Leçon 117.    De la religion à la spiritualité         

    Jadis, il était d’usage, dans la pensée universitaire, d’assimiler la spiritualité à la religion. On parlait de « spiritualité chrétienne », de « spiritualité de saint François d’Assise », ou de « spiritualité juive », de « spiritualité de l’Islam ». A la rigueur on admettait une « spiritualité bouddhique » et encore, sans la connaître vraiment, car le bouddhisme était considéré plutôt comme une philosophie que comme une religion. Quant à la « spiritualité indienne » la formule était la plupart du temps censée désigner de manière péjorative une nébuleuse de croyances et de pratiques dont on ne voyait guère la valeur. Sauf pour le côté exotique au chapitre des bizarreries humaines. Dans le champ philosophique, la situation était tout aussi confuse. En guise de spiritualité, Kant ne propose que le retour au piétisme. Hegel reconstruit pour le christianisme une théologie de l’Histoire. Spinoza, jusque dans les commentaires érudits est accusé d’être « un mauvais juif », parce qu’il a rompu avec la Synagogue. Et de fait, la dimension spirituelle de l’Éthique a souvent été occultée au profit de ce que l’on a nommé le matérialisme spinoziste. Une concession peut être pour Plotin, car il est bien difficile de nier que nous ayons là une philosophie spirituelle, indépendante d’une religion établie.
    La situation contemporaine est aujourd’hui très différente. Comme le titre un livre récent Dieu a changé d’adresse. Les observateurs les plus lucides de notre époque l’ont bien compris, nous n’identifions plus aujourd’hui la spiritualité à une religion organisée. cf. Eckhart Tolle Nouvelle Terre (texte) Nous pouvons même les opposer. Ainsi le fondamentalisme et l’intégrisme sont des attitudes que nous savons rattacher au sursaut identitaire des religions organisées. Ils ont peu à voir avec un éveil du spirituel et beaucoup à voir avec les luttes des identités culturelles de communautés soudées autour d’un credo. Nous sommes tout à fait préparés à reconnaître que la spiritualité vivante transcende les dogmes, les credo et ne se laisse enfermer dans aucune organisation. La critique sévère de la religion chez Krishnamurti ou encore chez Aurobindo ou Mère ne nous empêche d’être à même de reconnaître en eux une profondeur spirituelle indéniable.
    Il est maintenant possible de poser la question avec plus de précision : en quoi la spiritualité se distingue-t-elle de la religion ?

*  *
*


A. La religion organisée et le spirituel

    Comme nous l’avons vu, le mot religion peut s’interpréter comme ce qui re-lie, et ce qui lie à nouveau. Ce qui établit un pont ou rétablit une ancienne alliance. Cependant, toute la question est de savoir ce qui est lié et en quoi consiste le lien.

    1) Commençons par préciser des distinctions. Il y a deux possibilités :

        a) - soit voir dans la religion (re-ligare) le lien entre l’homme et l’Être, l’Englobant, la Vie, le Divin (quel que soit le terme qu’on lui donne), en admettant que le spirituel est précisément ce lien intemporel entre le relatif et l’absolu. (R)
    Dans ce premier cas, la spiritualité ne suppose pas d’organisation et cette absence d’organisation est peu propice à la formation d’un dogme. De ce point de vue, il est tout à fait possible d’admettre une grande diversité de voies d’accès à l’absolu. La spiritualité implique un mode d’accès direct à la présence du Divin. On appelle expérience intérieure ou expérience mystique, cette approche spirituelle. Elle diffère d’une approche intellectuelle, propre à la raison d’un concept, comme celui de Dieu. Ce que l’on rencontre par exemple chez Leibniz ou Hegel. Elle se distingue aussi de l’approche morale recourant à l’idée de Dieu pour donner une justification à l’idée même de devoir. Voir à ce sujet les thèses de Kant dans La Critique de la Raison pratique. Elle n’est pas non plus une approche psychologique du concept de Dieu, ce que Freud propose dans certains textes, comme L’Avenir d’une illusion. Ce que par ailleurs Carl Gustav Jung a exploré avec plus d'ouverture encore.

        ---------------b) - soit voir dans la religion un lien, tissé par une révélation, qui re-lie une communauté de fidèles autour d’une foi commune. La révélation a eu lieu dans le passé : dans la parole de Dieu confiée à Moïse, aux prophètes dans la Bible, dans les paroles de Jésus consignées dans les Évangiles, dans les Sourates données à Mohamed dans le Coran etc. La pratique religieuse, le rituel, effectue une répétition de la révélation première et réaffirme l’appartenance du fidèle à une tradition.
    Dans ce second cas, il est évident que la religion a un sens éminemment social. Elle n’est en aucun cas séparable d’une organisation chargée de conserver, de promouvoir la doctrine et le credo d’une église. La religion ne saurait être séparée de ses rituels. L’église est une institution qui partage les caractéristiques de toutes les institutions en général : un système hiérarchique et centralisé, une volonté de se maintenir en tant qu’organisation, d'exercer un contrôle et un pouvoir sur ses membres. L’église fait corps avec ses fidèles, ce qui veut dire les tient sous sa direction. Bergson, dans Les deux Sources de la Morale et de la Religion désigne cet aspect sous le terme : religion statique.
    Cependant, il peut aussi exister, au sein d’une religion organisée, une spiritualité, dans le sens défini précédemment. Elle se rencontre dans la mystique : Le christianisme a eu Saint Jean de la Croix, Maître Eckhart etc. L’islam a produit le soufisme et ses courants. L’hindouisme a toujours abrité en lui une pléiade de mystiques : de Kabir, à Ramakrishna ou près de nous Ma Ananda Moyi. Le lien entre une religion organisée et la mystique qui lui est rattachée est très, très vague. Il est une catégorie imposée de l’extérieur par ceux qui jugent. La mystique n’est pas dogmatique et très souvent les paroles des mystiques, soit-disant orthodoxes, ont des allures franchement hérétiques. Bergson, dans ce registre, parle de religion dynamique.

