Quand on s’inquiète des violences dans les banlieues, on convoque des "experts", pour décider par exemple… de bâtir un nouveau terrain de basket. Quand des hooligans se livrent à des exactions sur un stade, on convoque des experts, pour décider d’installer de nouveaux grillages. Dans le même ordre d’idée, si une personne souffre d’un malaise constant, ou d’une anxiété maladive, on convoque un expert qui lui administre un produit, un anxiolytique. Ce type de pensée est omniprésent dans le système de la consommation : « vous avez un problème pour récurer vos casseroles… on a la solution, le produit A qui fait des miracles. Vous avez des problèmes avec l’image de votre corps ? On a la solution… » Le schéma est le même, il est caractéristique de notre civilisation occidentale : à tout problème, il doit y avoir une solution technique. La pensée technique consiste à décomposer un problème pour le traiter là où on peut lui donner une solution technique.
A y regarder de près, ce type d’approche qui précipite une solution technique, sans aller à la racine du problème, risque fort de ne traiter que des effets sans atteindre les causes réelles. C’est mettre une pommade sur la peau, sans traiter la maladie à son origine. C’est badigeonner les feuilles avec un onguent qui donne un bel effet, sans traiter la racine de la plante malade. On peut sérieusement se demander s’il ne faudrait pas changer notre manière de penser, notamment sur le plan psychologique, pour trouver une solution réelle et intelligente.
Pourquoi pensons-nous qu’à tout problème, il doit y avoir une solution technique ? Tous les problèmes peuvent-ils recevoir une solution technique ? Y a-t-il des domaines dans lesquels la solution technique est valide et d’autres dans lesquels la pensée technique est inopérante ?
* *
*
Si nous nous référons à notre usage courant, la pensée technique semble surtout un mode particulier de fonctionnement du mental discursif (R) qui consiste à raisonner en terme de moyen/fin, la visée recherchée concernant l’ordre pratique de la résolution d’un problème. Si je téléphone à la hot line parce que mon logiciel ne fonctionne pas, j’aurais affaire à un technicien. Le temps lui est compté, il suit la logique de l’efficacité. Ce n’est pas son affaire de résoudre l’angoisse de la personne et le rapport humain est réduit au minimum. La pensée technique tend à réduire tout ce qui relève de l’humain à la catégorie de l’utile. (texte) Par exemple, elle tend :
a) devant tout problème à recourir à un spécialiste ou un expert, (texte) à qui est confié la compétence : (technicien, promoteur, chirurgien esthétique, psychiatre etc.)
b) à réduire une question écologique, économique, sociale, psychologique ou spirituelle à une simple question technique,
c) à utiliser des moyens matériels pour résoudre un problème (le terrain de basket, le grillage, le prozac, la lessive, une prothèse etc.). Ce qui implique l’usage d’objets techniques, de produits de consommation et de machines.
--------------- 1) Il faut
souligner l’omniprésence et l’omnipotence de ce mode de pensée caractéristique
du modèle culturel occidental. cf.
Jacques Ellul (texte) Il suffit d’ouvrir les journaux ou d’observer par
exemple comment est gérée la vie publique pour le remarquer. En politique, quand
sont révélés des problèmes sociaux graves, la réaction de la
pensée technique
est : « on va voter une nouvelle loi ». Ou encore, au sujet des accidents de la
route, on admet qu’il y a trop de morts. « On va ajouter de nouveaux panneaux et
mettre des radars en plus » ! etc. Cette manière d’aborder une question dans le
contexte familial donne ces réflexions des parents
postmodernes vis-à-vis de
leurs enfants devenus adultes : « notre fils ne s’entend pas avec sa femme. On
va leur payer une nouvelle voiture, acheter une nouvelle machine à laver, de
nouveaux rideaux pour le salon… », comme cela, « ils auront tout pour être
heureux » etc. Réponse purement technique à un problème qui ne l’est pas. La
violence sociale est un problème
global, la réponse
légaliste est une
réponse formelle et fragmentaire. Les hécatombes sur les routes résultent
d’un problème global de comportement qui est bien plus fondamental qu’un simple
« manque de civisme ». La réponse purement technique par les panneaux, le
gendarme et le radar est très limitée. De même, on ne peut pas résoudre une
situation de conflit relationnel par une accumulation d’objets. Le problème est
ailleurs et c’est justement pour ne pas le voir en face que l’on se démène avec
des solutions techniques. La « solution technique » manifeste peut être une
bonne volonté, mais elle donne souvent l’impression de passer à côté des vrais
problèmes, d’être un bricolage coûteux, qui confine parfois à l’absurde.
Il est hors
de doute que, d’un point de vue pratique, chacun d’entre nous, dans le domaine
d’une profession, doit acquérir une compétence technique. Pour être
médecin, avocat, pour être capitaine de navire, conducteur d’engin sur un
chantier, architecte ou plombier, il faut engager l’esprit dans une
spécialisation. La compétence technique suppose l’acquisition d’une
formation et l’expérience qui s’y
ajoute comme mise en pratique. Le spécialiste,
avec le temps, gagne de l’efficacité et peut alors prétendre connaître à fond
son domaine. Plus celui-ci est étroit, plus la maîtrise technique en est
accessible. Le processus de spécialisation se situe donc à l’opposé de
l’ouverture de l’intelligence, ou de la culture.
L’homme cultivé manifeste un
haut de gré de conscience, il ouvre sa pensée, développe sa sensibilité et
s’éprouve comme partie prenante d’un monde qui déborde l’exercice d’une seule
forme d’activité. A l’inverse, la pensée technique conduit à un rétrécissement
de la pensée à une forme d’activité et un type d’objet et un seul. La pensée du
spécialiste qui n’est que spécialiste, devient de plus en plus « technique » ;
et à la limite il ne peut plus partager son savoir qu’avec ses pairs ou ses
condisciples. Dans le domaine de la techno-science, la
fragmentation extrême du
savoir conduit à son ésotérisme. La pensée technique s’exprime de manière
linéaire, dans la liaison problème-analyse-solution-technique. (texte) Nous savons la
grande compétence de l’expert dans un domaine donné n’assure en rien ses
qualités humaines. On peut être très compétent, redoutablement
efficace
d’un point de vue technique et être par ailleurs humainement peu sociable,
manquer d’intégrité en matière de morale. La pensée technique n’est pas faite
pour s’interroger sur les fins de l’homme, elle est attachée au raisonnement sur
les moyens. Comme nous le remarquions auparavant, dans le marketing, le bon
vendeur, c’est « celui qui vendrait n’importe quoi ». Il a été formé pour
cela. A la limite, nous pouvons remarquer que cet effet se rencontre partout où
il y a spécialisation. Un bon avocat, c’est un expert de la
rhétorique de la
justice, capable de retourner un jury en sa faveur, même quand il sait, sans
aucun doute possible, que son client est coupable. On peut être très compétent
comme médecin, mais en même temps avoir l’esprit borné, manquer du sens de la
relation humaine et être moralement sans scrupule. Ce n’est pas contradictoire.
