Descartes a profondément marqué la pensée occidentale avec un mode de pensée reposant sur le dualisme corps/esprit. Sa postérité immédiate a dû affronter un problème resté sans solution claire, celui de la relation corps-esprit. Spinoza reprochera à Descartes de ne pas respecter le principe des idées claires et distinctes et trouvera très obscure l’hypothèse de la glande pinéale, comme jonction de l’esprit et du corps. Cependant, la séduction spontanée de la pensée duelle est telle que nous avons tendance à l’emprunter de manière systématique, sans pouvoir y échapper, ni parvenir à la dépasser, ce qui nous met en butte avec des oppositions artificielles et une manière toute aussi artificielle de vouloir les surmonter.
Il est intéressant de noter que très souvent la pensée traditionnelle, pour penser l’être de l’homme, préférait à la dyade corps/esprit, la triade âme-esprit-corps. La logique du trois-en-un est bien plus souple que celle de la dualité. Nous avons vu qu’elle se rencontre partout dans le domaine le plus subtil de la relation. Dans le domaine des relations sublimes, rien de ce qui existe n’a de contraire, ce qui est se donne dans une manifestation où l’intériorité vient s’exprimer dans l’extériorité dans une solution de continuité. Comment comprendre la relation entre l’âme, l’esprit et le corps ? En quoi l’âme se distingue-t-elle de l’esprit ? En quoi l’esprit constitue le lien entre l’âme et le corps ?
* *
*
L’approche objective de la science moderne
nous a habitué à la démarche consistant à partir de l’extériorité physique pour
appréhender la nature de l’intériorité. Cependant, il est douteux qu’une
approche objective puisse jamais ressaisir la subjectivité, qui est justement un
plan non-physique. Ce n’est que dans une ontologie qu’il est possible de définir
le corps, de donner toute sa mesure à la dimension consciente du
sujet et enfin
à envisager la pure donation à soi de l’âme. Si on peut définir l’homme, comme
La Mettrie, comme une machine, c’est qu’alors on le résume à son corps.
Descartes, lui, regarde l’homme comme à la fois un corps et un esprit, mais,
conformément à son dualisme, il confond
l’esprit avec l’intellect et semble ne trouver dans l’âme que l’activité de la pensée.
Comment peut-on, sans réduction, tout à la fois distinguer et relier le corps,
l’esprit et l’âme ? (texte)
1) Dans l’attitude naturelle
le corps est nommé justement le physique. Dans les
Méditations métaphysiques,
Descartes définit tout d’abord le mot corps par la physique en disant qu’un
corps est une chose qui occupe un certain lieu et qui possède des dimensions
pouvant faire l’objet d’une mesure. Un corps est un objet dont il est
possible de déterminer les
propriétés géométriques. Il
suffit de ne retenir de son appréhension que ses qualités premières et d’évacuer
tout ce qui relève de notre
expérience subjective, les
qualités secondes, pour donner à la physique son champ d’action et son empire
sur que l’on nomme la
matière. Mon corps à ce titre est fait de
la même texture que le morceau de
cire. Il peut être analysé de la
même manière dans sa forme, ses dimensions, son poids etc. Dans l’analyse de la
physique classique, on dira qu’il est composé de molécules, d'atomes,
qu’il est d’un point de vue chimique composé d’eau, de carbone, de minéraux etc.
Dans la physique contemporaine, poussant plus loin l’analyse de la matière, on
admettra que la texture du corps est soutenue par la structure dynamique d’un
champ d’énergie pure que nous
percevons à notre échelle comme un objet solide. Cette énergie en apparence
gelée dans une forme, n’est en définitive qu’une fonction d’onde macroscopique
dans le réseau de l’univers. La solidité de mon corps est alors en réalité
appuyée sur une vacuité fondamentale
dont le dynamisme infini tient en équilibre une superstructure qui va de
l’atome, vers les molécules complexes, la totalité systémique auto-référente des
tissus, des organes et du corps tout entier. Je ne peux pas traiter mon corps,
comme un corps en général, objet de la physique. En restant dans le cadre de
l’approche objective, je dois d’abord admettre que c’est un corps vivant. Il
partage avec tous les vivants une échelle de complexité supérieure qui le range
parmi les objets de la biologie. Les caractères spécifiques
du vivant suffisent à émanciper la biologie par rapport à la
physique. De fait,
les biologistes se contentent le plus souvent d’une version de la physique qui
se limite à la physique classique et ne prend pas en compte les avancées de la
théorie quantique. Le
Corps
quantique, selon le titre du livre de
Deepak Chopra est bien plus proche
de la conscience que le corps-objet défini à partir de la physique classique. Il
permet de mieux comprendre la relation corps-esprit en nous débarrassant d’une
conception trop rigide du dualisme, le corps/esprit
légué par la modernité. Nous n’allons pas reprendre tout ce qui a été montré
précédemment sur cette question. (texte)
Mon corps n’est pas un corps en général, ou un corps vivant, mais un corps sujet-objet et précisément le lieu de mon incarnation. La problématique de l'incarnation n’appartient pas à la science, car elle pose la question de la relation entre le plan physique de l’existence et le plan non-physique. Comme l’a si bien montré Raymond Ruyer, (texte) la science en restant dans le champ de l’observable, occulte le participable. Elle prend pour argent comptant le caractère surfaciel de la perception, incline de manière décidée la pensée vers le matériel, le dehors, en négligeant la dimension spirituelle, le dedans. (texte)
« Nous croyons que les choses et les êtres sont comme nous les voyons, tout en peau, extérieure ou faussement intérieure, surface réfléchissant la lumière. Un homme de notre connaissance, nous savons que son corps a un envers, ou plutôt un endroit : sa propre vie et sa propre conscience, parce qu’il nous parle. Un chien aussi atteste son endroit, en protestant quand on lui marche sur la patte. Un arbre que l’on émonde, ou une herbe que l’on foule, ou un cristal que l’on comprime ne protesteront jamais. Aussi nous les considérons comme sans ‘endroit’ comme étant ‘tout corps’… Le matérialisme consiste à croire que ‘tout est objet’, ‘tout est extérieur’, ‘tout est chose’. Il prend pour argent comptant le caractère ‘surfaciel’ de la perception visuelle et de la connaissance scientifique. Il prend pour endroit (right side) l’envers (wrong side) des êtres ». L’endroit est la conscience et le corps est cet envers de la conscience qui n’existe que dans la représentation d’une autre conscience.