    Précisons encore des termes trop souvent confondus. On entend par athéisme une doctrine qui littéralement se veut sans-dieu, ce qui signifie, soit que l’athée refuse la croyance à l’existence de Dieu, soit qu’il nie son existence. (texte) C’est la position de l’anarchisme, la position de Nietzsche. Il faut cependant noter que le plus souvent, l’athéisme est une position polémique qui s’attaque au dieu moral de la religion. Même chez des auteurs aussi virulents que Nietzsche, il subsiste une appréhension d’un dieu cosmique. Nietzsche fait clairement la distinction. (Lire à ce propos Etienne Gilson L'Athéisme difficile). La position de l’incroyance est par contre différente. L’incroyant peut très bien ne pas nier qu’il y ait dans les traditions religieuses des valeurs cependant, il décide de suspendre son jugement quant aux affirmations tenues par la religion. Celui qui croit tient une proposition pour vraie, l’incroyant, lui, refuse son adhésion. Il ne croit pas. Enfin, la position de l’agnostique diffère tout à la fois de l’athéisme et de l’incroyance. L’agnostique admet qu’il existe un Absolu, cependant, il le déclare en même temps totalement inconnaissable et inaccessible. Il estime qu’il est impossible d’en avoir une quelconque expérience ou une connaissance rationnelle. Il est d’usage de classer Kant parmi les agnostiques.
    En résumé : il peut très bien y avoir une spiritualité en dehors de toute religion établie, et même, selon le titre de Michel Hulin une Mystique sauvage. Il peut exister une spiritualité à l’intérieur du cadre d’une religion établie, ce que nous appelons d’ordinaire, la mystique. Il n’y a donc pas de contradiction à parler de spiritualité athée, bien qu'un doute subsiste (*). Il peut aussi très bien y avoir spiritualité et incroyance. Paradoxalement, c’est la position dogmatique de l’agnostique qui fait le plus difficulté, car elle élimine par avance la possibilité de la spiritualité.

    2) Ce n’est pourtant pas ce que nous avons sous les yeux. Notre époque a vu surgir un divorce sévère entre religion et spiritualité. Tandis que la religion suivait la logique totalitaire des organisations de masse, la spiritualité a pris refuge dans le cheminement de aspirations intérieures de l’être humain. Pour les sociologues de la postmodernité, la religion, comme la morale, serait victime du reflux des grandes idéologies. Elle ferait partie de l’hyperindividualisme et du repli dans la sphère du privé qui caractérise notre temps. Le déclin des métarécits aurait favorisé une sorte de reflux vers les valeurs du moi. Nous allons voir que ce type d’interprétation est erroné et que l’enjeu de la spiritualité contemporaine est autrement plus radical.