La compétence technique est une chose, les qualités humaines en sont une autre.
Ce n’est jamais contradictoire, et on peut dire cela de tout domaine technique.
La pensée technique n’est pas une forme de culture. Même quand elle est très
développée et surtout quand elle l’est chez un expert, elle ne préjuge en rien
des qualités humaines. Ce qui caractérise en
effet la pensée technique, c’est son
objectivité, et par là, elle est
nécessairement détachée du sujet réel, subjectif par nature, et séparée de la
vie. Elle n’est pas faite pour rencontrer la vie dans sa
subjectivité
même, ni faite pour apprendre à considérer ce qui est de manière
globale. Elle est spécialisée. C’est sa caractéristique par excellence.
C’est une critique banale : le pur « expert » pense de manière mécanique et il
tend à simplifier à l’excès. (texte)
Or le rapport avec la Vie est la relation avec une totalité complexe et cette relation doit elle-même être vivante. La vie est complexe et un être humain est très complexe. Pour aborder la vie, il est nécessaire de la comprendre comme un tout et un tout qui enveloppe une infinité de relations. Pour comprendre ce qu’est la vie, quel est la nature de l’esprit, pour se connaître soi-même, il est indispensable de laisser de côté la pensée technique et spécialisée, car elle est complètement inadéquate. Pour comprendre l’être humain, il faut laisser de côté toute analyse fragmentaire. Le propre des sciences, dans l’état actuel des choses, est de fragmenter leur objet, de définir l’humain en le rangeant dans des tiroirs conceptuels (l’électeur, le citoyen, le consommateur, le croyant le…). Pour rencontrer l’individu vivant et la totalité vivante et complexe dans laquelle il vit, il faut mettre entre parenthèses notre attitude habituelle. Le processus de spécialisation met des œillères à l’intelligence et son inertie perpétue une tendance à la rigidité mentale. La pensée technique met l’esprit dans une ornière et justement, dans la confrontation avec la vie réelle et concrète il est indispensable de sortir de l’ornière pour penser de manière vivante, neuve et créatrice. La compréhension de la vie demande une ouverture sans présupposé, une vision globale, l’appréhension de l’unité dans la diversité et une grande adaptabilité. L’homme qui n’est qu’un expert, n’est pas intégré, il est spécialisé dans une seule direction. « Pour comprendre le processus de la vie, il faut une action intégrale et une compréhension intégrale tout le temps et non une attention spécialisée ». La pensée technique, sortie de son champ d’application, de la maîtrise de la matière, est nocive. (texte) En d’autres termes, ce dont nous avons besoin pour aborder la vie avec sensibilité et intelligence ne se trouve pas dans une formation technique.(texte)
---------------2) Comment
qualifions-nous celui dont la personnalité rayonne très visiblement au-delà de
la pensée technique ? Nous disons que c’est quelqu’un de très
humain. Mon
dentiste peut être quelqu’un de très compétent, mais en même temps de très
humain. Le médecin qui est très humain dans sa relation au malade ne le regarde
pas seulement comme un « patient », comme un expert en antiquité qui évaluait un
meuble. Il a souci de ne pas le réduire au seul aspect qui est l’objet de sa
spécialité. Le capitaine cesse d’être hautain et cassant quand il dépasse son
rôle et cesse de ne considérer que le « passager » pour voir l’être humain. Le
paysan qui regarde la
Terre avec amour n’est plus « l’exploitant agricole »,
(!!) il appréhende sa relation avec la Nature de manière vivante, ce qui veut
toujours dire, dans une relation à la totalité. Il n’est pas interdit au
plombier de mettre entre parenthèses les déboires de la tuyauterie, pour avoir
une conversation avec un être humain qu’il cessera alors de regarder comme un
client ! De la même manière, nous souhaitons que nos politiques soient moins
« technocrates » et prennent en compte la dimension concrète et humaine des
problèmes. De la même manière, nous souhaitons que le juge ne soit pas rigide
sur le registre technique de la stricte légalité et manifeste ce que l’on
appelle de l’équité. Un esprit « technicien"
fonctionne dans une ornière
étroite, ce qui veut dire aussi qu’une réponse seulement technique à la
provocation de la vie dénote une étroitesse d’esprit, ce qui se solde souvent
par la perte du bon sens.
On désignait autrefois la Culture sous le nom des « humanités ». Cela fait vieillot et démodé. Le mot humanité doit avoir une odeur de parchemin poussiéreux que ne supporte pas notre sens olfactif postmoderne. Nous vivons à l’heure des vertiges de la consommation, de la hight tech, et dans la religion du marketing. Il n’est que trop clair que dans l’éducation actuelle, nous n’avons en vue que de former des « compétences » et pas du tout des « humanités ». Notre éducation met sur le marché des « individus fonctionnels », comme l’économie met sur le marché des produits de grande consommation. Quand on aborde avec un peu d’intérêt le sens de l’éducation, c’est pour dire qu’elle doit favoriser « l’intégration sociale ». Ce qui n’a rien à voir avec l’intégrité, mais avec un rangement rationnel (intégré comme un produit sur un rayon de supermarché est intégré à un ensemble). Pour ce qui est du développement du sens de l’humain, nous laissons chacun à lui-même et comme c’est une tâche difficile, bien peu s’en préoccupent et la majorité s’en contrefichent. La liberté de penser est une velléité marginale. Surtout quand non n’ouvre plus un seul livre après 30 ans. Par contre nous accompagnons massivement la formation des spécialistes, nous encourageons l’hyperspécialisation pour formater l’esprit de la maternelle jusqu’aux grandes écoles. (texte) Là, il n’est pas question de laisser l’individu à lui-même, mais au contraire d’effectuer une prise en charge musclée de ce qu’il doit penser et de sa manière de penser. Cela s’appelle l’instruction comme « formation ». Notez que le mot est bien choisi. Plus le technicien est « formé » et plus son sens de l’humain est déformé. Quand il sortira des grandes écoles pour entrer dans la vie active, il véhiculera la seule manière de penser qu’il aura reçu : la pensée technique. Il prendra des décisions concernant sa propre vie, concernant la vie collective et celle de la planète en « technicien ». Il chérira la compétence et haïra l’incompétence, pratiquera des méthodes rationnelles en tout genre, jusqu’à ce que l’expérience lui apprenne que le souci du profit n’est pas la seule mesure de la valeur, que les hommes ne sont pas des machines, que la Vie déborde en complexité tout ce que sa pensée a appris à maîtriser. Il ne suffit pas ici bas d’être un technicien compétent, ce que le monde attend, ce sont d’abord des hommes riches de leur humanité. L’ironie du sort, c’est que ce sont les entreprises à qui on destine des cargaisons de techniciens qui sont les premières, « demandeuses » de qualités humaines. La compétence, elle est facile à gagner dans l’ordre de l’action, un employeur d’office en fait son affaire. Par contre la l’ampleur de vue impersonnelle, la douceur, la patience, l’intégrité, l’honnêteté, le sens du juste, la générosité, la connaissance de la nature de l’esprit et du fonctionnement de l’ego etc. ne sont pas des éléments qui font partie de la formation. L’étudiant, comme on dit (!), a « tout à apprendre de la vie » en entrant dans le monde du travail (!!). Mais alors, qu’est ce qu’il a appris à l’école sur le sens de la vie? Rien. L’enseignement de l’université n’est-il pas là pour donner une connaissance universelle ? Non. L’instruction dans notre monde actuel ne donne rien de fondamental. (texte) La connaissance de la vie est nulle part dans l’étude aujourd’hui, parce que la formation d’une compétence est partout (!!!).
