Dans l’attitude naturelle, nous avons tendance à considérer la conscience de la même manière que le corps, comme une chose. L’esprit – le sujet doué de conscience – est une chose pensante certes, mais une chose tout de même. D’ailleurs la chosification de l’esprit est une représentation banale, antérieure à toute réflexion philosophique. Nous disons « j’ai un esprit », « j’ai une âme », comme on dit « j’ai un mouchoir dans la poche », car penser la réalité sous la forme de "chose" est une propension naturelle dans la vigilance. Nous supposons qu’il y a quelque part une "chose" appelée âme, qui est comme répandue ou qui hante une autre chose appelée « corps ». Cette représentation est assez confuse. En tout cas, elle indique une forme banale de matérialisme, sans donner de relation précise entre la conscience et le corps.
Mais le matérialisme spontané nous gêne aussi. Le cadavre qui lentement se décompose, c’est la vie qui s’en va. Il est assez commun de penser que l’esprit s’en est allé et de ce point de vue, nous sommes coincés, nous ne pouvons pas assimiler la vie organique du corps, à la vie psychique de l’esprit. Je suis peut-être souvent soumis à mon corps, mais je peux aussi le vaincre, le renier, le dépasser. Je suis plus que mon corps. Mais alors quelle est la relation entre ma conscience et mon corps?
Il faut donc reprendre le problème en étant plus explicite. Il nous faut préciser en quel sens la vie organique et la vie psychique sont liées dans cet étrange carrefour de l’esprit et de la matière qu’est le corps. Quelle relation la conscience entretient-elle avec le corps ?
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Ne mélangeons pas tout. Conscience est un terme qui désigne avant tout un état, celui de la vigilance. Conscience s’oppose à inconscience, comme la vigilance s’oppose au sommeil. On peut parler de semi-conscience dans des états frontière, comme l’état comateux. Cependant, il arrive que sous ce terme de conscience, on désigne non un état, mais un objet, comme si la conscience et le corps étaient deux objets et qu’il faille entre eux trouver une relation. Il est dans la nature de l’intentionnalité de nous incliner à penser de manière chosique et donc de voir la conscience comme un objet. C’est le propre de la vigilance que d'avoir tendance à réifier ses objets. Mais peut-on éviter de raisonner de cette manière sur la relation corps-esprit ? Examinons la question d’un point de vue métaphysique. (texte)
Seul le corps est véritablement dans l’ordre de la chose, car il est effectivement situé dans l’espace-temps-causalité. Le corps peut d’emblée être pensé comme une substance douée de propriétés. Peut-il en être de même de l’esprit ? Un corps physique possède une identité d’objet : un couteau, une glace sur le mur, un bloc de marbre, une mare au milieu d’un champ, une carcasse de voiture abandonnée. Par contre, un esprit possède une identité de sujet, il est une entité spirituelle. Pour régler le problème de la nature de la relation corps-esprit, il est possible de se prononcer en faveur d’une doctrine spéculative qui en rend compte. Nous disons spéculative ici, car il s’agit de se prononcer par la voie du raisonnement en allant au-delà de l’expérience pour tenter d’élaborer une représentation satisfaisante.
Nous avons deux éléments :
Qu’il s’agit de mettre en relation d’une manière ou d’une autre. Il y a plusieurs possibilités.
1) On appelle épiphénoménisme une doctrine qui soutient que l’esprit est produit par le corps, ou que le phénomène de la conscience est accessoire, par rapport aux mécanismes biologiques du corps. Il s’agit donc d’une forme de matérialisme, doctrine qui suppose une seule réalité, celle de la matière. Techniquement, cette position est une composante de ce que l’on appelle le monisme matérialiste. Cela donne en schéma :
Le corps produirait la conscience, comme le foie produit de la bile et l’organe de « sécrétion » en question serait alors le cerveau. Le bruit du moteur n’est pas nécessaire à son fonctionnement, il s’y ajoute (le préfixe épi-) le moteur fonctionnerait très bien sans le sous-produit que constitue le bruit. De même, on dira que ce qui compte, ce qui fonctionne, ce sont les mécanismes biologiques des hormones, de la circulation, du métabolisme etc. et que la conscience n’entre pas en jeu comme cause. Le corps fonctionnerait très bien sans conscience, la conscience devenant un sous-produit du mécanisme du corps. La conscience est donc une simple « ombre sous les pas du voyageur », elle est incapable d’agir sur le corps. Félix le Dantec, au XIX ième siècle soutenait que « sans conscience, l’homme n’en n’aurait pas moins inventé l’anesthésie dont le but unique est de supprimer la conscience » ! Dans cette optique, que cette machine du corps produise ou non de la conscience n’a pas vraiment d’importance. La « réalité » est donc ici dans la chaîne des processus mécaniques de la physiologie, processus qui sont rigoureusement déterminés. Chaque événement physique se produisant dans le corps peut ou non être accompagné d’un phénomène conscient, mais c’est une sorte de reflet sans importance, sans nécessité ni efficacité. Le fait de conscience est un épiphénomène, s’il n’existait pas, cela ne changerait rien aux événements. La pensée ne peut pas agir sur le corps, pas plus que la fumée sur le feu.
