En 1995 
Pierre Thuillier publiait La Grande 
Implosion. Donc bien avant le krach
financier de 2007. Livre 
étrange dans sa présentation aux allures de science fiction, alors qu’il s’agit 
en fait d’un essai. Le narrateur est le porte-parole un groupe d’étude instauré 
en 2077 qui s’est penché sur la fin tragique de la 
civilisation occidentale qui se serait produite dans le cours des années 2000 ! 
Le texte se présente (c’est le sous-titre) comme un « rapport sur l’effondrement 
de l’Occident ». La plume est leste, l’exposé clair et très fluide et il faut 
dire que la distance temporelle prise par le 
récit est très efficace. Dans 
l’introduction, le « professeur Dupin » explique que les occidentaux avaient été 
avertis de ce qui allait se produire par toutes sortes de messagers, de 
« lanceurs d’alerte », comme on dit aujourd’hui, mais qu’ils n’ont pas su 
écouter. 
La Grande Implosion fait partie de ces livres incontournables qui sonnent comme un avertissement prémonitoire. A bon entendeur salut ! (texte) Dirions-nous. Le propos se résumerait dans une question : comment en sommes-nous arrivés là ? Pour le dire autrement, problème : Pouvons-nous décrire l’effondrement d’une civilisation quand nous en sommes partie prenante ? Pouvons-nous en toute clarté discerner les processus qui conduisent un monde, depuis la crise vers la catastrophe ? Il y a toujours eu dans le long couloir du temps des esprits visionnaires. Nous ne pouvons pas dire que nous ne sommes pas informés, ni avertis. En revanche, ce qui fait problème c’est que nous ne partageons pas cette information ni ces avertissements. Ceux qui ont vu venir les événements ne sont écoutés que par un public très clairsemé.
Essayons donc de partager davantage. Cette leçon se situe dans le prolongement de deux leçons précédentes : La fin de l'Histoire, et Un Monde en crise. Nous avons parlé de Pierre Thuillier épistémologue, nous voudrions ici rendre un hommage à Pierre Thuillier comme visionnaire. Si cette leçon pouvait inciter quelques-uns à lire La Grande Implosion, ce serait magnifique ! C’est un livre brillant et accessible, qui mérite d’être mis entre toutes les mains.
*   *
*
    « Pourquoi les Occidentaux 
n’avaient-ils pas vu venir la catastrophe ? Pourquoi avaient-ils méprisé les 
avertissements ? Était-il donc fatal que le monde dit civilisé tombât dans une 
telle torpeur spirituelle à la fin du XX e siècle et finît par se donner la 
mort… C’est à répondre à cet ensemble de questions, déroutantes à bien des 
égards, que notre Groupe de recherche sur la fin de la culture occidentale s’est 
attelé quatre années durant. Et ce n’est pas sans émotion que nous le livrons au 
public, près d’un siècle après l’issue fatale. 
Juillet 2081».   
    
1) Comme annonce ce n’est pas banal. Mais pourquoi le terme  implosion ? 
On dit qu’un téléviseur cathodique implose parce que si le verre est cassé, le 
vide interne aspire tous les morceaux. Une explosion est le processus 
opposé, le mouvement allant de l’intérieur vers l’extérieur dans un éclatement 
de débris. Il y a un mot anglais qui dit très bien implosion : 
collapse. C’est l’idée d’un édifice qui s’effondre 
sur lui-même, s’écroule. Comme les tours du
World Trade Center. L’implosion 
suppose qu’une fissure se produise et ensuite un écrasement de la structure sur 
elle-même. Pierre Thuillier insiste, il y tient à ce mot 
implosion. Donc si nous disons  l’implosion de la civilisation occidentale, 
nous signifions par là qu’elle va s’écraser sur elle-même en voyant s’effondrer 
sa structure, c’est-à-dire ce qui la 
soutenait jusque là. La structure s’est fissurée peut-être à plusieurs endroits 
et à un moment, inévitablement, c’est tout l’édifice qui s’est écroulé. 
Un peu comme sous les glaces, quand l’eau s’écoule, un bloc va craquer, car il 
est miné de 
l’intérieur. 
Mais il en s’agit pas  ici d’une catastrophe naturelle, 
mais de l’issue fatale d’une catastrophe humaine 
dans ce qu’il peut justement y avoir d’artificiel 
dans toute construction humaine, y 
compris celle de la culture. 
« Je crois vraiment au terme d'implosion. D'ailleurs je ne suis pas le seul. Ce 
ne sera même pas un acte révolutionnaire. Ce sera un affaissement, comme si 
le système s'était vidé de l'intérieur. J'ai vraiment l'idée de quelque 
chose qui implose, avec de la violence puisque je parle de destruction, de 
paysans qui empêchent les gens de se nourrir, de l'ÉNA et de l'École 
polytechnique qui sautent, avec les banques, les préfectures, etc." (texte)
Alors, sur quoi repose le système ? Quelle est cette structure qui, s’évidant, doit l’amener à l’implosion ? Il faut lire attentivement le premier chapitre intitulé Réflexions préliminaires pour le comprendre. Il s’agit d’entrée de jeu de ressaisir « l’histoire spirituelle de l’Occident. Qu’était-ce donc que « la culture occidentale moderne» ? Quand et comment était-elle née ? Sur quels choix, sur quels principes s’était-elle fondée ? Pourquoi s’était-elle lentement délabrée ?» La « culture occidentale moderne » est une culture parmi d’autres, elle repose sur des constructions mentales : des mythes culturels, des idées-forces ; des choix décisifs que Michel Henry, l’auteur de La Barbarie, désignait comme des événements Archi-fondateurs. Nous ne devons pas être naïfs au point de penser qu’une culture est éternelle. Cela n’a jamais eu lieu dans l’Histoire. Et puis cela contredirait un fait majeur, dans le cours du Devenir, toute forme qui apparaît, se maintient, puis finit par disparaître, remplacée par une autre. Cependant, nous avons besoin ici d’un fil conducteur plus précis pour mieux cerner le devenir d’une culture. Il est donné p. 16 : « Toute culture naît de certains choix et pour le meilleur et pour le pire, va jusqu’au bout de ces choix ».
    
 
---------------Il 
appartient au travail des historiens de tenter de décrire les changements 
d’orientation décisifs qui ont tracé la forme du devenir dans lequel notre 
culture s’est engagée ; il revient aux philosophes, aux essayistes, d’avoir la 
lucidité nécessaire pour discerner « des pièges, des tensions, de graves 
dysfonctionnements, des menaces précises » dans la trajectoire de l’Histoire et 
qui risquent de précipiter une culture vers sa fin. Encore faudrait-il qu’ils 
soient écoutés. Malheureusement c’est toujours au moment où survient une 
catastrophe que l’on se rend compte qu’auparavant il n’avait pas manqué 
d’esprits brillants pour donner des avertissements nets et sans ambiguïtés. Il y 
a toujours eu des vigiles de l’esprit dans toutes les grandes 
civilisations. Toutefois, c’est aussi une règle, il semble que la fin d’une 
civilisation se consomme dans une sorte d’ébriété  qui confine à un aveuglement 
complet. « A en juger par les nombreux documents qui nous sont parvenus, 
l’Occident disposait de toutes les informations, de toutes les connaissances, de 
tous les moyens d’action qui (en principe) lui auraient permis de réagir et 
d’assurer sa survie. Pourquoi s’est-il entêté à suivre une voie qui, très 
évidemment, menait au pire ? ». « Personne… n’imaginait que le système pût 
bientôt s’effondrer… Les Occidentaux demeuraient convaincus que leur mode de vie 
était l’incarnation privilégiée et définitive de « la civilisation ». Si 
incroyable que cela nous paraisse aujourd’hui, ils étaient incapables de 
comprendre que cette « civilisation » était devenue aussi fragile qu’une coque 
de noix ». 