Cependant, nous avons vu qu’il ne suffit pas de considérer la technique dans son usage courant, ou d’un point de vue instrumental, c’est-à-dire dans la seule relation moyen/fin. La technique est un véritable phénomène caractéristique d’un héritage qui a son origine dans la modernité. La relation moyen/fin, telle qu’on la trouve dans la relation outil/main, est très élémentaire. Elle est largement inapplicable à notre contexte technique actuel. Il faut dépoussiérer les vieilles théories à ce sujet. (texte) Nous n’allons tout de même pas toujours régresser à l’homme des cavernes pour comprendre le monde dans lequel nous vivons ! Il est tout aussi ridicule de continuer à raisonner sur la technique en moralisant dans la dualité avantages/inconvénients. Tout cela n’est bon que pour les petites rédactions d’écolier. La pensée technique n’est pas une rubrique assortie à l’usage de l’outillage, elle est un mode de pensée qui est devenue le propre de notre civilisation technique. Cf. Jacques Ellul La technique et l'enjeu du siècle.
1) Aborder cette
question sous un angle seulement historique est inutile. Il est beaucoup plus
intéressant de l’examiner comme un processus de la pensée elle-même. Il semble
qu’avec la technique, c’est la pensée elle-même qui a trouvé sa maturité en tant
que rationalité
opératoire. Le propre de la raison technique, comme le montre
Jacques Ellul, c’est de « tenir compte de ce but précis qu’est l’efficacité.
Elle note ce que chaque moyen inventé
est capable de fournir, et parmi les
moyens qu’elle met à la disposition de l’opération technique elle fait un choix,
une discrimination pour retenir le moyen le plus efficace, le plus adapté au but
recherché, et nous aurons alors une réduction des moyens à un seul : celui qui
est effectivement le plus efficient. C’est là le visage le plus net de la raison
son aspect technique ». Le slogan directeur de la pensée technique Ellul le
résume dans : « 'la recherche du meilleur moyen dans tous les domaines'. C'est
ce one best way qui est à proprement parler le moyen technique et c'est
l'accumulation de ces moyens qui donne une civilisation technique.
Le phénomène technique est la préoccupation de l'immense majorité des hommes de notre temps, « de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ». Le mot « absolument » a un sens précis. Quel est-il dans ce contexte ? Pour la pensée technique, « il s’agit en réalité de trouver le moyen supérieur dans l’absolu, c’est-à-dire se fondant sur le calcul, dans la plupart des cas. Voir dans le calcul l’absolu est typique de la pensée du « techno ». (cf. Jacques Ellul Le Bluff technologique)
Celui qui fait
le choix du moyen c’est le spécialiste qui a fait le calcul en démontrant sa
supériorité. « Il y a donc tout une science des moyens, une science des
techniques qui s‘élabore progressivement ». En d’autres termes, la pensée
technique s’approprie la visée utilitaire, elle objective le processus de
l’action en le considérant exclusivement sur le plan du
quantifiable et elle
fait de la recherche de moyens d’action une fin en soi. Elle en fait précisément
la spécialité même. C’est la contamination progressive de ce mode de pensée, au
dépend de tout autre appréhension possible, qui caractérise en propre la
civilisation technique. « Notre civilisation est d’abord une civilisation de
moyens et il semble que dans la réalité de la vie moderne les moyens soient plus
importants que les fins. Une autre conception n’est qu’idéaliste ». Une
conception «
---------------idéaliste » de la technique serait donc une représentation qui
admettrait qu’elle n’existe que rattachée à des fins qui lui préexistent et la
dirigent, ce qui ne correspond en rien à la réalité de la technique telle que
nous l’avons sous les yeux. Nous avons vu que Descartes pensait pouvoir donner à
la technique une finalité en dehors d’elle-même, dans la santé qu’elle pourrait
apporter, dans l’amélioration de l’homme qu’elle était sensée produire.
Descartes donnait une fin morale à la technique. Mais cela fait longtemps que la
technique a acquis à cet égard une indépendance. « L’un des caractères majeurs
de la technique… est de ne pas supporter le jugement moral, d’en être résolument
indépendante et d’éliminer de son domaine tout
jugement moral. Elle n’obéit
jamais à cette discrimination et tend au contraire à créer une ‘morale
technique’ tout à fait indépendante » ! Parler de « mauvais usage » de la
technique, c’est tenir un langage outdated qui ne fait pas partie de sa
représentation. « L’automobiliste qui bousille son moteur en fait un mauvais
usage. Et cela n’a rien à voir avec l’usage que nos moralistes voudraient pour
la technique ». Le mécanicien comprend « mauvais usage » dans ce sens, c’est un
aspect du bon/mauvais qui fait partie de sa pensée. Il reste interdit et muet
sur le fait que l’automobiliste renverse trois piétons en roulant trop vite. Ce
n’est pas son problème, c’est un monde de pensée qui lui est étranger. Ce n’est
pas son affaire. Ce n’est pas sa « morale technique » et il n’a jamais reçu dans
sa formation de technicien d’indication dans ce sens. Ellul conclut : « En fait,
il n’y a rigoureusement aucune différence entre la technique et son usage. Nous
formulerons donc le principe suivant : l’homme est placé devant un choix
exclusif, utiliser la technique comme elle doit l’être selon les règles
techniques, ou ne pas l’utiliser du tout ; mais impossible d’utiliser autrement
que selon les règles technique ». La pensée technique est simple et linéaire
parce qu’elle ne fait pas de différence entre la technique et son usage. C’est
ce qui explique la grande facilité avec laquelle elle peut être acquise, car
elle repose sur une structure mentale très élémentaire, dépourvue de toute
complexité : la rationalisation.
