Leçon 154.    L’espace de la conscience       

    De l’espace, nous avons depuis la modernité surtout une appréhension mathématique. L’espace cartésien est la représentation en trois dimensions, longueur, largeur et profondeur, d’une chose. La res concreta, la chose concrète pour Descartes se définit par l’espace et c’est à partir de l’espace que la matière est représentée comme une substance douée de propriétés objectives. Le dualisme légué par Descartes consiste à opposer a) une substance non-spatiale, une substance pensante qui porte en elle les qualités dites secondes, subjectives, propres à l’expérience et b) une substance dont la quintessence est l’espace, support des qualités dites premières et objectives, propre à la mesure. Nous avons vu que la dualité entre qualités premières et secondes ne s’impose nullement. Une qualité, quelle qu’elle soit, suppose nécessairement un sujet qui la perçoit. L’espace n’a de sens que pour un esprit qui le pense et qui en fait l’expérience.

    Nous avons aussi vu que dans l’attitude naturelle, la conscience est chosique et l’intérêt dirigé vers l’objet. A moins d’y porter attention, nous ne remarquons pas l’importance de l’espace dans lequel pourtant tout objet est perçu. Aussi est-il com­munément ramené à un simple contenant abstrait des objets, sans autre valeur que celle de définir une position relative. Guidée par intentionnalité, notre perception habituelle va chercher l’objet et néglige l’ouverture de la conscience au sein duquel se produit la perception. De même, nous ne sommes pas attentifs à l’espace de silence qui sépare les mots dans l’expression. Or le mot écrit n’existe que sur le fond de la page blanche. Un objet n’existe que sur la toile de fond de l’espace.

    Il semble bien que pour comprendre l’espace de la conscience, il est indispensable de suspendre l’intentionnalité de la perception, ou encore de l’ouvrir de manière panoramique, dans une sensation globale qui rejoint, enveloppe de proche en proche, tout ce qui est présent dans le champ de conscience. Qu’est que l’espace de la conscience ?  Bergson a montré que dans la durée que l’esprit se découvre à lui-même, en contrepartie, l’espace semble un milieu étranger qui relève de la matière. Cependant n’y a-t-il pas aussi une dimension spirituelle de l’expérience de l’espace ?

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A. Espace et corporéité

    Quand, à l’état de veille, nous situons dans l’étendue concrète le haut, le bas, la droite ou la gauche, le proche et l’éloigné, c’est avant tout à partir du corps physique. Du point de vue de la géométrie, ces concepts n’ont guère de sens. La position d’un solide dans l’espace abstrait suppose seulement un point d’origine dans un repère cartésien et ensuite on donne les coordonnées a, b, c d’un autre point de l’univers tridimensionnel. A tout point de l’espace peut être associé trois nombres, ce qui suffit pour construire un objet et le localiser.  L’étendue concrète est dite subjective, tandis que l’espace abstrait est dit objectif.

     1) Il devrait donc être facile de montrer que l’étendue concrète est donnée avant tout espace géométrique, l’espace étant une représentation réduite de l’étendue concrète, réduite à ce que l’objectivation est à même de retenir.

    L’attitude naturelle a la fâcheuse tendance de considérer que l’existence du monde va de soi, sans remarquer qu’implicitement, dans le moindre acte de perception, une conscience structurante est l’œuvre : la conscience d’objet dont il ne reste que le résultat. C’est en ce sens précis qu’elle est irréfléchie. L’approche phénoménologique se doit de rétablir la réflexion, en retrouvant le sens originaire de la spatialité. Dans les mots de Maurice Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la Perception, « Ou bien je ne réfléchis pas, je vis dans les choses et je considère vaguement l’espace tantôt comme le milieu des choses, tantôt comme leur attribut commun, - ou bien je réfléchis, je ressaisis l’espace à sa source, je pense actuellement les relations qui sont sous ce mot et je m’aperçois alors qu’elles ne vivent que par un sujet qui les décrive et qui les porte, je passe de l’espace spatialisé à l’espace spatialisant ».

    Comment comprendre cet espace spatialisant?  La réponse que Husserl donne à cette question, dans les Recherches phénoménologiques pour la Constitution, consiste à montrer que l’espace suppose la conscience de l’ego et aussi qu’à ce titre, c’est mon corps propre qui est mon centre d’orientation de l’espace. « Tout ego a son domaine de perceptions chosique et il perçoit nécessairement les choses dans une certaine orientation ». Pour qu’il y ait perception, il faut qu’il y ait un ici premier à partir duquel rayonnent les directions de l’espace.

    « Tout être spatial apparaît nécessairement de telle manière qu’il apparaît près ou loin, en haut ou en bas, à droite ou à gauche… Le corps propre possède alors, pour l’ego qui lui appartient, ce trait distinctif, unique en son genre, qu’il porte en soi le point zéro de toutes ces orientations. L’un des points de l’espace qui lui appartiennent, fût-ce même un point qui n’est pas effectivement vu, est constamment caractérisé sur le mode de l’ici central ultime, à savoir d’un ici qui n’en a aucun autre en dehors de soi par rapport auquel il serait un là-bas. De la sorte, toutes les choses du monde environnant possèdent leur orientation par rapport au corps propre… Loin veut dire loin de moi, loin de mon corps, à droite renvoie au côté droit de mon corps, par exemple à ma main droite, etc.» (texte)