------------------------------En bref, l’individu est essentiellement une machine et accidentellement une conscience. Dans cette thèse, il est clair que le paradigme mécaniste est dominant. Non seulement on peut comprendre le corps comme une machine, mais c’est une machine. La nuance entre les deux est essentielle, dans le premier cas, le paradigme mécaniste
n’est qu’un modèle et pas la réalité, dans le second, il est pris pour la réalité et nous avons affaire alors à une position métaphysique. L’épiphénoménisme se rattache au matérialisme dont il constitue un aspect, la rubrique qui concerne le problème de la relation corps-esprit. Cette doctrine a eu des tenants, parmi lesquels Maudsley, (1835-1918), T. Ribot, H. Piéron, et surtout Félix Le Dantec. Il n’est pas étonnant de trouver dans toutes les doctrines qui professent un matérialisme des affirmations du même genre, témoin ce que disait Engels : « Notre conscience, notre pensée, si transcendants qu’ils paraissent ne sont que le produit d’un organe corporel, le cerveau ». Pour le matérialisme, il n’y a qu’une seule substance, la matière. Ce type de solution peut certainement combler d’aise un partisan de l’homme neuronal, pour reprendre le titre du livre de J. Pierre Changeux, cependant, la réduction de la conscience à un phénomène accessoire est très insatisfaisante et va à l’encontre de bien des
faits.
2) On appelle dualisme une doctrine qui soutient que la réalité comporte non une, mais deux substances, à savoir l’esprit et la matière. En conséquence, s’agissant du problème de la relation corps-esprit, il n’est pas possible de réduire l’un à l’autre. Le corps a son ordre propre et l’esprit a le sien. Cette doctrine a été brillamment soutenue par Descartes dans les Méditations Métaphysiques. Descartes précise : « par le corps, j’entends tout ce qui peut-être terminé par quelques figures ; qui peut-être compris en quelque lieu, et remplir un espace en sorte que tout autre corps en soit exclu ». Nous reconnaissons très bien dans cette formulation la substance étendue, qui est essentiellement de l’ordre de l’espace, tel que la géométrie permet de se le représenter. La matière est ce champ de l’espace que l’esprit peut penser dans un langage spécifique, celui des mathématiques. C’est ce qui relève de « la nature corporelle en général, et son étendue ; ensemble la figure des choses étendues, leur quantité ou grandeur et leur nombre ; comme le lieu où elles sont ». Mais ce que la découverte du cogito a révélé clairement, c’est que l’esprit lui-même est non spatial, non étendu, il est dans son essence pure pensée, il relève non de la substance étendue, mais de la substance pensante. L’âme est un être spirituel tandis que le corps est une réalité matérielle. L’esprit peut donc aisément se découvrir à lui-même, car il est toujours déjà accessible à lui-même dans la pensée : « la pensée est un attribut qui m’appartient. Elle seule ne peut être détachée de moi ». (texte) La matière par contre, est représentée par l’esprit posant hors de lui une extériorité, face à son intériorité pure. Cette extériorité, je peux aussi la découvrir dans mon corps : « Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps ». Mais quelle est donc la relation entre le corps-physique, tel que je le découvre dans la volonté, l’effort, la résistance à l’état de veille et l’esprit, pure pensée, pure conscience ? Il faut prendre garde à ce que dit Descartes : mon corps, c’est plus que « un » corps en général, c’est-à-dire, un objet pensable en physique. Dans la même phrase dans laquelle Descartes définit le corps-physique, il continue en disant que le corps est ce qui : « peut-être senti, ou par l’attouchement ou par la vue, ou par l’ouïe ou par l’odorat, qui peut-être mû en plusieurs façons ».
Dans la mesure où mon corps n’est pas seulement un objet de la biologie ou de la physique, dans la mesure où il est un corps sensible, il est bien plus qu’une simple matière inerte. Il est à la jointure même de l’esprit et de la matière. Descartes ne se contente pas de poser un dualisme, mais s’interroge sur l’union de l’âme et du corps : « le corps est substantiellement uni à l’âme ». Seulement, en séparant l’esprit et le corps, en les posant comme deux substances distinctes, il devient difficile de résoudre le problème de leur union, sauf d’aller inventer une troisième substance qui serait l’union des deux. Ce qui est en tout cas remarquable, c’est que Descartes montre parfaitement qu’il ne faudrait pas penser l’âme comme une « chose », (l’esprit), qui serait logée à l’intérieur d’une autre chose, (le corps). « Il ne suffit pas que l’âme soit logée dans le corps humain, ainsi qu’un pilote en son navire, mais il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir des sentiment et des appétits semblables aux nôtres». Le corps, pour être un corps sentant, doit être uni à l’âme en les plus fines de ses parties, le corps n’a de réalité vivante que parce qu’il est un corps sensible. Cette Vie qui circule dans un corps vivant est identiquement celle qui s’éprouve elle-même comme âme. La solution cartésienne reste pourtant assez obscure, car on ne voit pas très bien comment deux réalités hétérogènes telles que l’esprit et le corps pourraient interagir l’une sur l’autre. (texte)