La psychologie matérialiste qui étudie l’homme seulement à partir de son envers s’appelle psychologie du comportement. Le béhaviourisme étend l’étude du comportement animal à l’homme en éliminant la dimension de la conscience, pour ne retenir que les réactions observables et mesurables du corps. Une blague traduit ce point de vue : un behaviouriste fait l’amour avec une femme et lui demande ensuite : « C’était bien pour toi, ... mais comment était-ce pour moi » ? Ce qui revient à nier l’esprit en tant que sujet conscient alors même que c’est seulement pour lui qu’il peut y avoir de l’observable et du mesurable.
------------------------------2)
L’esprit est appelé le non-physique.
L’usage de la définition n’est aisé que sur le plan physique, car la définition
n’est précise qu’en rapport avec une forme déterminée, dans le domaine de
l’extériorité. En-deçà de toute forme, dans l’intériorité, il devient très
malaisé de définir quoi que ce soit. Ce serait prendre le sujet qui définit pour
l’objet d’une définition et du même coup s’échapper du site originel de la
conscience. Comme le dit Stephen Jourdain : « L’esprit… Il en est de ce mot-clé
comme des quelques autres mots-clé : si transparent, si évident que soit son
sens pour notre intuition, il se montre absolument rebelle à la définition. On
ne peut le définir que négativement. Dire ce qu’est l’esprit, non ; dire ce
qu’il n’est pas, oui ». Négativement, l’esprit n’est pas matière, n’est pas une
forme étendue dans l’espace. « L’esprit n’est pas matière. L’esprit est
irréductible à tout phénomène matériel, quel que soit son degré de fluidité ». «
L’esprit est irréductible à tout phénomène spatial. L’esprit est
fondamentalement immatériel et inétendu ». (texte)
Mais positivement alors ? La réponse de Stephen
Jourdain est
volontairement elliptique : « L’esprit commence au moment où l’esprit s’éprouve
comme Esprit. Le sens du mot sujet peut être abordé directement dans les même
termes : le sujet commence d’exister au moment où il s’éprouve lui-même comme
sujet. C’est ce qu’on peut dire de moins bête sur l’esprit et le sujet ». A
l’esprit correspond trait pour trait l’expérience consciente. Cela veut dire que
l’esprit est d’abord ce que nous appelons le conscient et qu’il n’est pas séparable du
sens du moi et du mental. « L’esprit est moi ». L’esprit est la pensée dans son
mouvement, son aptitude à élaborer des constructions mentales dans l’immanence
première et définitive du maintenant vivant. La source de la pensée est aussi
appelée l’Esprit, principe spirituel ou encore l’âme. Il serait souhaitable,
pour la clarté de ne pas confondre la Source et l’eau qui s’en écoule. Dans le
texte précédemment cité :
« Il faut ajouter que l’esprit existe
sous deux états : un état A s’imposant nécessaire et absolument premier, qui
correspond à ce qu’on entend couramment par ‘esprit pur’ et ‘âme’ ; et un état B
s’imposant, lui à l’intelligence comme complexe, contingent et second, qui
correspond à ce qu’on entend couramment par ‘mon esprit’ pouvant être évoqué
plus poétiquement comme celle qui unit la source et l’eau qui jaillit d’elle…
Une autre manière plus décisive d’évoquer cette même relation est de dire que
‘mon esprit’ est la pure imagination de l’esprit 'pur’ ou ‘âme’ ». L’eau qui
vient de la Source n’est pas différente d’elle. Toute pensée dans son essence est
spirituelle et porte en elle la puissance et la potentialité de l’Esprit. Si le
Je pur désigne l’esprit, toute pensée enveloppe aussi un je qui la désigne comme
appartenant à un sujet et ne saurait exister sans lui. Sous la forme d’une
question simple :
« Que trouve-t-on dans ‘mon esprit’, dans ‘un esprit’ ?
On y trouve un sujet, qu’on doit qualifier de second relativement à ce sujet
premier qu’est l’esprit pur, ou âme et qu’on peut utilement se représenter comme
la résurgence du sujet premier.
Ce sujet accomplit un certain nombre d’actes qui lui sont
propres, et qui correspondent, en gros, aux différentes facultés intérieures que
nous nous reconnaissons. L’acte de la pensée, bien sûr, vient en bonne place,
parmi ces actes et, à mon avis, intervient une seconde fois dans cette activité
interne en la sous-tendant entièrement ».