    Ce qui est en cause sous nos yeux chaque jour dans les événements de l’actualité, c’est la crispation des religions sur elles-mêmes, crispation qui se traduit par la montée des intégrismes. Ce qui n’a rien de très « spirituel ». La montée des aspirations démocratiques des peuples s’accompagne étrangement d’une résurgence fiévreuse de l’appel au drapeau de Dieu pour justifier toutes les guerres. Comme le rappelle Frédéric Lenoir : « Il y a bien longtemps que Dieu n’avait autant été mis à contribution. Invoqué aux quatre coins de la planète, il sert de prétexte à toutes les dominations politiques, à tous les actes de barbarie perpétrés par les fanatiques. C’est l’aspect le plus hideux de la religion. Même sans tomber dans ces extrémismes, le plus souvent condamnés par les responsables religieux eux-mêmes, la religion est par essence ambiguë, car elle propose un projet collectif, parfois exclusif (on possède l’unique vérité) et reste le plus souvent inféodée à une culture, à une ethnie, à une nation ». Il est possible qu’en fait, ce soit la religion qui ai produit par réaction l’agnosticisme où campent une bonne part de nos élites. (texte)
    Nous savons qu’il est possible de différencier la religion, comme institution, et les croyances de chacun d’entre nous et nous savons que la croyance en tant que telle demeure dans l’incertitude. Comment pourrait-elle alors se draper dans une certitude définitive ? Nous ne pouvons plus entretenir d’illusion sur les errances de la religion dans l’histoire. Nous savons que l’Église a joué et joue encore le jeu du pouvoir. Nous savons qu’elle s’est fourvoyée dans l’obscurantisme, qu’elle est entrée souvent en collusion avec les puissances de l’argent, qu’elle a fait preuve d’un fanatisme criminel. Nous ne pouvons plus guère accepter un dogme et une morale qui ne fonctionnent plus dans notre monde actuel. Nous ne pouvons pas plus accepter la soumission à la transcendance d’un Dieu, vindicatif, capricieux, coléreux et vengeur. Nous ne pouvons admettre un destin de malheur imposé à toute existence, au nom du salut dans un arrière-monde. La mortification de l’ici-bas en vue de l’au-delà, l’asservissement de la personne, la haine de la vie et de la liberté choquent toute personne de bon sens. En tant qu’organisation, la religion est liée dans l’Histoire à l’État avec lequel elle partage le même caractère de tendre à l’encadrement excessif de l’individualité vivante. L’Histoire nous montre que, dans un cas comme dans l’autre, la puissance d’une idéologie maintient un état de passivité et de dépendance. dossier. La critique de la religion a montré sans difficulté que le danger qu’elle comporte est de présenter l’ignorance comme confortable et d’incliner les hommes à la résignation. Le fatalisme se fonde sur des illusions, mais des illusions qui ont la peau dure. Et que la religion peut faire durer. Être libre, c’est être responsable et devoir s’assumer par soi-même et s’il est un reproche que l’on a souvent adressé à la religion, c’est bien de saper par avance l’autorité trouvée en soi-même. De faire douter de nos propre lumières en les opposant à la foi.
    ---------------Question donc, avec Frédéric Lenoir : « Faut-il abandonner l’idée de Dieu, renoncer à toute quête de l’absolu puisque les religions en donnent souvent un visage si cruellement humain ? Non. Car si la religion est culturelle et collective, la foi et la recherche de sens sont éminemment universelles et individuelles. Un mot permet de bien distinguer la religion communautaire de cette quête personnelle : la spiritualité. Croyant ou non, religieux ou non, nous sommes tous plus ou moins touchés par la spiritualité, dès lors que nous nous demandons si l’existence à un sens, s’il existe d’autres niveaux de réalité ou si nous sommes engagés dans un authentique travail sur nous-mêmes » (dossier).
    Ce texte n’est pas original. Il est l’expression d’une prise de conscience très largement partagée. On pourrait en exhiber des centaines du même genre dans les parutions récentes. Je cite encore un passage du même auteur : « La religion est le langage symbolique d’un groupe social, la quête spirituelle naît de la confrontation de chacun d’entre nous à l’énigme de l’existence. La religion dit à tous ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire, la spiritualité est un chemin où l’on s’engage seul, sans connaître le terme du voyage ». Religion et spiritualité peuvent très bien se croiser sans se rencontrer. Il existent des personnes allergiques à la religion et dont la trempe spirituelle est indéniable. Voyez en ce sens l’œuvre de Satprem. Lisez les Lettres d’un Insoumis. Inversement, il existe des croyants qui n’ont guère de vigueur spirituelle, aucun engagement sérieux et dont la religion consiste seulement dans une morale appuyée sur l’argument d’autorité de textes sacrés. Enfin, il existe bien des personnes que l’on pourrait définir comme areligieuses qui pourtant effectuent très sérieusement un travail spirituel sur elles-mêmes. Ce que les sociologues ne semblent pas bien comprendre, c’est justement que le sérieux impliqué dans la spiritualité n’a rien à voir avec ce narcissisme conformiste de la société de consommation qu’ils qualifient de « postmoderne ». Il en est bien plutôt la subversion systématique. Pratiquer l’amalgame entre spiritualité et religion est donc une aberration. Comme de mettre dans le même sac, l’intégrisme, le fondamentalisme pur et dur, le repli sectaire, le littéralisme fanatique de certains groupes religieux et la spiritualité vivante, dans son cheminement dans l’inconnu. La plupart des religions organisées ne voient pas d’un bon œil la spiritualité. C’est pour elles une concurrence directe, une incursion sauvage sur leur territoire. Elles ont tendance systématiquement à diaboliser toute recherche spirituelle sortant de leur contexte. La méditation, le yoga, les médecines traditionnelles, la pratique du zen, etc. sont directement ou indirectement diabolisés par les religieux. Par exemple, l’Église a, au début, pris position contre les recherches sur les NDE (dossier) alors qu’elles semblaient apporter directement de l’eau à son moulin. Voyez le collectif La Mort transfigurée et l’article du père François Brune.
    La pierre d’achoppement la plus difficile, c’est évidemment la prétention des plus grandes religions à incarner la seule voie d’accès possible vers le spirituel ; la prétention à incarner à elle seule la Vérité, tandis que tout autre chemin serait erreur ou hérésie. On a pu voir encore tout récemment des soldats américains en Irak déclarer que la seule voie d’accès à Dieu passait par Jésus Christ ! A quoi l’Islam rétorque que la guerre sainte doit continuer tant que le monde entier ne sera pas converti à la parole du Prophète ! L’occident s’est donné pour justification dans les colonisations, d’apporter aux mécréants, même au prix du sang, la « vraie religion ». Les croisés étaient absous par avance de leurs tueries par le Pape, qui leur promettait qu’ils iraient au ciel. Les fidèles d’Allah ont appris de leur religion que lorsqu’ils tuent un infidèle, ils l’envoient au paradis. S’ils sont des martyrs de la guerre sainte, c’est pour aller rejoindre Allah et s’asseoir parmi les justes. Nous vivons dans un monde dans lequel la seule appartenance religieuse suffit à vous identifier comme un ennemi. La religion semble raisonner dans une dualité : à tort/à raison, les torts sont pour le mécréant et le païen et la raison est pour le fidèle et le croyant. Jamais il ne semble venir à l’esprit du religieux qu’une part de ses croyances peut être erronée ou tout simplement non-fonctionnelle dans le monde actuel. Jamais il ne lui vient à l’esprit que l’Absolu, par définition peut accueillir toutes les voies. Que du point de vue de l’Absolu, aucune voie n’est supérieure à une autre. Que la notion même de supériorité est très humaine, trop humaine. Les religieux continuent d’entretenir une idée de Dieu qui est tellement à la ressemblance de l’homme (c’est l’homme qui a fait Dieu à son image) qu’elle fait injure à tout homme de bon sens et discrédite par avance la religion. Rien d’étonnant à ce compte à ce que le dialogue intra-religieux soit à l’heure actuelle un dialogue de sourds. Aux U.S.A. le seul fait de prier aux côtés des adeptes d’une autre religion est déjà passible de sanction de l’autorité religieuse! Alors comment imaginer un dialogue ? Comment pourrait-il y avoir une « convergence » réelle des religions ? A quoi se réduirait donc le « spirituel » en pareil cas ? Le plus petit dénominateur commun des religions ? Il doit être bien petit. Pour le croyant, reconnaître la possibilité d’une religion différente, c’est déjà remettre en cause la sienne. En bref, être religieux, c’est être intolérant. C’est n’admettre qu’une foi et qu’un salut. Celui de la religion de son élection. Et encore, pas vraiment religion de son « élection », mais avant tout religion de ses ancêtres. La conversion religieuse est interprétée par le croyant traditionaliste comme un retour, après bien des errances païennes, des brebis au bercail. Il ne peut pas y avoir de religion nouvelle. Il n’y a que de nouvelles sectes. La religion est forcément ancienne. Aussi vieille que la révélation. Ce qui est neuf est hérésie ou parole du démon ! La religion est celle du sol et de la nation, voire celle de l’État (texte).  

B. Spiritualité et renouveau de la philosophie

    Non, décidément, il faudrait être ignorant ou de mauvaise foi pour tenter d’assimiler la spiritualité à la religion. Il est bien plus pertinent de tenter un rapprochement entre spiritualité et philosophie. La spiritualité a plus d’accointance avec la philosophie qu’elle n’en a avec la religion, parce qu’elle participe d’une libre pensée qui se sent bien trop à l’étroit dans le carcans des dogmes religieux. De tous les dogmes. C’est une des raisons pour lesquelles d’ailleurs il y a autant de controverses autour du statut du bouddhisme. Difficile pour un esprit élevé à l’occidentale d’y voir une religion. Comment admettre une religion sans dogmes et se passant de l’hypothèse de l’existence de Dieu ? Comment parler d’une religion, quand son fondateur est explicitement reconnu comme étant seulement un être humain ? Mieux vaut y voir une philosophie. Mais personne ne peut nier qu’il y a bien une profondeur spirituelle du bouddhisme.

