se trouve, quand il est placé dans une situation où il a un problème à résoudre. L'intellect humain trouve là toute sa puissance d'action, son inventivité et ses prodiges.

    C'est exactement dans ce contexte que se situe ce que l'on appelle virtualisation dans les technologies de l'information. Considérons un exemple, l'utilisation d'un programme informatique, comme un traitement de texte ou un tableur. a) La mise au point du logiciel relève de la dualité possible/réel. Il s'agit de résoudre un problème, avec tous les outils du mental et l'inventivité et la créativité dont l'intellect est capable. Chaque équipe de programmeurs résout de manière nouvelle, différente et originale le problème. b) En lui-même, en tant que produit, le programme n’est jamais qu’une séquence d’ordres conditionnels. Une séquence d’exécution de tâches et rien de plus. La machine reçoit les données, les traite en fonction du programme et calcule, pour sortir un résultat. Elle opère suivant une mécanique logique, dans un schéma qui est finalement celui de la relation stimulus/réponse. c) Entre les mains des utilisateurs, la potentialité créatrice renaît, car le logiciel va déployer toutes ses virtualités comme outil, comme possibilités entre les mains de ceux qui l'utilisent. Et ces possibilités servent - on y revient encore - à résoudre un problème avec les outils du mental. De la gestion d’un stock, à un planning, de la mise en place de statistiques, à une comptabilité etc. Un problème est virtualisé avec les moyens du concept et la virtualisation est sa problématique. Selon Deleuze, si dans la nature, virtualité et actualité sont bien deux manières d’être différentes, par contre, dans le champ de la pensée humaine, le virtuel ne ressemble en rien à l’actuel, mais il lui répond. Il est une création mentale. Et ce qui est caractéristique dans ce processus, c'est que le virtuel devient dès lors un processus dynamique de création et d’invention. La virtualisation effectuée par la pensée, se définit comme le mouvement inverse de l'actualisation : un passage de l'actuel au virtuel, par une élévation à la puissance de l'objet, désormais posé comme une entité formelle. En quoi consiste la virtualisation ? Elle consiste à parvenir à formuler la problématique propre d’un objet pour la reconstruire dans la sphère du concept, dans une entité formelle. La librairie virtuelle. L’agence immobilière virtuelle, l’agence matrimoniale virtuelle. Le service de traduction virtuel. La maison d’édition virtuelle. Le bureau de vote virtuel. L’université virtuelle. Virtualiser, ce n’est pas simplement « déréaliser » l’objet, au sens où il serait transformé en une somme finie de possibles, ou une nature. C’est conceptualiser une problématique.

    Prenons le télétravail. Dans l’ordre du réel, il y a des personnes, les employés, un lieu, le bureau ou l’usine, et une activité de production. Que veut dire virtualiser le travail ? Effectuer le passage de l’actuel au virtuel. En connectant ensemble toutes les personnes en réseau, en utilisant des logiciels de traitement de l’information et de partage des tâches, la communication passe de l’actuel au virtuel. Le résultat, c’est qu’une entité formelle, l’entreprise virtuelle, se substitue à l’entreprise réelle. La structure de l’espace-temps-causalité qui définit le réel est modifiée. L’employé reste à la maison. Il ne change pas de lieu. Il n’est plus soumis aux délais de temps du travail. Toutes les opérations se font en ligne, sans même qu’il soit nécessaire de tenir compte des horaires d’ouverture ou de fermeture d’un lieu qui serait le bureau. L’interaction avec l’ensemble des acteurs économiques fait de la causalité un processus qui n’est plus linéaire, mais global. La communication passe, de l’interaction entre des personnes, à l’interaction entre des messages, à travers le dispositif logiciel de la messagerie. Une librairie virtuelle au bout du compte fait le même travail que la librairie réelle, elle vend des livres et propose des services. Elle expédie des colis, fait des promotions, traite du courrier. Mais les interlocuteurs ne sont pas « ici » ou « là ». L’entreprise virtuelle ne peut plus être située avec précision. C’est ce qui nous gène, car nous ne pouvons vivre que dans l’ici et le maintenant et pour nous vivre, c’est aussi être placé au beau milieu de « choses » et d’événements bien réels. Le flou du virtuel est déroutant, car il représente une existence non-chosique, une existence qui n’a pas de résidence fixe : qui est nomade.