Une grande part des difficultés
d’interprétation des textes traitant de l’esprit tient à ce que suivant les
auteurs, le terme est utilisé au sens de l’état A tandis que chez d’autres, il
est utilisé au sens de l’état B. Parfois, on identifie même l’esprit à une seule de
ses opérations. Par souci de clarté, il est nécessaire, autant de distinguer sans
opposer, que d’unir sans pour autant confondre. La
pensée recoupe à la fois a) l’activité
mentale, considérée en tant que phénomène psychologique, état ou vécu de
conscience. b) et l’idéation, qui elle relève
de la connaissance et de la logique. L’esprit est un terme générique enveloppant
l’acte intentionnel de
perception à travers les cinq sens, l’acte de
discriminer et de calculer de l’intellect, l’acte d’imaginer
de l’imagination, l’acte de se souvenir de
la mémoire, l’acte de concevoir de
l’entendement, le travail de synthèse, d’organisation, de hiérarchisation de la
raison.
La réceptivité intuitive de l’intelligence est la
potentialité créative de l’esprit qui va au-delà de la pensée construite de
l’intellect. La sphère intentionnelle de la conscience est la sphère de
l’esprit. La pensée ordinaire de l’intellect va du connu au connu dans une
réplication constante de la mémoire. L’esprit ré-agit par rapport aux situations
d’expérience en filtrant ce qui est à l’aune de ce qui a déjà été. La
réaction est ce que nous
avons déjà accompli, de sorte que notre propension est de répliquer la même
expérience comme modèle. La vie selon la pensée (texte) habituelle est un travail de
l’esprit, non une création de l’âme, car pour qu’elle devienne une pure
création, il faudrait pouvoir coïncider avec chaque instant dans sa pure
nouveauté et ne pas rejouer ce qui a déjà été.
3) L’âme ne saurait être confondue avec la structure physique
du corps, pas plus qu’elle ne peut être identifiée avec le défilé intérieur de
nos pensées que l’on appelle couramment l’esprit. Si le corps est le physique,
l’esprit le non-physique, le terme qui convient à l’âme est le métaphysique. Pas
plus que l’esprit et pour la même raison, l’âme ne peut être identifiée à une
forme, localisée en un lieu, ou assimilée à un quelconque objet. Bref,
appartenir au domaine de la représentation. La
représentation appartient à
l’esprit. Il est plus aisé et plus pertinent de dire ce que l’âme n’est pas, que
de définir ce qu’elle est. Traditionnellement, la voie négative, en sanskrit
neti, neti, enlève tout support d’objectivation afin d’amener le sujet dans
cet état de suspension sans objet – de Vacuité-
où la Présence est pure présence à Soi sans objet. Le
royaume de l’âme précède toute
intentionnalité consciente, il relève non du subconscient, ou du conscient
mais plutôt du supraconscient. Là où le Sujet est pure coïncidence avec Soi, il
n’y a pas de second. Là s’étend le royaume de l’âme. Le Vedânta, très
économe dans ce registre, emploie le terme Soi, âtman, en ayant soin de
le distinguer de l’ego, ahamkara, qui est lui inséparable de la pensée.
Mais encore une fois, le péril de la majuscule est toujours le même, celui de
se donner le concept d’une sorte de super Objet, ce qui serait
l’ultime trahison de l’âme. Il est impropre de dire « j’ai une âme », ce qui
reviendrait à la placer sur le même plan que le couteau que j’ai dans la poche
et poserait immédiatement la question : qui possède l’âme ? Ce qui est
absurde car tout objet pointe vers l’ultime
Sujet qui est l’âme. Mais la formule
« je suis une âme », n’est pas pour autant plus claire, car elle ne désigne
aucune limite identifiable. L’âme coïncide dans l’Être avec soi et le
Soi n’est
rien d’autre qu’un mot pour désigner l'intériorité absolue dont l’Être est la
Manifestation relative. Pas plus qu’il ne saurait y avoir de limite de l’Être,
il ne peut y avoir de limite de l’âme. Il n’est de limite que par l’esprit
s’identifiant avec l’ordre de l’objet, et de manière prioritaire, l’objet pré-donné du corps. L’entité qui s’identifie avec le
corps, s’éprouve, se
connaît à travers lui est l’individualité vivante, en sanskrit jiva.
De même qu’il est des désirs qui relèvent
du corps et des désirs qui relèvent de l’esprit,
il existe aussi des désirs qui relèvent de l’âme.
De la même manière, il y a un ordre d’expérience qui relève du corps, un ordre
d’expérience différent qui relève de l’esprit et il est aussi un ordre
d’expérience qui appartient à l’âme. Parce que l’âme n’est pas enclose dans
l’ordre de l’objet, elle ne saurait être rencontrée que dans une pure
subjectivité sans objet. Dans
l’état de veille, le point d’appui de l’expérience est le corps-physique et
donc le lieu de l’incarnation. Dans cet état prédomine la dualité sujet/objet et
l’accent propre à la réalité est placé dans l’objet. Dans
l’état de rêve, le point d’appui de
l’expérience est le corps-subil où l’esprit est seul avec le jeu de ses propres
constructions oniriques. Dans cet état, le mental règne en maître, mais la
dualité sujet/objet est toujours présente. Le caractère
hallucinatoire de l’expérience, la
forme affaiblie de conscience qui caractérise le rêve, maintiennent l’empire de
l’objet. Dans le sommeil profond la
conscience est vide d’objet et non-duelle, l’intentionnalité est abolie, le Soi
demeure seul et sans ego, mais le sommeil est enveloppé de torpeur. (texte) Cela
explique l’importance considérable que le Vedânta accorde à turiya,
le quatrième état, appelé aussi samadhi, enstase. Samadhi est un
état de pure lucidité où la conscience demeure éveillée sans objet. Le
texte des Yoga-sutra de Patanjali précise de manière très nette que la
réalisation de samadhi est le but de toutes les pratiques
spirituelles, car c’est alors seulement que le Soi est connu dans sa nature
essentielle. Comme pure Conscience. Quand samadhi est stabilisé au sein
de la vie quotidienne, l’âme n’est plus éclipsée par l’ordre de l’objet et la
Présence s’épanouit, régénérant de l’intérieur la
relation à l’objet. L’âme retrouve la place qui est la sienne dans laquelle elle
préside à toute création authentique. Il appartient à l’âme de
créer de manière intemporelle. (texte) De la même manière,
l’esprit a son propre temps, le temps
psychologique, le corps, lui, suit le
temps de la Nature.