    1) Quelques remarques sur la terminologie de la spiritualité contemporaine. Le mot spiritualité veut dire l’essence de l’Esprit. Tel qu’il est aujourd’hui employé, ce terme signifie indissolublement :
    a) la reconnaissance du fondement de toute réalité dans le spirituel, ce qui implique le dépassement de toute vision du réel réduit à la seule matérialité. Mais c'est un dépassement négation, qui tend à réconcilier le matériel et le spirituel dans une unité vivante.
    b) la transformation concrète de l’existence humaine en relation avec le spirituel, ce qui implique des pratiques et un art de vivre permettant la manifestation du spirituel dans le matériel.
    On peut avec dédain estimer que ce terme recoupe beaucoup de confusion, l’amalgame du syncrétisme religieux, des courants new-age, de l’ésotérisme etc. Cependant, il est nécessaire que le terme de spiritualité reste flou, en accord avec ce qu’il désigne. D’autre part, comme il n’y a pas dans la spiritualité vivante de dogmatique religieuse, il est aussi indispensable de laisser à chacun le libre-choix de nommer, en fonction de sa propre démarche, ce qu’il désigne comme le fondement de toute réalité. Chacun des termes adoptés met l’accent sur un aspect privilégié, d’une réalité ultime qui ne s’enferme dans aucune définition rigide. Bien des mots sont employés dans la spiritualité vivante pour désigner la Réalité ultime. Le mot Dieu est un mot piégé, surchargé de connotations contradictoires et compromis avec la dogmatique religieuse. Comme Spinoza, qui préfère de la Substance, ou bien de la Nature, bien des auteurs contemporains évitent d'employer ce terme. Ou bien, on emploie l’expression le Divin ou encore le Sacré. Le terme le plus neutre, et un des plus riches c’est peut être celui par Karl Jaspers, l’Englobant. (texte) Il a l’avantage d’être très proche dans sa signification du sanskrit Brahman, (texte) qui enveloppe à la fois l’absolu et le relatif. Il permet aussi de faire signe vers une sensibilité holiste très présente dans la spiritualité de notre temps (texte). Le terme de Vie plus concret, est souvent utilisé. Un livre de Krishnamurti porte le beau titre La Plénitude de la Vie. L’ensemble de l’œuvre de Michel Henry, de la même manière, garde une certaine pudeur quant à l’emploi du mot Dieu et se présente comme une philosophie de la Vie. De même, Michel Henry se sert souvent du terme Soi pour désigner l’ultime intériorité, la spiritualité vivante parle aussi du Soi comme présence de l’Absolu en soi-même. Le terme sanskrit correspondant est âtman. La nouvelle spiritualité n’a pas rompu avec les sciences les plus avancées. Au contraire. Des spéculations ultimes de la physique est issu un registre de vocabulaire dont on fait aujourd’hui usage. Le terme champ unifié est parfois employé comme référent de la dimension fondamentale de toute existence. Enfin, dans les courants proches de l’esprit du bouddhisme, on se sert du terme Vacuité. Douglas Harding y fait référence et ses exercices spirituels y reconduisent. Le mot n’est pas la chose. Il fait signe vers elle et c’est tout. Il se fond en elle quand il remplit correctement son rôle. Il porte vers Cela qui est. Et en Cela tous les noms se confondent ou s’effacent. Ce qui importe, c’est l’appel du cœur et l’élan métaphysique vers l’Être. C’est bien ce qui transparaît partout dans la spiritualité vivante.
    Or, le paradoxe, c’est que justement cet élan vers l’Être, il est semble épuisé dans la philosophie universitaire. Il a été miné par le travail de sape de la critique historique ; la pensée contemporaine a renoncé à la métaphysique. L’université campe dans le scepticisme larvé, le relativisme esthétisant et l’agnosticisme à la manière de Kant. Elle ne sait plus que promouvoir le commentarisme érudit, l’analyse scolastique des autorités reçues. Comme toutes les institutions, elle se maintient, fonctionne, et enseigne à partir de l’argument d’autorité. Quand elle appuie une vérité, le plus souvent ce n’est pas la sienne, mais surtout celle des théories scientifiques considérées comme acquises. Ce qui veut dire les plus anciennes. C’est parmi les philosophes par exemple que la psychanalyse jouit de la meilleure crédibilité. Alors que bien des psychologues s’en sont largement détournés. La biologie mécaniste est encore la référence des philosophes de profession, alors que la nouvelle biologie la regarde comme dépassée. La physique du XIXème siècle a les faveurs de la pensée universitaire, alors qu’elle est regardée comme obsolète dans la physique nouvelle. On arrive dès lors à une situation paradoxale, ce sont les nomades intellectuels, les transfuges, qui justement n’ont pas été formés par l’enseignement philosophique de type universitaire, qui manifestent la vigueur métaphysique la plus étonnante. Je citerai par exemple Bernard d’Espagnat, physicien quantique de profession, qui ose s’aventurer sur le terrain métaphysique là où les philosophes universitaires n’osent même plus aller.
    ---------------Maintenant, ce qu’il est essentiel de regarder en face, c’est le sens de ce déplacement souterrain qui a eu lieu avec la spiritualité vivante contemporaine. La spiritualité vivante occupe aujourd’hui le terrain que la philosophie académique a abandonné. Indépendante des cadres rigides de l’institution, n’ayant d’autorité que celle de la liberté de penser, elle répond à un besoin métaphysique que l’enseignement classique ne sait plus satisfaire. L’esprit souffle où il veut, et pas forcément là où on voudrait l’enfermer à demeure. L’émergence des cafés philo a bien fait sentir ce courant d’air vivifiant. Mais l’enseignement ne l’a pas respiré.
    L’interprétation des grands penseurs qui ont façonné la tradition occidentale souffre d’une lecture qui tend aussi à en dévitaliser les œuvres majeures. L’ironie en la matière, c’est que c’est précisément la fréquentation des maîtres de la spiritualité vivante d’aujourd’hui, qui permet de dépoussiérer les classiques et de les redécouvrir avec un jour très inédit. Les lettres de Swami Prajnanpad à ses disciples, parues aux éditions l’Originel, sont tout à fait étonnantes par leur proximité avec le stoïcisme, notamment avec les Entretiens d’Epictète. Ce serait quand même un comble de redécouvrir le sens du stoïcisme à l’école d’un penseur indien ! Et bien la gageure est tenue. André Comte-Sponville l’a montré. De même, si Plotin est souvent présenté, comme La Gloire de la Philosophie antique (cf. le beau livre de Joseph Moreau). On a cependant des difficultés à comprendre ce qu’il entend par « l’âme », ou « l’Un ». Mais si vous fréquentez un tant soit peu le Vedânta, la vision de Plotin s’éclaire du tout au tout, et il se révèle être d’une grande profondeur. De même encore pour le mystique allemand Maître Eckhart. Tout récemment, près de nous, Stephen Jourdain a donné dans ses conférences une relecture admirable du platonisme. Revu et revisité de l’intérieur. Il a aussi très brillamment su de l’intérieur revisiter l’intuition centrale de Berkeley. Ce que nous avons oublié dans nos chères études universitaires. De même, on s’est souvent plaint de l’obscurité du dernier Heidegger et de ses thèses irrationnelles sur le dépassement de la représentation. Quiconque a lu de près Krishnamurti s’y retrouvera en paysage familier. L’approche de l’être par la négation reconduit au cœur de la problématique de l’Être chez Heidegger. Krishnamurti, par sa vigueur d’interrogation est aussi le Socrate de la postmodernité. La provocation de son œuvre est une remise en question qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’éluder.
    2) C’est tout de même un peu gênant de devoir le répéter, mais le philosophe est littéralement, comme le rappelle Krishnamurti, l’ami de la sagesse. La philosophie est l’amour de la sagesse. Faut-il vraiment de longues démonstrations pour parvenir enfin à comprendre ce qui devrait aller de soi, que cet amour est par excellence un élan spirituel ? Que l’accomplissement de toute spiritualité est par essence sagesse ? On ne peut pas glisser entre philosophie et spiritualité l’épaisseur d’une feuille de papier conceptuel ! En arabe classique, on utilise le même mot pour philosophie et spiritualité. Dans son essence la philosophie est un pont, un itinéraire spirituel pour conduire l’âme à la sagesse. C’est ce dont les anciens n’ont jamais douté. C’est pourquoi on n’est pas surpris, dans des textes de la spiritualité vivante, de voir Platon, Aristote, Plotin ou Épictète, considérés comme des Maîtres de spiritualité. Notre érudition en a fait des bâtisseurs de systèmes et nous avons oublié qu’ils étaient aussi des maîtres de vie et des compagnons de l’âme.