     2) 
Maintenant, que veut dire la fin de la culture occidentale ? C’est le mot
culture qui indique l’essence. La fin veut 
dire la décomposition progressive en tant que culture de sorte 
qu’au cours du temps il reste bien quelque chose qui se perpétue, une forme, 
mais elle s’évide peu à peu. Nous ne parlons pas de
millénarisme, d’un événement 
catastrophique qui devrait survenir et il ne s’agit 
pas non plus de prophétiser. Il s’agit, en remontant dans le temps, de tracer le 
sillage d’une décomposition. Or celle-ci devait avoir commencé bien avant la 
Grande Implosion. Mais cette putréfaction interne ne peut être visible que 
dans une complète lucidité. Pour mettre les 
points sur les i : « Les Occidentaux des années 1980 ou 1990… étaient en 
réalité dépourvus de toute culture ». 
Oh cela ne veut certainement pas 
dire qu’ils ne produisaient plus rien ! Au contraire. On produisait même 
beaucoup, une production en masse de choses de 
plus en plus inutiles, de plus en plus vides. De 
leurres en tout genre, de la matière à étourdir et à provoquer de 
l’addiction. Comme nous le disions dans une leçon précédente, beaucoup de « productions 
artistiques », mais très peu d’œuvres d’art. On 
parlait beaucoup, mais pour ne rien dire d’essentiel. On se « bougeait » 
beaucoup, mais sans acte créateur véritable etc. « Les Occidentaux, alors 
même que leur agonie avait commencé, s’imaginaient qu’ils possédaient une 
authentique existence en tant que « civilisation », mais ils ne se rendaient pas 
compte que toutes les formes étaient désormais creuses et vidées de tout esprit, 
ils se laissaient duper par des apparences de plus en plus sophistiquées, le 
tape à l’œil et le kitsch. A l’époque on disait bling, bling. Pourtant au 
milieu de cette euphorie cocaïnée, « ils se rendaient compte qu’il y avait des 
grincements, des fissures ; ils constataient l’ampleur de divers problèmes 
(chômage, délinquance, drogue, etc.). Mais les magasins regorgeaient de 
marchandises ; la Bourse fonctionnait ; la Télévision aussi. Ils pensaient donc 
que toutes ces « crises » pouvaient être résolues dans le cadre du système 
existant ». Et ils se trompaient lourdement. Ils étaient dans la 
confusion d’une 
inconscience  naïve et d’un matérialisme grossier. 
Ce qui implique ? Eh bien que « le délabrement d’une civilisation est d’abord intérieur » la manifestation la plus évidente en est que le prétendu civilisé a perdu toute sensibilité. Il ne voit plus rien avec le cœur et ses sens sont tellement anesthésiés qu’il a besoin de stimulations émotionnelles de plus en plus fortes pour se sentir un peu exister. Les occidentaux étaient « tellement dépourvus de sensibilité que, même pendant les années 1990, ils étaient incapables de penser leur propre devenir autrement qu’en termes platement économiques ou technocratiques ». Ils étaient atteints d’une forme étrange et morbide de rationalisme chronique. Paul Valéry avait pourtant bien décrit ce qu’il appelait une forme de « débilité » : « absence de grands sentiments. Impossibilité de se sentir vivement ». Or se sentir vivre, c’est se sentir poétiquement porté par la Vie . « Sans lien poétique, nous sommes spirituellement coupés de l’univers et des autres hommes ». Amiel avait eu un mot d’une profondeur inouïe qui s’appliquait tellement bien à ces gens férus d’organisation à tout crin : ils « me laissent froids, parce qu’ils ne portent pas en eux la somme de la vie universelle ». Ce sont des obsessionnels incapables de penser autrement qu’en terme d’objectifs, de stratégie technocratique. « Ce n’était pas la raison qui faisait défaut aux technocratie modernes, mais la sensibilité. A force de calculer, à forcer de tourner en dérision les croyances et toutes les formes de « romantisme », les Occidentaux s’étaient rendus incapables d’éprouver certains sentiments fondamentaux ». « Du moment que leur confort et leurs intérêts matériels n’étaient pas menacés… leur cœur restait froid ».
Pierre Thuillier cite ces vers magnifiques de Patrice de La Tour :
Tous les pays qui n’ont plus de légende
Seront condamnés à mourir de froid.
Pour décrire la situation de déliquescence complète de la culture occidentale qui conduisait à la Grande Implosion, il fallait dès lors parler de pseudo-culture. Un fac-similé. Un « pseudo » qui donne le change, mais qui n’exprime rien d’autre chez les Occidentaux qu’un fait : « toutes les valeurs dont ils avaient hérité s’éparpillaient ». Ce qui veut proprement dire qu’elles n’étaient plus vécues de l’intérieur… mais déléguées à des organisations spécialisées ! L’Occident avait donc inventé l’humanitarisme, alors que 95% des activités sociales étaient embrigadées par des activités non-humanitaires, ce qui pouvait donner bonne conscience à une masse de gens qui étaient implicitement conditionnés pour ne pas s’y intéresser. L’Occident avait inventé des écoles, des technologies de communication, au moment même où on ne se parlait plus guère et où on se comprenait encore moins. « Quand une culture est vivante, quand elle a une âme, la communication se réalise en quelque sorte de l’intérieur et non pas grâce à des "communicationnistes spécialisés ». « Imagine-on le Christ envoyant ses apôtres faire des stages dans un Institut Supérieur de Communication ? » On avait même fait même mieux en créant un nouveau corps de spécialistes : les animateurs ! Des professionnels chargés « d’infuser une âme aux divers secteurs de la société qui n’en n’avaient plus » !! Or collectivement, les Occidentaux ne croyaient plus à l’âme !!! On pouvait même le vérifier dans des dictionnaires de psychologie où l’entrée « âme » n’apparaissait pas. A quoi pouvait donc rimer tout ce cirque ? Surtout : qu’étaient donc devenus tous ces gens au fur et à mesure que la flamme de leur culture s’éteignait ?
Eh bien, des consommateurs pardi ! On pouvait trouver dans un Dictionnaire économique et social destiné aux étudiants dans les années 90 l’idée « la consommation devient le but ultime de la vie » ! Le professeur Dupin commentait : « Comment les Occidentaux sur le déclin, en se contemplant dans ce miroir, n’ont-ils pas été saisis de doute, et même de honte ? ». Comment avaient-ils pu en arriver là ? Mystère. La réponse se trouvait dans le dernier avatar d’une idée dont on pouvait suivre avec précision la progression tout au long de la Modernité ; une idée qui avait exalté le XIX è siècle : le progrès ! En effet, au XVIII ème Condorcet avait raconté que « le progrès devait apporter non seulement la vérité et le bonheur, mais la vertu ». En dépit des démentis les plus flagrants, « les Occidentaux avaient ainsi interprété ce message : puisque le culte du Progrès suffisait à rendre « vertueux », il était inutile de se fatiguer à transmettre des Valeurs » ! A l’apothéose de la société de consommation, qui précéda sa chute, on ne se préoccupait plus de principe jugés surannés, on croyait dur comme fer dans l’efficacité de la technique qui pouvait tout remplacer (C’est Condorcet qui l’avait dit). Des qualités humaines et de la culture (texte)on se moquait éperdument, ce qui comptait, c’était les compétences techniques.