Résumons sous forme d’un tableau ces perspectives que nous devrons expliciter ensuite : (exercice à compléter)
Le corps |
L’esprit |
L’âme |
agit |
|
crée |
physique |
métaphysique |
|
vital |
surmental | |
subconscient |
conscient |
|
Mon esprit |
L’Esprit pur |
|
Homme-vital |
Homme-mental |
Homme-spirituel |
expérience corporelle |
expérience de l’esprit |
|
désirs du corps |
désirs de l’âme |
|
temps de la Nature |
intemporel |
L’homme est un être trinitaire, par son corps il est engagé dans le faire, par son esprit il est engagé dans la pensée, par son âme il est engagé dans l’Être. Cette triade n’a de sens que comme une totalité indivise, il n’est pas possible d’y pratiquer une séparation sans immédiatement effectuer une mutilation. Pour prendre une analogie, pour faire tenir un tabouret en équilibre, nous avons besoin de trois pieds, avec deux pieds, il tombe. La pensée duelle est en déséquilibre constant. Elle rabat une dimension vers l’autre et du même coup, occulte la complexité et perd aussi l’équilibre dynamique de la structure ternaire. La dualité invite la pensée à raisonner dans des oppositions fictives et à leur donner une solution réductrice. Une anthropologie matérialiste, pose l’unique réalité dans le corps et y ramène l’âme et l’esprit. Une anthropologie idéaliste, pose la réalité uniquement dans l’esprit et relativise l’importance du corps et l’envergure psychique de l’humain. Une anthropologie, disons panthéiste, tend à délaisser l’incarnation et l’importance de l’esprit pour incliner vers une lecture psychique de la réalité. Maintenant, qu’est-ce qui, dans la sphère du vécu, permettrait de justifier une conception trinitaire de l’homme ? (texte)
1) La
compréhension du subconscient,
mis à part les limitations de la psychanalyse (texte), ne fait guère difficulté ; il suffit
d’examiner le jeu des automatismes vitaux dans notre existence. Nous laissons
chaque jour pousser nos ongles et nos cheveux, battre notre cœur, nous
respirons, nous digérons de manière entièrement automatique, sans intervenir
consciemment. Cependant, comme nous avons vu, le
corps n’est pas une chose
inerte, il est sensible en chacune de ses parties et imprégné de conscience. Ce
que nous faisons d’ordinaire, c’est abandonner la vitalité à elle-même pour
vaquer à d’autres tâches. L’homme est avant tout un être mental, il ne peut pas
se confiner dans la vitalité. La prise en charge subconsciente est un cadeau,
car elle nous délivre du souci de devoir gérer mentalement la totalité de notre
existence, ce qui est de toute manière impossible. Toute intention consciente,
tout effort se réplique dans le corps. L’habitude est un extraordinaire appui du
travail mental. Sans elle, il n’y aurait pas la facilité du geste du paysan,
l’habileté du boulanger et pas de libération de l’inspiration chez le musicien.
Nous savons aussi par expérience que dans l’application, la concentration et
l’effort la conscience peut être à nouveau présente dans l’acte. Il est même
possible de faire entrer plus de conscience dans ce plan vital que nous
délaissons d’ordinaire. Le
hatha-yoga a poussé très loin cette tentative.
Il montre qu’il est possible d’obtenir une maîtrise du moindre muscle du corps.
On a même plusieurs fois vérifié sur des yogi l’aptitude à faire entrer le
corps en catalepsie, à arrêter et redémarrer le cœur à volonté. Il existe des
techniques sophistiquées pour travailler sur la sensation corporelle, la laisser
s’épanouir et libérer les nœuds psychiques logés dans le corps. L’énergie qui
circule dans le corps est appelée prana, elle peut être considérablement
augmentée en travaillant sur le souffle. C’est dans ce travail que la dimension
subtile de l’incarnation devient patente. Que l’homme occidental n’en n’ait pas
la moindre idée n’est pas un argument pour disqualifier ce domaine d’expérience.
Notre mode de vie postmoderne nous incline à l’apathie et nous ne prenons pas
soin de notre corps qui devient avachis. Nous ne donnons pas à la vitalité sa
pleine mesure. Notre attention pour le corps tient surtout à son apparence,
elle a très peu à voir avec une exploration consciente de la vitalité. C’est
toute ce que l’homme-vital peut connaître. La connaissance des plans de
conscience et de l’architecture subtile du corps est un aspect largement méconnu
en occident.