    Pourquoi ? En raison d’une identification du concept de philosophie à l’ordre de la pure spéculation détachée de l’ordre de la vie concrète et pratique. Ouvrons un manuel de philosophie d’aujourd’hui : De la philosophie de Michel Gourinat. Un excellent classique à destination des étudiants. On y trouve ceci : « On baptise aujourd'hui à tort et à travers " philosophie indienne" ou "philosophie chinoise" les vieilles sagesses indienne ou chinoise, ou "philosophie tragique" le sentiment pessimiste de la vie, qui dans la sagesse grecque a précédé l'apparition de la philosophie ». Ce texte est l’expression d’une opinion commune dans le milieu universitaire, une croyance partagée selon laquelle il n’y aurait de philosophie qu’occidentale. L’auteur s’attache à montrer que la sagesse est un terme vague, qui confond a tort la philosophie, comme activité intellectuelle, avec un art de vivre qui concernerait la pratique. Ce qui signifie que le mot philosophie est donc entendu en cassant en deux l’idée grecque de sophia, pour n’en retenir que l’idée de savoir et en écartant délibérément le sens de sagesse. Ce que l’on reproche aux philosophies « orientales », c’est de n’être que des « sagesses », contribuant à l’art de se conduire dans la vie. Elles ne viseraient pas la théorie pure, le savoir pour lui-même, ce qui serait le privilège de la philosophie occidentale. Qui serait donc la seule philosophie possible d’après la définition officielle. C’est une opinion massivement partagée dans l’enseignement scolaire et universitaire de la philosophie. Pour être conforme, l’intérêt qui nous dirige vers la philosophie se doit donc d’être strictement intellectuel, théorique et non pas, certainement pas, la visée d’une sagesse. L’enseignement institutionnel de la philosophie n’est pas fait pour éveiller un élan vers la sagesse. Il est fait pour interroger sur un savoir, sur les questions centrées sur le savoir théorique. Il met en débat le savoir. Il est entièrement enclôt dans les constructions mentales des systèmes et leur discussion, il n’a pas de rapport avec la vie et il est d’emblée fait pour ne pas avoir d’incidence sur la vie, mais seulement sur la pensée, en tant qu’elle est séparée de la vie. On peut donc, sans contradiction, être philosophe et querelleur, dévot ou fanatique, on peut être vindicatif, borné et socialement instable, cela n’a aucun rapport. La philosophie est coupée de la vie. La philosophie est purement intellectuelle. Il serait donc absurde de juger une philosophie à ses fruits dans la vie du philosophe. La philosophie est une chose, la vie en est une autre. Un philosophe n’est pas plus sage que n’importe qui et il serait malvenu de lui reprocher ses inconséquences et sa conduite. Il a seulement des interrogations intellectuelles plus élevées. Ce n’est qu’un homme qui s’intéresse au savoir. Bref, un intellectuel. Ce que l’on chérit en occident, c’est avant tout la beauté de la culture, le ce côté précieux des constructions mentales de l’intellect, la finesse analytique de la glose et de l’érudition, ou à la rigueur l'audace critique,  l'insolence en contre pied du prêt-à-penser. Le rapport avec la sagesse est très vague. Il y a bien longtemps que le pont entre sagesse et connaissance a été coupé. Quiconque se dirige vers des études de philosophie en ayant en vue l’intime relation entre la Connaissance et la Vie se trompe d’adresse et sera fort déçu. La sagesse, comme la spiritualité, ont changé d’adresse. Il ne faut pas frapper à la porte de la philosophie pour les trouver.
    Rien d’étonnant à ce compte à ce que la pensée chinoise et la pensée indienne n’aient pas d’existence au sein de l’université. Comme en témoignent directement les manuels à destination des classes de terminale, comme l’observation le montre très clairement dans les publications universitaires. Roger Pol-Droit a écrit un livre très stimulant sur le sujet, L’oubli de l’Inde où il s’interroge sur les raisons de cette impasse. Curieusement, la leçon que Lévi-Strauss a magistralement donnée sur l’ethnocentrisme culturel n’a toujours pas été entendue dans la pensée universitaire qui vit encore dans le ghetto des idées reçues du XIXème siècle. Pour plagier Kant, elle n’est pas sortie de son sommeil dogmatique. Roger Pol-Droit avance plusieurs hypothèses. Selon lui le bouddhisme représente, vis-à-vis de la tradition judéo-chrétienne une telle monstruosité logique qu’il est difficilement assimilable. Mais ce n’est pas un argument suffisant. Ce qui est évident, c’est que la pensée occidentale a inventé de toute pièce une dualité occident/orient qu’elle n’a fait que renforcer, pour mieux mettre en exergue sa propre originalité et auto-justifier l’idée qu’elle se faisait de la philosophie. En réalité, bien sûr, il n’y a pas de pensée « orientale », pas plus qu’existe une pensée « occidentale ». Il n’y en aura jamais et il n’y en a jamais eu. Il n’y a que la pensée dans son rapport à l’Être, un point c’est tout. Orient/occident sont des catégories d’un vague et d’un fumeux qui saute aux yeux, dès qu’on tente de les préciser. Des concepts fragmentaires. Des êtres de raison. Vous pouvez prendre la même intuition sur la nature du temps dans certains passages des Vedânta Sutras commentés par Shankara, et dans les Confessions et les donner à lire à un philosophe de profession. Ce qui compte, ce n’est pas ce que dit le texte, mais le nom de l’auteur en bas de la page ! C’est sûrement génial venant de la part de Saint Augustin. C’est obscur et confus, si c’est Shankara ! C’est facile à tester avec tous les grands auteurs indiens et cela marche à tous les coups. C’est l’argument d’autorité qui est décisif. Vous pouvez pomper allègrement (mais sans le dire) un texte de Krishnamurti et le servir, il suffit de l’assortir d’une référence classique, par exemple Nietzsche, ou Kierkegaard. Cela passera comme une lettre à la poste. Autre exemple : la critique de l’idée de création ex-nihilo est présentée nettement dans la physique d’Aristote. Il y a exactement le même argument chez Shankara. Mais seul Aristote doit « penser » ! Shankara, c’est de la « sagesse orientale ». Pas de la philosophie.
   On est ici en plein préjugé. Le préjugé vient d’une croyance fausse. Mais toute croyance construit son objet. Qu’elle soit vraie ou fausse. Et le résultat, c’est bien une ignorance, un mépris à l’égard de la richesse culturelle de l’orient que l’on a un peu de mal à comprendre venant des philosophes dont la première qualité devrait être l’ouverture, l’étonnement et même l’émerveillement. L’idée d’une génération spontanée de la philosophie en Grèce est d’une naïveté qui prêterait à rire, si on n’en trouvait pas l’affirmation chez de grands auteurs. C’est un mythe, le mythe du miracle grec. Mythe forgé rétrospectivement par des historiens soucieux de donner à la fierté occidentale un objet idéal. En réalité, la Grèce n’a été coupée de l’Inde que très tardivement. Alexandre le conquérant a été jusqu’en Inde et ses lieutenants se sont convertis au bouddhisme. Pyrrhon le sceptique était du voyage. Diogène Laerce dit explicitement que c’est en Inde qu’il forma ses idées. Bien des philosophes grecs étaient des voyageurs qui s’étaient rendus en Inde. L’élan spéculatif de la pensée humaine a précédé de très loin l’émergence de la naissance de la philosophie grecque. Il faut lire, ne serait-ce que par curiosité, ce que contient par exemple le Rig Veda. On lui donne couramment 6000 ans de tradition orale. Certains hymnes sont vertigineux d’interrogation métaphysique. Il est indiscutable qu'il y a là une pensée riche et complexe. C'est elle qui va se développer dans l'élan plus tardif des six darshanas, les six systèmes classiques de la pensée indienne.