     
 
---------------1) Suivons 
l’itinéraire. Il est très instructif. Pour cela nous devons remonter loin en 
arrière. « Si on admet que la culture moderne a succédé à la culture chrétienne, 
jusqu’où faut-il remonter pour percevoir les premiers signes d’une 
transformation spirituelle profonde ? ». Il est nécessaire de prendre en compte 
l’apparition au Moyen-âge d’un nouveau type de ville et d’une 
mutation urbaine considérable. Le professeur 
Dupin avait trouvé une formule saisissante : l’Occident moderne est né 
dans 
les villes et il y est mort ! En effet c’est là qu’est 
apparu une figure centrale qui devait jouer un rôle prodigieux par la suite : 
celle du bourgeois. Le 
bourgeois était  l’homme du bourg, c’est-à-dire l’homme des quartiers 
marchands. L’idéal chrétien s’incarnait dans le saint, 
désormais, l’idéal moderne allait s’incarner dans le bourgeois. Et nous 
pouvons noter que plus tard justement la Grande Implosion allait se manifester 
dans le cadre urbain. «Misère, chômage, stress, délinquance,  drogue, violence 
de toutes sortes, tout cela s’est développé de façon très aiguë dans les villes, 
et tout spécialement dans les ghettos urbains ». Au XX ème siècle les
mégapoles avaient atteint un développement ahurissant et 
elles concentraient une énorme tension. « Ce potentiel de haine, il avait été 
engendré par un développement urbain démentiel ». Les grandes villes étaient 
devenues mortifères. Paul Valéry avait sur ce point eu le culot de dire : « le 
civilisé des villes immenses revient à l’état sauvage » ! La genèse des idéaux 
bourgeois (Profit, Rendement, Progrès, etc.) est inséparable de la révolution 
urbaine qui allait se définir peu à peu par opposition à la
campagne. Marx l’avait d’ailleurs très bien compris. Le
civilisé c’était étymologiquement celui qui participait à la vie de la 
cité à l’opposé du rustre des campagnes (souvent 
rangé au côté du sauvage). Les
valeurs marchandes de la ville 
s’imposaient. La séparation se creusait et elle allait progressivement éliminer 
la relation directe. Il faut savoir que ratio est un mot de marchand qui 
désigne le calcul des boutiquiers 
autant que la raison, le 
rationalisme a d’abord été commercial. Comme le dit Simmel, c’est une 
des raisons qui fait que l’esprit moderne est ensuite devenu de plus en plus 
calculateur. 
    De plus, 
« le désir d’efficacité réclamait une gestion du temps et de l’espace de plus en 
plus contraignante. Dans le monde urbain, il fallait être ponctuel… L’horloge 
était devenue le symbole de cette synchronisation mécanique ». Son apparition a 
contribué à la rupture entre le temps qualitatif 
et circulaire du contact avec la 
Nature du 
paysan, vers un temps quantitatif 
ordonné au monde des villes, le temps du bourgeois. Elle a très vite été adoptée 
par l’Église et a fait l’objet de la plus étrange des fascinations, la 
fascination devant la machine. 
L’horloge trônait sur tous les clochers de 
l’Occident et c’est elle qui devait 
rythmer désormais la vie des hommes. Or, de manière très symptomatique, 
« l’Église d’Orient, n’acceptait pas que les horloges fussent placées à 
l’intérieur des églises. A l’extérieur oui ; mais dans un bâtiment spécial. Une 
église n’est pas faite pour accueillir le temps mécanique, mais pour faire 
pressentir aux hommes l’Éternité divine : « La présence d’une horloge, 
écrivait Lynn White, aurait souillé l’éternité par le temps ». Mais les 
clercs occidentaux avaient moins de scrupules, ils commençaient à être gagné par 
l’activisme mécaniste du progrès. Ils se demandaient comment Dieu, désormais 
appelé « le Grand ingénieur » avait pu créer le Cosmos. L’endoctrinement dans le
mécanisme était en marche. Suso en 1334, moine 
dominicain, écrivit un texte à succès L’Horloge de la Sagesse. L’horloge 
devait arracher le chrétien au sommeil et l’exalter à une vie vertueuse. « L’horloge 
n’était pas seulement une machine utile, elle incarnait une morale. 
Symbolisant la ponctualité, la rationalité et l’efficacité, elle revêtait la 
dignité d’une authentique Maîtresse ». Comment ne pas le reconnaître ? « La 
mécanique horlogère, avec la bénédiction de l’Église, devenait quasiment le 
Modèle Absolu. En elle s’identifiaient les idéaux du progrès technique, 
l’efficacité économique et le comportement vertueux ». « C’était une victoire 
des bourgeois. Victoire remportée sans violence, mais culturellement 
décisive ». 
2) Et bien sûr, cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant, une pensée rétrécie dans une vision mécaniste porte à raisonner « prioritairement en termes économiques et financiers. » Ce trait saillant de la culture occidentale pouvait être repéré dans tous les domaines sans exception au moment de la Grande Implosion. Chez les hommes postmodernes, la « vision du monde était dominée par des préoccupations et des concepts économiques. Qu’ils s’agisse des problèmes « personnels » ou « sociaux », tout se passant comme si les facteurs à considérer étaient essentiellement les coûts et les bénéfices, les investissements et la rentabilité ». On ne pouvait pas écouter un journal à la radio sans que le moindre choix évoqué soit immédiatement oblitéré par la question « combien cela va coûter ? » et toute une volée de chiffres, ce qui était une indication très sûre du sens exact des décisions. On parlait toujours officiellement de « choix de société », mais officieusement, tous les choix étaient dictés par des considérations économiques. « L’argent devenant de plus en plus ouvertement la clé du pouvoir, le garant privilégié de toute autorité et de tout prestige ». Toute la métaphysique de la fin de cette civilisation s’est cristallisée dans le vocabulaire de l’économie ou, pour être plus exact, dans un système économique, le capitalisme. Les Occidentaux avaient à un moment tenté l’expérience d’un système alternatif, le communisme, mais la tentative avait lamentablement échoué. Elle n’était pas alignée sur l’orientation interne de leur culture. Petit à petit, les Occidentaux « avaient fini par restructurer toutes leurs activités sur le modèle économique de l’entreprise capitaliste ». Très caractéristique était leur manière de désigner leurs frères humains à cette époque. « Les populations des nations industrialisées n’étaient plus composée de personnes ou de citoyens, mais de producteurs, de consommateurs, d’usagers ». On voit par là que le changement de langage était aussi le glissement de l’identité dans une forme très caractéristique de cette étrange époque. D’ailleurs le mental de l’homme ordinaire était mouliné en permanence dans une rhétorique du même registre « Bilan, … taux d’intérêt, rentabilité, productivité, statistique, rapport qualité-prix, primes, bénéfices, subventions, rabais, c’était à travers ces notions qu’étaient abordées » tous les problèmes sérieux… Ainsi que nos archives en témoignent, les Occidentaux du déclin étaient obsédés par la gestion. » On se demande comment ils pouvaient encore se sentir vivre et penser de manière libre et intelligente, tant ils étaient sous la coupe d’un intellect obsessionnel. A n’importe quelle question, il donnait toujours les mêmes réponses : Oui, mais qui va payer ? Comment gagner plus ? Où se situent les bons créneaux ? Bref, les postmodernes étaient comme sous l’emprise d’une abstraction : l’économie était devenue une fin en soi. « L’économie n’était plus au service des hommes, c’étaient les hommes qui étaient au service de l’économie ». Les décideurs trouvaient normal de sauver les banques au lieu de porter secours à ceux qui s’étaient fait gruger ! Exactement de la même manière, on trouvait normal de réduire des êtres humains en esclavage sur des chaînes de production. C’était indispensable économiquement.