    ---------------L’expérience de la veille ne saurait se comprendre sans l’implication du corps propre, implication qui met précisément en jeu l’incarnation de la conscience. Le corps propre ne peut donc pas être considéré comme un simple objet, car c’est par rapport à lui que nous situons l’ordre des objets. Merleau-Ponty montrera qu’en raison de son rôle dans l’expérience,  le corps est sujet-objet. Dans notre situation d’expérience concrète, nous pouvons dire : « j’ai toutes les choses en face de moi, elles sont toutes – à l’exception d’une seule, précisément de mon corps, qui est toujours ici ». L’ici véritable c’est le centre d’expérience dans lequel nous sommes charnellement inscrits. (cf. M. Merleau-Ponty) Nous y reviendrons plus loin, mais il est important de noter dès à présent que cette formulation mon corps, en première personne, est essentielle. Ce n’est que par abstraction que l’on peut détacher l’espace de l’expérience concrète au sein du champ de conscience. En ce sens, la représentation mathématique de l’espace est toujours celle d’un sujet désincarné, où la position de l’ici est un pur concept. La représentation mathématique biffe le sujet réel et de son sens de l’espace, parce qu’elle se situe dans une approche fondée sur un ordre qui est celui des idéalités pures. Elle se présente comme la forme la plus aboutie de l’objectivation. On ne saurait trouver d’opposition plus nette avec l’expérience sensible et subjective du sujet incarné que nous sommes.

    Si maintenant nous abordons la perception du mouvement dans l’espace, nous devrons réitérer la même la même observation que pour les dimensions précédentes. Dans le paradigme mécaniste, le mouvement est ramené au déplacement d’un solide. Des lois assez simples de la mécanique permettent de fixer dans des équations ce que représente une trajectoire, ou une accélération.

    Pour le sujet percevant, le mouvement s’interprète, se décompose, à partir de la position du corps. C’est à partir d’ici que le monde des objets bougent, que l’oiseau s’envole vers une branche, que la voiture devient plus petite parce qu’elle se fond dans l’horizon sur la route. En fait, c’est seulement une conscience ici qui ne bouge pas qui peut rendre compte du mouvement dans l’espace.

    Toutefois, il est remarquable que l’attitude naturelle sort très vite de l’expérience originaire de l’espace. Elle pose d’emblée l’extériorité. Nous nous représentons ainsi facilement l’objet qui s’éloigne comme on pu le voir des observateurs extérieurs. Nous nous considérons comme un individu dans le monde, comme une chose parmi les choses et en mouvement par rapport à d’autres choses. Nous adhérons spontanément à la vision de Newton d’un espace préexistant qui est comme une grande boîte dans laquelle se trouvent toutes sortes d’objets. Entre, d’une part les planètes et des galaxies dans la voûte étoilée, et d’autre part les choses qui sont « là », il n’y a pas de différence. Le point de vue de la science classique se situe dans le prolongement de l’attitude naturelle. Dans la vigilance quotidienne, nous sommes l’individu existant qui construction les apparences, qui est fasciné par l’objet et absorbé dans un monde. Nous pensons en termes de choses prises dans un espace unique, préexistant à tout objet. Un espace qui existerait, même s’il n’y avait aucune chose, aucune matière et aucune conscience pour percevoir. Dans l’attitude naturelle, l’espace, comme le temps, sont perçus « en soi » comme réels et sans relation avec la conscience du sujet. Bien sûr, nous ne suivons pas communément Newton pour soutenir que l’espace et le temps sont des attributs de Dieu, mais nous pouvons sans difficultés les accepter comme réels en soi. C’est une donnée de sens commun et une croyance qui reste partagée tant qu’elle n’a pas été remise en cause.

    Si nous mettons entre parenthèses la position de l’attitude naturelle, nous devons suspendre ces présupposés et être plus attentif à ce que l’expérience concrète nous donne dans le vécu de l’espace. Voici par exemple ce qu’écrit à ce sujet Maurice Merleau-Ponty :

     « Voici ma table, et plus loin le piano, ou le mur, ou encore une voiture arrêtée devant moi est mise en marche et s’éloigne. Que veulent dire ces mots ? Pour réveiller l’expérience perceptive, partons du compte  rendu superficiel que nous en donne la pensée obsédée par le monde et par l’objet. Ces mots, dit-elle, signifient qu’entre la table et moi il y a un intervalle, entre la voiture et moi un intervalle croissant que je ne puis voir d’où je suis, mais qui se signale à moi par la grandeur apparente de l’objet. C’est la grandeur apparente de la table, du piano et du mur qui, comparée à leur grandeur réelle, les met en place dans l’espace. Quand la voiture s’élève lentement vers l’horizon tout en perdant sa taille, je construis, pour rendre compte de cette apparence, un déplacement selon la largeur tel que je percevrais si j’observais du haut d’un avion et qui fait, en dernière analyse tout le sens de la profondeur». Cet intervalle n’a de sens que référé à mon corps pris comme centre de référence.  De même, voici, plus loin, ou s’éloigne intègrent aussi implicitement le rapport à mon corps. L’espace originaire a son siège dans la subjectivité. La représentation de l’espace est si peu objective, qu’il suffit de quelques altérations de la perception pour qu’elle se modifie du tout au tout. Il suffit de considérer les données de la pathologie mentale pour s’en rendre compte. Les illusions d’optiques de même nous montrent très bien que le sens de l’espace peut être profondément modifié par la perception. Mais à chaque fois, le sujet continue implicitement à se référer, sans même s’en rendre compte, à l’ici de son corps propre. Il organise l’espace à partir du point où sa conscience jaillit dans l’extériorité. L’extériorité n’a elle-même de sens qu’à partir du corps pensé comme la frontière entre extérieur et intérieur.