    Le contrecoup de l’ethnocentrisme, c’est paradoxalement de nous faire manquer la puissance spirituelle de notre propre tradition. Épictète a été un très grand maître. Les Entretiens sont un texte extraordinaire. Le Manuel est un livre de vie tout à fait remarquable. Mais la dimension vivante des textes a été perdue. Parce que nous avons perdu le sens même de la philosophie. En mutilant la sophia. Ce qui a été très bien compris par un large public… qui s’est retourné vers la spiritualité vivante ! L’enseignement universitaire de la philosophie est donc loin d’avoir pris réellement la mesure de ce qui se déroule aujourd’hui. Ce qui est assez regrettable. Mais, tout de même, ne serait-ce que par honnêteté intellectuelle, il serait bon que les philosophes de profession lisent quelques uns des textes phare de la spiritualité vivante. Ils comprendraient qu’ils ont là sous les yeux potentiellement un renouvellement philosophique prodigieux, qui mérite largement qu’on lui accorde une attention sérieuse. Je ne donnerai que quelques exemples de textes qui me semblent incontournables :

       Bibliographie à découvrir.
 

C. L'appel de l'âme

    Reste à préciser l’incidence de la spiritualité sur notre temps. Nous l’avons vu plus haut, les religions sont des organisations construites autour d’une idée qui prend sa source dans un mythe de l’origine, la codification du mythe est devenue une doctrine. Lorsque la doctrine s’est solidifiée, elle est devenue un dogme. La première caractéristique d’une organisation est de tendre à se conserver et à vouloir se perpétuer. En tant qu’organisation, la religion se perpétue en revendiquant l’exclusivité de la vérité de l’Origine. La religion oblige à croire, elle défend ses dogmes et les impose.
    En revanche, la spiritualité ne nous oblige pas à croire en quoi que ce soit, mais invite à porter son attention sur l’expérience personnelle. C’est l’expérience personnelle qui est la pierre de touche de la spiritualité. Elle invite chacun à devenir sa propre autorité au lieu de se soumettre à l’autorité d’un autre. La spiritualité conduit chacun à l’auto-référence consciente. La connaissance que l’on tire de la religion est une connaissance de seconde main, une connaissance empruntée, qui a été répétée de génération en génération. Elle ne s’enracine pas dans l’expérience personnelle. C’est dans l’expérience personnelle que se situe le lien originel que constitue la re-ligion. Des deux interprétations du sens du mot religion, la spiritualité retient avant tout la première. La religion est ce qui relie, dans les profondeurs de l’expérience, la conscience individuelle à la Vie absolue. Elle est l’intuition métaphysique devenue vivante et sensible de la conscience de l’unité.