« Même dans les années 1997-1998, le système paraissait encore solide ; personne n’envisageait qu’il pût rapidement s’effondrer. Une formule revenait fréquemment : il n’y a pas d’alternative. Comment un véritable refus aurait-il pu se manifester ? » Les plus faibles « baissaient la tête et, dans le meilleur des cas, « s’adaptaient » à une situation très dure dont on leur annonçait sans cesse la fin ».
On pourrait en rire, mais ce n’est pas drôle : « officiellement, il n’y avait plus de dieux. Mais tout s’est passé en fait comme si l’Argent avait été divinisé et comme si une ribambelle de petits démons exigeait qu’on leur rendit un culte permanent (Efficacité, Productivité, Rentabilité, etc.) »
    Où 
fallait-il rechercher dans le passé pareille orientation ? Comme le dit 
justement Fernand Braudel, la Ville et l’Argent ne font qu’un et ce qui 
caractérise l’Occident urbain, c’est bien l’esprit de 
profit. Mais tout de même, 
pour jouer sur les mots, la  grande affaire des hommes au Moyen âge 
c’était d’assurer leur Salut, la 
cupidité et l’avarice étaient clairement 
identifiés comme des péchés. Le souci bourgeois de « faire travailler l’argent » 
aurait dû dans une société chrétienne être perçu comme une 
anomalie. Ces gens 
lisaient les Évangiles et on leur avait dit qu’il était plus facile de 
passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au Royaume des Cieux. 
Comment l’Église avait-elle pu tolérer une telle subversion de ses valeurs ? La 
vérité, c’est que « dès le XV è siècle, marchand et banquier avaient fortement 
consolidé leurs positions dans l’Occident urbain… le mode réel de l’humanité 
nouvelle était le monde des affaires. La découverte de l’Amérique, à la fin du 
XV è siècle avait déclenché la ruée vers l’or. Tout un symbole : grâce à l’or, 
désormais tout pourrait 
être acheté ».  Alors, « quand les navires partaient en 
expédition, il était opportun de chanter quelques cantiques idoines : 
Seigneur, protège nos cargaisons ! » Cet 
or, il fallait le garder en lieu 
sûr et il n’était pas très commode de le transporter. Il était plus simple de 
s’échanger des coupons représentant l’or conservé en lieu sûr chez un 
orfèvre et avec la monnaie papier on pouvait inventer dans la foulée un 
système ingénieux : les  assurances pour la cargaison. La génération des
banquiers était née et allait devenir très riche. Nous avons vu dans une 
leçon précédente qu’il n’a pas été difficile de rallier les religieux à la cause 
du profit. « L’esprit du temps était trop fort. Un jour ou l’autre, Dieu devait 
fatalement accorder son autonomie au marchand » ! Le Calvinisme le premier a 
canonisé les vertus économiques. Peu à peu, de manière implacable, « le culte du 
profit allait supplanter la foi chrétienne » ; non seulement cela, mais plus 
tard, l’Occident a fini par se forger une conception de la vie autour du profit. 
Parvenu à ce stade, « la culture des marchands a fonctionné comme  une 
religion… Pour parler comme Marcel Mauss, la conversion au culte de l’économie a 
constitué une  fait social total ». Mais, simultanément, cette 
extraordinaire métamorphose vidait l’esprit religieux de toute substance. Au 
terminus, l’Occident, « à la veille de la Grande Implosion avait pratiquement 
atteint… le degré zéro de la vie spirituelle ».
3) Pierre Thuillier ouvre le chapitre III par une citation de Léonard de Vinci : « Une infinie multitude de gens trafiqueront, publiquement et sans être inquiétés, des choses les plus précieuses ; et la justice humaine n’interviendra pas ». « Comme le savent tous les historiens, la fin du XX è siècle a été marquée par une succession ininterrompue de petits et de grands scandales. Corruption, fraude, ces mots revenaient sans cesse » dans les journaux de l’époque et ils devaient se multiplier à l’approche de la Grande Implosion. Faux et usage de faux, abus de confiance, pots de vin, détournement de fond public, blanchiment d’argent, délit d’initié, tricherie, fausses factures, escroquerie, violation des lois, magouilles politico-financière etc. En 1994 en France la presse titrait : « une centaine de patrons français actuellement mis en examen », quelques années plus tard, en plus des patrons, rares étaient les politiques qui n’avaient pas eu affaire à la justice. Y compris au sommet de l’État. Le lecteur n’a pas besoin de preuves, il suffit d’aller chercher le journal. On pourrait donner des milliers d’exemples. Pierre Thuillier p. 197 et suivante donne quelques perles et on a vu pire depuis.
    
 
 
---------------Dès le XII è siècles et au XIII è des clercs défroqués, les goliards, 
écrivaient des poèmes satiriques assez carabinés sur la corruption du commerce. 
Ils se rendaient compte déjà que les activités commerciales laissées à 
elles-mêmes dans leur propre dynamique étaient d’un point de vue spirituel 
malsaines. « Quand la loi de l’offre et de la demande joue sans retenue, l’art 
du commerce est exposé à maintes tentations : on commence par mettre un peu 
d’eau dans le lait, on ment un peu à propos de la qualité ou de l’origine du 
produit… Ainsi s’enchaînent petites ruses, indélicatesses, tricheries bénignes 
puis moins bénignes, tromperies diverses – d’abord tolérables puis carrément 
délictueuses » Mais ce qui était proprement sidérant c’est l’ampleur 
grandissante de la corruption. Cela impliquait a) non seulement qu’elle était de 
plus en plus fréquente, mais b) que le vice et la tricherie finissaient par être 
admis, c) enfin que l’idée s’imposait que l’on ne pouvait pas faire autrement. 
Ainsi Michelet, le grand historien romantique, voyait sous ces yeux s’installer une « nécessité misérable où le marchand se trouve de mentir, de frauder, de falsifier ». Le marchand a son sens de l’honneur, mais une perversion subtile s’est glissée dans sa conscience morale : « il ment tous les jours pour faire honneur à ses affaires. Le déshonneur pour lui, ce n’est pas le mensonge, mais la faillite. Plutôt que de faillir, l’honneur commercial le poussera jusqu’au point où la fraude équivaut au vol, où la falsification équivaut à l’empoisonnement ». Herbert Spencer, chantre officiel du progrès s’il en faut, avait en 1859 publié les résultats d’une enquête sur la corruption en Angleterre. Il fut atterré par ses propres observations. Il avait des mots très durs pour dénoncer un état dans lequel la corruption était devenue consubstantielle aux activités commerciales, « non par suite d’une tricherie accidentelle et non autorisée, mais d’un système organisé ». « Ces fraudes, on les commet sans rougir ; on dit : c’est le commerce ». Le plus terrible, c’est que l’on en arrivait au point où il était implicitement sous-entendu que de toute façon, l’honnêteté ne pouvait mener qu’à la ruine. « Voilà qui fait frémir et qui est pourtant vrai : celui qui résiste à ces corruptions s’expose souvent à la banqueroute ; parfois il y court infailliblement »… « Pourquoi chercher à se ruiner, lui et sa famille, pour vouloir rester plus honnête que ses voisins ? Il fera ce qu’ils font ». Le problème était indéniablement d’ordre social et culturel. Il ne faut donc pas s’étonner du développement de la corruption. « Les gens mis en cause, d’ailleurs, faisaient couramment valoir cette excuse ; il n’y avait pas moyen de faire autrement » ! La chose était entendue dans l’enseignement des écoles de marketing, mais habilement dissimulé dans les pages d’innombrables Manuels de vente que l’on trouvait en librairie. Que dire des croyances inconscientes qui devaient régner dans la spéculation financière un peu plus tard ? Les Occidentaux ne se rendaient pas compte que mettre leurs enfants dans des écoles de commerce revenait à les dépraver, au contraire ils se précipitaient pour payer très cher ces formations ! Elles étaient forcément « sérieuses ». Vous pensez bien : les affaires ! On pouvait à l’époque faire tourner en boucle des proverbes « l’argent n’a pas d’odeur », « les affaires sont les affaires » etc. et croire prononcer des paroles inspirées. Léon Bloy avait pourtant averti : « De tous les Lieux communs, je crois que voici le plus grave, le plus auguste. C’est l’ombilic des Lieux communs, c’est la culminante parole du siècle. Être dans les affaires, c’est être dans l’Absolu. Un homme tout à fait d’affaire est un styliste qui ne descend jamais de sa colonne… L’homme d’affaire ne connaît ni père, ni mère, ni oncle, ni tante, ni femme, ni enfant, ni beau, ni laid… il ne doit connaître et savoir que les Affaires » ! Ce qui n’est bien sûr que la bêtise généralisée, mais qu’importe… si c’est l’esprit du temps ? « Dans une culture dominée par l’économie, ainsi que l’avaient observé aussi bien Herbert Spencer que Max Weber, même les conversations privées et les pensées les plus intimes devenaient toujours plus triviales. Les citoyens (pour ne rien dire de l’État) s’habituaient à raisonner et même à sentir petitement ».