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 Nous faisons l’expérience de l’espace avant de le conceptualiser de manière abstraite et cette expérience coïncide avec l’ek-stase de la vigilance qui nous dirige vers l’existence. Nous l’avons vu. L’espace est, avec le temps et la causalité, une dimension fondamentale de l’existence. Merleau-Ponty écrit ceci :« Nous avons dit que l’espace est existentiel ; nous aurions pu dire aussi bien que l’existence est spatiale, c’est-à-dire que, par une nécessité intérieure, elle s’ouvre sur un dehors, au point que l’on peut parler d’un espace mental » (texte)

    C’est à partir de ce espace mental qu’il est possible de rendre compte de l’expérience du rêve. Or ce qui reste assez mystérieux, dans une phénoménologie fondée sur la vigilance, c’est justement la spatialité présente dans le rêve. Dans l’état de rêve, la sensation de l’espace est tout aussi présente que dans la veille, alors que la conscience ne s’appuie pas sur le corps-physique. La spatialité est immanente à l’intimité de l’ego, de la même manière que la temporalité. Le monde onirique n’est jamais vécu comme dépourvu de profondeur. C’est seulement du point de vue de la veille que l’on peut dire, qu’il est un défilé d’images plates projetées sur l’écran de la conscience. Il n’est pas vécu comme tel. Il est indispensable de prendre en compte l’expérience du sujet. Seule l’expérience de première main peut nous enseigner. Les considérations de seconde main sont douteuses. Ce qui est certain, c’est qu’il est impossible de détacher l’espace de la conscience que nous en avons et de la représentation que nous en donnons.

B. De l’immensité intérieure   

    Tout ce qui est manifesté l’est dans un espace primordial  qui est donné à même le je suis. Dans cet espace, la séparation entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur s’abolit, car c’est précisément l’espace de la conscience qui est présent au dehors comme au-dedans.  

     1) Nous allons revenir maintenant sur ce qui a été dit plus haut concernant l’approche de Douglas Harding. A là question : « pouvez-vous  voir Qui vous êtes vraiment ? » Douglas Harding répond de manière concrète en proposant une série de petits exercices simples qui sont exposé dans L’immensité Intérieure. Il s’agit ici de voir par soi-même et non d’analyser. Lorsque nous percevons un objet, il se situe nécessairement à une certaine distance. L’objet par nature est donné pour un sujet. L’objet est , le sujet est ici. Il n’est pas possible que le sujet prenne conscience de lui-même là-bas, comme d’un objet. Là-bas, c’est la table, c’est le mur jaune, c’est la fenêtre ouverte. La perception est cette direction de la conscience vers un objet porter par un mouvement de l’attention tourné vers l’extérieur. Cette perception est pour quelqu’un qui est ici. Je suis est ici, en même temps, l’objet est là. Je peux très bien être conscient de l’ici. Il y a une Présence qui est ici. Regarder Qui vous êtes vraiment c’est s’installer consciemment dans cette présence qui est d’ordinaire éclipsée en faveur de l’objet.

    « C’est tellement simple, c’est difficile à décrire. Normalement, nous regardons les choses là dehors. Voir Qui vous êtes vraiment ; c’est regarder ce à partir de quoi vous regardez, Ce qui regarde. C’est faire pivoter votre attention de 180° et regarder ce qui est le plus proche de vous que tout, ce qui est central dans votre vie – l’ingrédient permanent dans tout ce que vous êtes et faites. C’est-à-dire ce qui est à 0 centimètres de vous. Habituellement, je suis attentif à ce qui est relativement loin de moi – à quelque centimètre, mètres ou kilomètres. Mais ce qui est Ici, c’est un lieu que j’ai appris à ignorer, par la pression sociale. J’ai appris à prétendre que ça n’existe pas, que ce n’est pas important, que c’est dangereux et qu’il ne faut pas s’en occuper. C’est voir ce qui est exactement Ici où je suis – ce à partir de quoi je regarde. Voilà ce que Voir signifie pour moi ». (texte)

    Si je prends mes lunettes, que je les tiens à bout de bras, elles sont un objet à 40 centimètres. Si je les rapproche lentement elles seront encore objet à 15, 10, 5 centimètres. Mais trop près de moi elles ne sont plus un objet distingué. En même temps, je saisis mieux qu’il y a quelqu’un qui tient les lunettes qui sont . Ce quelqu’un est en deçà des yeux. Il y a 0 centimètre dans l’ici. Pas la moindre distance. C’est cette présence à soi sans distance qui permet la perception de quelque chose appelé objet, dans la distance.

    Ce je suis, s’interprète en trois sens :

a)                          soit comme étant un être humain, sur le mode des objets que je peux percevoir au dehors. C’est l’interprétation de l’attitude naturelle pour qui le sujet est une chose parmi les choses. Cette interprétation est phénoménologiquement absurde, car elle ne correspond pas du tout à notre expérience. Elle est seulement une représentation du mental.

b)                          Soit, on fait comme Sartre et on considère le je suis comme du vide, un courant d’air qui se remplit avec toutes sortes de choses. Par exemple un rôle comme celui du garçon de café. Le vide de la liberté. Ce qui suppose qu’il n’existe de conscience que comme conscience-de-quelque-chose et pas de conscience-de-soi.

c)                          Ou bien, « il y a une troisième possibilité très différente des deux autres. Aucun mot ne peut décrire ce que je vois Ici. Cela n’a aucune caractéristique. Mais paradoxalement, cela lui donne une valeur incroyable. Il est dit dans les Upanishads – et on le retrouve dans d’autres écritures – que nous ne trouvons le bonheur, la paix que dans ce qui est grand ouvert, sans limites, au-delà de tout entendement, de tous nos cadres de référence. C’est totalement mystérieux. C’est en cela que nous sommes comblés –jamais dans ce qui est limité ».