Par le corps je suis en relation constante avec un monde d’événements, je me situe dans l’action et l’interaction. Le terme de subconscient désigne le lieu de l’expérience que nous ne connaissons pas où nous ne créons pas consciemment notre réalité, ce qui ne l’empêche pas cependant d’advenir de manière inconsciente. Dans une création inconsciente, le sujet ne sait pas vraiment ce qu’il fait et encore moins pourquoi il le fait. En conséquence, il a tendance à se croire entièrement à la merci de la vie et des circonstances, jusqu’à se considérer entièrement comme une victime dégagée de toute responsabilité dans ce qui lui arrive. C'est-à-dire dans la position opposée à celle d’un créateur conscient. La ruse à ce sujet, c’est que c’est justement à partir du moment où nous ne croyons pas que nous créons notre propre réalité, que nous ne trouvons plus la trace de notre création dans l’expérience. La psychologie analytique de Carl Gustav Jung a le mérite d’avoir montré à quel point le sujet attire à lui les événements de manière inconsciente. Jung a fait une remarquable incursion dans le domaine de la corrélation subtile entre le subconscient et l’événement dans ce que l’on appelle la théorie de la synchronicité. Les contenus subconscients de la mémoire ne sont pas des photographies rangées dans un album. Ils possèdent pour la plupart une charge affective et un dynamisme qui non seulement joue un rôle dans l’orientation des choix du sujet, mais crée aussi un contexte d’expérience. Nous l’avons montré plus haut en examinant la théorie de la répétition du modèle (texte). Nous avons aussi vu que l’ignorance des contenus subconscients est tout à fait relative. Elle peut être interprétée comme mauvaise foi. Rien n’empêche qu’un contenu subconscient soit éclairé et mis en lumière. Il n’y a pas dans le psychisme de frontière réelle entre les différents niveaux. Ce n’est qu’une commodité conceptuelle que de séparer conscient, subconscient et inconscient. Comme le dit Jung, ce n’est qu’une manière d’indiquer des contenus immédiatement accessibles, d’autres qui ne sont que médiatement accessibles, d’autres enfin auxquels on accède qu’avec bien plus de difficultés.
2) Le conscient est le lieu de notre expérience à partir duquel le sujet connaît et crée sa propre réalité, avec une certaine connaissance de ce qu’il est en train de faire, connaissance qui dépend du niveau de conscience de celui qui agit. Cette conscience caractérise par excellence ce que nous appelons la vigilance dans l’attitude naturelle. Veiller, disions-nous, c’est sur-veiller, prévoir, faire attention, agir en conséquence de cause, la pensée maintenue sur le qui-vive. La vigilance est une forme de conscience dans laquelle le mental est prédominant. Dans l’attitude naturelle, nous vivons entièrement sous le régime de la pensée. Dès l’entrée en scène de l’ego au réveil, sous la forme des pensées qui surgissent, le mental se déploie à la fois sous la forme d’une intentionnalité qui oriente toute visée vers un objet, et aussi dans une dualité sujet/objet. Je pense devoir me raser avant d’aller chercher le pain, je pense à un rendez-vous important cet après-midi, au travail qui m’attend. Ce que nous appelons conscience, c’est précisément cela : je décide, j’agis en fonction de ce que je pense et j’ai une connaissance de ce que je suis en train de faire qui n’est rien de plus et rien de moins que la pensée elle-même. La pensée, même son étage le plus ordinaire, est une représentation de la réalité. Ma représentation n’a rien d’objective ou d’impersonnelle, elle est mienne, c’est-à-dire qu’elle suppose le moi intervenant de manière active, le moi précisément de la pensée. L’ego. Tout homme sait donc immédiatement ce qu’est l’esprit, puisqu’il en fait immédiatement l’expérience. Cette proximité rend la définition de l’esprit difficile, c’est de vivre en permanence jeté dans la pensée qui rend justement difficile la compréhension de ce qu’est la pensée. La pensée d’ordinaire est un mouvement, une cavalcade qui commence dès le réveil et ne prend fin que dans le sommeil. Même quand je suis inactif, je suis dans le train-train des pensées qui m’inquiètent, des attentes et des désirs. Ce mouvement du mental est le temps psychologique. Si nous l’observons avec attention, nous verrons que nos pensées les plus communes sont travaillées par le rapport au futur ou le rapport au passé. Même cloués sur un lit d’hôpital, nous continuons à nous entretenir en nous-mêmes de ce que nous avons encore à faire ou de ce que nous avons fait, où de ce que nous aurions pu faire. Le mental pour exister a besoin du temps. Il crée la différence temporelle pour autoriser la comparaison entre l’ici et le maintenant et l’ailleurs, le demain ou l’autrefois. Dans cet espace de la pensée, il construit le jugement. Par exemple la déception à l’égard de ce qui est, vis-à-vis de ce qui devrait être qui prend la forme de l’ennui. L’homme-mental est donc l’homme qui vit aux prises avec la pensée (texte).
------------------------------A l’opposé
de l’usage très limité que nous pouvons en faire dans la conscience commune, il
existe un art de faire usage des facultés de l’esprit. Une manière de tout
d’abord lui rendre justice. L’esprit ne se réduit pas à un moulin à pensées,
fondamentalement, il cherche à
comprendre et à
connaître. Dans le système
éducatif actuel, nous sommes loin de donner sa pleine mesure au désir qu’a
l’esprit de s’élever dans l’intelligence de ce qui est. Que dire de ce qui se
produit ensuite. La plupart d’entre nous avons perdu toute curiosité
intellectuelle avant quarante ans. Nous vivons dans une société qui ne répond
pas à la faim de connaissance, qui très tôt laisse l’esprit et ne lui procure
ensuite que des divertissements. De quoi secouer l’ennui, et exciter le vital et
rien de bien sérieux pour éveiller l’intelligence. La première naissance, comme
un corps reste largement subconsciente. Celui qui parvient à s’éveiller à
l’existence de l’esprit est comme né une seconde fois. Il l’est souvent, comme
Platon l’explique dans
Le Banquet, dans la rencontre d’un autre esprit
dont la sagesse féconde le pouvoir de son intelligence et s’épanche en
connaissance. Se savoir esprit, c’est nourrir l’enfant de l’intelligence qu’est
l’esprit. Se savoir esprit, c’est aussi pour la première fois trouver en
soi-même la position d’un témoin par laquelle la pensée cesse d’être
inorganisée, confuse et chaotique. Par laquelle la pensée est connue comme
pensée. C’est seulement quand le défilé psychologique de la pensée est
transcendé que la pensée est connue pour ce qu’elle est et remise à sa juste
place pour redevenir un instrument docile. Celui qui n’est pas né à son propre
esprit est victime de ses pensées. On dit qu’il est ignorant.