Raisonner petitement c’est faire tourner la pensée en rond, de manière mécanique, dans un horizon limité où elle n’est plus portée par une véritable intelligence créatrice, mais réduite à un intellect borné à de l’exécution. Comme une machine qui se limite à faire des calculs en suivant un programme. Sentir petitement c’est avoir une perception courte et bornée et non l’ampleur d’un sentiment vaste de l’âme qui embrasse la Vie universelle. Il est à craindre que la culture occidentale, dans le culte extraordinaire qu’elle a voué à la machine, ait fini elle-même par se mécaniser pour ensuite se détruire.
1) Il faut donc consacrer à l’étude de l’homo technicus une investigation approfondie. C’est l’objet du chapitre IV de La Grande Implosion. Personne ne peut nier la place phénoménale qu’occupait la machine dans la culture Occidentale. Les historiens distinguaient très nettement l’Antiquité dédaigneuse à l’égard des techniques et la Modernité complètement subjuguée par la machine. La question est complexe, mais ce qui ne fait pas le moindre doute, c’est que la culture Occidentale a recadré la technique dans l’alignement de la science, de sorte que l'on devait désormais parler de la techno-science, comme d'un fait social total, comme disait Mauss.
Retournons 
à la même période charnière de l’an mille. « Si l’on en croit les historiens, 
c’est dans un document catalan datant du milieu du XI è siècle que l’on 
rencontre pour la première fois en Occident le mot  
ingénieur ». Fait notable, les ingeniotores étaient des 
techniciens s’occupant des machines de guerre. Grâce à eux on pouvait 
s’assurer une domination militaire. Mais l’ascension prodigieuse des ingénieurs 
s’était produite aussi dans d’autres domaines et particulier celui de la 
maîtrise de la Nature. L’exemple typique est l’usage du moulin à eau. Rien 
qu’en Angleterre à la fin du XI è siècle, il y en avait 5624 dans plus de 3000 
villages. De même, au XIII è siècle on vit le moulin à vent implanté partout en 
Europe. « A l’époque où se développaient les villes, l’Europe avait donc mis en 
place un impressionnant dispositif énergétique » ce qui veut dire « que 
les disponibilité en énergie du Moyen Age occidental furent beaucoup plus 
considérables que celles qu’avaient connu l’antiquité ». Si au début les moulins 
ne servaient qu’à moudre du blé, on a vite compris qu’ils pouvaient avoir 
d’autres utilisations : moulin à huile, moulin à moutarde, moulin à aiguiser, 
moulin à tourner, moulin à scier etc. On comprend donc que lorsque Descartes 
dans le Discours de la Méthode, 
parle d’augmenter les prouesses des artisans au 
moyen de la science nouvelle, il ne sort pas ses idées d’un chapeau, comme par 
magie. L’idée de maîtriser le Vent, le Feu, les énergies de la Terre est en 
marche. Elle va bientôt prendre un rythme de cavalerie. Comme l’historien Lynn 
White le soulignait, « la conception moderne de la technologie comme art de 
faire des inventions était apparue de bonne heure ». 
L’invention 
n’était alors plus du tout quelque chose d’accidentel, (R) 
mais bien le résultat 
d’une recherche systématique. Bref, elle était devenue le 
projet 
global d’une 
culture. 
Au XIII ème siècle, le moine franciscain Roger Bacon écrivait : « On pourra réaliser pour la navigation des machines sans rameurs, si bien que les plus grands navires sur les rivières et sur les mers seront mus par un seul homme, disposant d’une vitesse plus grande que s’ils étaient remplis d’hommes. On pourra aussi construire des voitures telles que, sans animaux, elles se déplaceront avec une rapidité incroyable… on pourra construire des machines volantes, de sorte qu’un homme, assis au milieu de la machine, fera tourner un moteur actionnant des ailes artificielles qui battront l’air comme un oiseau en vol ». Incroyable non ? La suite du texte cité par Pierre Thuillier laisse songeur : « On pourra aussi réaliser aisément une machine avec laquelle l’homme pourra en attirer à lui un millier d’autres par la violence et contre leur volonté » ?? … « On pourra fabriquer des machines pour se déplacer dans la mer et les cours d’eau, même jusqu’au fond sans danger » ! Bateau à moteur, automobile, avion, sous-marins, pour un contemporain de Saint Louis, Bacon ne doutait vraiment de rien ! Mais cette machine pour attirer les hommes par violence ? Étrange.
« Il va de 
soi qu’un ingénieur de cette époque ne pouvait pas prévoir les conséquences du 
culte de la machine ; il ne pouvait pas deviner qu’il s’agissait d’une véritable 
bombe à retardement ». L’Occident était lancé à corps perdu dans la
mécanique. Ce qui semblait difficile à comprendre 
c’était comment pareille attitude pouvait être reliée à un arrière-fond de vie 
rurale et à un contexte chrétien. Il faudrait changer le mode de vie pour 
l’urbanité des  villes. Il faudrait aussi que la religion se convertisse au 
culte de la machine. Ce qui n’était pas difficile, nous l’avons vu. Et nous 
avons quantité de preuves que les moines eux-mêmes ont puissamment contribué au 
développement des techniques. Mais cela ne suffit pas encore. Ce qui a été un 
atout considérable, c’est la théologie 
chrétienne elle-même. Les historiens le savent, « la théologie 
chrétienne avait défini une conception de la Nature 
parfaitement adaptée aux ambitions techniciennes ». Dans l’animisme
antérieur au christianisme, « les réalités 
naturelles étaient perçues comme vivantes, comme habitées par des « âmes », par 
des « esprits », par des « génies ». Une source (ou un arbre) ne se réduisait 
pas à une réalité physique, à une réalité matérielle ». C’était une entité 
propre méritant respect et même vénération. « La Terre, rappelons-le, était 
également perçue comme un grand organisme (les grecs l’appelaient la Terre-Mère) ». 