   --------------- Il suffit de coïncider vraiment avec l’ici, pour vérifier directement que seule la troisième solution est juste. Soyons clair. Il ne s’agit pas d’une « expérience mystique ». Harding prend soin de signaler que si on suit la typologie d’Abraham Maslow, il y a des « expériences de sommet ». Cette expérience est une « expérience de vallée ». Très simple, tellement simple que nous passons notre temps à nous en éloigner, parce que notre conscience habituelle est constamment happée par l’objet. La tension de la vigilance prescrit une attention tournée vers l’ex-tériorité. Le qui-vive qu’elle nous donne est toujours un face à face avec une chose, et même avec une chose sensée être dangereuse. Un effort pour combattre un danger potentiel. Le glissement de la conscience naturelle consiste donc à s’identifier avec l’objet et même donc avec l’objet en mouvement. Mais prenons garde à ce qui se produit réellement. Le Soi n’a jamais bougé. De la même manière le sens intime, le sentiment de Soi qui sous-tend tout expérience est toujours le même. C’est toujours le même étonnement qui surgit chez la personne âgée quand elle remarque qu’intérieurement elle se sent la même que lorsqu’elle était petite fille, ou le petit garçon. Cet étonnement d’être n’a pas changé. Pour l’enfant, sur le siège arrière de la voiture, les arbres filaient à toute vitesse, les lumières jouaient dans la nuit, le monde dansait à l’extérieur. Et c’était vrai. Par la suite, il y a eu l’identification au corps comme une chose parmi les choses. Alors, le sentiment dominant est devenu celui d’être un individu qui s’est mis à courir dans le monde, oppressé par des obligations, soumis à un stress constant. Mais cet individu n’existe que dans le regard d’un autre. En réalité, le Soi n’a pas bougé d’un pouce.

    « L’une des choses les plus fascinantes, c’est que vous n’avez jamais bougé. Ça c’est étrange. Vus n’avez jamais bougé ! Pas même d’un centimètre ! Certes le bonhomme ou la bonne femme dans le miroir court dans tous les sens comme une fourmi agitée. Nous déplorons que tout aille trop vite dans le monde moderne, nous parlons de tensions qui montent, et nous cavalons à travers le monde parce que nous pensons que nous sommes dans le monde. Nous n’avons pas de paix, pas de tranquillité intérieure. Nous sommes le fruit de l’agitation, et c’est encore un mensonge. Si vous ne me croyez pas, entrez dans votre voiture et voyez si Santa Cruz danse ou non. Vous découvrirez que les poteaux télégraphiques vous prêchent tous l’évangile de votre immobilité. Aristote disait ; « Dieu est le moteur immobile de Santa Cruz – pardon ! – du monde ». Montez dans votre voiture et dites la vérité : est-ce que c’est vous qui bougez ou est-ce que c’est Santa Cruz qui danse ? Ou est-ce le contraire : vous êtes immobiles et ce sont les poteaux télégraphiques qui défilent, les bâtiments qui dansent, let les collines voisines qui glissent lentement le long des collines plus lointaines ? La scène tout entière est mélangée comme un jeu de cartes. Santa Cruz est une ville où il fait meilleur vivre lorsqu’elle danse et vous laisse, vous, au repos. Je n’arrive pas à comprendre comment nous pouvons ignorer le fait que nous sommes immobiles et que c’est le monde qui bouge. Notre génie de l’aveuglement est extraordinaire ! Quand nous étions tout petits, en voiture avec papa, nous disions la vérité, et c’était la fête. C’était le carnaval. La Californie dansait. Même l’Angleterre dansait ! Mais ensuite nous avons grandi et les problèmes ont commencé. Le monde s’est immobilisé, et où est passé l’agitation. A l’intérieur de nous. Nous avons perdu notre paix, notre tranquillité. Toute l‘agitation s’est glissée Ici, au-dedans de nous, et c’était un mensonge. Désormais, lorsque vous allez être dans votre voiture, vous allez à nouveau pouvoir dire la vérité. Renvoyez le mouvement dans le monde. Alors le carnaval recommence, le monde danse, et il y a de la joie. Vous êtes Qui vous êtes vraiment, vraiment, vraiment, le Moteur Immobile du monde. Si vous ne me croyez pas, installez un caméscope dans votre voiture, et vous verrez le monde bouger. Les caméras ne mentent pas». (texte)

    Il faut bien comprendre que le fait est exactement le même. Rien n’a changé dans l’ordre de la phénoménalité. La seule différence, c’est que maintenant, nous avons remis la phénoménalité à sa place. Dans le spectacle. Dans l’apparence.

     2) Révélation assez dérangeante pour nos croyances invétérées ! Il faut en convenir. Le mental aura tôt fait ici de s’écrier : « quelle horreur ! Mais c’est du solipsisme (texte) que vous nous proposez là ! ». Ce qui nous inquiète, c’est notamment le rapport à autrui, la place accordée à l’intersubjectivité. Harding est tout à fait clair à ce sujet :