Qu’est-ce que la rationalisation ? Le procès
explicatif de la science opère une réduction du réel à un ordre intelligible que
le savoir rend maîtrisable. Le procès technique « est centré sur l’ordre, c’est
ce qui explique le développement des doctrines morales et politiques au début du XIX ème siècle. On prend davantage au sérieux tout ce qui exprime un ordre. En
même temps, on utilise comme jamais auparavant les moyens destinés à élaborer
cet ordre ». La rationalisation est une mise en ordre du réel avec tous les
moyens qui vont avec, y compris les moyens policiers qui sont dans la même logique du maintient de l’ordre. Sur ce point, Heidegger est parfaitement dans
le vrai quand il décrit la technique en usant du terme
arraisonnement.
2) Dit autrement, la technique, en tant que tout et dans son application opératoire, fonctionne comme un système qui simule artificiellement l’auto-référence de la vie. Jacques Ellul, l’explicite à sa manière en insistant notamment sur plusieurs caractères : l’automatisme du choix technique, l’auto-accroissement, l’insécabilité, l’universalisme et l’autonomie.
a) La rationalisation technique implique l’automatisme du choix. « Lorsque tout a été mesuré, calculé, que la méthode déterminée est, au point de vue intellectuel, satisfaisante, et qu’au point de vue pratique elle se révèle efficiente, plus efficiente que tous les autres moyens employés jusqu’ici ou mis en concurrence au même moment, la direction technique se fait d’elle-même… Il n’y a proprement parler de choix, quant à la grandeur entre 3 et 4 : 4 est plus grand que 3… La décision, quant à la technique, est actuellement du même ordre. Il n’y a pas de choix entre deux méthodes techniques : l’une s’impose fatalement parce que ses résultats se comptent, se mesurent, se voient et sont indiscutables ». L’esprit technicien, par nature, obéit sans discuter à l’inertie de ce mécanisme. (texte) L’opération chirurgicale que l’on ne pouvait pas faire autrefois, la manipulation génétique que l’on peut faire maintenant et qui n’était pas disponible il y a quelques années n’est pas l’objet d’un choix. Elle entre tôt ou tard dans la pratique. Si on peut le faire ? Pourquoi ne le fait-on pas ? Cela ne se discute pas, cela doit prendre mécaniquement effet. Il n’est pas question de laisser à l’homme un choix, c’est le système technique qui emporte mécaniquement la décision. A cet égard, les comités d’Éthique sont voués à être des « jardins d’acclimations » pour toutes les innovations qui fatalement se font jour. « La pire réprobation que puisse porter notre monde moderne, c’est précisément de dire que telle personne ou tel système empêche cet automatisme technique » ! Dit de manière un peu paradoxale : parce que nous avons entériné depuis des lustres le choix d’une civilisation technique, « il n’y a donc absolument aucune liberté de choix. Nous sommes actuellement au stade de l’évolution historique d’élimination de tout ce qui n’est pas technique ». C’est dire que la pensée technique a acquis un tel degré de suprématie qu’elle est devenue exclusive et a donc gagné de fait une puissance sans limite : « il n’y a pas de puissance équivalente au monde ». Une puissance libérée de toute volonté humaine, une puissance qui a acquis un empire qui se traduit par un succès foudroyant. Parce que la matrice de notre pensée collective est la technique elle-même, nous pensons qu’il n’y a de résolution des problèmes que par elle. Inversement, nous avons toutes les peines du monde à comprendre que la technique puisse être la source de problèmes sans fin. Notre implication dans l’univers mental de la technique est telle que nous en sommes venus à penser que « la riposte technique est actuellement une question de vie ou de mort pour tous ». Nous croyons qu’« aujourd’hui, chaque homme ne peut avoir de place pour vivre que s’il est technicien ».
b) La rationalisation technique implique son auto-accroissement indépendamment de toute intervention régulatrice de la part de l’homme. Nous pourrions penser que le phénomène technique est un phénomène social, une transe et un engouement collectif. « Tous les hommes de notre temps sont tellement passionnés par la technique, tellement assurés de sa supériorité, tellement enfoncés dans le milieu technique, qu’ils sont tous sans exception orientés vers le progrès technique, qu’ils y travaillent tous, que dans n’importe quel métier chacun recherche le perfectionnement technique à apporter ». Or ce qui a lieu, ce qui compte, c’est moins le processus global d’auto-développement, que l’initiative proprement individuelle. Quand l’homme est au milieu du fleuve de la technique, il n’y a pas d’autre opportunité que d’être emporté par son courant. Historiquement, les petites découvertes individuelles ne restent jamais isolées ; elles se synthétisent dans des avancées techniques et se manifestent dans leur propre synchronicité temporelle sous la forme d’applications. Ainsi « En Allemagne, en Norvège, en U.R.S.S. en France, les recherches étaient à peu près au même point en 1939. Et ce sont les circonstances qui ont donné la supériorité aux États-Unis : invasion de la Norvège et de la France, effondrement de l’Allemagne à quelques mois de la découverte, manque de moyens et matière première, semble-t-il pour l’U.R.S.S. Dans La Barbarie, Michel Henry d’ailleurs ne voit que le sens technique de la synchronicité, mais il commente rigoureusement Jacques Ellul en allant dans la même direction. Peut importe le lieu, quand, dans la résultante de sa progression, une technique doit apparaître, elle le fera implacablement tôt ou tard. La technique s’engendre elle-même, et, dans une progression géométrique, en engendre d’autres. Le moteur à explosion a développé à sa suite toute une cascade d’applications hors de son domaine premier. Et on pourrait remplir des pages et des pages d’exemples du même genre.
c) La
technique, en tant que phénomène, véhicule une pensée unique et se propage comme
un tout insécable auto-normé. Certes, entre des techniques différentes, de
manière superficielle, nous serions tenté de marquer des distinctions. Entre
l’épandage agricole, la culture usant d’engrais, l’informatique, l’automobile ou
l’électro-ménager, il semble que l’on ait affaire à des techniques très
différentes. Mais la diversité n’est qu’apparente, elle dissimule une profonde
unicité de principe et il est très facile de repérer une identité de caractères.
La mécanisation y est patente. L’esprit technicien est le même partout. Le «
technicien agricole » (je ne dis pas le paysan), ne se sent pas étranger face à
l’univers de l’électro-ménager et de l’informatique. Il possède déjà les clés de
sa compréhension et il voit très bien que son domaine est inséparable des autres
domaines. Naïf serait aussi celui qui ne verrait pas à quel point tout est lié
dans l’univers technique. Le monde technique fonctionne de manière
systémique et
ses boucles de régulation interne sont justement les boucles dominantes du monde
de l’économie qui est greffée dessus. Il est illusoire de chercher des
oppositions entre les différentes techniques, ce qui frappe au contraire, c’est
que rien ne peut être séparé et que partout œuvres les mêmes principes. Les
apologues de la technique doivent se livrer à un étrange tour de passe-passe
intellectuel pour trouver des réussites dans un domaine particulier, en
occultant les effets secondaires et l’unicité fondamentale de l’ensemble. C’est
aussi pour cette raison que la séparation entre la technique et l’usage que l’on
en fait reste fictive. « Le phénomène technique ne peut être dissocié de façon à
garder ce qui est bien et à s’abstenir de ce qui est mal. Il a une masse que le
rend insécable ».
c) L’universalité du phénomène technique est d’une telle évidence qu’il ne peut plus guère être renié. Il a un impact direct sur la vie collective, parce qu’il atteint de plein fouet les différentes cultures présentes sur notre planète. Il a un impact direct sur l’individu, parce que, quelque soit son activité, il ne saurait échapper à son emprise.