3) L’âme n’est pas le paquet ficelé des besoins arrimés au corps. Et pourtant sans le corps, sans l’incarnation, l’âme n’aurait pas l’expérience d’elle-même. L’âme n’est pas davantage le sujet qui, ombrageusement, tient le corps en mépris et pose en adorateur de la pensée. L’âme n’est pas le défilé continuel des pensées de l’esprit, ni même l’esprit qui pense les pensées. Et pourtant, sans l’esprit, l’âme ne saurait se penser dans le temps, se chercher en se frayant un chemin dans la forêt touffue de l’ignorance. L’âme est à la Source de la pensée, de son inspiration la plus haute et de son intelligence la plus relevée (texte). La troisième naissance du sujet à lui-même est la découverte de l’âme. L’âme n’a pas séjour dans l'antre du subconscient, ni dans le monde bruyant et coloré du conscient, mais dans le foyer vivant, surconscient, de la Présence du soi à lui-même.
C’est au cœur du sentiment que l’âme se trouve donnée à elle-même. L’âme est la somme de tous les sentiments et le lieu de l’immanence pure du sentiment à lui-même. L’âme ne peut désirer que l’expérience d’elle-même la plus élevée et la plus intégrale. Son but, s’il en est un, ne se trouve dans aucun temps, ni dans aucun lieu, il est entièrement ici et maintenant, dans la pure expansion de Soi même de la Vie à exprimer ce qu’elle est et à se connaître dans une pure expérience de soi. Le but de la Vie est la Vie elle-même éternellement donnée à elle-même dans une étreinte qui n’a ni commencement ni fin. Du point de vue de l’âme, il n’y a rien à faire, tout ce qui importe, c’est d’être. L’âme se soucie fort peu de la glorification du corps ou du brio des représentations de l’intellect. Le cœur est le pont entre l’esprit et l’âme et c’est le cœur qui s’éprouve lui-même comme sentiment et sentiment de Soi. L’âme cherche non la connaissance, mais plutôt le sentiment. La connaissance est concept, le sentiment est pure expérience, ce que l’âme cherche, c’est le ressenti vrai et réel, c’est se connaître elle-même certes, mais à travers sa propre expérience. Le sentiment le plus élevé que la Vie éprouve pour elle-même est l’amour, et c’est aussi l’expérience de la conscience d’unité avec tout ce qui est. Le Souverain Bien. En cela seulement le sentiment d’amour est parfait. De même que dans le blanc toutes les couleurs sont présentes, dans son unité, l’âme enveloppe tous les sentiments humains.
Tel est le sens radical de l’intériorité et la raison pour laquelle l’âme est appelée Soi. Dans les termes de Michel Henry : « le sentiment n’est pas quelque chose qui a en outre cette propriété de s’éprouver soi-même, mais le ‘sentir soi-même’ qui vit en lui comme s’éprouver soi-même, comme être affecté par soi ». L’auto-affection est la donation à soi de l’Être lui même. L’Être est immédiatement ce qu’il est, la manière la plus rapide de le rejoindre, plus vite que ne pourra jamais le faire toute pensée, c’est d’être dans la coïncidence à soi ici et maintenant du sentiment. Le sentiment dit ce que je suis. Ainsi, « l’ipséité de l’essence ne se réalise pas dans le temps ». Nous l’avons vu, elle est intemporelle. De même, parce que la pure conscience de soi est sans objet, sans représentation, parce que la représentation relève de l’esprit ; la pure conscience est aussi une secrète Passion et une Passion sans objet, ou sans motif. « L’expérience de soi de l’être comme originairement passif à l’égard de soi est sa passion. Celle-ci constitue le prototype et l’essence de toute passion possible en général. Toute passion est comme telle la passion de l’être, trouve en lui son fondement et le constitue. L’essence de la passion cependant réside dans l’affectivité. L’affectivité est la révélation de l’être tel qu’il se révèle à lui-même dans sa passivité originelle à l’égard de soi dans sa passion ».
Ainsi s’explique encore le véritable sens du statut métaphysique de l’âme : non pas, comme on l’a parfois cru une sorte d’arrière-monde, de lieu de consolation contre la vanité du monde, non pas une chose en soi dans la totalité altérité, la complète extériorité, un autre physique (?) un paradis ou un enfer ailleurs. Non, le véritable statut métaphysique de l’âme transcende de l’intérieur toute manifestation physique, il est en-deçà de toutes les formes physiques, y compris celles tissées par la pensée, il est leur origine première au sein de la Vie. Le concept d’arrière-monde au sens d’un monde au-delà, a été une des erreurs les plus sinistres de l’histoire des religions. L’enfer est le contraire de la joie, le paradis le symbole du bonheur. L’un et l’autre sont des états de conscience. Nous ferons descendre le paradis sur Terre quand nous saurons en faire un lieu heureux. La Terre demeurera un enfer tant que nous en ferons un lieu de malheur. Nous ne faisons en permanence dans le champ relatif que transformer nos sentiments en pensées et nos pensées en objets. Le monde n’est rien d’autre que le reflet de ce que nous sommes, il est à la hauteur de nos sentiments les plus élevés ou les plus bas dans leur résultante collective.