3) on appelle parallélisme une doctrine qui soutient qu’il n’y a pas de relation réelle entre le corps et l’esprit, mais que chacun d’eux interagit sur lui-même dans une séquence parallèle à celle qui se déroule aussi dans l'autre. Tout événement qui se produit dans l’ordre des processus matériels du corps-physique, se produit simultanément dans l’ordre des processus de l’esprit. On doit à Leibniz, dans son Système nouveau de la nature et de la communication des substances l’élaboration d’une théorie métaphysique de ce type. Leibniz compare la séquence des événements matériels et la séquence des événements spirituels à deux horloges qui marqueraient la même heure. Comment cela est-il possible ? : « Cela ne peut se faire que de trois façons. La première consiste dans l’influence mutuelle d’une horloge sur l’autre, la seconde dans le soin d’un homme qui y prend garde, la troisième dans leur propre exactitude ». La première solution est celle de Descartes, que Leibniz trouve obscure et inutilement compliquée. On ne voit pas clairement comment les horloges s‘influenceraient l’une l’autre. La seconde fait référence à la doctrine des causes occasionnelles de Nicolas Malebranche. Malebranche soutient qu’à chaque instant Dieu intervient pour faire correspondre les événements matériels et les événements de l’esprit. Cette doctrine métaphysique est appelée aussi occasionnalisme. Leibniz trouve là aussi la solution trop compliquée et faisant intervenir inutilement un deus ex machina, l’action permanente de Dieu, dans un processus qui est somme toute naturel. A quoi bon faire intervenir un dieu qui passerait son temps à régler les horloges ! Malebranche est en un sens proche de Leibniz, il admet aussi que l’esprit ne peut intervenir sur le corps, ni le corps sur l’esprit, mais un dieu bricoleur est une solution trop compliquée, pour la Nature qui choisit toujours les voies les plus simples. La théorie la plus simple consiste à dire que la correspondance entre le corps et l’esprit n’a rien d’une coïncidence, mais qu’elle est établie depuis l’origine. Les horloges ont été construites suivant des lois identiques et rigoureuses. « Dieu a créé d’abord l’âme ou toute autre unité réelle en sorte que tout lui naisse de son propre fond, par une parfaite spontanéité à l’égard d’elle-même et pourtant en parfaite conformité aux choses du dehors ». Il n’y a jamais de communication entre l’esprit et le corps, mais chacun d’eux suit une séquence parallèle. Le parallélisme de Leibniz repose sur la théorie de l’harmonie préétablie qui une est une pièce essentielle de son système. Elle présente un avantage certain, celui de respecter la procession de la causalité du côté du corps, comme du côté de l’esprit, sans s’embarrasser avec l'obscurité étrange de l’interaction de deux substances de nature différentes que sont le corps et l’esprit. Cependant, il faut aussi noter que dans ce système le dualisme corps/esprit n’est pas surmonté, mais poussé à l’extrême.
4) Enfin, il reste une solution qui consiste à prendre le contre-pied exact de la position du matérialisme vue plus haut, que l’on rattachera donc au nom de spiritualisme. Le spiritualisme consiste à voir dans la matière un épiphénomène de l’esprit, ou à regarder le corps comme une manifestation de l’esprit dans l’espace-temps-causalité. L'esprit devient alors la seule réalité. Nous avons commencé par le monisme matérialiste, et ici, nous trouvons donc le monisme spiritualiste.
Dans cette théorie, l’esprit ne peut évidemment pas être localisé dans le corps. C’est une manière fausse de parler, car c’est le corps qui est localisé dans le monde de la matière. D’une certaine façon, parce que le corps est en relation avec l’univers, alors l’esprit est aussi en relation avec tout l’univers. Dans la métaphysique de Plotin, cette vision est magnifiquement déployée. Pour Plotin, le corps est un filet jeté sur l’océan de l’esprit. Le corps inscrit l’esprit sur la scène de l’espace-temps-causalité, mais l’Esprit en tant que tel transcende la manifestation matérielle. L’âme qui saurait se retourner vers sa source remonterait de degré en degré, depuis l’univers sensible vers l’univers intelligible, pour atteindre son Fond absolu (R) qui est pure Conscience s’épanchant dans l’univers. « Chacun de nous est un monde intelligible et nous touchons aux choses inférieures par le corps, nous touchons aux choses supérieures par l’essence intelligible de notre être ». L’esprit n’est pas logé dans une boîte qui est le corps, la métaphore est fausse, car elle part d’un point de vue qui est d’emblée faussé, qui matérialise l’esprit. (texte) Dans la métaphore de l’âme comme un océan, l’infinité de l’âme est rendue à elle-même, tandis que la limite est rendue au corps qui est le filet. Nous pouvons avoir l’impression, -surtout dans l’expérience de l’état de veille- que le corps limite l’âme, mais c’est une illusion, car le filet n’enferme pas l’océan, il ne fait que le localiser en un point. L’essence de l’âme est sans limite, l'âme est infinie. Cependant, au fur et à mesure où elle s’identifie au corps-physique, elle se limite. Plotin dit qu'elle commence à souffrir et que cette souffrance accompagne l'incarnation. Cette souffrance radicale est un oubli, l’oubli de sa vraie nature qui est illimitée. Il faut donc remonter vers la source pour retrouver la mémoire de l’infinité. L’âme doit retourner vers l’Un pour retrouver sa vraie nature. La vision de Plotin se réfère à un travail de méditation et sur un ordre fondé sur l'expérience spirituelle.
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Cette position métaphysique est aussi présente dans les thèses de Berkeley, qui tendent à montrer que l’esprit seul existe et que la notion de substance étendue est une pure abstraction, tout ce que l’esprit est à même d’appréhender est sensible et spirituel. Ainsi, mon corps est appréhendé sensiblement, consciemment, et par suite, il est connu, dans et par l’esprit qui est la seule réalité que nous puissions appréhender. La position de Berkeley est phénoménologique, mais elle suppose aussi une théologie.