    « Il y a deux sortes de solipsismes, une mauvaise et une bonne. La mauvaise, c’est si le vieux petit Douglas dit : je ne fais l’expérience que d’un seul Je, une seule première personne. Tout les autres autour de soi sont des ils, des elles et des ça. Mon je est unique. Je n’ai jamais découvert un autre je que le mien. Donc vous tous êtes de simples figurines de carton, des personnages de rêve dans ma vie. Premièrement, personne ne prend ce genre de solipsisme au sérieux. C’est un jeu. Et deuxièmement, si on pouvait le prendre au sérieux, ce serait un enfer de solitude, d’aliénation et de tristesse. C’est une sorte de solipsisme pourri. Mais il y a une bonne sorte de solipsisme qui, comme la première, découvre que Qui vous êtes vraiment, vraiment, vraiment est le Seul, l’Unique. Mais c’est le Seul par inclusion. L’autre est le seul par exclusion. Le Je Ici est le Je de tous, l’histoire intérieure de tous les êtres que j’embrasse dans mon Je, parce qu’en définitive, la Conscience est unique et indivisible. C’est le solipsisme de Dieu si vous voulez. C’est le solipsisme de Qui vous êtes vraiment, vraiment et son autre nom est l’amour». (texte)

    Le premier solipsisme est faux, parce qu’il se construit sur l’expérience propre à l’état de rêve. Mais ce dont nous parlons ici, c’est de l’état de veille et non du rêve. Or si dans la vigilance, nous avons pris la mauvaise habitude de penser que nous ne sommes qu’une chose parmi les choses, ce n’est que sur la base d’une supposition. Cette supposition mise entre parenthèses, nous pouvons fort bien revenir à l’expérience originaire. Or que dit-elle ? Je suis est ici, en première personne. Il n’est pas là-bas, dans les objets. Il ne l’est que dans le regard et dans l’opinion des autres. L’ignorance est précisément ce passage par lequel la première Personne est tombée sous la coupe de la troisième. Cette ignorance est un voile qui est apparu quand, comme le dit Harding, l’ego est entré en scène pour se situer par rapport à d’autres et entrer dans le « club humain ».

    « Quand nous entrons dans le club humain, nous acceptons de supprimer la distinction entre la Première Personne et la troisième. Nous nous transformons en troisième personne pour faire parti du club, et nous disons : je suis ce que je parais être, la Première personne n’est pas différente de la troisième. Mais, évidemment, le fait que la Première Personne est le contraire même de la troisième personne. Si vous vous regardez dans le miroir, vous voyez le contraire de ce que vous êtes. C’est une façon très frappante de l’exprimer. Et Qui est la première personne ? Il n’y en a qu’Une seule. C’est la Première Personne du Singulier du Présent. Selon Kierkegaard, nous sommes tous nés Première Personne, mais très rapidement nous avons été taillé, émoussés en troisième personne. C’est cela que l’expérience du Petit et du Grand nous fait découvrir. Le trou dans la carte représente ce qu’est le nouveau né pour lui-même ou elle-même. C’est l’étape du numéro un de notre histoire. L’étape numéro deux, c’est celle de l’enfant grandissant qui vit à cheval sur les deux, le Grand et le Petit. L’enfant rejoint le club humain mais n’a pas encore payé toute la cotisation. Il/elle accepte que pour les autres, il/elle soit la petite personne dans le miroir, mais pour lui-même ou elle-même, quand il/elle est seul(e), il/elle est le Grand. Une époque merveilleuse de notre vie, n’est-ce pas ? Nous entrons dans la troisième étape lorsque nous fermons le trou dans la carte. Je perds mon Espace et je deviens ma face. Du jour au lendemain, j’ai rétréci. J’étais plus vaste que l’univers et me voici enfermé dans cette petite boite mortelle. Bien sûr, dans la quatrième étape nous voyons que cela ne s’est jamais vraiment passé. En réalité, nous sommes Espace pour nous-mêmes, un visage pour les autres». (texte)

     Comprenons bien : espace pour nous-mêmes. L’Immensité intérieure est ce royaume par lequel Je communique avec ce qui est. Je est connecté avec l’Etre. Il n’est pas une chose, n’a pas de limite et de définition, mais pourtant se sent lui-même et, par le biais de la conscience incarnée, fait aussi l’expérience des limites et a la possibilité de se donner une définition. Cette possibilité est même une tentation à laquelle chacun succombe, ce qui donne lieu à l’identification à une forme. La première de toutes, c’est évidemment le visage. Or, si nous comprenons bien ce qui a réellement lieu, mon visage en un sens ne m’appartient pas, il est précisément ce que j’offre à un autre. La conséquence, c’est que dans le rapport à autrui, il n’y a en réalité jamais de face à face ! Le « face à face » est une construction mentale de l’ego conflictuel. Il y a d’un côté l’espace ouvert ma conscience et de l'autre j’accueille le visage de l’autre. La relation est asymétrique par nature. L’autre m’offre son visage. Cela veut dire, dans les termes de Douglas Harding, que je suis constitué de telle manière que je peux disparaître en faveur de l’autre. Je suis construis pour aimer. Je suis construis pour aimer, car Je suis est un espace ouvert qui communique avec l’espace omniprésent, dans la non-séparation.

    Tel est le sens véritable de la Vacuité. Il ne s’agit pas d’un néant au sens purement conceptuel. C’est le lieu originel de la Potentialité absolue de l’Etre. La potentialité absolue est un Soi qui ne se sépare jamais de soi, qui précisément dans l’impossibilité de se séparer de soi est ouverture, pur accueil et pure affectivité.

C. Présence consciente et  lieu naturel

    Quel est donc le rapport entre le lieu originel du Je suis, ou encore, le Vaste, tel que Douglas Harding nous invite à le redécouvrir et l’appréhension du lieu comme doué de qualités propres ? On dit parfois, jusque dans les dépliants touristiques, qu’il y a une « magie des lieux ». Il est bien évident qu’en parlant par exemple du silence des lieux saints, ou de la qualité presque mystérieuse d’un cirque  de montagnes, nous sommes très loin de la représentation objective de l’espace. Nous dirons qu’il y des endroits du monde où une présence subtile imprègne l’espace et devient presque palpable. C’est aussi ce mot de Présence que nous spontanément employons pour désigner l’espace de la conscience dans lequel se manifeste le sujet pur.