--------------- Il n’est pas
indispensable d’être un « occidental » pour assimiler l’utilisation de
l’informatique, de la fission nucléaire, de l’astronomique, des techniques du
packaging ou du marketing. La technique n’a pas besoin d’un haut degré de
civilisation et de culture pour être assimilée. Elle absorbe facilement l’homme
qui l’utilise quand les méthodes sont entre ses mains. Les effets qu’elles
produit ici, sont exactement les mêmes que ceux qu’elle produit là-bas et la
logique est partout identique. Comme le dit Ellul, en reprenant une étude de M.
Vogt, la progression de destruction du milieu naturel se produit avec une «
inexorable méthode de Panzer division » (texte) sur toute la planète. Ce qui fascine les
peuples extra-occidentaux, ce n’est pas l’aura des droits de l’homme, d’une
culture, ni la science en général, mais bel et bien la technique. « Comme l’a
montré le Colloque de Vevey (1960) alors que le problème premier pour les
peuples sous-développés est celui de la nourriture, l’obsession du Technique les
obnubile au point que ce qu’ils demandent (et ce que nous leur offrons !), c’est
l’industrialisation, qui pour un temps indéterminé aggravera le mal ».
Contrairement à ce que l’on dit parfois, ce n’est pas l’importation d’un
mode de
vie à l’occidentale qui d’abord mine les civilisations
traditionnelles. Ce qui
uniformise fondamentalement les civilisations, c’est la technique elle-même. La
technique est le seul universel concret incontestable de la
postmodernité, pour
le reste, dans le domaine culturel, ou celui des valeurs, nous sommes dans le
relativisme le plus complet. Ce qui nous intéresse aujourd’hui dans les échanges
entre civilisations, ce sont les échanges technologiques. Dans l’état actuel de
nos mentalités, si nous avions un contact avec une autre
civilisation dans
l’univers, ce que nous chercherions, c’est… un échange technologique !
Historiquement, on sait que les civilisations ont rompu leur isolement en raison
de la guerre et du commerce. Mais en fait, à y regarder de près, ce que la
victoire apporte, ce que la défaite commande, c’est la reconnaissance de la
suprématie technique. Pour nos États aujourd’hui, le commerce le plus précieux,
c’est le commerce… des technologies. Si nous pensons que ce qui compte avant
tout, c’est la communication des hommes entre eux, il faudra ajouter que la
communication n’a de sens que… par les techniques de communication. La
technologie de l’information est même la reine des technologies, car c’est elle
qui manipule la virtualité propre à l’artifice technique.
d) L’autonomie du phénomène technique a un sens qui lui est propre et dont l’intuition a été nettement formulé par Taylor. Anticipant la cybernétique, Taylor prend pour point de départ l’idée que l’usine est « un organisme clos », qu’elle est un but par elle-même. Ce qui est fabriqué dans l’usine, ce qui constitue la finalité même du travail, reste en dehors de son dessein. Tel est le sens de l’autonomie de la technique. Nous avons vu que le mot autonomie voulait dire « se donner à soi-même sa propre loi ». Le « soi-même » en question ici est le système technicien lui-même. La formulation de sa loi est très simple, elle se résume en un seul mot : l’efficacité. Le mot « loi » n’a plus ni sens juridique, scientifique, ou métaphysique. C’est de la causalité pure et dure, telle qu’elle est à l’œuvre dans le paradigme mécaniste. « Les lois à quoi obéit l’organisation technique, ce ne sont plus les règles du juste et de l’injuste, mais les lois au sens purement technique ». Le mental du « techno » de la techno-science, raisonne dans ce contexte de l’efficience technique. Si la technique était en situation d’hétéronomie, cela voudrait dire qu’elle dépendrait d’autre chose que d’elle-même. Il n’est pas difficile de démontrer que, de fait, ce n’est pas le cas.
Selon Ellul, l’idée par exemple que la
technique serait dépendante de l’économie est une
idée largement dépassée. Elle
est bien plutôt le moteur de l’économie elle-même qui sans cela n’aurait guère
d’enjeu. Si on se bat à coup de milliards pour racheter des sociétés
informatiques, pour mettre la main sur tous les brevets portant sur des secteurs
de pointes, c’est pour s’approprier des technologies, car on sait bien que le
véritable pouvoir est là.
De même, on a beau jeu de défendre l’indépendance et
la suprématie du politique sur le domaine de la technique, mais les grands
discours pontifiants dissimulent assez mal la pratique qui est que la politique
se met clairement au service de la technique qui commande par avance ses fins.
Les clivages idéologiques sont des jeux médiatiques commodes qui donnent à
croire à l’opinion publique qu’il y a encore suprématie de décision. Cependant,
ce qu’ils dissimulent c’est une parfaite entente, un champ de non-contestation
sur le plan de
l’irrécusable nécessité et de la valeur de la technique. Cela
explique par exemple pourquoi, de droite, comme de gauche, personne de conteste
la validité de la notion de croissance. En faire une critique sérieuse et
intelligente reviendrait en effet à remettre directement en cause la technique,
or la politique officielle est faite pour le citoyen, pas pour l’écocitoyen, ce
qui implique un assentiment massif au système technique.
Enfin, la dépendance de la technique vis-à-vis de la morale, nous l’avons vu, est plus que discutable. Il y a une page célèbre de La technique ou l’enjeu du siècle ou Ellul est particulièrement brillant à ce sujet :
« La technique ne supporte aucun jugement, n’accepte aucune limitation. C’est en vertu de la technique bien plus que de la science que s’est établi le grand principe : chacun chez soi. La morale juge des problèmes moraux, ; quant aux problèmes technique, elle n’a rien à y faire. Seuls des critères techniques doivent être mis en jeu. La technique… assure de façon théorique et systématique la liberté qu’elle avait su conquérir en fait. Elle n’a plus à craindre quelque limitation que ce soit, puisqu’elle se situe en dehors du bien et du mal. L’on a prétendu longtemps qu’elle faisait partie des objets neutres ; actuellement ce n’est plus utile ; sa puissance, son autonomie sont si bien assurées qu’elle se transforme à son tour en juge de la morale, en édificatrice d’une morale nouvelle . » ! (texte)
Il y a donc des raisons de penser en termes de « solutions techniques » qui ne sont pas motivées par un véritable choix conscient. Elles obéissent mécaniquement à un système de pensée qui est tout simplement la matrice dominante de notre représentation collective. (texte)
La technique est parvenue à un tel degré d’autonomie, que c’est aujourd’hui l’existence humaine qui se définie par rapport à elle et non l’inverse ; de sorte qu’il faut retourner de part en part l’explication instrumentale empruntée à la relation homme-outil (texte) pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. L’irrésistible expansion de la technique remodèle l’homme à son image et produit une quatrième dimension virtuelle qui va bien au-delà de l’humanité définie par le physique, le vital et le mental, tels qu’ils ont été légués par le cheminement de l’évolution. Il ne s’agit pas nécessairement de l’avènement du spirituel et de sa manifestation, comme on voudrait nous le faire croire, mais plutôt d’une simulation artificielle du spirituel, comme sous-produit de l’auto-développement de la technique.