Or le christianisme avait fait une guerre sans merci au paganisme, il avait 
interdit les vieux cultes et enseigné que seul le Dieu de la Foi méritait 
adoration. L’énorme conséquence ne se fit pas attendre : « La Terre, l’air, 
l’eau et le  feu, 
théologiquement débarrassés de toute « âme », n’étaient plus 
que des objets que l’homo technicus pourrait manipuler à sa guise ». Le 
fin du fin de la roublardise sur cette question, on le trouve dans une 
enluminure d’un moine bénédictin de Winchester : Dieu tenant une échelle, une 
équerre et un compas, Dieu tenant les outils des ingénieurs ! « Dieu 
lui-même, en Occident, était promu ingénieur » ! ! Le bon chrétien devait 
donc forcément s’intéresser à la mécanique, puisque Dieu en avait lui-même reçu 
les insignes. Nous avons vu l’horloge et son rôle. Il est clair que 
« l’adoration de Dieu était associée à la vénération de la Machine ». Et 
attention, la majuscule n’est pas décorative, vu l’importance énorme prise par 
la technique en Occident, on peut carrément dire : « Les autres civilisations 
ont inventé des machines ; seul l’Occident a inventé la Machine ». 
 
---------------Tandis que 
l’Église, sans le savoir était devenue une coquille vide, dans ce vide une 
nouvelle puissance s’était installée. « Pendant les quelques siècles qu’il lui 
restait à vivre, l’Occident s’est comporté comme s’il avait reçu cette mission : 
rendre universel le règne de la machine. Tout ce que les hommes avaient fait, ou 
tout ce qu’ils étaient capables de faire, il fallait que désormais que la 
machine le fasse ». 
2) Ce qui est remarquable, c’est que plus cet empire grandissait, plus les signaux d’alarme fusaient de toutes part. La littérature de science fiction, le cinéma, célébraient l’avancée technique, mais montrait aussi les conséquences sinistres d’un univers de part en part asservi par la technique : une Nature souillée, une biodiversité détruite, un monde terrifiant de béton et de bitume, un monde tellement rationalisé qu’il devenait de plus en plus dangereux pour l’homme. Comme si la manipulation technique du réel virait à un acharnement quasi-fanatique, complètement incontrôlé. S’il est bien un trait remarquable de la civilisation occidentale que l’on peut découvrir avec effroi dans les documents de cette époque, c’est que dans leur immense majorité, les hommes s’étaient coupés de la Nature. Plus ils étaient « civilisés » et plus ils étaient artificiels dans tous les sens du mot, ce qui est, on en conviendra, une définition très étrange de la civilisation. La marque d’une culture primitive incapable de se sentir elle-même au cœur de la Vie et au contact de cette magnifique planète qu’est la Terre. Les Occidentaux avaient perdu le sens de la relation et de l’unité au sein de la Vie. Ils étaient devenus artificiels dans leurs émotions, leur morale, leurs attitudes, leur mode de vie, leur habitat, leur conception du travail, de la politique, de l’échange et bien sûr, dans tout ce qui est production grand public, ils étaient devenus on ne peut plus superficiels dans la plupart de leurs productions artistiques. Ils avaient oublié la puissance de célébration de la Vie dont l’art est capable quand il touche à l’infini. Que dire de leur existence spirituelle ? Au milieu d’une telle rutilance technologique, elle était devenue aussi vide, fictive et artificielle que tout le reste.
Pourtant, des dizaines et des dizaines de livres parlaient des « avantages » et des « inconvénients » de la technique. Ce n’est pas que le débat manquait. Mais « pour un ouvrage qui invitait à un peu de lucidité, il y en avait vingt qui faisaient l’éloge du tout à la machine ». Ce que les Occidentaux n’arrivaient pas à voir directement c’est l’illusion présente dans ces discussions. D’un côté on signalait la mécanisation abusive d’une civilisation technique, mais ensuite, la langue de bois officielle consistait à dire que la technique n’était ni bonne ni mauvaise, car celui qui la commandait (texte) et faisait des choix, c’était l’homme. On confondait l’usage (bon ou mauvais) de l’outil avec l’empire du programme techniciste. (texte) « Sur un point les modernes avaient vu juste : la technique n’était pas une entité culturelle indépendante des hommes et agissant selon on ne sait quels caprices. Très évidemment, le culte de la machine avait été institué par les Occidentaux… Mais cela ne signifiait pas que l’essor des techniques était neutre. Bien au contraire, il exprimait un « projet ». Les Occidentaux ne voyaient pas jusqu’où ce projet entraînerait les générations futures. Ils faisaient sur cette question un blocage, ils avaient un voile épais devant les yeux quand on leur parlait de la technique. Cela s’exprimait de manière très répétitive dans le fait que le culte de la technique, le culte de l’économie, la vision technocratique du monde allaient de soi : une somme d’opinions définitivement acquises et soustraites à toute discussion. Cela aurait dû leur faire immédiatement penser à la structure des mythes dont ils étaient si friands à propos des autres cultures. Mais ils étaient incapables de voir les leurs. Alors gentiment les intellectuels de l’époque conseillaient aux élites de mettre la technique « à sa place exacte ». Mais « comment marquer la place exacte d’un processus éminemment dynamique, si l’on nous permet cette redondance ? L’opération est possible avec une chaise ou un pot de fleurs. Mais il fallait vraiment manquer d’imagination symbolique et historique pour croire que le développement des techniques, obscur objet du désir occidental, pouvait « rester à sa place exacte » sur simple demande ». « Non seulement il en résultat un discours inefficace (autant dire à un ivrogne invétéré qu’il ne faut pas « trop » boire), » mais les problèmes fondamentaux passaient immédiatement à la trappe. Personne ne voyait les enjeux spirituels, ces choix métaphysiques par lesquels nous recréons l’idée que nous avons de nous-mêmes en tant qu’êtres humains. Le drame, expliquait le professeur Dupin, c’est que l’Occident avait consacré toutes ses énergies à la réalisation d’un programme dont il ne saisissait même plus la signification. (texte)
3) Il était 
pourtant facile d’en trouver la formulation et d’en dérouler les conséquences. 
Descartes en avait été le promoteur. Dans le 
Discours de la Méthode, il 
disait qu’il serait possible d’édifier une nouvelle physique, d’où sortiraient 
« toutes les autres sciences, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale ». 
Le projet était éminemment pratique, il devait contribuer au « bien général des 
hommes », Descartes concluait par un texte extraordinairement prophétique en 
disant qu’ainsi nous allions  « nous rendre comme maîtres et possesseurs 
de la Nature »: tel est le programme majeur de la civilisation occidentale. 
(texte) 
Descartes rassemblait en lui toutes les qualités pouvant inspirer le respect: 
une ascendance chrétienne sincère, le
rationalisme, l’activisme 
moderne. « Tout y était : le projet de dominer la nature et l’alibi de la 
croyance en Dieu ». Son autorité et son prestige étaient immenses. Bref, avec un 
peu d’humour, pour faire court : « Descartes, tout compte fait, a été une sorte 
de curé laïque merveilleusement adapté aux besoins de la culture bourgeoise » ! 
… Ce génie occidental avait une fois pour toutes légitimé toutes les pratiques 
qui se réclameraient de la Raison ». Son modèle de l’univers, il l‘avait trouvé 
dans les machines appelées « automates ». Il pensait en horloger. 