     1) Nous avons vu que la Présence désigne avant tout dans la relation au temps, l’inscription vive du présent. De fait, Merleau-Ponty l’avait noté, il est impossible d’évoquer la perception sans la rattacher au sens du présent et inversement, seul le présent donne à la perception sa réalité la plus vive. « La perception me donne un champ de présence au sens large qui s’étend selon deux dimensions : la dimension ici-bas et la dimension passé-présent-futur. La seconde fait comprendre la première ». Il n’est donc pas étonnant qu’un auteur comme Eckhart Tolle, dont tout le travail est centré sur Le Pouvoir du Moment présent (son premier livre), soit amené à faire un lien entre l’immersion dans le présent et le sentiment du Vaste de l’espace.

---------------Dans le harcèlement de la vie quotidienne, dire que nous perdons la conscience du présent ou dire que notre sens de l’immensité intérieure est perdu revient au même. Revenir dans le présent, résider dans le présent, sans fuite, ni dispersion, c’est faire immédiatement l’expérience d’une expansion de conscience. D’une manière toute à fait surprenante, le sujet ne s’identifie plus alors au contenu de sa conscience (telle pensée qui me tracasse, cette voiture qui me barre la rue, telle angoisse au sujet du futur etc.), mais revient vers le contenant. L’Espace que nous sommes pour nous-mêmes. En termes de présent :

« La plupart des gens confondent le Présent avec ce qui s’y passe, mais ce n’est pas le cas. Le Présent est plus profond que ce qui s’y déroule : c’est l’espace dans lequel cela se déroule.

Ne confondez pas le contenu de cet instant avec le Présent. Le Présent est plus profond que tout ce qu’il renferme ». (texte)

Il est dans la nature de l’intentionnalité de se porter vers l’objet. De ce fait, le sujet de la vigilance est entraîné dans la relation sujet-objet, ce qui le conduit à s’identifier avec l’objet et donc à perdre de vue le Vaste. Cette relation donne naissance à l’entité ego qui est précisément l’effort contradictoire, désespéré et pourtant continuel, pour se constituer soi-même comme un objet.  A supposer que soit suspendu le mouvement de l’intentionnalité – ce qui se produit plus fréquemment qu’on le pense – immédiatement la Présence sans objet revient, (texte) et avec elle le sentiment du Vaste. De quelle nature est donc l’extase de l’alpiniste qui, après des heures et des heures de lutte acharnée atteint un sommet ? Une tension qui se relâche dans  une expansion de conscience extraordinaire. L’immensité intérieure embrasse l’immensité extérieure dans un baiser qui en réalité est une expérience de l’unité. Plus d’ego dans cet instant. Plus de pensée. Plus d’objet capable de convoquer un commentaire du mental. Le Silence, rayonnant de sa majesté et l’immensité.

La compulsion qui nous porte à continuellement alimenter le commentaire mental de de l’objet est inséparable de l’agitation de la conscience dans le temps. La pensée crée le temps psychologique. C’est elle qui produit la division passé-présent-futur.  (texte). Pour le sujet pleinement vivant, il n’y a pas de division et le présent seul est. « Le Présent est le seul espace de vie ». Nous avons vu, dans la lecture des Rêveries du Promeneur solitaire,  quelle place privilégiée Rousseau accordait à la contemplation de la Nature. Nous remarquions alors que lorsque l’esprit s’accorde avec le mouvement de la Nature et qu’il s’immerge dans la présence d’un lieu,  le temps s’efface dans une suspension, dans laquelle le sentiment de l’existence affleure dans une plénitude qui n’est pas le produit de la pensée.

Même tonalité chez Eckhart Tolle, avec quelques précisions : « Chaque fois que vous portez votre attention vers un élément naturel parvenu à l’existence sans intervention humaine, vous vous délivrez de la pensée conceptuelle et participez, dans une certaine mesure, au lien avec l’Etre où existe encore tout ce qui est naturel ». Le contact avec l’objet technique sollicite le mental, de même que toutes ces traces écrites, telles que les publicités que l’on inscrit partout dans nos paysages. Laisser entrer dans sa conscience la présence d’une pierre,  d’un torrent, d’un arbre, d’un animal, c’est sentir qu’ici, il y a comme « un espace de calme » qui l’enveloppe, le calme d’une présence indivise. La formule revient souvent chez Eckhart Tolle. Ainsi :

« Chaque animal, chaque végétal est tout à fait lui-même. A la différence des humains, il ne s’est pas scindé. Comme sa vie ne dépend pas d’une image mentale de lui-même, il ne se soucie pas de la protéger ou de l’améliorer. Le cerf est lui-même. La jonquille est elle-même.