Nous pourrions produire une argumentation en pour/contre telle ou telle position doctrinale et débattre sans fin en prenant un parti pris pour ou contre telle doctrine. Serions-nous plus avancés ? Chaque doctrine a ses arguments et on peut indéfiniment argumenter en pour/contre. Nous pouvons tout aussi bien recevoir ces distinctions et refuser de rentrer dans l’arène d’un débat. Ce qu’il reste alors à élaborer, c’est une description de l’expérience de l’incarnation.
Comment faisons-nous l’expérience de la relation corps-esprit ? Un premier point essentiel est à considérer : le corps-physique m’est donné dans l’état de veille, au sein de la vigilance quotidienne. Je m’éveille le matin, je sens ce corps encore engourdi, je prends conscience de mon corps. Je vois autour de moi toutes ces choses familières qui m’entourent : la table de nuit dans la pénombre, la chaise dans le coin, le rayon de soleil qui tombe de la fenêtre. Je me repère à nouveau en ce lieu et il est tout à fait spontané dans l’attitude naturelle de sauter à une sorte de déduction-réflexe : de même qu’il y a le papier sur la table, la photographie sur le mur, il y a moi, et moi, c’est mon corps allongé là dans ce lit. Je me secoue un peu et ma journée commence.
Pourtant, dans le sommeil profond, je n’en n’avais pas conscience. Dans le rêve non plus. Dans le rêve, il m’arrive toutes sortes d’événements : je rencontre des personnes, je cours après mon chien, je reçois une gifle, je tombe dans un précipice, je passe le bac, j’ai peur, j’éprouve de la tendresse, de la haine, des sensations de tous ordres. Bref, le monde onirique est extrêmement vivant…. mais il n’y a pas le corps-physique, il n’y a que le corps-subtil de l’expérience onirique. Le corps-subtil enveloppe pourtant toute la sensibilité que je rencontre dans le corps-physique, le corps vivant, le corps que j’incarne, je ne l’incarne pleinement que dans l’état de veille. La relation entre la conscience et le corps est inséparable de l'état de conscience du sujet.
Ce concept d’un corps qui existe en-soi, indépendamment de moi, il n’est pas utile d’aller le chercher très loin et dans des théories compliquées. C’est exactement l’expérience du sujet de la
vigilance qui rencontre face à lui l’objet,
dans la dualité sujet/objet. La vigilance est structurée par l’intentionnalité sous la forme de la dualité sujet/objet. Les choses sont là, elles m’apparaissent dans le monde de la vigilance et face à moi et même avant moi, si bien qu’après réflexion, j’ai un peu le sentiment de tomber là, dans le monde
de la veille, comme le papier dans la poubelle. Si on transforme cet état de fait en doctrine métaphysique, on dit que la réalité comporte des objets matériels, qu’elle est faite de substances douées de propriétés. Dès que l’on a ce concept de substance, on a un objet clairement identifiable pour le métaphysicien, mais aussi pour le physicien, pour le biologiste etc. On a un ordre de phénomènes et un ordre de faits à étudier : phénomènes physiques, phénomènes vivants, phénomènes sociaux, etc. des faits d’ordre physique, faits relevant du vivant, faits sociaux etc. Toute la séquence de la représentation de l’attitude naturelle une fois mise en place, rend possible la considération d’une réalité extérieure, d’une réalité existant en soi, et bien sûr, nous pensons tout de suite que cette réalité est indépendante de nous. C’est alors seulement, tardivement et de manière compliquée que nous en venons à nous demander comment cette « chose », l’esprit, peut bien interagir avec cette autre « chose » qu’est le corps. Il nous suffit dès lors de faire intervenir un principe d’explication très simple, la causalité. Je me cogne la main contre la porte : mon corps interagit avec mon esprit et l’effet est la
douleur. Je prends la chaise à bout de bras, mon esprit par la volonté maîtrise mon corps et la cause de l’effort. Je sens que mon corps résiste, mais aussi que mon esprit est le plus fort. L’esprit agit sur le corps. Encore cette idée qu’une chose agit sur une autre chose par l’action d’une causalité. Telle est la représentation du corps-objectif qui domine les sciences de la Nature et la représentation qui lui est liée d’une chose-esprit qui interagirait avec lui.
Qu’y a-t-il en-deçà de la représentation de cette « chose » qu’est le corps ? A y regarder de près , l’incarnation est une expérience complexe. Avant toute représentation dans la dualité, il n’y a que le domaine fluent de la subjectivité pure. Si je ne considère que mon vécu le plus concret, le plus charnel, ce que je découvre, ce n’est pas le corps-objectif de la science, mais le corps-subjectif de mes sensations. Le corps objectif est un concept, il est tissé d’extériorités mutuelles, dans le langage de Michel Henry : « conçu comme une réalité composée de différentes parties situées les unes en dehors des autres. Ce que nous appelons notre corps peut-il se recouvrir avec ce corps partes extra partes de la nature physique ? Notre corps est plutôt un corps vivant et, à ce titre, il appartient à une région ontologique qui, en vertu de ses caractères phénoménologiques… ne peut-être confondue avec une étendue ».