    ---------------1) S’il est bien une chose dont nous pressentons aujourd’hui l’urgence et la nécessité, c’est bien celle d’une nouvelle spiritualité. Le monde a besoin d’une nouvelle spiritualité. Il est temps de lui offrir un nouveau paradigme spirituel. Toute la question est de savoir si cela implique un rejet radical de l’ancienne spiritualité rattachée à la religion, quelque chose qui remplacera complètement l’ancienne, ou qui la rafraîchira et en soutiendra ce qu’elle comporte de meilleur.
    Un exemple assez caractéristique de cette prise de conscience, se trouve chez Edgar Morin dans Terre-Patrie. Sa position consiste à sauver l’idée de religion, et le sentiment religieux, tout en rejetant les anciens paradigmes de la religion.
    La compréhension de la complexité de notre situation au monde, nous ramène au sens de la relation. Nous savons très bien, dans la crise que traverse notre monde actuel que seul un élan de fraternité peut nous sauver de la perdition. Edgar Morin n’hésite pas à écrire dans ce sens : « L’évangile de la fraternité est à l’éthique ce que la complexité est à la pensée : elle appelle à non plus fractionner, séparer, mais à relier, elle intrinsèquement re-ligieuse, au sens littéral du terme ».
    Il est fascinant d’observer dans notre Histoire contemporaine à quel point nous avons tenté de transposer l’idée même de religion sur des concepts issus de la représentation. Aux religions du premier type, que sont les religions fondées sur une révélation, nous avons ajouté des religions du second type, qui sont le produit du concept. « L’Europe moderne a vu apparaître des religions sans dieux qui s’ignoraient comme telles et que l’on peut appeler des religions du second type. Ainsi, l’État-nation a secrété de lui-même sa propre religion. Puis, c’est la sphère laïque, rationnelle, scientifique, qui a élaboré des religions terrestres. Robespierre a voulu une religion de la raison, Auguste Comte a cru fonder une religion de l’humanité. Marx a créé une religion du salut terrestre qui s’est proclamée science. On peut même penser que l’esprit républicain de la France de la Troisième République avait quelque chose de religieux, dans le sens où il re-liait ses fidèles par la foi républicaine et par la morale civique. Malraux, en annonçant que le XXIème siècle serait religieux, n’avait pas vu que le XXème siècle était fanatiquement religieux, mais inconscient de la nature religieuse de ses idéologies ». Et l’on sait quel a été l’échec de ses tentatives : il est là sous nos yeux, dans un monde déchiré qui ne se sait pas du tout relié à quoi que ce soit, si ce n’est sous la forme d’entités abstraites opposées les unes aux autres.
    Alors, « pourquoi évoquer le mot religion ? » La réponse que donne Edgar Morin est celle-ci : « Parce que nous avons besoin, pour poursuivre l’hominisation et civiliser la Terre, d’une force communicante et communiante.
   Il faut un élan, religieux en ce sens, pour opérer dans nos esprit la reliance entre les humains, qui elle-même stimule la volonté de relier les problèmes les un aux autres ». Bergson, en son temps, en appelait à un supplément d’âme pour affronter les défis de notre Histoire. Si Edgar Morin veut bien conserver le terme de religion, il faut donc parler ici de religion du troisième type en évitant tout amalgame avec les modèles précédents. Ce qui veut dire ? Une religion en rupture avec les précédentes, « une religion qui comporterait une mission rationnelle : sauver la planète, civiliser la Terre, accomplir l’unité humaine et sauvegarder sa diversité ».
    Cette interprétation de la religion est celle d’un idéal intellectuel et sentimental. Elle se confond avec un élan fraternel vers la Terre. Il est vrai que si les hommes pouvaient tomber en amour devant la Terre, ils se comporteraient autrement, et le visage de la Terre en serait changé. Le sens de la religion est ici minimaliste, mais ne se réduit pas au rationnel : « il contient quelque chose de sur-rationnel : participer à quelque chose qui nous dépasse, ouvrir à ce que Pascal appelait charité et que l’on peut appeler aussi la compassion. Il comprend un sentiment mystique et sacré… qui se lie à un surrationnel et à un surréel appelé dieu(x) ».
Mais, en fait bien peu de spiritualité. Il ne faut pas dissimuler la position de l’auteur : « Ce serait une religion sans dieu, mais où l’absence de dieu révélerait l’omniprésence du mystère ». Ce serait aussi « une religion sans vérité première, ni vérité finale. Nous ne savons pas pourquoi le monde est monde, pourquoi nous y disparaissons, nous ne savons pas qui nous sommes.
    Ce serait une religion sans providence, sans avenir radieux, mais qui nous lierait solidairement les uns aux autres dans l’Aventure inconnue . » Bref « une religion de la perdition ». Cette accumulation de négation n’indique guère un supplément d’âme.

    2) Et puisque nous parlons de l’accomplissement de l’unité humaine, il est intéressant de relier les textes précédents avec L’Idéal de l’Unité humaine, un texte d’un immense penseur, malheureusement oublié, Shri Aurobindo.
    Le dernier chapitre s’intitule La religion de l’Humanité. Il commence ainsi : « Une religion de l’humanité peut se présenter deux façons : comme un idéal intellectuel et sentimental, un dogme vivant ayant des effets intellectuels, psychologiques et pratiques, ou comme une aspiration et une règle de vie spirituelle, et elle peut être en partie le signe, en partie la cause d’un changement d’âme dans l’humanité ».
    Il est question ici des tentatives de la « religion de l’humanité » d’Auguste Comte. Elle a été inventée « pour détrôner le spiritualisme formaliste du christianisme ecclésiastique. Elle a tenté de se trouver un corps dans le Positivisme, qui a voulu formuler les dogmes de cette religion mais sur une base trop lourdement et trop rigoureusement rationaliste pour pouvoir être acceptée même par l’âge de la raison ». Aurobindo explique que les spectres des choses mortes du passé sont encore là, dans la conscience collective, et ils sont plutôt encombrants. « Répétant obstinément les formules sacrées du passé, ils hypnotisent les intelligences retardataires et intimident la fraction progressiste de l’humanité ». La religion intellectuelle a, elle, permis l’expression des idéaux éthiques du respect de l’humanité, et ainsi que « l’homme doit être sacré pour l’homme, indépendamment de toute distinction de race, de croyance, de couleur, de nationalité, de statut, de position politique ou sociale ». « Que le corps de l’homme doit être respecté, protégé de la violence et des outrages, fortifié par la science contre la maladie et contre une mort évitable. La vie de l’homme doit être tenue pour sacrée, garantie, fortifiée, ennoblie, exaltée…En outre, tout ceci ne doit pas être considéré comme un pieux sentiment ni comme une abstraction, mais être pratiquement et pleinement reconnu en la personne des hommes, des nations et du genre humain ».
    Cependant, Aurobindo précise que cette religion intellectuelle n’est en fait que « l’ombre d’un esprit qui n’est pas encore né, mais qui se prépare à naître ». Elle peut inspirer une élite, mais elle descend difficilement dans la conscience commune. Le problème de fond demeure qui réside dans la structure de l’ego séparateur et exclusiviste. « L’ennemi de toute religion vraie est l’égoïsme humain, l’égoïsme de l’individu, l’égoïsme de classe et de nation ». Et cet ennemi est si bien installé que précisément il se sert de la religion établie pour créer la division et l’affrontement. Au nom de la religion. Ce qui constitue la démonstration même du fait que l’esprit ait quitté la religion. Le sens réel de la religion est dans le lien qui relie. Ce qui implique « l’amour, la reconnaissance mutuelle d’une fraternité des hommes, un sens vivant de l’unité humaine et une pratique de l’unité humaine dans la pensée, dans les sentiments et dans la vie ».
    Ce qui n’est pas un message nouveau, mais un message qui est seulement un message oublié. Aurobindo le rappelle en citant le dernier hymne, l'extraordinaire dernier sukta du Rig Veda :