C’est dans l’âme que se déroule la proto-création de l’individualité. L’âme crée et n’aspire qu’à une expérience plus élevée d’elle-même. Ce qui est le sens de l’évolution spirituelle. Parce que l’âme n’est en aucun sens séparée de quoi que ce soit, parce qu’il est dans son essence de demeurer dans l’unité avec l’Etre, l’âme connaît infiniment plus de choses que l’esprit n’en peut savoir. Telle est l’origine de la réminiscence dont parlaient Socrate et Platon, qu’à tort notre philologie a transformé en mythe (C’est une manie de tout notre commentarisme de transformer en mythe tout ce dont nous avons perdu la signification spirituelle). L’âme possède la connaissance, elle est Etre-Connaissance et c’est bien pourquoi elle ne peut se tenir au connaître, car désire avant tout faire l’expérience d’elle-même. Et non demeurer sur le plan de l’Absolu, dans le monde intelligible de la toute connaissance comme dirait Platon. Un être humain qui vit dans la Présence de l’âme, et non pas engoncé dans les valeurs du corps, ou dans les constructions mentales de l’esprit, le contact avec l’instant suggère la réponse juste, l’action immédiate, la décision rapide et le choix spontané. Dans la spontanéité de la réponse de l’âme, il n’est pas nécessaire d’effectuer un examen, une critique, un raisonnement. Paradoxalement, nous l’avons vu, la spontanéité de la Présence veut dire perdre la tête du mental, rejoindre le cœur et agir en unisson avec lui. L'âme suggère en permanence la réponse juste, la parole adéquate et la décision appropriée.
Si on doit suivre la conception populaire, l’homme croit toute sa vie être un corps, à certains moment il découvre qu’il est esprit, mais en définitive il ne peut savoir qu’il est une âme qu’à la mort. En réalité, la nature tripartite de l’homme implique surtout trois polarités différentes. L’homme vital a placé ses valeurs dans le corps et en conséquence, il s’est fait une existence matérielle qui délaisse l’esprit et l’âme. Cette extrémité, Aurobindo la désigne sous le nom de barbare vital. L’homme mental a placé ses valeurs dans l’esprit, il place sur un plan élevé la valeur de la culture, le savoir, la réflexion et les œuvres de l’intelligence. Il peut délaisser largement le soin apporté au corps et n’avoir que fort peu de souci de l’âme, auquel cas il devient un pur intellectuel. Nous connaissons bien en occident ce type humain qui a souvent les faveurs de nos médias. L’homme spirituel s’est entièrement tourné vers l’âme. Il peut se détourner assez facilement de l’attrait de ce qui se rapporte au corps et de la culture de l’esprit. Il devient en ce cas un ascète religieux consumé par le désir de trouver Dieu. Cette triple polarité joue un rôle dans la constitution des valeurs d’une époque. La postmodernité en occident est très nettement une civilisation du premier type. La Modernité s’est affirmée dans des valeurs du second type. L’Inde est encore très largement marquée par une civilisation du troisième type, presque jusqu’à la caricature. L’équilibre des trois dimensions de l’humain n’est pas plus facile à réaliser, tant dans l’individu, que dans la société. C’est peut être une raison de notre fascination pour la Grèce antique où l’idéal de vie respectait le soin donné au corps, l’élévation de l’esprit dans la philosophie et où le sens du Sacré était nettement présent, sans pour autant avoir été récupéré par une religion dogmatique.
1) Il n’est pas rare dans notre expérience que le corps veuille une chose, que l’esprit soit intéressé par une autre et qu’enfin l’aspiration de l’âme se dirige plutôt vers une troisième. Quand l’âme, l’esprit et le corps sont en conflit, la personnalité n’est pas intégrée et les résultats obtenus dans l’action ne peuvent être que mitigés ; la triade qui compose la nature humaine est bancale et l’homme est dans l’ignorance de lui-même. C’est un peu comme dans l’attelage ailé du Phèdre de Platon. (texte). L’âme est le conducteur du char en route sur les « révolutions célestes ». L’un des deux chevaux, l’esprit, est docile, le second le corps, est un peu lourd et maladroit, « le cheval vicieux est pesant et qu’il alourdit et fait pencher le char vers la terre, s'il a été mal dressé par son cocher; c'est une tâche pénible et une lutte suprême que l'âme doit alors affronter». Le poids vers la terre, c’est celui de la matière. Mais il n’est pas dans la nature du sujet d’être voué à l’immobilité de la matière, mais de suivre le dynamisme infini du Temps qui rythme la Manifestation. L’âme la plus élevée, explique Platon, est consciente de sa divinité. Dans le cortège des âmes, elle est « celle qui suit la divinité de plus près et lui ressemble le plus, élève la tête de son cocher vers l’autre côté du ciel, et se laisse ainsi emporter au mouvement circulaire». L’âme a contemplé la Vérité absolue et de cette vision –l’être-connaissance- il restera trace dans son existence terrestre, d’où son empressement à « découvrir la plaine de la vérité, c’est que la pâture qui convient à la partie la plus noble de l’âme, vient de la prairie qui s’y trouve, et que les propriétés naturelles de l’aile, s’alimentent à ce qui rend l’âme plus légère; c’est aussi cette loi d’Adrastée, que toute âme qui a pu suivre l’âme divine et contempler quelqu’une des vérités absolues est à l’abri du mal jusqu’à la révolution suivante, et que, si elle réussit à le faire toujours, elle est indemne pour toujours ».