Mon corps n’est certainement pas une chose comme une autre, ce n’est pas un simple objet. L’esprit, pour autant qu’il fait l’expérience concrète et vivante de l’incarnation n’est pas non plus un pur sujet. Je ne suis pas un ange qui flotterait au-dessus du corps. Mon esprit s’éprouve lui-même comme sentant charnellement la présence de mon corps. Aussi peut-on dire que mon corps véritable n’est pas un objet, mais sujet-objet à la fois. Je peux regarder ma main comme une sorte de curiosité posée là sur la table, près du sucrier, avec ces appendices étranges que sont des doigts ! Je vois alors dans ma main un objet. De même, je me regarde dans la glace et je vois cette figure dont je peux ne pas être très fier, je vois ce corps. Je me dis que les autres me voient ainsi et aussitôt se pose le problème de savoir comment je vais gérer ce qui devient le problème de mon image du corps. C’est l’image qui m’inquiète. Je peux avoir honte de mon corps, mais comme je suis identifié à lui, j’ai honte de moi, parce que cette image n’est pas celle que je souhaiterais donner de moi. Je peux l’idolâtrer et passer des heures devant la glace à m’admirer, avec l’idée que je peux attirer le regard et adorer mon image au point de tomber ainsi dans le narcissisme. Mais c’est encore l’image du corps. Ce n’est pas l’incarnation. Tout ce que je fais pour soigner l’apparence de mon corps relève encore de l’image du corps et tout particulièrement de l’image du corps devant autrui.
Mais ce n’est pas du tout cela l’incarnation. L’image de mon corps n’est pas l’expérience de mon corps. L’incarnation est ce qui me fait sentir ma main comme irriguée de sensibilité, tremblante de froid, rigide d’une douleur qui n’est pas encore résolue. Elle me fait sentir la chaleur répandue dans mon corps qui s’est réchauffé en marchant dans la montagne. L’incarnation tient d’avantage au soin que j’apporte à mon corps, qu’au souci de mon apparence. Je sens mon corps. Je me sens dans mon corps. C’est par mon corps que je suis inscrit ici et maintenant, dans ce lieu de l’espace, à ce moment du temps. C’est à partir de mon corps que je situe les directions de l’espace : la droite, la gauche, le haut et le bas. C’est à partir de mon corps que je me situe dans le monde, que je distingue ce qui est extérieur de ce qui est intérieur. Ce sont les limites de mon incarnation que j’explore dans l’endurance, l’exercice physique. C’est dans mon corps que j’affronte le danger et la peur de la mort. C’est avec mon corps de chair que je rencontre des êtres humains de chair comme moi. C’est dans ce corps de chair que se rencontre le désir, ce sont les corps de chair qui s’unissent dans la sexualité. Il y a des moments où mon corps est gracile et léger, quand, joyeux et plein d’entrain, j’esquisse un pas de danse. Il y a des moment où mon corps est lourd, pesant, inerte (je n’ai pas digéré cette fichue omelette aux champignons !!). Cela n’a pas de rapport avec cette représentation abstraite du corps objet dont on me parle le plus souvent. Voir dans le corps ce qu’il est, sujet-objet, et non pas un objet modifie du tout au tout notre appréhension du corps. Cela nous oblige à accorder une attention particulière à la conscience du corps, cela nous oblige à investir de l’intérieur notre corps, et non pas à le regarder de l’extérieur. Il y a un sens et un mystère de l’incarnation qui nous échappent complètement dans l’attitude naturelle. Nous avons tendance, en réaction au matérialisme ambiant, à penser que l’homme postmoderne idolâtre le corps, lui dresse des autels (des top-model-autel), et survalorise le corps. En réalité, la postmodernité survalorise l’image du corps, ce qui n’est pas du tout la même chose. L’homme de la vigilance, l’homme postmoderne pressé par le temps, submergé de préoccupations et de soucis vit dans le harcèlement de ses pensées, il ne vit pas vraiment son incarnation et il n’y prête pas attention. Il y a une expérience sensible, un territoire d’expérience et d’expérimentation dans l’incarnation. Cette conscience-là n’est pas celle qui plane ailleurs, dans la pensée. C’est la conscience qui se fait chair et muscles, la conscience qui s’éprouve elle-même charnellement dans le milieu des sens, les pieds sur Terre, vivant dans un corps pleinement humain. Mon corps est le lieu de mon expérience humaine. Et cette expérience est permanente et en devenir tout à la fois, ce qu’elle requiert, c’est une Présence qui signifie s’immerger dans cette pleine subjectivité de l’incarnation dans le lieu même de l’instant. Cf. Michel Henry Incarnation.