  Tout dans la nature est uni non seulement en soi, mais aussi à la totalité. Rien ne s’est retiré de la trame de l’univers en proclamant une existence séparée : « moi » et le reste de l’univers ». (texte)

Il est assez curieux de retrouver dans ce texte une formulation presque hégélienne. L’en soi, pour Hegel, c’est effectivement le statut de l’existence naturelle, qu’il oppose au pour-soi propre à la subjectivité de l’homme. Le tour dialectique de la pensée de Hegel consiste à embrayer l’en-soi naturel dans une opposition au pour-soi, vers « l’en-soi et pour pour-soi » qui caractérise le dépassement de la Nature dans la « conscience de soi de l’homme ». Hegel, quand il parle de la Nature, la tient dans un suprême dédain comme inférieure à l’esprit. Ce n’est pas du tout ce que disent les textes d’Eckhart Tolle. Les êtres naturels sont l’Etre même dans sa Manifestation. Ce qui les caractérise, c’est qu’ils reposent dans l’Etre sans division ni distance. L’avènement du mental humain dans l’évolution s’est accompagné d’une coupure ontologique, qui a joué bien sûr un rôle fondamental dans la formation de l’individualité. Cependant, l’épanouissement de la conscience-de-soi n’est en rien une négation ou un dépassement qui serait le produit du mental. C’est au contraire quand le mental s’efface que la conscience de soi brille à nouveau. Ce n’est pas la médiation, mais la méditation qui conduit à l’Etre. L’Etre est immédiatement Soi, au repos et sans aucune distance. La jonquille est elle-même. Toucher son être, dans l’espace de calme dans lequel elle rayonne, c’est entrer en contact avec l’Etre. C’est pour cette raison que la contemplation de la Nature est une méditation. Elle se déploie dans l’unité du lieu naturel, qui repose dans l’Etre et de l’espace ouvert de la conscience, qui lui aussi participe de l’Etre. Jean Klein dit souvent : « se tenir dans l’ouverture ». En parler heideggérien, l’ouverture est la clairière de l’Etre. Elle ne demande qu’une disponibilité complète à l’instant ou le laisser-être de l’espace à lui-même. Cet exercice est bien plus facile au contact de la Nature. Marcher dans la forêt en respirant l’odeur de l’humus, sentir la présence des arbres, le jeu de la lumière dans les feuilles, sentir que dans cette présence, il n’y a pas de fausse note, que chaque chose  respire dans un seul Tout, dans une vivante poétique de l’espace, est à notre portée. Le pressentiment de l’unité est partout et à chaque instant offert.

Cependant, à partir du moment où Cela a été reconnu, rien n’empêche d’en retrouver la saveur au contact des choses les plus ordinaires et même au beau milieu d’une ville. Ce n’est pas tant la nature de l’objet qui compte que  le basculement de la conscience du contenu vers le contenant. Les craquelures du mur, le papier qui s’envole au vent, la lumière blanche du néon, la poussette trop chargée que la dame bien coiffée fait naviguer d’une main experte entre des rangées de voitures, tout cela est aussi. Dans le Vaste, ce qui est, est  Poétiquement. Il suffit d’ouvrir la perception de manière panoramique pour sentir que ce lieu où je me trouve est vivant et que les choses ont un langage qui leur est propre. Ce qui fait obstacle à la présence, c’est le nœud de mes pensées préoccupées, encore une fois, par le tiraillement temporel. Laissons les pensées suivre leur cours sans leur attacher une grande importance. Répondons à l’invitation de ce qui est , à partir de l’ici, l’espace ouvert de la conscience. Nous pouvons entrer dans une pièce en demeurant dans cette ouverture et nous ferons l’expérience que les choses sont à leur place dans l’espace et qu’à leur invitation nous pouvons recevoir un appel poétique. Le bouquet de roses blanches fait résonner un sentiment particulier éveille une pensée. La lourde tenture semble m’offrir ses motifs. Un livre sur l’étagère attire mon regard. C’est ainsi que les choses parlent dans l’espace ouvert de la conscience dans une tendresse toute particulière que seule la poésie peut restituer.

 2) L’ancienne philosophie de la Nature d’Aristote, fondée sur le topos, le lieu des choses, avec ses étranges notions de « haut », de «bas »,  de « mouvement par croissance », etc. semble bien naïve pour l’homme moderne. Dire que le lieu propre du feu soit le « haut », tandis que celui de la pierre soit le « bas » relève, dira-t-on, d’une psychologie animiste assez simpliste. Notons que l’argument ne tient que si l’on considère seul comme réel l’espace géométrique. Mais, nous venons de le voir, le lieu est bien plus réel et plus concret que l’espace géométrique. Bergson, dans L’idée de lieu chez Aristote, montre qu’Aristote « a voulu que l’espace… fût ramené dans les corps, de manière qu’à l’espace fût substitué le lieu, et au théâtre infini du mouvement, l’inclusion des choses finies dans les choses finies ». Aristote n’a pas ignoré la théorie moderne de l’espace : il l’a consciemment rejeté !  Selon lui, l’essence du lieu ne peut être saisie qu’en relation avec la présence d’un corps qui l’emplit, à l’intérieur des polarités dimensionnelles de ce grand vivant éternel qu’est la Nature. Ce qu’Aristote nous enseigne, c’est que dans la Nature chaque chose a sa place, son habitacle naturel en quelque sorte. Un autre commentateur d’Aristote, Victor Goldschmidt, n’hésite pas à parler de « méthode phénoménologique » chez Aristote au sujet de la détermination des régions de l’espace, en France opposition avec une analyse purement géométrique. Ainsi, les figures géométriques ne sont pas des êtres réels. Paradoxalement, elles sont « sans lieu », parce qu’elles n’existent pas quelque part.