Si nous nous posons la question de savoir d’où viennent nos désirs, nous trouverons certainement plusieurs sources. Entre l’avidité du vital, la curiosité du mental, la ferveur de l’âme, il y a tout de même des différences. Dans le même ordre, nos plaisirs nous ressemblent, ils sont une indication assez juste de la qualité de l’affirmation de notre conscience. Cependant, il ne faut pas confondre les valeurs du corps et l’incarnation, les valeurs de l’esprit et sa juste place, les valeurs de l’âme et sa présence réelle. Nous aurons beau tenter de renier le corps, ou lui vouer un culte naïf, laisser l’esprit en jachère, ou lui accorder la nourriture qu’il mérite, oublier l’âme ou l’écouter, il n’en restera pas moins que nous resterons en tant qu’être humain une entité tripartite. L’implication en est que l’interrelation est constante. En un sens, la voix de l’âme ne fait entendre son murmure qu’à travers le corps. C’est le corps qui se trouve en situation d’expérience ici et maintenant. Dans le présent. L’esprit a tôt fait de s’évader dans un ailleurs. L’esprit est en rapport avec le connu, c'est-à-dire que la pensée, c’est d’abord le passé. L’esprit donne accès à tout ce dont nous pouvons nous souvenir au sujet de la réalité et à ce que nous avons été en tant que moi temporel. Sans l’esprit, le passé n’aurait pas de consistance et s’il a quelque importance dans le présent, c’est seulement grâce à lui. C’est dans le présent que l’avenir se construit. Le futur est la prochaine version de ce que je suis et en un sens, l’âme a conscience de l’ouverture des possibles. En résumé :
(exercice à compléter)
Corps |
Esprit |
Ame |
|
Santé de l’esprit |
Santé de l’âme |
activité |
|
sentiment |
éprouve et ressent |
|
observe et sait |
Renferme le présent |
Renferme le passé |
|
|
a l'accès à tout ce dont nous nous souvenons à propos de la réalité |
|
Le présent est dans chaque acte une auto-définition |
Le futur est la prochaine version de ce que nous sommes |
|
La situation d’expérience actuelle |
|
L’ouverture perpétuelle du possible |
Sans cela, il n’y a pas non plus de connaissance approfondie des plans de l’être et il s’ensuit que dans l’ignorance, on finit par appeler « âme » un peu tout et n’importe quoi. D’où la confusion constante avec le désir en général. On peut dire que l’âme « qui se manifeste au noeud où se joignent le mental, la vie et le corps… a un double aspect : en avant l’âme de désir qui s’efforce de posséder les choses et d’en jouir, et par derrière, cachée (soit en grande partie, soit entièrement) par l’âme de désir, la véritable entité psychique qui est le réel réceptacle des expérience de l’esprit ». L’entité psychique en nous n’est pas clairement connue et son affirmation encore faible. C’est précisément lorsque la conscience descend dans tous les aspects de la personnalité que le psychique prend réellement la place qui est la sienne et devient une force d’âme. « L’être psychique se tient derrière tous les autres ; sa force est la véritable puissance de l’âme. Mais s’il passe en avant, il peut colorer tout le reste : mental, vital et conscience physique peuvent recevoir son empreinte et être transformés par son influence. Lorsque la nature est convenablement développée, il y a un psychique dans le mental, un psychique dans le vital, un psychique dans le physique. C’est lorsqu’il s’y trouve que nous pouvons dire de quelqu’un qu’il a évidemment une âme ». Une nature encore faible veut dire que l’imprégnation profonde de la conscience ne s’est pas encore complètement effectuée.
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Dans le contexte qui est le nôtre, largement marqué par le dualisme, l’élaboration d’une anthropologie trinitaire est devenue indispensable. La pensée dualiste a un penchant simplificateur, elle appelle d’elle-même à son dépassement dans une pensée complexe. L’introduction du trois-en-un invite à la reconnaissance de la complexité et admet d’emblée un dynamisme créateur et sa structuration en paliers d’équilibre.
Ce n’est
tout de même pas un hasard si dans la pensée traditionnelle le trois-en-un est
si présent. Pourquoi ?
Pourquoi Platon choisit-il de donner une forme tripartite
à sa représentation de l’intériorité ? Nous n’avons pas ici développé la théorie
de la Nature que l’on trouve dans le Samkhya, mais il y aurait de quoi amplement
d’y démontrer la complexité d’une logique du trois-en-un. Pourquoi utiliser pour
décrire le jeu infini de la la Manifestation de la Nature, la création-conservation-destruction, dans les trois guna, les qualités de
la Nature, sattva, rajas, tamas ? Pourquoi cette théorie des trois guna
occupe-t-elle une place si importante dans cet abrégé de la philosophie
indienne que constitue la Bhagavad Gita ? Pourquoi, quand il
s’agit de décrire l’équilibre subtil des éléments dans le corps, la plus
ancienne médecine de l’humanité, l’Ayur-veda, a-t-elle recours à une
structure ternaire, celle des trois dosha, des trois principes psychosomatiques,
kapha-vata-pitta ?
Que signifie le trois-en-un ? A-t-il un rapport avec la conscience ? La Bhagavad-Gita explique que le champ de conscience est indissolublement connaisseur-connaissance-connu. Faut-il penser que dès que l’on dépasse le niveau de la représentation duelle –qui est notre mode de pensée immédiat- nous sommes amenés à rejoindre dans une logique trinitaire ? Les logiciens sont récemment parvenus à cette conclusion. Stéphane Lupasco s’est distingué en introduisant une valeur différente du tiers exclus de la science moderne, pour introduire le tiers-inclus. Des commentateurs ont soulignés qu’il y avait une profonde affinité entre le tiers-inclus et le Sacré. Selon Basarab Nicolescu le dépassement de la dualité dans le trois-en-un sera une caractéristique de la cosmodernité.
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© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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