Il y a des milliers d’années, une philosophie s’est donnée pour tâche d’explorer le champ d’expérience humaine de l’incarnation, l’un des six darshanas, les six systèmes de la pensée indienne (darshan : points de vue), le Yoga. Le terme parle assez clairement : yoga vient de
Juj, relier, étude du lien, étude du lieu de l’expérience du lien entre l’esprit et la matière : le corps. Nous n’avons aucune idée en Occident de ce que l’approche subjective, mais rigoureuse du yoga a pu susciter d’audace de la part de ces
conquérants, de ces explorateurs du corps conscient que sont les yogis. Nous n’avons aucune idée de la science du corps qu’ils ont pu acquérir. Nous n’avons pas idée de la connaissance prodigieuse qui a été défrichée dans les disciplines du yoga. Formés à l’approche objective de la connaissance, nous regardons les écrits anciens sur le sujet comme des textes obscurs et ésotériques. C’est exactement le sentiment qu’éprouve l’homme traditionnel devant nos livres de médecine ! Obscurs et ésotériques ! Loin de l’expérience à même le corps. On ne peut comprendre le corps-conscient que de manière concrète. L’approche subjective du yoga a une grande rigueur et une approche méthodique soumise à la juridiction de l’expérience directe, sous la surveillance d’un enseignant compétent. Cela ne s’improvise pas. Il ne s’agit pas de faire de l’expérimentation au hasard, ce qui serait dangereux. Un texte ancien dit : « C'est dans le corps qu'il faut chercher l'esprit ». Il est quand même assez singulier de voir que la pensée occidentale contemporaine qui s’est tournée avec passion vers le thème de l’incarnation, n’ait même pas pensé à interroger des philosophies dont l’orientation allait exactement dans la même direction. Nous avons beaucoup à apprendre des enseignements du hatha-yoga, le yoga des asanas, les postures, sur la manière dont les tensions psychiques viennent se loger dans le corps, sur la manière dont l’énergie vitale, le prana, circule dans le corps ou rencontre des obstructions. Nous avons beaucoup
à apprendre du jeu du prana dans la respiration à travers la science du pranayama. Nous avons beaucoup apprendre d’une médecine qui est logiquement liée avec la connaissance du yoga, l’Ayur-veda. Ce n’est pas qu’il faille mettre un peu de piment
ou d’exotisme dans notre compréhension occidentale du corps, mais au contraire, qu’il est devenu nécessaire de nous approprier un legs universel de l’humanité qui est déposé dans la connaissance du yoga.
------------------------------Or, dès que nous portons l’attention sur le corps-conscient, c’est tout un monde qui s’ouvre à nous, ce que dans son langage Shri Aurobindo appelle le plan du vital qu’il distingue avec beaucoup de précision du mental et de ses formes. Le vital est à lui seul un royaume et une forêt vierge. C’est dans cette forêt qu’inlassablement, toute sa vie S. Aurobindo et sa disciple immédiate Mère ont travaillé. Nous avons maintenant un document, l’Agenda et nous avons le commentaire du confident de Mère, Satprem qui nous donne, comme un géographe, la cartographie du territoire. Du travail pour des générations de philosophes qui voudraient comprendre le sens de l’incarnation.
La voie est donc ouverte pour un renouvellement complet de la compréhension de l’incarnation. Cependant, une question reste en suspend : n’est-il pas alors aussi possible de renouveler les perspectives de la biologie moderne dans sa représentation du corps-vivant ?
La physiologie classique est entièrement régie par une représentation mécaniste du vivant. Elle est sous le diktat d’un paradigme mécaniste hérité de la physique classique. Ne serait-il pas possible en changeant radicalement de paradigme de changer complètement l’image que la biologie a du corps ?
C’est exactement ce à quoi on assiste dans le livre de Deepak Chopra, Le Corps quantique. Dans un livre précédent, il s’était arrêté sur l’étrangeté que constituent l’effet placebo et l’effet nocebo. Le point de départ de ce livre est exactement dans le prolongement, il est celui du problème des guérisons spontanées. Il existe des cas, certes rares, mais très nets, de malades qui, atteints de cancer ont tout d’un coup, de manière inexplicable, vu leur tumeur régresser très rapidement jusqu’à disparition totale. On a même des cas tout à fait stupéfiants de malades jugés incurables par la chimiothérapie habituelle, et l’irradiation qui ont accompli dans leur corps ce retour vers la santé. On ne parle évidemment jamais de ce genre de cas dans les articles de vulgarisation scientifique, pour une raison morale : il faut éviter de donner de faux espoirs à certains malades et à leurs proches. Ceux-ci seraient en effet tentés de refuser les traitements assez durs, mais qui ont fait leurs preuves. Le plus singulier en cette affaire, c’est que ce sont les plus farouches partisans de la médecine allopathique qui affirment l’existence des rémissions spontanées, justement pour dénier toute valeur à des médecines traditionnelles ou non scientifiquement fondées. Le plus fort, c’est que ce sont eux, qui disent que ce genre de cas serait comparable aux placebo, donc à une action simplement « psychique » du malade sur le corps (le sous-entendu est simple : c’est du vent par rapport à une bonne vieille chimiothérapie). C’est concéder que la conscience agit bel et bien sur le corps, mais, contradiction, dénier la valeur de cette action, pour ne se référer en guise de cause efficiente pour un traitement qu’à l’action d’une substance chimique bien matérielle.