1) L’univers technique prolifère dans l’expansion d’une mentalité où la dimension de l’humanité consciente a été neutralisée et cette mentalité est celle du pur technicien : l’intelligence artificielle de la machine. Nous savons depuis des lustres que l’homme est le maillon faible de la technique. Nous sommes désormais à une ère où l’on admet carrément qu’« Il ne faut pas que l’homme ait quoi que ce soit de décisif à faire dans le cours des opérations, car c’est de lui que vient l’erreur». Jamais la formule « l’erreur est humaine » n’a pris un sens aussi patent qu’aujourd’hui, mais ce n’est plus du tout sur un arrière fond de réflexion sur le libre-arbitre, comme le pensait Descartes, ni sur un préjugé théologique. Non, si l’erreur est humaine, c’est parce que la machine elle fait mieux, plus vite et sans erreur ! L’idée implicite c’est que « dans la mesure du possible, il faut éliminer totalement cette source d’erreurs, éliminer totalement l’homme et l’on voit aussitôt les excellents résultats ». Je cite toujours Jacques Ellul : « le technicien conscient ne peut qu’adhérer aux jugements rapportés par M. Jungk : ‘l’homme est un frein au progrès’ et de même : ‘considérés sous l’angle des techniques modernes, l’homme actuel est un ratage’. Sait-on par exemple que pour le téléphone, il y a 10% de faux appels, en moyenne : quel mauvais usage par l’homme d’un si parfait appareil ! » Que dire aujourd’hui de l’ordinateur ! Ils sont trop parfaits pour l’homme devenu incapable, impotent et inadapté. La fraction des « utilisateurs » humains capables de se servir correctement d’un ordinateur est très, très faible. Par nature, de toute manière, « le cerveau électronique a une puissance intellectuelle que l’homme ne peut pas avoir ». Il est la perfection achevée du mental calculateur. Et comme le mental calculateur est pour nous la forme la plus achevée de l’intelligence, comme nous éprouvons une vénération sans borne pour la puissance mécanique du calcul dans tous les domaines, il est inévitable que nous ressentions devant la machine ce que Günter Anders appelle la honte prométhéenne, le sentiment d’humiliation de notre infériorité par rapport à elle.
La machine obéit à une froide logique. Elle n’a pas d’état d’âme.
Elle n’introduit pas cette subjectivité confuse, arbitraire et chaotique qui est
le lot de l’humain. Elle fonctionne. Pour que
l’homme
puisse en atteindre ne serait-ce que la maîtrise, il doit devenir lui-même
fonctionnel. Un point c’est tout. Toujours pour citer Jacques Ellul : « Les
joies et les peines de l’homme sont des entraves à son aptitude technique. M.
Jungk cite le cas de ce pilote d’essai qui a dû abandonner son métier parce que
« sa femme avait un comportement qui diminuait sa capacité de vol :
chaque jour, en rentrant chez lui, il la retrouvait qui versait des larmes de
joie. Devenu « accident conscious », il redoutait la catastrophe
lorsqu’il avait à faire face à une situation délicate. Car l’homme se servant de
la technique doit être strictement inconscient de lui-même, sans quoi ses
réflexes et ses préoccupations ne sont plus adaptés ».
L’homme doit donc « être travaillé par les techniques », sa formation doit être une rééducation systématique, il faut fournir une « adaptation de l’homme au cadre technique, pour faire disparaître les bavures que sa détermination personnelle introduit dans le dessin parfait de l’organisation». Apprendre à penser « technique », en désapprenant à penser « humain ». Une technocratie bien faite suit la logique impersonnelle de la technique, mais attention, cela n’a rien à voir avec le fait d’acquérir une conscience plus lucide, plus impartiale, moins soumise aux variations de l’émotionnel. Non, l’impersonnalité technique, c’est l’instauration d’un régime de la pensée obéissant aux impératifs et à la logique de la technique sans discussion possible, une pensée enrégimenté dans le procès de la technique pour la technique, une pensée identifiée à l’intelligence artificielle qui préside au développement technique. Ce n’est pas du tout la même chose. C’est à ce détail que l’on reconnaît la différence entre la quatrième dimension virtuelle et la véritable quatrième dimension spirituelle.
L’homme inadapté, c’est l’homme qui ne parvient pas à suivre le progrès technique. Celui là n’a aucun avenir dans ce monde. Il n’est qu’un chien dans un jeu de quille. Une gène. Une honte dont la correction peut cependant se faire en l’envoyant dans le camp de rééducation d’une formation adéquate, qui est d’ailleurs sa seule chance de survie dans l’univers impitoyable du travail. Sans formation que peut-on faire ? Rien. Etre O.S. dans une usine ! Or c’est la figure de l’adaptation technique la plus terrible, puisqu’elle revient, sur une chaîne, à faire de l’ouvrier une machine au milieu des machines, à faire du travail une exécution machinale. Or une exécution mécanique n’a rien d’un travail, parce qu’elle a perdu toute l’implication humaine d’une œuvre. C’est vrai qu’avec un tel régime, on peut facilement tranquilliser un peuple en disant que l’on fournit des emplois. Quelle admirable machine que l’homme ! Il supporte tout ! Le résultat de cet extraordinaire renversement, c’est que l’on peut désormais fièrement affirmer ces énormités : dire que les machines « travaillent », parce qu’elles exécutent des tâches et dire des ouvriers qui exécutent mécaniquement des tâches, comme des robots, qu’ils sont « opérationnels » sur la chaîne ! Le mot « travail » a changé de sens, il est devenu exclusivement technique. Ainsi, toutes les analyses classiques du travail, celles-là que l’on propose dans les manuels de philosophie, paraissent dans notre contexte d’un archaïsme suranné (texte).