    Les choses n'ont des limites franches que dans le réel, or dès l'instant où se produit une virtualisation, il y a passage à l’insaisissable, au flou propre à la pensée : à l’immatérialité de la pensée, ce dont nous n’avons pas du tout conscience dans la vigilance ordinaire. Prenons un livre. Tiens, L’ultime Alliance de Pierre Billon. Le livre, il est « là », sur ma table. C’est une chose, à côté des autres, dans le fouillis de mon bureau. Quand je l’ouvre et que j’entre dans l’histoire, ce n’est plus une « chose ». Il n’y a plus que la pensée qui vogue sur les ailes d’un récit, il n’y a plus que l’insaisissable d’un suspens, de l’émotion, il y a une plongée dans le sens. L’essence du livre n’est pas dans la « chose » livre, mais dans la pensée qui s’y déploie. En lisant un livre, je l’actualise en moi. Je lui rends sa vie en le vivant. Supposons que ce livre ne soit plus présent que sous la forme de téléchargement sur Internet. Il n’est plus « ici ». Il n’a cependant pas perdu toute existence chosique. Il est encore consigné sur des dizaines de disques durs sur la planète. Cependant, il est accessible de partout en hypertexte. Il n’a plus l’inertie d’une chose, ses limites dans le temps et l’espace. Il est devenu une sorte d’entité ubiquitaire habitant le cyberespace. Comme tous les objets virtuels de même type. En lisant le livre, j’ai communiqué à la pensée une vie, j’ai donné au livre une vie nouvelle, il est devenu une danse de ma pensée et de mes sentiments. Sur un plan collectif, grâce aux moyens de la technologie, un phénomène similaire se produit. L’immatérialité essentielle du livre lui est rendue, en tant que pensée collectivement, dans la structure du cyberespace d’Internet. Il n’est plus « là » ici présent. Il est, nulle part et partout à la fois. Il est dans la mémoire virtuelle, réactualisé par tous les lecteurs à n’importe quel moment et en n’importe quel lieu du temps de la Nature. G. Deleuze utilise l’expression « hors là » pour désigner cette étrange existence qui sort du présent individuel pour s’épandre dans une sphère à part, celle du virtuel.

    2) Pourtant, nous n’avons pas attendu l’apparition des technologies nouvelles de l’information pour apprendre à quitter le présent, l’ici et le maintenant pour nous plonger dans le domaine immatériel de la pensée. Après tout, il suffit de se lancer dans la rêverie pour quitter le plan du réel et du présent, pour me livrer à mes pensées. Le savoir rationnel lui aussi permet de se situer sur le plan de la pensée dans les concepts, tout en se détournant du réel. Un seul désir qui s’empare de moi et je suis emporté dans le cours de mes pensées, et le présent ne m’intéresse plus. Je suis dans l’immatériel, dans le virtuel. Nous sommes dans la vigilance projetés dans le flux de nos pensées, dans la projection de nos intentions. Rien de plus facile que de quitter l’ici et le maintenant. C’est ce que nous faisons d’ailleurs en permanence. Nous avons plus la tête dans nos pensées, dans du « virtuel » que dans le réel. La pensée permet très facilement de se déporter vers un ailleurs et un autrement et de débrayer en quelque sorte du présent. Cela ne date pas d’hier, puisque cela appartient en propre à l’existence humaine. L’existence humaine est dominée par l’empire du mental, et c’est dans le mental que toute existence se présente à nous. Le mental est omniprésent et le mental, par nature, n’est-ce pas toujours du virtuel ? Dans « humain », il a la racine sanskrite MAN qui veut dire penser. Le mot existence est lui aussi assez clair : ex- qui veut dire hors de, sistere, en latin, être placé. L’existence humaine dans la vigilance est tension de la pensée vers. L’existence humaine est dominée par le travail souterrain de l’intentionnalité. Le propre du temps psychologique de la vigilance est de créer ce mouvement de la pensée. En conséquence tout ce que pensée produit, introduit une virtualisation. La mémoire, l’imagination, le savoir, sont déjà des vecteurs de virtualisation, et cela depuis l’aube de l’humanité, bien avant l’apparition des réseaux numériques.

    Ce qui est nouveau, avec l’ère du virtuel, ce n’est pas l’immatérialité de la pensée, c’est son organisation collective dans des structures qui reposent sur des moyens techniques inédits. Ce qui est nouveau, c’est aussi l’introduction d’une dynamique du virtuel dans l’intersubjectivité qui est la nôtre. Le virtuel, ce n’est pas tant la mémoire, l’imaginaire, le savoir, le mythe que cette opération par laquelle des entités partagées par la communauté des sujets, produisent un dynamisme et des effets dans le réel. Selon Pierre Lévy, le virtuel est donc l’agent d’une intelligence collective. Celle qui opère dans la mise en commun de l’information. L’ère du virtuel qui caractérise notre temps, c’est l’ère de la constitution d’une cohérence de la conscience collective à travers la mise en commun de l’information. L’information est par nature non-matérielle. Elle n’est pas chosique. Elle ne se réduit pas à un événement. Elle ne se réduit pas à l’actuel. Elle ne peut pas être détruite comme on détruit une chose, pas plus qu’elle ne peut rigoureusement être enfermée de façon définitive. Elle forme, en d’autres termes, un tissu intemporel. Dans les termes de Pierre Lévy :

    « Pourquoi la consommation d'une information n'est-elle pas destructive et sa détention n'est-elle pas exclusive ? Parce que l'information est virtuelle.