Comment se fait-il que ce genre de phénomène soit possible notamment chez des malades atteints de cancers et des malades atteints du SIDA ? Il est hors de question d’en appeler aux miracles. Ce n’est ni scientifique, ni philosophiquement recevable. Si le corps-physique est une machine et que ses processus sont mécaniques, la maladie est un processus qui, comme les autres, doit répondre à une logique purement mécanique, de même par exemple que la vieillesse ou la mort. Mais ce qui est seulement mécanique est stupide et dépourvu de pouvoir d’organisation intelligente. La seule réponse valable, c’est de dire que qu’il s’agit là d’une forme particulière et spectaculaire d’un pouvoir général et naturel d’auto-guérison qui appartient au corps : « tout organisme sait comment cicatriser une coupure, mais apparemment, - c’est ce qui fait la rareté des cas – seuls quelques privilégiés possèdent un organisme sachant comment guérir le cancer. En écrivant ces lignes, Chopra donne aussi un coup de semonce à l’encontre d’une opinion très installée dans notre conscience collective : il y a devant la maladie grave un fatalisme évident. Le fait même pour le malade de se savoir incurable installe ce fatalisme et tout le conditionnement sinistre de notre culture contribue à renforcer le fatalisme et à inculquer la résignation. Or cette croyance (comme toute croyance) elle-même agit dans la conscience et engage le malade à d’emblée s’avouer vaincu face à la maladie. Elle induit par avance un effet nocebo, et une pensée mortifère n’est évidemment pas favorable à une guérison. Maintenant, si le corps possède en lui-même un processus auto-référent de guérison, est-ce que cela ne signifie pas qu’il existe une intelligence du corps ?
Le
paradigme mécaniste
a déjà privé d’intelligence la Nature et nous n’avons,
nous autres Modernes, guère de réticence dans la représentation biologique à en priver le corps. Cependant il est extrêmement difficile de maintenir le paradigme mécaniste quand on observe, avec un tant soit peu d’attention, ce dont le corps est capable. Il ne fait pas de doute qu’il y a des
mécanismes opératoires de la rémission spontanée, seulement, le mécanisme, c’est une raison de surface qui fait écran à une intelligence bien plus subtile qui est sous-jacente au processus mécanique. « Quand nous constatons la réduction d’une fracture osseuse ou la régression d’une tumeur maligne, notre qualité de médecin nous amène à examiner avant tout le mécanisme physique. Mais celui-ci est comparable à un écran
derrière lequel…. Se trouve quelque chose de beaucoup plus abstrait, une sorte de savoir-faire que l’on ne peut ni voir ni toucher ».L’intelligence du corps.
Le corps n’est pas réductible aux mécanismes que nous sommes capables de démonter ou de démontrer dans sa structure. Il porte en lui, involué en chacune de ses cellules, un champ d’intelligence qui possède le caractère
fondamental d’être
auto-référent et de contenir toute l’information nécessaire au maintien de la vie biologique. Au plus fin des mécanismes du corps, il y a une Intelligence qu’il devient alors très difficile de ne pas penser en terme de conscience. Si nous prêtons simplement attention aux émotions en nous, nous n’aurons aucun mal à reconnaître le pouvoir qu’a la conscience d’agir en profondeur sur le corps. Toute émotion vécue par le sujet conscient se traduit dans la production de substances chimiques caractéristiques. La peur déclenche la production d’adrénaline, de l’hypertension, l’accélération des battements du cœur. Les fluctuations de la pensée consciente s’auto-transforment pour produire des molécules qui structurent les mécanismes de nos réactions de surface. De là à dire qu’en réalité c’est la même Conscience qui est involuée dans le
champ d’information des cellules du corps et qui est évoluée dans le flux de nos pensées, il n’y a qu’un pas. Qu’est-ce qui nous retient de le franchir ? Un seul obstacle : le paradigme mécaniste hérité de la physique du XIXème siècle. Selon ce paradigme en effet il faut regarder la Nature comme une simple machine dépourvue de conscience et réserver la conscience à l’être humain doué de réflexion. S’il s’avérait que ce paradigme est un vestige archaïque d’une physique qui n’a même plus court depuis longtemps, alors la destruction du modèle mécaniste du corps deviendrait ipso facto inévitable. Remarquant les convergences entre les modèles de la nouvelle physique et ceux de l’Ayur-veda Chopra en arrive à une conclusion très importante. Si du point de vue de la
science normale, dominée par le paradigme mécaniste, nous sommes une machine qui a appris à penser, du point de vue de l’Ayur-veda, nous sommes une pensée qui a appris à fabriquer une
machine. Non seulement cela, mais parce que cette pensée n’est pas en son fond notre propriété exclusive, en conséquence, comme le rappelait un physicien, l’univers se présente à nous non plus comme une immense machine, mais plutôt comme une immense pensée.
Dès lors, il est urgent d’abandonner les conceptions trop rigides du corps qui ont partie liée avec un mécanisme largement obsolète. Chopra sur ce point oppose deux images du corps, celle de la sculpture et celle de la rivière. Nous avons tendance à penser la réalité du corps à partir du concept de chose. Nous y voyons une sculpture faite avec de la matière, ou à la rigueur – mais c’est la même idée – un automate fait avec beaucoup de petites choses, des pièces qui en font une machine. Mais comme ce corps, c’est aussi un corps vivant, et remarquablement structuré par une sorte de technicien intérieur, on a imaginé qu’il fallait nécessairement lui adjoindre une âme-vitale : « on a d’abord désigné ce technicien sous le nom d’âme, puis il semble avoir été déchu au rang de fantôme que l’on imagine enfermé dans la machine ». Il y a une faille dans ce raisonnement, car « le corps ressemble bien plus à une rivière qu’à un objet figé dans l’espace ». Et c’est à la physique nouvelle que nous devons ce changement de regard sur les soi-disant objets matériels. Le corps est dans un flux permanent. « Quatre-vingt-dix-huit pour cent des atomes de l’organisme étaient absents un an auparavant. Le squelette qui semble si solide n’était pas le même trois mois plus tôt…La peau se renouvelle tous les mois. La paroi de l’estomac change tous les quatre jours et les cellules superficielles qui sont au contact des aliments sont renouvelées toutes les cinq minutes… C’est comme si l’on vivait dans un immeuble dont les briques seraient systématiquement remplacées chaque année. Si l’on conserve le même plan, il semble alors qu’il s’agisse du même immeuble. Mais en réalité, il est différent ».