---------------Si on se place maintenant au niveau décisionnel, cela ne fait
aucun doute, l’employeur privilégie communément la compétence technique et il
reclasse l’inadapté. C’est la logique même du système technicien qui gouverne
l’organisation de l’industrie et de l’économie. Dans le film d’Alain Resnais
Mon Oncle d’Amérique, c’est le sort du personnage joué par Depardieu qui ne
peut soutenir la défi de la concurrence face à un nouveau venu dans l’entreprise
plus « techno » que lui. Ainsi, dans une civilisation technique, les inadaptés
ne sont pas d’abord « sociaux », ils sont de prime abord inadaptés
« techniques » et c’est pour cette raison qu’ils deviennent des inadaptés
sociaux, parce qu’ils n’ont pas réussis à s’insérer dans le cadre tracé par la
technique elle-même. Sans compétence technique, l’homme n’est rien et il est
voué à rejoindre la marge des exclus, expulsé par la force centrifuge du système
technique. Or, comme le système technique est omniprésent, comme nous n’avons
jamais reçu la moindre éducation pour penser autrement la vie qu’à travers lui,
il n’y a justement plus de marge viable. Plus de monde d’à-coté de la technique,
plus de désert, plus de nature, plus de solitude, plus rien de
gratuit surtout.
On ne peut refuser la voiture, la ligne électrique, l’autoroute, l’ordinateur,
le téléphone portable etc. Nous ne sommes pas en Inde où il est admis qu’à un
certain âge, un homme peut, comme Swami Ramdas, (lire les très drôles Carnets
de Pèlerinage) partir seul, sans rien, sur les routes pour mener une quête
spirituelle et être socialement constamment assisté. En occident, un tel
individu est bon pour le poste de police ou l’hôpital psychiatrique. Sous le
dictat de l’émulation sociale, de la croissance et de la compétition, il n’y a
pas d’autre choix que l’adaptation technique. On peut toujours polémiquer en
politique, en réalité, le choix de société qui commande tous les autres
est acquis : celui d’une civilisation technique. Nous n’allons
certainement pas discuter ce qui est tacitement admis. Le reste n’est que
broutille et bavardage de politicien. (leçon)
2) Évidemment, dans tout cela, l’homme est un peu perdu, en déserrance dans un monde qui lui est par nature étranger. Jamais on ne lui a autant demandé. Jamais on ne l’a autant maintenu sous pression qu’aujourd’hui.
Pression dans l’ordre de l’espace tout d’abord. Nous avons
signalé la différence entre le lieu chez Aristote et l’espace
cartésien. La pensée technique a produit d’elle-même son propre
« environnement » dont la géométrie cartésienne est manifeste autour de nous.
Qu’on le veuille ou non, « le milieu dans lequel vit l’homme n’est plus son
milieu. Il doit s’adapter, comme aux premiers temps du monde à univers pour
lequel il n’est pas fait. L’homme est fait pour six kilomètres à l’heure et il
en fait mille. Il est fait pour manger quand il a faim et dormir quand il a
sommeil, et il obéit au chronomètre. Il est fait pour le contact avec les choses
vivantes et il vit dans un monde de pierre. Il est fait pour l’unité de son être
et il se trouve écartelé par toutes les forces de ce temps».
Nous parlons désormais de « cadre de vie », là où traditionnellement on aurait
parlé de paysage, nous parlons « d’environnement », là où on parlait autrefois
de Nature. Ce vocabulaire est déjà un aveu de notre rapport technique à
l’espace. Nous aménageons nos villes pour que le parking soit facile et que la
circulation des voitures ne soit pas gênée. C’est une obsession de ce que l’on
appelle « l’urbanisme » et de « l’aménagement du territoire » (encore un
vocabulaire purement technique). Il suffit d’examiner les quartiers et les
villes construites dans les années 60-80 pour constater à quel point ce que l’on
appelle « l’espace
urbain » a été
déterminé à partir de l’automobile, dans une optique de « circulation des flux »
des transports. Une ville, c’est un réseau de tuyaux et même quand nous
construisons des temples à la gloire de la culture, nous leur donnons l’allure
d’une raffinerie : voyez le centre Pompidou à Paris. Nos maisons sont bardées
d’appareillages. Notre nourriture est industrielle. Notre habillement
synthétique. Notre espace vital est la plupart du temps confiné et artificiel.
(cf.
André Gorz texte) Nous y sommes tellement habitué que le contact avec les grands espaces naturels
suscite chez la plupart d’entre nous une sorte de malaise. On est soulagé à 2000
mètres d’altitude de retrouver la cafétéria, avec les écrans télé, la musique de
fond, une canette de soda : c’est plus « humain » que cette immense vide hostile
au-dehors. Un champ bien quadrillé cela fait plaisir. On sent la puissance
technique de l’homme ! Une forêt, c’est toujours inquiétant. La forêt vous
rejette quand vous n’avez plus de contact intime avec elle. Heureusement, pour
résorber cette angoisse, la technique est encore là : on peut marcher avec un
baladeur sur les oreilles ! Bientôt on aura des lunettes vidéo pour regarder en
même temps un match de foot !
Pression dans l’ordre du temps aussi. Nous vivons sous le dictat du temps, tel qu’il est régit par la technique. C’est peu de dire que c’est ce qui constitue le stress de la vie moderne. Nous ne pouvons pas comprendre comment il pouvait se faire qu’autrefois dans une maison on pouvait très bien ne pas trouver de pendule. Quand on vit au rythme du temps naturel, le temps est concret et qualitatif. Dans le règne de la pensée technique, nous vivons dans un temps abstrait où le temps n’est que quantité, où le rythme en seconde, minute, heure, n’a rien à voir avec la vie. On peut mesurer aujourd’hui l’influence de la pensée technique sur l’habitat en comptant le nombre d’horloges dans la maison. Impressionnant : souvent plus d’une par pièce ! Avec montre, réveil, pendule partout, vous êtes constamment rappelé à l’ordre, vous ne pouvez pas échapper à l’impératif de la gestion du temps. Et la gestion du temps, c’est la pensée technique elle-même ! D’où l’obsession de la vitesse. Il faut vivre vite, parce que la technique va toujours plus vite. « Mumford a raison de dire que la machine la plus importante de notre civilisation, c’est la montre. Il a encore raison de dire que c’est elle qui a permis tout le progrès moderne, c’est elle qui permet toute l’efficience par la rapide et a coordination de tous les faits de la vie quotidienne». Le monde postmoderne, c’est un monde où « on bouge » beaucoup et où, ensuite, par compensation, on ne fait rien. L’homme postmoderne est alternativement hyperactif et ensuite incroyablement passif. La vitesse qu’il faut suivre sans cesse engendre une constante anxiété. Nos psychiatres s’entendent aujourd’hui pour dire que le dénominateur commun de nos troubles mentaux réside dans l’anxiété dont le rapport avec le temps n’est plus à démontrer.