Rétrospectivement, il est stupéfiant de constater combien de disciplines se sont 
ensuite réclamées de lui : la théorie 
physico-chimique de la vie, la théorie 
biologique des émotions, les réflexes conditionnés, le 
béhaviourisme, etc. Or, 
si Descartes considérait le corps humain comme une machine, quand il parlait de 
l’âme il tenait un langage tout différent. Dans sa vision, l’homme était l’âme, 
essence spirituelle, unie à un corps fait de 
matière. Ce qui n’était pas sans poser problème car on se demandait comment ce
fantôme po
uvait 
hanter la machine. Peu de temps après l’âme serait perdue 
de vue et il ne resterait plus dès lors que la machine. Dès le début du XVIII 
ème très logiquement ceux que l’on appelait les « mécaniciens » (mechanici) 
furent appelés les « matérialistes ». Le paradigme 
mécaniste était appelé à une brillante carrière et devait pour le coup se transformer 
en ontologie.
Après Descartes, la mécanisation s’est poursuivie sans relâche dans toutes les avenues de la vie humaine au cours de l’Histoire de l’Occident, aussi bien sur le plan théorique, que pratique. A la fin XX è siècle les Occidentaux étaient si bien enrégimentés dans l’idéologie mécaniste qu’ils « ne percevaient pas toujours la différence qui séparait un homme d’une machine… Par tous les moyens, de savants experts s’efforçaient d’abolir toutes les frontières entre le monde mécanique et le monde humain… D’une part ils analysaient l’homme et ses activités en termes de plus en plus strictement mécaniques ; d’autre part ils s’efforçaient de construire des machines et des automates toujours plus nombreux ». Le professeur Dupin commentait : « Au fond, ils s’y prenaient comme pour creuser le tunnel sous la Manche : en attaquant par les deux bouts. Les uns réduisaient l’homme à la machine ; les autres perfectionnaient la machine de sorte qu’on ne puisse plus la distinguer de l’être humain ». « Si la Grande Implosion n’avait pas interrompu ce grandiose effort, l’Occident n’aurait plus compté que des robots » ! L’idée d’une fusion homme-machine exerçait sur les esprits une fascination hypnotique. On peut désormais en rire, mais le point de jonction aurait été atteint si les technophiles de l’Occident avaient pu remplacer les organes de leur corps par des prothèses. (doc) Une fois l’Intelligence Artificielle développée… il ne leur restait plus qu’à éliminer les derniers bios humains au profit des machines ! Comme dans Matrix !!
Reste que dans tous les pays technologiquement développés, les activités humaines semblaient toutes mystérieusement converger vers le point de jonction. La progression était parfaitement claire : au début la mécanisation était présentée au service de l’humain, ensuite il devenait évident qu’elle se développait pour elle-même, dans une parfaite indifférence à l’égard de la vie, pour se révéler enfin ouvertement dans des processus d’aliénation et de destruction.
4 ) Prenons 
le cas exemplaire du travail. Avec le recul, il nous semble incroyable que les 
Occidentaux n’aient pas compris le sens du projet dans lequel ils s’étaient 
engagés (ou fourvoyé ?). Ils avaient pourtant été avertis. Des milliards d’êtres 
humains pouvaient sentir au quotidien la pression écrasante du
machinisme. Dès 1799 Charles Augustin
Coulomb avait commencé à penser la
rationalisation du travail. Il avait 
calculé que lorsque la besogne était pénible, le rendement était optimum à sept 
ou huit heures par jour. Par contre, quand les tâches n’étaient pas fatigantes, 
« on pouvait étendre la journée de travail jusqu’à dix heures sans diminuer les 
rendements ». Par la suite, un certain Winslow
Taylor avait inventé des méthodes 
de management encore plus efficaces. Il classait les ouvriers en les 
comparant à des chevaux : l’ouvrier de première catégorie était l’homme-percheron, 
fort et solide ! Les chevaux-hommes de seconde catégorie étaient les moins 
performants. « Il avait prévu un test afin de s’assurer que les ouvriers 
n’étaient pas trop intelligents. Dans le cadre de l’ergonomie « rationaliste », 
la chose était logique. Lorsque le travail était 
automatisé, l’intelligence 
devenait vite un handicap. Il était donc utile d’écarter le candidat ouvrier qui 
avait l’esprit top vif. Une usine, fondamentalement, était un système homme-machine où tout devait être robotisé au maximum ». En fond de court, les 
ingénieurs péroraient : fallait-il faire porter l’accent sur les gestes des 
ouvriers ou bien sur l’amélioration des machines ? D’où des situations cocasses, 
l’un d’entre eux, Jean-Claude Beaume,  en 1918 avaient reproché à
Taylor « son humanisme
excessif : il n’avait pas suffisamment pensé au progrès des machines et 
beaucoup trop aux hommes-chevaux » !!! Si les Occidentaux avaient vraiment 
ouvert les yeux, s’ils avaient eu un éclair de lucidité, ils auraient compris 
que le travailleur de base était la preuve concrète de la logique du 
mécanisme. Il fallait vraiment être engourdi dans une sévère torpeur mentale 
pour ne pas le voir. Michelet avait manifesté ses craintes : « La machine roule, 
immense, majestueuse, indifférente, sans savoir seulement que ses petits 
rouages, si durement froissés, ce sont des hommes vivants ». En visionnaire, il 
avait parfaitement compris 
qu’un jour l’Occident connaîtrait non seulement les 
« machines industrielles », 
mais encore « les machines administratives », 
les « machines politiques » et même 
disait-il « la Machine à penser » ! Le 
poète Ralph Waldo Emerson avait dit expressément que 
l’ouvrier cloué à sa machine devenait lui-même machine. Et bien sûr, dans le 
même registre, Karl Marx écrirait des centaines et des centaines de pages. Il 
était évident que les travailleurs 
étaient devenus les esclaves de la 
bourgeoisie.  Mais le pire était encore à venir, puisque, d’une part, la 
productivité allait faire d’énormes progrès grâce à l’automatisation 
et d’autre part, le modèle du travail 
à la chaîne allait se répandre partout sur la planète : dans des pays où on 
allait donner un ou deux dollars par jour à des miséreux, en obole pour dix 
heures par jour d’activité frénétique à l’usine. Pour le plus grand bonheur des 
gentils consommateurs dans les centres 
commerciaux de l’Occident.
Mais comme résultat implacable, juste avant que se produise la Grande Implosion, le chômage s’étaient accru de manière très inquiétante dans les pays dits « développés ». Les technocrates ressortaient régulièrement une rhétorique bien rodée : le chômage était un phénomène fâcheux, certes, mais normal : et le blabla habituel : concurrence, compétitivité, rentabilité, mondialisation de l’économie. On arrivait même à faire croire au gens que le chômage n’était qu’un « problème technique », un jour ou l’autre on trouverait une solution également « technique » !! On cherchait des petits rafistolages, mais grand Dieu, surtout sans remettre en question le système ! Mesures fiscales, flexibilité des emplois, temps partiels, allocations etc. Tout finirait bien par rentrer dans l’ordre ! « Avec une belle constance, les spécialistes et les journalistes célébraient les succès remportés dans le domaine de l’automatisation et de la robotisation ». « Le chômage n’était que l’inconvénient de la Croissance » ! « Le machinisme devait être accepté et même développé ». Le fait est que le chômage atteignait des proportions dramatiques. Il y avait dans la rhétorique des technocrates une illusion. Et « ce qui rend incroyable cet aveuglement collectif, c’est que cette calamité avait été annoncée depuis au moins deux ou trois siècles ».
Parvenu en ce point, il fallait oser se demander si « la gigantesque crise du chômage avait été programmée, délibérément préparée. Elle ne constituait pas un accident de parcours, une imprévisible péripétie. Bien au contraire, elle était le résultat d’un projet bien défini et clairement affiché ». En se donnant la peine, il était possible de faire des recherches pour trouver des preuves.