1.      Ô Feu vigoureux, tu relies ensemble toutes choses,
même ce qui est ennemi,
tu flamboies aux pieds de l’autel,
apporte nous les richesses. 

2.       Allez ensemble, parlez ensemble,
que vos esprits se comprennent,
de même que les divinités, autrefois, se comprenant,
ont pris chacun leur part des dons.

3.      Que la parole soit commune, que l’assemblée soit commune,
que la conscience et le désir soient commun,
je prononce pour vous une parole commune,
j’offre pour vous un don commun.

4.       Commune soit votre attention,
communs soient vos cœurs,
commune soit votre pensée,
afin de vivre ensemble dans le bonheur.

Rig Veda X, 191. (texte original)


    Ce que l’on peut simplement remarquer, c’est que l’état actuel des religions du premier type plaide peu en leur faveur et démontre plutôt leur incapacité à relier, à conduire leurs fidèles à la conscience de l’unité. Elles sont plutôt l’instrument de la division. Ceux qui entendent l’appel de l’âme vers l’unité s’en détournent et préfèrent frayer une route qui n’a pas été balisée par la religion, plutôt que d’emprunter la voie qu’elle prétend ouverte. L’élan spirituel de notre temps est la réponse à cet appel et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu une aventure personnelle loin des sentiers battus. Pour rester dans notre exemple précédent, il y a un côté franc-tireur dans la démarche d’Aurobindo, qui a été remarquablement développée dans la biographie écrite par Satprem Shri Aurobindo ou l’Aventure de la Conscience. On pourrait même utiliser ce titre pour désigner la vitalité spirituelle de notre époque : bien plus une aventure de la conscience qu’un parcours « religieux » au sens où on l’entendait autrefois.
    A l’adresse de tous ceux qui cherchent à comprendre l’émergence d’une spiritualité nouvelle dans notre époque, il faudrait dire avec S. Aurobindo ceci :
    « Il faut insister sur le fait que la spiritualité ne se ramène pas à une haute intellectualité, ni à un idéalisme, ni à quelque penchant éthique du mental ou à une pureté et une austérité morale, ni à une religiosité ou ferveur émotive ardente et exaltée…Une croyance mentale, un credo ou une foi, une aspiration émotive, une réglementation de la conduite d’après une formule religieuse ou morale, ne sont pas l’expérience spirituelle et la réalisation spirituelle… la spiritualité est un éveil à la réalité intérieure de notre être, à l’Esprit, au Soi, à l’Ame qui est autre que notre mental, que notre vie et notre corps, c’est une aspiration intérieure à connaître et à sentir Cela, à entrer en contact avec la Réalité plus grande qui dépasse l’univers et le pénètre et qui habite aussi notre être lui-même . »
    On ne peut être plus précis et synthétique à la fois, ni mieux décrire le sens de la spiritualité vivante.


*  *
*

    Il est donc aujourd’hui nécessaire de distinguer religion et spiritualité, car elles ont cessé de se confondre. La religion conserve encore largement sa dogmatique, la spiritualité peut très bien s’en passer et c’est même ce qu’elle fait très largement. La religion peut se replier sur sa morale et ne se proposer justement que comme une morale religieuse. La spiritualité est davantage ancrée sur une quête métaphysique, que sur la recherche de repères moraux sécurisants pour la conduite de la vie. L’intellectualité philosophique a parfois voulu gloser sur une interprétation de la religion. Mais ce n’est pas exactement cela la spiritualité, précisément parce que le mental spéculatif est encore le mental.
    Par dessus tout, la spiritualité se situe délibérément sur un plan universel et non dans le cadre dogmatique d’une foi bien apprêtée. Elle effectue un retour surprenant aux racines même de la tradition philosophique dont elle renoue avec tous les thèmes, sans passer par les problématiques élaborées dans l’institution. Dialoguer avec la spiritualité est pour la philosophie aujourd’hui un défi qu’il est indispensable de relever. Il y a dans le public des attentes philosophiques réelles et le sens critique des philosophes est parfaitement bienvenu dans ce renouvellement. Il est possible de jeter une regard neuf sur notre propre tradition et la redécouvrir. Il est temps de faire tomber le dernier bastion de l’ethnocentrisme et de s’intéresser aux philosophies du monde.
    Enfin, il est essentiel de souligner que la crise que notre époque traverse est avant tout une crise spirituelle et rien d’autre. On ne pourra pas indéfiniment continuer à en chercher la résolution en résolvant les problèmes au seul niveau des comportements. La racine des problèmes de comportement réside dans les croyances qui les causent et ces croyances sont intrinsèquement liées à des mythes culturels. Les mythes culturels ne peuvent être remis profondément en cause que par une approche spirituelle.

*  *
*

Vos commentaires

    © Philosophie et spiritualité, 2005, Serge Carfantan,
La traduction du Rig Veda est celle de Hervé Bodemer, réalisée pour le site.
Accueil. Télécharger, Index thématique. Notion. Leçon suivante.


Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'une ébauche. Demandez par mail la version définitive..