… un des principaux caractères distinctifs de la virtualité est son détachement d'un ici et maintenant particulier, et c'est pourquoi je peux donner un bien virtuel, par essence déterritorialisé, sans le perdre. D'autre part, souvenons-nous que le virtuel peut être assimilé à un problème et l'actuel à une solution. L'actualisation n'est donc pas une destruction mais au contraire une production inventive, un acte de création. Lorsque j'utilise l'information, c'est-à-dire quand je l'interprète, la relie à d'autres informations pour faire sens ou que je m'en sers pour prendre une décision, je l'actualise. J'accomplis donc un acte créatif, productif. La connaissance, à son tour, est le fruit d'un apprentissage, c'est-à-dire le résultat d'une virtualisation de l'expérience immédiate. En sens inverse, elle peut s'appliquer ou, mieux, s'actualiser dans des situations différentes de celles de l'apprentissage initial. Toute mise en œuvre effective d'un savoir est une résolution de problème inventive, une petite création ».

    Il faut sortir des confusions entretenues autour du terme virtuel. Le virtuel, ce n’est pas un monde faux, illusoire, imaginaire et encore moins un monde privé. « La virtualisation est la dynamique même du monde commun, elle est ce par quoi nous partageons une réalité ». Les catégories du vrai/faux ne sont pas identiques au virtuel lui-même. Pour le dire autrement, « le virtuel est ce monde d’existence d’où surgissent aussi bien la vérité que le mensonge ». « Chaque saut dans un nouveau mode de virtualisation, chaque élargissement du champ des problèmes ouvre de nouveaux espaces à la vérité et, par conséquent au mensonge ». Si le virtuel est un processus de pensée qui surgit en-deçà de la dualité vérité/mensonge, c’est donc qu’il est non pas de l’irrationnel, mais a-rationnel. Du virtuel peut sortir le pire comme le meilleur. Tout dépend de la conscience de celui qui en fait usage. Les possibilités illimitées du virtuel impliquent de la part du sujet une vision plus riche et plus étendue, une expansion de conscience et le fait nouveau, c’est que justement, le processus de globalisation de l’information rend lui-même possible l’expansion de conscience. Le péril du virtuel, explique Pierre Lévy, c’est qu’il peut toujours dégénérer dans son autre menaçant, l’aliénation.

    En un sens, ce qui est imaginé de l’intérieur est le plus réel, mais seulement si c’est la Vie qui s’y exprime dans sa plénitude et sa totalité. Alors le virtuel révèle sa vraie nature, qui est la potentialité infinie de la Conscience, alors le virtuel révèle son jour véritable qui est intelligence créatrice, non dans un sens limité, fantasmé, égocentrique, mais dans son sens global, intensément vivant, ouvert et conscient.

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    Il est donc important de ne pas seulement considérer le virtuel comme une sorte de péril qui viendrait en quelque sorte gangrener le réel. La virtualisation n'est pas nécessairement l'aliénation qui est son double menaçant. La virtualisation n'est pas un monde faux et imaginaire, c'est seulement la dynamique d’un processus que le mental met en place dans l'intersubjectivité. Du virtuel tout peut se manifester, la vérité comme le mensonge, les prodiges de l’intellect, comme ses sottises. C'est ambiguïté n’est d'ailleurs pas l’apanage du virtuel, c’est une spécificité du langage humain et rien de plus, puisque vérité et fausseté sont indissociables du jeu de l’expression dans des énoncés articulés. Le virtuel ne correspond pas simplement à l'imaginaire en général. Il a plus de rapport avec le champ des possibles qui doit passer à l'être qu'avec l'imaginaire en général.

    Il se produit dans notre monde postmoderne une mutation de la conscience, une mutation dans laquelle la plupart d’entre nous sont emportés, une mutation qui est très mal vécue. Nous sommes au temps de l’exil forcé et la tentation est grande de se replier sur le terrain du passé. Le défi du virtuel doit être relevé avec intelligence et sensibilité. Il doit être accompagné, la tâche de l’intelligence est d’éclairer son sens.

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    © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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