Dans le langage des technocrates, il existait « des ressources naturelles (c’est-à-dire des matières premières), de même il existant des ressources humaines dont les entrepreneurs pouvaient librement disposer ». Il est évident que le souci principal était d’en tirer le maximum de profit. La stratégie économique consistait à devenir maître et possesseur de toutes les ressources. En cela résidait le sens occulte du pouvoir. William Petty avait au XVII è annoncé la couleur : « Le peuple est la matière première la plus essentielle et la plus précieuse, d’où l’on peut tirer toutes sortes de productions… Ce matériau capital, brut et grossier, est confié aux mains de l’autorité suprême », à qui il appartient « de l’améliorer, de le diriger, de le façonner pour un profit plus ou moins grand ». En 1835, Andrew Ure de la Royal Society de Londres donnait la sainte Bible que devait suivre les industriels britanniques dans sa Philosophie des Manufactures. Sa morale était d’une simplicité désarmante : tous les moyens sont bons pour améliorer les rendements. On avait réussi à mécaniser les hommes, il était maintenant urgent selon lui de déqualifier le travail dans les entreprises. « Par une infirmité de la nature humaine, il se trouve que plus l’ouvrier est qualifié, plus il tend à devenir opiniâtre et intraitable ; et, bien sûr, moins il est apte à s’intégrer à un système mécanique ». Ce qui implique que : « Le but constant de tout perfectionnement dans le mécanisme est en effet de se passer entièrement du travail de l’homme ou d’en diminuer le prix, en substituant l’industrie des femmes et des enfants à celle de l’ouvrier adulte, ou le travail d’ouvriers grossiers à celui d’habiles artisans ». Tout le programme de Ure tenait en deux mots : chômage et déqualification.
« La vague 
de chômage qui avait submergé les sociétés industrielles à la fin du XX è siècle 
n’était pas un simple accident, mais le résultat prévisible d’un choix 
culturel précis ». Il est intéressant de noter que même un des papes de 
la techno-science comme Norbert Wiener, l’inventeur de cybernétique, en avait 
été effrayé. C’est lui qui avait inventé les bases d'une discipline qui allait 
provoquer une révolution considérable, avec la venue au monde des technologies 
de l’information, la Machine des machines, l’ordinateur. Il disait dans
 
Cybernétique et Société, que si « la première révolution industrielle avait 
entraîné la dévaluation du travail manuel », la seconde révolution allait « dévaluer 
le cerveau humain ». Il reconnaissait l’impuissance de notre destin : « nous 
n’avons pas le choix de supprimer ou non ces nouveaux développements de la 
technique ». Il demandait en compensation d’éviter soigneusement toute 
concentration de nouveau pouvoir « entre les mains des hommes les plus dénués 
de scrupules ». Il fallait « éviter que le développement de telles 
techniques ne soit confié aux plus irresponsables et aux plus corrompus de nos 
ingénieurs ». Il savait aussi fort bien que nous allions 
au devant d'une 
recrudescence dramatique du chômage : « Il est évident que ceci produira 
un chômage en comparaison duquel les difficultés actuelles et même la 
crise 
économique de 1930-1936 paraîtront une bonne plaisanterie. Cette crise 
ruinera beaucoup d’industries – peut être même celles qui auront profité des 
potentialités nouvelles ». Le livre date de 1950, remanié en 1954 ! Si, 
disait-il,  nous « demeurons fidèles à notre idolâtrie du Progrès… et notre 
liberté d’être un exploiteur, il est pratiquement certain que nous devrons 
traverser… une période de ruine et de désespoir ». Dans le chapitre X il 
affirmait sans ambages que la nouvelle révolution industrielle risquait de « détruire 
l’humanité ». (texte) 
« Nous sommes devenus esclaves de nos moyens techniques ». « Les temps modernes sont l’époque de l’exploitation systématique et sans contrainte des ressources naturelles ; et de l’exploitation des peuples dits « primitifs » conquis ; et enfin de l’exploitation systématique de l’homme moyen ». Ce n’est pas un hurluberlu passéiste qui parle ainsi. C’est un homme engagé à la pointe la plus avancée des techniques. Mais le père de la cybernétique était aussi un être humain et un être humain déchiré, terriblement conscient des contradictions de la « civilisation occidentale ». Son livre était incompatible avec l’optimisme béat des rationalistes technophiles. Le professeur Dupin disait que Cybernétique et Société était un livre crépusculaire. Norbert Wiener avait même pour finir un accent biblique : « Nos pères ont goûté les fruits de l’arbre de la connaissance et, même si ces fruits nous semblent amers, l’ange à l’épée flamboyante se tient derrière nous… Un jour nous aurons certainement à payer nos dettes ».
*   *
*
Nous ne pourrons pas dire que personne ne nous avait prévenu. L’implosion de la culture occidentale s’inscrit dans une longue histoire. Une définition très drôle de la démence dit que c’est faire toujours la même chose,... tout en attendant à chaque fois que le résultat soit différent ! Eh bien elle cadre parfaitement avec notre Histoire. D’une démence à l’autre, après avoir semé tant de souffrances, la déconstruction de la civilisation occidentale devenait inéluctable. Mais la déconstruction ne veut pas dire la destruction totale, seulement la fin du monde tel que nous le connaissons.
Pierre Thuillier reste discret sur la naissance d’une nouvelle civilisation. En 2084 les hommes vivent dans un monde différent, ils ont renoué avec la poésie, ils ont repris contact avec la Vie universelle, ils ont appris à aimer la Terre, ils savent que l’humanité forme une seule famille. La connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes et de l’Univers n’est plus une intellectualité sans âme, elle s’est ouverte à l’intelligence du cœur. Tirant les erreurs du passé, ils savent qu’aucune civilisation ne peut s’épanouir dans sa grandeur, sans la floraison des qualités humaines.
Laissons la parole à Pierre Thuillier pour un irrésistible final : « Descartes, celui-là même qui a joué un si triste rôle dans l’histoire spirituelle de l’Occident, avait écrit en septembre 1645 une fort belle lettre à la princesse Élisabeth de Bohème. Ici, plus d’animaux-machine, plus de rationalisme desséchant, mais une sobre poésie, un authentique sens de la justice et de la générosité : « Bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est en effet l’une des parties de l’univers, et particulièrement l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier… Si on rapportait tout à soi-même, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes lorsqu’on croirait en retirer quelque petite commodité, et on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu : au lieu qu’en se considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en présente ». (texte)
"Mais cette lettre était privée. Et même si elle avait eu la plus large publicité, aurait-elle changé quoi que ce soit au destin de l'Occident? Aurait-elle empêché la catastrophe? "Assurément non" eût répondu le professeur Dupin".
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Questions:
1. On a parfois dit que le christianisme a été la religion la plus matérialiste. Cela peut-il être établi?
2. L'histoire de l'Occident, dans son orientation, validerait-elle au bout du compte des thèses conspirationnistes?
3. Dans l'histoire de l'Occident, est-ce l'économie qui a commandé à la technique ou l'inverse?
4. Comment comprendre la formule "les peuples ont inventé des machines, seul l'Occident a inventé LA Machine?"
5. Ne pourrait-on pas, dans la foulée, dire que la fin de la Civilisation occidentale est la fin d'une forme de pensée ?
6. Dans le prolongement des analyses de Pierre Thuillier, comment interpréter la bombe atomique?
7. Dans l'histoire de la civilisation occidentale, le moteur de la techno-science est commun à tous les régimes. Est-ce que cela ne rend pas complètement illusoire les débats droite/gauche et la politique elle-même?
    
    
    
     
  © Philosophie et spiritualité, 2010, Serge Carfantan,
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