Le corps ne reste pas le même, il est perpétuellement dans le flux du changement.
Or, malgré cette instabilité d’une rivière en mouvement, le corps ne s’effondre jamais comme une simple pile de briques, une intelligence maintient son intégrité, se charge de coordonner la transformation du flux, ce qui permet de dire, vu de l’extérieur (celui qui se regarde dans la glace),que le corps reste le même. « Pour ce qui est de la permanence, le corps est solide et stable comme une sculpture figée. Pour ce qui est du changement, il est mobile et fluctuant comme une rivière ». Seulement, du point de vue du paradigme de la physique classique, c’est là un paradoxe insoutenable, car il est impossible de considérer en même temps ces deux points de vue. Ce serait considérer un même phénomène à la fois comme de l’ordre des choses (corpuscules) ou de l’ordre d’un flux (l’onde). De là suit que, parce que le concept d’objet solide est surtout intelligible du point de vue de la vigilance quotidienne, parce qu’il est en accord avec une vision linéaire de la
causalité, qu’il est plus facile à l’esprit de penser le corps comme une sculpture figée, que comme un flux vivant. Il est plus simple de se représenter le changement comme une causalité linéaire, une cause engendrant un effet, dans une séquence qui lient les objets entre eux, comme les boules de billard de Newton. Mais en restant dans ce modèle, on oublie justement ce qui est étonnant dans le corps physique, la beauté du renouvellement constant du corps, du renouvellement qui se produit à chaque instant.
Pour éviter de faire le saut vers une représentation quantique du corps, il reste encore un repli stratégique : celui qui consiste à dire que c’est au cerveau, machine complexe entre toutes, que revient la production de cette intelligence du corps. Cependant, comme l’explique longuement Chopra, si le cerveau est lui-même une machine, extrêmement complexe et perfectionnée, expliquer les phénomènes psychologiques par la présence du cerveau, c’est un peu comme dire que les véhicules sont responsables des accidents de la route, et non leur conducteur. L’intelligence ne se réduit pas aux mécanismes dont elle se sert pour opérer, y compris les mécanismes neurochimiques impliqués dans les échanges synaptiques. Le savoir que nous possédons aujourd’hui sur le cerveau nous permet de beaucoup mieux appréhender le fossé que l’on posait autrefois entre la pensée et la matière. Ainsi, « Les neurotransmetteurs sont les coureurs qui vont et viennent à partir du cerveau, transmettant à chacun de nos organes, émotions, désirs, souvenirs, intuitions et rêves. Aucun événement n’est confiné dans le cerveau seul. De même, ce ne sont pas uniquement des phénomènes mentaux puisqu’ils peuvent être codés sous forme de message chimique… Penser, c’est réaliser une chimie cérébrale qui engendre une cascade de réactions dans tout l’organisme». Ces découvertes ont une importance capitale : « L’entrée en scène des neurotransmetteurs favorise plus que jamais la mobilité et la fluidité de l’interaction entre esprit et matière – qui se rapproche encore plus du modèle de la rivière ». Pour comprendre la transformation subtile de la pensée en matière, il faut cesser de les opposer strictement, il faut se représenter le corps comme doué d’une intelligence propre, et se représenter le mental comme une intelligence consciente s’auto-transformant dans le corps en processus matériels. Les conséquences de cette vision sont immenses, elles nous contraignent en effet à penser notamment la médecine comme médecine corps-esprit et plus comme une simple médecine du corps-objet.
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C’est une erreur de raisonner sur le corps, comme sur l’esprit à partir d’une hypothèse substantialiste, c’est une erreur de chercher des relations de causalité mécanique entre l’esprit et lui-même, entre le corps et lui-même et entre l’esprit et le corps. Le corps-physique est bien plus qu’un automate bien rodé. La pensée est plus qu’une sorte de fantôme dans la machine du corps. L’Intelligence elle-même transcende à la fois le mental pensant et la structure matérielle du corps.
Pour la première fois, il devient possible de tirer parti des découvertes de la physique nouvelle pour redessiner l’image que nous avons du corps, tout en respectant scrupuleusement ce que l’expérience vécue du corps propre a d’original. La subjectivité n’est pas confinée dans un royaume coupé du domaine objectif décrit par la science. Nous sommes à l’aube d’une complète révision de la compréhension classique à la fois de la conscience et du corps. La métaphysique de la représentation et ses différentes doctrines, est insuffisante pour comprendre l'incarnation.
Cela implique des questions nouvelles : en quoi le paradigme mécaniste est-il nécessairement limité et doit-il être dépassé ? Qu’est-ce que cette Intelligence qui transcende à la fois le mental pensant et la structure matérielle du corps ? Y a-t-il dans la conscience une puissance non-mentale qui ne serait pas liée au corps, mais directement liée à l’Intelligence ? De quoi le corps-physique est-il donc capable, si il est non pas seulement une machine, mais aussi l’intelligence qui conduit la machine ?
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© Philosophie et spiritualité,
2002, Serge Carfantan.
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