 Les choses ont un lieu qui leur est propre, qui est leur résidence naturelle. La nature d’une chose détermine sa manière d’habiter l’espace et de s’y mouvoir. Le feu se meut vers le « haut ». La pierre tombe vers le « bas », le centre de terre. « Haut » et « bas » sont inscrits dans la nature d’une chose, comme le sont aussi les autres caractéristiques naturelles de l’espace. Il y a bien une géométrie de la Nature, mais elle est complexe, concrète, vivante. Elle ne procède pas de la volonté humaine de tailler, d’aligner, de mettre en ordre. Elle ne comporte pas l’arbitraire, car son ordre finalisé où le sens de la totalité de l’Etre est conservé. Il est donc aristotélicien d’observer à quel point une plante, un animal est admirablement constitué pour le lieu de vie qui lui est propre. L’hirondelle a apprivoisé le ciel. Le sanglier ne connaît que les sentiers de la terre. Les fougères que nous mettons dans nos appartements sont prospères dans peu de lumière et un climat très humide. Nous sommes tenus de reconstituer le climat qui est celui de le leur lieu d’origine. Le cactus a son lieu naturel dans un climat chaud et sec. L’olivier et le mimosas ne supportent pas d’être placé dans un lieu qui n’est pas le leur et ils craignent le gel etc. Le jardinier qui est attentif à ses plantes pense spontanément en terme de lieu. Par contre le paysagiste à la solde d’un urbaniste lui raisonnera davantage en terme d’espace cartésien. De « cadre » de vie (vocabulaire caractéristique). Il pourra ne pas être sensible au lieu, à la distribution des dimensions de l’espace  dans un lieu naturel. Il construira de l’espace « sans lieu ».  

    Les conséquences d’un tel point de vue sont prodigieuses. Ce n’est pas du tout la même chose que « d’aménager un espace » (c’est bien notre langage contemporain !) ou de disposer d’un lieu. Si nous choisissons de privilégier une conception de l’espace purement géométrique, cartésienne que ferons-nous ? Des villes quadrillées de routes respectant des angles nets, des buildings, des campagnes et des villes qui vue du ciel auront une géométrie « cartésienne ». Des bâtiments construits sur des modèles de volumes solides idéaux. Une merveille d’abstraction par essence en complet décalage avec la courbure et l’orientation naturelle des choses. Avec la laideur en plus par dessus le marché. Si nous restons en contact avec la Nature, si nous sommes sensibles au lieu, nous ne ferons pas n’importe quoi. Par exemple, nous tiendrons compte de l’orientation du soleil pour disposer une maison. Autrefois on choisissait de privilégier l’entrée à l’est, face au soleil. On tenait compte de la présence d’un cours d’eau. On faisait venir le sourcier pour savoir à quel endroit il fallait mettre le puits, mais aussi pour lui demander là où il valait mieux placer la maison. En tenant compte du lieu. Il y avait dans tout cela certainement un peu de superstition, mais aussi et surtout, pas mal de bon sens. C’est à peine nécessaire de le faire remarquer : nos mégalopoles, construites à la va vite, dans une représentation dominée par l’espace géométrique, n’ont pas le sens du lieu. Elles sont tellement le produit d’une abstraction qu’elles sont déjà toxiques vitalement et spirituellement, rien que dans leur conception. Ce sont les carences spirituelles de notre urbanisme qui ont appelé à la renaissance des anciennes disciplines de l’art de bâtir et de décorer. Selon le Stapathya-Veda, l’art védique de la construction, nous violons en occident en permanence les lois de la Nature qui supportent la vie. Nous avons perdu le sens du lieu naturel. Ce n’est pas pour rien que l’on dit de l’homme contemporain qu’il est désorienté ! il est désorienté parce qu'il est dénaturé, il est dénaturé parce qu'il vit dans un espace abstrait et non dans un lieu vivant.  Il parait que l’on manque de travail aujourd’hui. Eh bien reconstruisons nos villes en accord avec le sens véritable du lieu, avec le souci humain de ne jamais couper l’homme de la Nature et il y aura du travail pour au moins deux cent ans ! Mettons sur un pied d’égalité la dignité intérieure de la conscience et son expression extérieure dans son lieu de vie. Dans la beauté et l’harmonie, la conscience s’élève et s’agrandit. Parquer les hommes dans une géométrie laide, carcérale et artificielle, c’est les étouffer intérieurement. Comment s’étonner qu’un « cadre de vie » déprimant puisse engendre ensuite de la violence ? Les traditions anciennes qui ont fleurit dans un haut degré de culture, connaissaient toute l’importance des lieux, et la magie des lieux n’était pas séparée de la célébration de la Nature. Un lieu élevé, c’est une résidence où respire le Sacré.

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    Opposer l’espace, comme domaine de la matière, au temps comme dimension de l’esprit est assez superficiel. Chez un auteur soucieux de retrouver l’espace originaire de la conscience, comme Douglas Harding, la prise en compte de la valeur du présent va de soi. De même, chez Eckhart Tolle, qui lui se fonde sur une intuition du présent, la considération de l’espace de la conscience est fondamentale.

    Le mérite de la phénoménologie de Husserl est d’avoir compris l’insertion du sujet dans sa situation d’expérience à travers le corps-propre. Husserl n’a pas franchi le pas qui conduit à la Vision de Qui je suis qu’évoque avec une remarquable pédagogie Douglas Harding. Il s’est embrouillé dans l’intersubjectivité en n’allant pas jusqu’au bout d’une phénoménologie de l’espace de la conscience. Ce que Douglas Harding montre admirablement, c’est le caractère de liaison indissociable entre la Vacuité de l’espace originaire et le Je de la première personne. Jamais cette question n’avait été aussi clairement exposée que dans son travail.

    Chez Aristote la dimension phénoménologique sous-jacente à l’idée de lieu n’est pas explicite. Le lien entre la conscience et le lieu n’apparaît pas. Nous pourrions dire qu’il devait aller de soi pour un grec ! Ce qui  est frappant cependant, c’est l’importance de l’ontologie du lieu, face à l’indigence de la représentation géométrique. S’il y a bien quelque chose que l’on peut porter au compte du paradigme mécaniste qui est à l’origine de la civilisation occidentale, c’est bien la domination, l’empire et même la dictature d’une représentation de l’espace.

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     © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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