Qu’à cela ne tienne, et quelles que soient les difficultés, il est, selon Jacques Ellul, toujours possible de mettre en œuvre le second programme impliqué dans l’expression « être travaillé par des techniques », c’est-à-dire dire l’ordre d’un savoir technique appliqué à l’homme. Il est possible de mettre en œuvre des moyens techniques pour l’éduquer à des fins d’adaptation, tout en disant que désormais, on va humaniser la technique. Vaste programme. Mais de fait, (pas dans l’idéal), s’agit-il de convertir la pensée technique en l’adaptant de l’homme ? Ou d’étudier l’homme pour l’adapter à un univers technique ? Mis à part les bienfaits de l’ergonomie sur le poste de travail informatique, il y a eu certes des progrès sérieux dans les sciences humaines pour élucider le comportement social dans un contexte technique. Mais comprendre en profondeur ce qu’est la conscience, prendre en compte la nécessité d’une appréhension globale de la vie, c’est une toute autre affaire. Dans l’état actuel des choses, les sciences humaines officielles ne modifient pas d’un iota l’esprit de la technique et elles ne changent pas la relation entre l’homme et la Nature.
Ce qui est patent par contre, en dehors de tout programme éducatif, ce sont les implications concrètes de la technique sur notre manière de penser : ce qui veut dire aussi de nous situer dans le monde, de prendre en compte ce qui a pour nous un sens et un intérêt majeur. Or la technique est en passe d’absorber toute activité ayant une structure objective. La tendance générale de nos sociétés est, partout où c’est possible, de remplacer progressivement l’homme par la machine. Au rang de nos valeurs, le loisir compte désormais davantage que le travail… mais c’est précisément en lui que l’incidence de la technique devient la plus marquée ! Certains auteurs ont été tentés de penser qu’à partir du moment où l’homme serait libéré de tout labeur par le biais des machines, il se consacrerait à son développement spirituel dans la sphère de la Culture. Nous serions alors invités à nous réapproprier le bel idéal des grecs, -un esprit sage dans un corps sain- mais cette fois avec l’appui des machines et non pas des esclaves humains. Mais qu’avons-nous fait de cette liberté si durement gagnée? A quoi consacrons-nous nos loisirs ? Le temps gagné ne devrait-il pas être libéré de l’esprit de la technique, dans le développement de la connaissance de l’être et de l‘art de vivre ?
Ce n’est pas ce que nous observons autour de nous, car le
loisir
est bien plutôt absorbé par la puissance de
virtualisation de la
technique. Nous adorons les gadgets et nous sommes des enfants gâtés de la
technologie. Nous vouons un culte extraordinaire à la représentation qui
naît des prodiges techniques. On l’a suffisamment répété, la civilisation
technique, c’est la civilisation de l’image. Nous sommes sous le régime
exponentiel de la représentation virtuelle. Le virtuel est le sous-produit
idéatif, la quintessence productive d’imaginaire de la pensée technique. La
suprématie
de la représentation virtuelle autour de nous est incontestable et incontestée.
L’homme postmoderne a un pied sur terre et le second dans une forme du virtuel.
Il n’est jamais tout à fait ici et toujours en même temps là-bas. C’est ce que
l’utilisation du téléphone portable induit irrésistiblement. La
pensée commune
auquel s’alimente l’homme postmoderne est diffusée comme un clip publicitaire
tournant en boucle à la télévision. Ce que l’on appelle l’opinion publique
est en premier lieu un sous-produit de la télévision. Ce n’est pas vraiment une
« pensée commune » (de la collectivité réelle) et moins encore une « pensée en
commun » (d’une communauté pensante). Entre la console de jeu, la rue balisée
des images publicitaires, le cinéma et la télé, l’homme postmoderne est habitué
à traverser la vie comme un fantôme. Il réintègre sa
situation d’expérience
réelle et son corps de chair de moins en moins souvent. Quotidiennement, il
s’échappe et sa réalité se délite dans les images, dans une éblouissante
extase qui rejoint les productions du rêve. Entre deux cours le lycéen se plonge
dans la musique avec son lecteur MP3 ou il sort son téléphone portable. A peine
présent, impatient, il n’attend que le moment d’y retourner. Il faut zapper les
cours. A la télé, même la guerre apparaît comme un
jeu vidéo. Un
spectacle. N’en
est-il pas de même de l’économie, de la politique, de l’éducation, de la
religion, ou de l’art à travers la lucarne de la télévision ? Spectacle.
Contrairement à ce que soutenaient les existentialistes, aujourd’hui, la
déréliction ne consiste plus dans l’être-jeté dans le monde ; la déréliction est
l’être-jeté dans la quatrième dimension virtuelle. Ce n’est pas seulement
Internet qui constitue, selon un titre récent, une « inquiétante extase », mais
la résultante totale de la pensée technique dans la pensée de l’homme
postmoderne. Désormais, il
.lui est très difficile de dire où commencent ses pensées et où commencent celles des autres. L’autre pensée, sous sa forme médiatique, a acquis un tel empire qu’elle a remplacé la sienne et que la pente de la facilité et de l’inertie le porte aisément à répéter ce qu’il entend, plus qu’à s’en faire une idée qui soit la sienne. L’incitation massive de notre monde actuel va dans le sens de la déculturation. La seule pensée qui demeure cohérente dans l’esprit de l’homme d’aujourd’hui - donc celle qui traduit son engagement pratique dans le monde - c'est la pensée technique du spécialiste dans son travail.
* *
*
Il n’est donc pas surprenant que dans notre contexte actuel, nous ne sachions plus penser qu’en termes de solutions techniques. Plus exactement, notre manière de poser les problèmes est technique et, bien sûr, à tout problème technique, il y a une solution technique. Nous avons si bien assimilé la pensée technique que nous ne concevons pas d’autre manière d’aborder la vie (texte). Nous avons même finit par nous persuader que la pensée technique était une forme de culture, ce qu’elle n’est manifestement pas. Il n’y a aucune contradiction entre une civilisation technologiquement très avancée et un monde ténébreux, morbide, moralement barbare et inculte. Rousseau avait déjà compris cette distinction, mais jamais elle n’avait eu comme aujourd’hui une démonstration aussi éclatante.
L’expansion de la conscience, qui seule peut remettre la pensée technique à sa juste place dans une appréhension du réel plus vaste et plus riche, ne peut pas venir de la technique elle-même. Mais c’est bien le cadet de nos soucis que de veiller à ce que notre conscience devienne plus large que les outils intellectuels dont elle se sert. Et pourtant, ce sont nos sciences elles-mêmes qui nous disent qu’être humain, cela s’apprend. Et ce n’est plus l’affaire des « spécialistes », mais mon affaire et la vôtre en tant qu’êtres humains. Nous ne devenons un humain aimant et fraternel qu’aux côtés d’autres êtres humains aimants et fraternels. Pas en bichonnant sa bécane ou en bidouillant son ordinateur. Nous ne devenons pleinement humains qu’en accédant à un horizon de compréhension plus large et à une conscience plus élevée. Faut-il rappeler aussi que ce que l’on reproche souvent au technocrate, c’est de manquer de cœur ? (leçon)
* *
*
© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
Accueil.
Télécharger,
Index thématique.
Notion. Leçon suivante.
Le site Philosophie et spiritualité
autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous
devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon
ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive..