Dans les années 60-70 se développait en Occident, dans la lignée de Kierkegaard, la Pensée de l’existence. Sartre revendiquait clairement la paternité de l’existentialisme. Camus était classé « existentialiste » par les journalistes, mais se défiait du terme et refusait être rangé dans une doctrine. On a parlé à cette époque d’existentialisme athée avec Sartre et Simone de Beauvoir et d’existentialisme chrétien avec Karl Jaspers et Gabriel Marcel. Ce que partagent ces différents auteurs, c’est un certain nombre de thèmes évoquant les situations limites comme l’angoisse, la mort, la déréliction, l’absurde, la finitude de l’existence humaine. C’est aussi une manière de philosopher rattachée à l’expérience subjective, contre la tentation objective de l’esprit de système à la manière de Hegel, dissolvant toute réalité dans le concept.
Mais, de part son refus des abstractions vides, la philosophie de l’existence court le risque de s’empêtrer dans le subjectivisme qui n’est rien d’autre que celui du moi, de l’existence personnelle et de manquer l’Être. A cette même époque on vit donc apparaître chez Heidegger ce qu’il appelle la Pensée de l’Être, qu’il distinguait nettement de la pensée de l’existence. Heidegger se meut dans un air plus raréfié, celui de l’appel de l’Être et ne cesse de revenir vers la nécessaire ouverture cette fois impersonnelle de l’homme à l’Être. Mais ici, le chemin de mène nulle part et il est difficile de voir à quoi aboutit cette philosophie qui semble se perdre dans des incantations poétiques.
Ce qui étonnant dans l’opposition de ces deux styles de philosophie, c’est qu’elles se trouvent confrontées avec les limites même de la pensée, les limites du concept et de l'abstraction. (R) Simultanément, apparaissent deux niveaux dans la subjectivité, celui de l’existence du moi et un autre niveau dont les contours sont impossibles à tracer, du rapport intime entre le Soi et l’Être. La pensée peut-elle appréhender l’Être ou doit-elle se cantonner à décrire l’existence?
* *
*
Heidegger voyait dans la prolifération des « -ismes » un effet de la dictature de la publicité (texte). Le suffixe « -isme » permet, chez ceux qui l’adoptent, de fixer le nom d’une doctrine. Inversement, pour ceux qui cherchent la polémique, il sert à enfermer un adversaire éventuel dans une position arrêtée, à le ranger dans un tiroir conceptuel d’une catégorie générale. Il peut être utilisé aussi pour désigner un courant de Pensée. Par existentialisme nous pouvons entendre un courant de Pensée de l’après-guerre qui a cherché à renouveler la philosophie en partant de l’existence humaine concrète. Y a-t-il réussi ? C’est ce que nous allons examiner, tout en rappelant les résultats d’investigations menées auparavant.
1) Le mot ex-istence, comme les mots ex-tériorité,
ex-plosion ou ex-stase indique une sortie de soi, une poussé au dehors allant
éventuellement jusqu’à la dispersion. Nous avons vu précédemment que l’existence implique l’espace-temps-causalité.
Tout ce qui existe apparaît à un moment du
temps, se maintient une certaine durée et
disparaît, dans la dissolution de sa forme. L’existence se déroule sur la scène
de l’espace et elle fait intervenir le conditionnement
propre à la série des causes qui la manifeste. Toute existence est donc
phénoménale. Nous appelons
monde relatif le champ de la
phénoménalité. Le monde relatif est le domaine de l’impermanence
où tout ce qui vient doit s’en aller,
car rien dans l’existence n’est
éternel. Le monde phénoménal est aussi le domaine de l’expérience
car l’existence c’est aussi le fait d’être dans l’expérience.
Rien de plus et rien de moins non plus. La rose
dans le vase « existe », elle est là tout près, elle rayonne de sa beauté et de
son parfum, elle rayonne son existence dans la
sensation que je peux avoir
d’elle si je lui prête attention. Elle existe uniquement dans la
conscience
subjective que j’ai d’elle et non pas
en l’air dans on ne sait quelle soi-disant réalité, dans une abstraction
objective sans conscience. Ce
qui ne veut rien dire du tout.
Maintenant, cette conscience subjective qui est nôtre pt dans laquelle l’existence nous apparaît, prend place à l’intérieur d’un état de conscience. Nous avons appelé états de conscience relatifs l’état de veille, de rêve et de sommeil profond. Ce point a été négligé, mais il est capital. Il est essentiel de comprendre que les caractéristiques de chaque état de conscience modèlent le type d’expérience vécue dont nous sommes le sujet et elles structurent le sujet lui-même. La relation sujet-objet dont nous servons pour tenter de comprendre la conscience ainsi que le concept d’ego auquel nous sommes tellement attachés, n’ont de sens qu’à l’intérieur de l’état de veille. Dans le rêve les contours se dissolvent et l’opposition sujet/objet, si elle est vécue comme réelle par le rêveur, s’avère en réalité une illusion. De même, l’ego dans le rêve n’est pas complet, il repose sur le subconscient, il n’a pas accès à l’incarnation comme dans l’état de veille. Cependant, pour le besoin de l’expérience, nous voyons que l’esprit dans le monde onirique constitue tout à la fois une relation sujet-objet et aussi une forme identité qui n’est très visiblement que l’écho de la mémoire. Dans le sommeil profond, la relation sujet-objet disparaît, nous pouvons dire que l’existence différenciée s’est complètement résorbée, elle reflue dans l’Être. Simultanément, l’ego disparaît. Notre moi est aboli toutes les nuits, tandis que pourtant perdure un sentiment d’êtreté qui va permettre au dormeur de structurer à nouveau un ego au réveil, à partir des bribes de ses souvenirs. Dans le sommeil profond, le monde disparaît et ainsi, quand nous parlons du monde de la vie, il ne faut pas oublier que ce monde un et commun n’existe que pour des sujets entrés dans la vigilance ou parvenus à une conscience lucide. Sinon le concept ne veut strictement rien dire.
---------------Or ce qui
est étrange et mystérieux, c’est que quelque chose se produit. Dans la
vigilance ordinaire le sujet semble complètement chuter dans l’objet, de sorte
que la domination de l’objet est précisément la forme d’expérience qui nous est
la plus habituelle. C’est la matrice de toute déréliction.
Nous en avons une admirable illustration jusqu’à la limite dans la phénoménalité
du rêve. Quand la vigilance s’affaiblit, le sujet glisse du plan
conscient vers
le subconscient. Il tombe dans un certain degré d’inconscience, sans pour autant
perdre l’aptitude d’expérimenter ; et ce qui a alors lieu c’est une forme d’hallucination
dans laquelle il se perd dans l’objet, en vertu d’une identification au monde
des formes. Se perdre soi-même dans les objets des sens est ignorance au sens
radical, car le sujet qui s’est égaré dans le monde des formes, a perdu toute
conscience de soi, il est sous l’empire de la conscience d'objet. Il est
jeté dans le monde des objets. Il ne sait plus qui il est, il ne se connaît plus
lui-même, il erre dans le monde des formes. Et bien sûr cette ignorance
fondamentale se produit aussi dans notre soi-disant « vigilance »,
chaque fois que notre conscience s’affaiblit, que nous sommes entraînés dans un
défilé de pensées obscures et que notre qualité d’éveil
est émoussée. Chaque fois que nous perdons la Présence
pour nous enfoncer, regard éteint, dans l’absence. Bref, dans ces conditions,
contrairement à ce que nous pourrions croire, il n’y a plus grande différence
entre l’état de veille et l’état de rêve, parce que cette forme de conscience
est lourde, inerte et régressive. Les caractéristiques du rêve viennent alors
teinter l’état de veille, comme une tâche d’encre qui se répand sur un buvard.
Absence, attention
distraite,
égarement des
pensées confuses, bruit parasite
du mental, hallucination de spectateur devant l’écran,
bouffées émotionnelles induites par une macération de pensées, vie sous
perfusion dans le virtuel, existence
fantomatique, propension à la fuite,
recherche d’extase ; à l’image de l’homme qui voudraient disparaître dans le
néant des images, pour ne jamais plus
éprouver ce profond malaise de n’être jamais soi. Sentiment constant d’inachevé,
d’inaccompli, d’insuffisance. Projection constante dans le
futur, dans la promesse d’un but
transcendant,
d’un perfection glorieuse, contre la réalité médiocre et pâteuse de l’existence.
Angoisse terrible de la mort qui menace à chaque instant
d’interrompre la projection vers l’ailleurs et l’autrement.
Angoisse latente d’anéantissement
possible d’une vie qui au bout du compte d’aurait pas été vécue, n’aurait jamais
été à la hauteur de ce que le moi avait pu en rêver. Et finalement, terreur
d’une existence soumise à ce moi, épris de rêves de puissance autant
qu’impuissant à conférer le moindre sens à sa vie personnelle.
2) Les philologues font remonter l’existentialisme à Pascal qui, dans les Pensées, donne une description de la misère de l’homme, l’effroi devant le temps et l’errance dans le temps. (texte) Mais dans un éclair de génie Pascal a vu que si le malheur de l’existence humaine tient à l’incapacité à se tenir dans le présent, (texte) son bonheur éclot dans la disponibilité pleine et entière au présent. Là où se rencontre la Joie. On a dit que Zola a toute sa vie a balancé entre la souffrance d’exister et la joie d’être, ce qui décrit à merveille le drame pascalien. L’existentialisme a glosé sur la première expérience, tandis qu’il s’est révélé incapable de parler de la seconde.
Prenons le début de L’Existentialisme est un Humanisme de Sartre : « On nous a reproché… de souligner le sordide, le louche, le visqueux, et de négliger un certain nombre de beautés riantes, le côté lumineux de la nature humaine ». Nous l'avons vu avec La Nausée. (texte) Ignorer ce qui est lumineux en l’homme, c’est manquer l’essentiel et justement la condition de l’ignorance consiste à vivre coupé de l’essentiel (texte). Le grand mérite de l’existentialisme est d’avoir décrit la condition de l’homme dans l’ignorance. Son plus grand échec a été son incapacité à cerner l’ignorance en tant que telle.
Qu’est-ce
donne profondeur à l’existence de l’être humain, sinon la conscience qu’il a de
lui-même et de ce qui va au-delà de lui-même ? Toutefois, cette conscience,
dominée par l’objet, est seulement conscience-de-quelque-chose, conscience
intentionnelle. Qu’est-ce qui
caractérise une conscience qui est seulement conscience de quelque
chose ? Qui n’a quasiment pas de
conscience-de-soi en deçà de tout objet? Elle est comme la conscience du
garçon de café (texte)
décrit par Sartre : un courant d’air. Si vous rentriez en elle, vous seriez
comme un vent projeté dehors, là-bas, dans l’objet: « main qui se lève à
la table 33 », ou dans un autre objet-pensée du genre : « il n’a toujours pas
fini de manger celui-là… » ou «vivement ce soir, j’en ai ma claque
aujourd’hui ». La condition ek-statique de la
vigilance vient de cette projection constante de la conscience dans les
objets. La subjectivité, dans
son sens le plus banal qui soit, est cela même, elle existe d’abord sous la
forme de pensées dans le contenu de l’activité mentale. Ces pensées
tournoyantes, agglomérées sous la forme d’un « moi »,
se donne l’identité d’un rôle. L’existence humaine
en tant qu’elle est une volonté qui fait des
efforts pour obtenir quelque chose dans le un
futur n’est rien d’autre que cela. Cela
n’a rien à voir avec une quelconque « culture ». C’est tout simplement humain.
Ce que Sartre appelle « élan de l’homme vers l’existence »
est aussi un
« mouvement pour se fuir » par lequel l’homme « se fait » lui-même. « L’homme
est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, comme
il se veut après cet élan vers l’existence ; l’homme n’est rien d’autre que ce
qu’il se fait. Tel est le premier principe de
l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la
subjectivité ». Rien que de très banal donc dans
cette formulation de la subjectivité happée par le
temps psychologique,
identifiée à la volonté, campée dans un
rôle et à la poursuite d’un but lointain
dans l’avenir. De manière conséquente, Sartre va donner ensuite une définition
de l’humanisme qui sort du même tonneau : « L’humanisme
… signifie au fond ceci : l’homme est constamment hors de lui-même, c’est en se
projetant, en se perdant hors de lui qu’il fait exister l’homme… en poursuivant
des buts transcendants ».
Mais que cherche-t-il ? S’il existe tout entier dans la tension du futur, c’est qu’il refuse nécessairement d’être au présent. Il se dit en pensée par devers lui-même que s’il s’ouvrait au présent, il aurait l’impression « d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur » ! Le futur est plus stimulant. « L’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord un projet ». « L’homme n’est rien d’autre que son projet ». Comme le projet appartient au futur et que le futur n’est que pensée, le projet n’a de réalité que mentale. Pétrie par le temps psychologique, l’existence humaine est entièrement mentale. Quand elle crée, c’est avant tout des créations mentales, une simple image, ou un concept. L’homme existant vit en permanence dans des concepts, des images, du langage. Sa principale obsession, c’est de se donner une forme dans une image de lui-même et pour cela aussi de donner une forme à un devoir-être. « Il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être ». « Nous façonnons notre image ». Cette image de moi n’a de sens que si elle est validée par les autres. Le moi « ne peut rien être … sauf si les autres le reconnaissent comme tel ». Le devoir-être que je m’impose veut dire aussi que « je suis obligé à chaque instant de faire des actes exemplaires ». « Comme si toute l’humanité avait les yeux fixés » sur ce que je fais. Nous n’avons vu, ce cogito existentialiste n’est pas « je pense donc je suis », mais « on me regarde, donc j’existe », (texte) ce qui est au fond une figure très banale de l’extraversion de la conscience. Mais cette conscience en dehors d’elle-même, qui ne vit que sous le regard et le jugement d’autrui, est toujours dans la souffrance et aux prises avec le conflit. « L’homme est angoisse ». Il se sent jeté et délaissé, il ne doit sa survie qu’aux expédients de sens qu’il parvient à se donner. « L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion », il ne peut pas comprendre la puissance de la Passion sans motif qui est au cœur de la Vie, car il se croit délaissé par la Vie et jeté en dehors d’elle. (texte)
Nous voyons donc à quel point le discours existentialiste calque admirablement l’expérience de l’égarement de la conscience dans l’objet. Ainsi, tout un chacun peut aisément se dire « existentialiste », car cette doctrine ne fait que réfléchir la conscience habituelle dans des concepts philosophiques.
Nous venons de voir que dans l’existentialisme la relation entre la pensée et l’existence ne fait pas problème, parce qu’en prenant pour objet l’existence humaine, il a immédiatement sous la main un être modelé par la pensée. Remarquons aussi que l’existentialisme sartrien ne prend jamais sérieusement en compte les formes d’existence non-mentale. C’est une philosophie de café enfumé, très intellectualiste, et pas du tout une philosophie de la Nature. L’existentialisme reste dans la sphère de l’intellect qui va du connu au connu et demeure dans le domaine habituel du nom et de la forme. La tonalité de la Pensée de l’Être chez Heidegger est très différente. Pour la situer correctement, il faudrait mettre en exergue cette formule tirée de Question III : « Si l’homme doit un jour parvenir à la proximité de l’Être, il lui faut d’abord apprendre à exister dans ce qui n’a pas de nom ». (texte) Si le domaine de l’existence est celui du nom et de la forme le royaume de l’Être est Cela qui transcende le nom et la forme. Mais peut-il y avoir ici encore une pensée et une philosophie ? (texte)
1)
Nous l’avons vu précédemment, « la pensée se pose en face de l’être d’une façon
telle que celui-ci est pro-posé, et par suite s’oppose comme ob-jet ». La
dualité sujet/objet est constitutive de la conscience ordinaire, comme elle
l’est de toute forme de savoir mis en forme par l’intellect dans le domaine de
la dualité par l’analyse. Ainsi, « la pensée apporte quelque chose devant nous,
le présente-devant, le représente. Cette représentation part toujours de
nous, elle consiste à disposer du représenté librement, mais non point
arbitrairement car, en re-présentant, nous pensons et pesons le représenté, le
démembrant, le décomposant et le recomposant ». La
représentation est le propre
des constructions mentales de l’esprit, que celles-ci correspondent à des
croyances, des opinions, un savoir, une
théorie, une science. Mais le
questionnement de Heidegger prétend aller plus loin. Si analyse
il y a, si une
distinction est formulée par la pensée, « cette distinction prend naissance à
partir d’une appartenance première et profonde à l’être de ce qui en est
ici distingué et séparé ». « La pensée est de l’Être, en tant qu’advenue par
l’Être, en tant qu’appartenant à l’Être, elle est à l’écoute de l’Être ».
Que veut dire « appartenance première et profonde à l’Être » ? Ce qui est distingué et séparé par l’esprit l’est par le nom. Le nom est le support de l’identité d’objet désigné sous une forme. Du moins, c’est ce qui a lieu dans notre forme normale de conscience. Que se passerait-il si la conscience expérimentait un état dans lequel l’attribution du nom et de la forme ne se produise pas ? Nous en avons un exemple chez le très jeune enfant. Nous sommes en droit de supposer chez l’enfant une sensation océanique dans laquelle rien n’est séparé, rien n’est distingué, où la vie s’épanche elle-même et s’éprouve au sein de l’Être. Dans le regard de l’enfant très jeune il y a une lumière brillante, pure beeing, comme dit Eckhart Tolle, de l’Être pur. Il vit originellement dans la proximité avec l’Être. Il quittera cette proximité à l’apparition de l’ego, à partir du moment où la dualité va se mettre en place dans la pensée. C’est alors qu’il se pensera comme une existence séparée, en relation avec d’autres existences et tout particulière celle d’autrui.
Maintenant, imaginons un instant que nous perdions notre nom. Le nom est le support de l’identité de l’ego. Le perdre, c’est perdre le panier dans lequel nous mettons tout le contenu de notre mémoire, notre identité personnelle, ce qui cause bien sûr difficulté et explique l’angoisse de l’amnésique qui ne trouve plus son moi. Mettons entre parenthèses cette quête d’un moi séparé pour nous « sentir exister dans ce qui n’a pas de nom ». En l’absence de mon nom qui suis-je ? Il y a immédiatement un sentiment de dilatation dans l’espace. Je ne peux plus clairement délimiter « mon » existence. Je ne peux dire « moi », l’existence est là, Cela est, (texte) mais les contours deviennent indécis. Le silence du langage abolit toute différenciation de sorte que la conscience se sent encore elle-même, mais de manière impersonnelle, au sein de l’unité, dans l’Être, donc sans conscience personnelle. Il serait même possible éventuellement, que le sentiment de l’Être perdure en toile de fond une fois le langage réapparu, en même temps que la pensée, ce qui modifierait en profondeur la nature même de la pensée.
Heidegger a-t-il eu quelque idée de ce que nous sommes en train d’évoquer ? Il est manifestement à la recherche d’une forme d’une Pensée plus intime à l‘Être que ne l’est la pensée représentative. Il dit dans Être et Temps que l’intelligence de l’Être appartient au Dasein. Revenant vers les sources présocratiques de la philosophie dans le poème de Parménide, (texte) il dit encore que « chez les Grecs, il n’y avait pas encore de personnalité ». Toute l’œuvre du second Heidegger cherche à pousser la pensée à son extrême limite, là où, maintenue dans la question de l’Être, elle se tient dans l’Ouverture et accueille le Silence. Et parce que la pensée conceptuelle demeure prise dans le nom et la forme, Heidegger convoque le Dire de la poésie. Au-delà de la métaphysique, il cherche une métapoésie dans la proximité de l’Être. L’Être est plus proche du pur sentiment qu’il ne l’est de la pensée.
2) Mais
Heidegger parvient-il à ce terme ? Nous pouvons d’ors et déjà comprendre
l’agacement
qu’il a pu éprouver en voyant la récupération que Sartre a pu faire
de son œuvre et ce qui l’a incité à se distinguer de l’existentialisme. « L’ek-sistence,
pensée de façon extatique » serait mal comprise si elle l’était en terme de
subjectivité. Elle serait tout autant incomprise du « point de vue de la
personne ou de l’objet ». « La catégorie de la personne ou de
l’objet, laisse échapper et masque » l’ek-sistence dans son rapport à l’Être.
L’homme est Dasein, il y a pour lui un être (sein) là (da). « Il reçoit le là
comme l’éclaircie de l’Être ». Cela est. Es gibt. Dans cette
ouverture à ce qui est réside l’essence de l’homme. Ce n’est pas « l’acte de
poser dans une représentation », ni « une réalisation de la subjectivité ». Ce
n’est plus de la métaphysique au sens classique. « Sartre… formule ainsi le
principe de l’existentialisme : l’existence précède l’essence. Il prend ici
existentia et essentia au sens de la métaphysique qui dit depuis
Platon que l’essentia précède l’existentia. Sartre renverse cette
proposition. Mais le renversement d’une proposition métaphysique reste une
proposition métaphysique ». En terme Heideggérien, ce qui est négligé, c’est
l’Être lui-même qui reste dans l’oubli. Si l’interprétation humaniste de
l’homme le désigne comme « animal rationnel », comme « personne », comme « être
spirituel-doué-d’une-âme-et-d’un-corps», l’homme est un « sujet » qui peut
dissoudre dans l’objectivité toute existence, alors la Pensée de l’Être est
« contre l’humanisme ». (texte) Non pas qu’elle renie ces déterminations, mais elle
place la grandeur essentielle de l’homme plus haut, dans son Ouverture à l’Être.
---------------Même si ce
n’est pas la déréliction selon Sartre, il s’agit pourtant encore chez Heidegger
d’ek-stase. « L’homme est … jeté par l’Être ». L’ek-sistence est « extase en vue
de la vérité de l’Être ». Il n’y a en fait pas grande différence sur ce point
entre Sartre et Heidegger. Qu’en est-il alors de cette soi-disant « proximité
avec l’Être » ? Quel sens peut-elle bien avoir ? La réponse se trouve dans La
Lettre sur l’Humanisme. « L’Être – ce n’est ni Dieu, ni un fondement du
monde. L’Être est plus éloigné que tout étant et cependant plus près de l’homme
que chaque étant, que ce soit un rocher, un animal, une œuvre d’art, une
machine, que ce soit un ange ou Dieu. L’Être est le plus proche. Cette
proximité toutefois reste pour l’homme ce qu’il y a de plus reculé. L’homme s’en
tient toujours, et d’abord, et seulement, à l’étant ». En l’absence d’une
compréhension approfondie de la conscience, la formulation est vouée à rester
définitivement obscure et nébuleuse. Il appert cependant que l’ontologie de
Heidegger demeurant ek-statique, ce qu’il reconnaît comme l’Être ne peut être
que le néant. Hannah Arendt dit à juste titre que Heidegger n’a jamais pu finir
Être et Temps, parce que la suite est en fait dans Qu’est-ce que la
Métaphysique ? qui porte sur la question du néant. Heidegger frôle la
signification de la Vacuité, mais sans pouvoir l’appréhender. Il est très proche
en fait de l’ontologie du bouddhisme. De plus, la perspective d’une relation
entre l’Être et le temps l’entraîne dans des méandres spéculatives
impénétrables, dans le champ relatif de l’existence. C’est nécessaire, car la
perspective de l’ek-stase implique celle du temps, or précisément l’Être
transcende le temps, comme il transcende l’espace et la
causalité. La proximité
à l’Être ouverte dans la conscience ne peut donc se situer que dans l’intemporel. La
route ouverte par Être et Temps ne pouvait donc mener nulle part.
Revenons sur
notre question précédente. Qu’est-ce qui est le plus proche que le plus proche ?
Qu’est-ce sinon Soi ? Il ne saurait y avoir entre soi et soi la moindre
distance, car précisément le Soi se touche lui-même et ne se sépare pas de Soi.
La coïncidence avec Soi est la proximité absolue. (R) Parce que toute définition est
limitée et porte sur le domaine du relatif, la seule formulation du sujet pur,
de l’ipséité absolue est JE SUIS. Ce qui est impossible à nier,
mais en même
temps impossible à décrire, car toute définition prenant appui sur le nom dit :
« je suis ceci, ou cela », en mettant l’accent sur l’objet, or
je suis n’est jamais un objet et ne peut l’être. L’esprit jeté dans
l’existence dit : je suis un corps, un homme, une femme, une personne, un moi,
une raison etc. L’esprit donne un nom et s’identifie à la forme correspondante.
Or toute identification à une forme se rapporte à
l’existence
et manque l’êtreté en tant que telle, l’êtreté qui ne s’éprouve que sans forme,
de manière immanente comme Soi. Un sujet qui n’existe que par l’objet n’est pas le pur
sujet. Mais de cela il n’est jamais sérieusement question chez Heidegger,
toujours en raison de la domination de la perspective ek-statique qui est la
sienne.
Et comme on pouvait s’y attendre, quand Heidegger évoque le je pense donc je suis, le cogito de Descartes, il en manque la profondeur. Nous avons vu que l’erreur désastreuse serait de comprendre la certitude auto-référence en la cherchant dans le « je pense », car elle réside uniquement dans le JE SUIS. (texte) La seconde erreur résultant de la première serait d’aller remplacer je suis par n’importe quelle forme du genre « un homme », « un moi », « un caractère », « une personne », un « individu » etc. Heidegger se trompe quand il croit voir dans la percée intuitive de Descartes celui où le sujet usurperait les prérogatives de l’Être. Mais cette méprise est il est vrai d’une immense portée dans la pensée occidentale. La vérité, c’est que cette redécouverte de la conscience-de-soi à un sens bien différent « loin d’établir l’homme au centre de sa problématique, il l’exclut bien plutôt de façon radicale… ce qui subsiste n’a ni yeux ni oreille, ni corps ni appartenance au monde ni quoi que ce soit de semblable ». Et sur ce point il faut rendre justice à Michel Henry. « Ego cogito veut tout dire sauf l’homme, sauf le sujet humain, sauf la subjectivité « humaine » ». Ce qui est proprement en jeu, c’est l’ipséité absolue. Heidegger confond le Soi avec l’homme. Il manque le fait que le moment où Descartes de manière fulgurante est traversé par l’intuition je suis, c’est celui du doute radical. Le moment où le monde lui-même est complètement suspendu, le plus extrême dénuement quant à la forme et à tout objet possible. Même si tout était illusoire dans le monde des objets, de la représentation, de la vigilance, il resterait certain que JE SUIS. Je ne sais pas s’il y a quoi que ce soit de réel, je ne sais pas qui je suis, mais il y a JE SUIS. C’est indubitable. Il n’y a que l’immanence pure du sentiment de Soi. « Le Soi est l’identité de l’affectant et de l’affecté, il est l’être où il n’y a rien d’autre que lui-même, où tout ce qui est est lui-même, et qui est lui-même tout ce qui est. Un tel être Descartes l’appelle l’âme, nous l’appelons la vie ».
Le domaine de la pensée est le domaine de la représentation. Mais il n’y a jamais eu dans la pensée d’ipséité vraie, il n’y a jamais de « soi » réel dans la pensée. Le moi de la pensée fait partie de la représentation. Il est sur le même plan qu’elle, il est dans sa phénoménalité. Cependant, « l’ipséité est immanente à la représentation comme sa condition puisque qu’il n’y a de représenter que par elle ». Cependant, et c’est le point clé, « impliquée dans la représentation, l’ipséité n’est pas expliquée ni fondée sur elle ». « Ce n’est pas parce qu’il y a une « devant moi » ou un « par-devers soi » qu’il y a un Soi, mais au contraire parce qu’il y a un Soi et que l‘essence de l’ipséité vit en lui, que quoi que ce soit peut se déterminer ». Contrairement à ce que l’on a pu écrire sur Descartes – et nous avons vu pourquoi cette erreur est possible, puisque c’est précisément l’ignorance – « dans le cartésianisme… la représentation ne constitue jamais le fondement ».
La pensée ne peut rien faire avec je suis. Si elle tente de le comprendre, elle est arrêtée au seuil d’un mystère. Ce n’est rien pour elle. Et comme elle a besoin de se donner un quelque chose, elle cherche une qualification. Il y a pourtant une expérience intime (texte) qui nous dit que l’Être perpétuellement donné comme Soi, (texte) sans objet, est ce qui est le plus précieux. Ce qui est demeuré le même sans aucun changement depuis que nous sommes nés. Dans le sentiment d’être demeure un parfum d’identité qui est indistinctement l’êtreté. L’âme a toujours été reliée à cette êtreté et c’est ce lien qui s’appelle la Vie. (texte) Au moment même où nous nous sentons le plus vivant, c’est cela même que nous éprouvons. Mais quels que soient les mots que nous pourrons employer pour le décrire, ils ne seront pas la chose. Le propre du langage est de créer une division sujet/objet, là où n’existe pas de division, peut-il y avoir expression ? Quelle intelligence pourrait exprimer l’Être ?
1) Si nous disons : « je suis la Vie », ce qui est vrai, le langage nous porte à distinguer un sujet et un objet, alors que justement il faudrait comprendre qu’il n’y a pas de distinction possible. Il n’y a que la Vie se vivant en soi, car la Vie joue avec elle-même à travers je. Je suis vécu par la Vie.
De même si nous disons « je suis l’Être », le langage distingue entre « je » et « Être » ce qui est précisément le contraire de ce qu’il faudrait comprendre. Il n’y a jamais eu que l’Être et l’Être s’expérimentant infiniment lui-même en soi. Pas de place pour quoi que ce soit « d’autre ». Nous l’avons vu précédemment, l’expérience de l’Être est la toile de fond de toute expérience. Nulle expérience n’est plus universelle, plus proche, ni plus intime. Toutefois, la pensée ne peut pas connaître l’Être pur, même s’il est possible d’en faire l’expérience. (texte) Toute expérience se déroule dans l’Être. C’est juste une question de présence et rien d’autre. Et nous l’avons vu, être présent, c’est être. Il y a une redondance inutile dans la formule « être présent ».
En ce
moment, une voiture passe dans la rue. C’est. C’est immédiatement perçu avant
même que de pouvoir être nommé. L’événement apparaît dans la conscience, un peu
comme une succession d'images sur l'écran blanc du cinéma.
Il est exactement ce qu’il est et juste ce qu’il est. Il
y a une intelligence
qui immédiatement le comprend. L’intelligence
immanente de la Vie. (texte) La pensée peut bien dire ensuite : « c’est affreux ce
bruit de voiture. Ce serait tellement mieux si ce type se déplaçait autrement… ».
La pensée va nommer et commenter. La pensée qui surgit et
commente, sur le
moment elle est aussi. Sur la même toile de fond de la
Présence. (texte) C’est aussi un événement qui surgit dans la
conscience. Elle finira par s’en aller, comme le bruit s’en est allé. Dans le
maintenant, un événement est apparu, et il est parti, comme dans le ciel un
nuage vient, puis s’en va. Le ciel lui n’en n’est pas changé pour autant. Il
demeure ce qu’il est. Dans la présence, un événement apparaît, est expérimenté,
puis s’en va. Il ne devient un objet que lorsque la pensée le nomme et le
commente. Et elle le commente le plus souvent pour faire intervenir un
parti-pris, un jugement : « c’est bien, ce n’est pas bien, ce devrait être
autrement, c’est insupportable » etc. C’est cela notre pensée habituelle.
L’ego est apparu. Il a mis en rapport ce qui est avec sa propre mémoire, il
mesure avec le connu, juge et désapprouve, ou au contraire approuve et
s’exalte, ce qui lui permet de se conforter lui-même. (texte) Cependant, une
dualité
est semble-t-il apparue entre moi et le monde et ensuite est née une
division,
puis une opposition. Cette opposition se maintient uniquement dans la prise de
la pensée. C’est pour cette raison que l’advaita-Vedânta parle de monde
de la dualité. En réalité, il n’y a jamais eu qu’une pure expérience, un
feeling impersonnel, qui n’est devenu personnel qu’avec
l’intervention de la pensée « moi ». Cette pure expérience est en même temps
celle d’une énergie en mouvement. Cette énergie est à l’œuvre partout et
elle est l’intelligence qui me fait connaître ce qui est au moment
même où l’expérience apparaît. Elle est dans la fraîcheur de chaque instant,
toujours nouvelle, vierge de tout passé et de tout avenir. Incroyablement
vivante, vaste et profonde. C’est pourquoi l’étonnement et l’émerveillement
seuls peuvent lui rendre justice. Le « Oh ! » de surprise devant ce qui est,
le « oh ! » en présence de l’Inconnu. Cet étonnement dans lequel quelque chose
de neuf apparaît, cet étonnement dans lequel a lieu sur le vif une
découverte. C’est précisément à cet instant
d’étonnement qu’une forme d’intelligence différente de la pensée habituelle
vient se mettre en mouvement. C’est l’entrée en scène de la pensée créative. Le « Oh… ! » de
surprise c’est aussi un moment sensible au cœur. L’Incroyable vie des couleurs
des roses du jardin. (texte) La blancheur éclatante de la façade. Le parfum émouvant du
tilleul dans l’allée. Le cliquetis musical de la petite cuillère contre la tasse
à café. Le pétillant du diabolo cassis. Et puis, surtout, ce qui est brillant dans le regard d’un être humain,
très lumineux chez l’enfant qui est naturellement en contact avec l’Être, plus
voilé chez une personne adulte ; les voiles de la pensée, les voiles du mental
en proie à ses
histoires personnelles.
2) Quand la pensée jaillit de la conscience pure, elle est un serviteur zélé et créatif, mais quand, mise au service de l’ego, laissée à elle-même, elle commence à bégayer sa mémoire, elle devient vite un tyran impitoyable. (texte) Il suffit d’un peu d’inconscience et l’identification (texte) entre en jeu. Dès que l’identification opère, le sujet se perd dans l’objet (texte) et l’ego entre en scène. Alors apparaît la croyance inconsciente selon laquelle l’ego possède le contrôle. Mais malgré toutes ses gesticulations, ses efforts, ses luttes, ses triomphes et ses défaites, l’ego n’a jamais eu de contrôle sur la Vie. La Vie se manifeste d’elle-même et à elle-même, (texte) la Vie se vit elle-même sur la scène de l’espace-temps-causalité. La Vie s’éprouve elle-même dans le drame du monde, dans le jeu infini et exubérant de ses joies et dans les affres de ses peines. Quand la Joie immense apparaît, elle est. Intensément réelle, puis elle s’efface. Quand la souffrance apparaît, elle est aussi au moment même où elle est éprouvée, intensément réelle dans l’émotion qui la livre. Elle serait vouée à s’en aller sitôt accueillie, si la pensée ne s’en mêlait pas, brodait autour pour la faire durer. C’est pourquoi on peut dire que ce qui importe, ce ne sont pas tant les événements qui se manifestent, ils sont ce qu’ils sont et c’est tout, c’est l’attitude qui importe. Or l’attitude, c’est essentiellement l’Ouverture à ce qui est. L’univers tout entier soutient celui qui coïncide avec lui. Plus rien ne soutient celui qui, n’écoutant que lui-même, fait sécession, se bat contre ce qui est pour exiger ce qui selon lui devrait être. La lutte de l’ego est sans espoir, et c’est pourquoi elle produit immédiatement de la souffrance. Elle consiste à nier ce qui est au profit de la vision chimérique et hallucinatoire de ce qui devrait être, elle consiste à refuser ce qui est maintenant au profit de ce qui devrait être dans l’avenir. L’ego se nourrit avec des pensées qui font toujours écran. L’ego est dans le désamour du présent. Il rêve constamment d’un ailleurs et d’un autrement. L’ego est dans l’illusion et tant que l’ego est prévalent, tant qu’il est intensément actif, la vie est illusoire ; elle n’est pas aimée, appréciée, goûtée pour ce qu’elle est, car seule la pensée de la vie est choyée, adulée, idolâtrée. L’ego n’aime pas la Vie, il ne regarde jamais en face, car il sait que s’il l’éprouvait dans sa Plénitude, s’en serait finit de lui et de ses limites. Il préfère donc vivoter dans les marges de l’existence, plutôt que d’embrasser la donation infinie de l’Être. Vivre enfin pleinement et délibérément en disant OUI à ce qui est, tel que cela est. L’ego est bon pour faire carrière dans l’existentialisme, car il peut y lire sa vérité ! Il peut se reconnaître dans sa nausée de l’existence. !! Il peut se reconnaître dans sa perpétuelle lutte pour la reconnaissance et son besoin compulsif de se prouver à lui-même qu’il existe !!!
Mais la vérité, c’est que tout ce qu’il produit est fictif et laisse un goût amer de néant. Toute investigation sérieuse posant la question « qu’est-ce que le moi ? » ne rencontrera que du vide. Il n’y a dans le moi qu’une pensée nombrilique et pas la moindre substance. L’ego existe-t-il s’y je n’y pense pas ? Non. L’Être peut-il se manifester sans la pensée ? Oui, c’est justement dans ce qui est inattendu, inconnu pour la pensée que le Réel peut apparaître. La pensée doit-elle être traitée comme un ennemi ? Non, mise à sa juste place, c’est un instrument magnifique, docile et qui, baignée dans l’expérience de l’Être peut être inspirée, divinement créative. Mais la pensée doit reconnaître ses limites. Elle n’est pas le démiurge de la réalité. Y a-t-il quelque chose comme une intelligence qui transcende la pensée ? Oui et cette intelligence est immédiatement disponible dans la Présence, car c’est d’elle que provient toute connaissance. La connaissance véritable est Être-connaissance (texte) et non savoir. Elle naît de la pure conscience, et non pas de la conscience relative propre aux trois états. (texte) Ce n’est pas vraiment un « état » (texte) au sens habituel, mais plutôt le statut de l’Être non-manifesté qui informe toute la Manifestation et la soutient.
---------------Peut-on dès
lors parler de connaissance de l’Être ? Il faut être très très prudent. Aucune
formulation concernant l’Être ne peut rigoureusement être « exacte ». Ce serait
contradictoire, car ce qui est sans forme et qui donne naissance à toutes formes
n’est emprisonné dans rien. Les mots qui parlent de l‘Être ne sont que des
boussoles. (texte) Sans plus. Ils ne font qu’indiquer une direction. La direction qui
pointe vers Soi. Cependant, comme l’avait compris Heidegger, le
langage a une grande souplesse quand il n’est pas
emprisonné dans le carcan d’un usage technique, quand, libéré de l’étroite cage
des concepts, il devient poétique.
Une image peut porter un feeling sensible et permettre à l’intelligence
de pressentir l’Inconnu. Ainsi de l’analogie (R) de l’océan. (texte) L’Englobant qui tout à
la fois contient et rassemble l’Absolu et le
relatif, est tel un océan. Il y a au fond l’eau qui ne bouge
pas, reste immuable, c’est l’Être pur. Il y a en surface, des vagues toujours en
mouvement dans la puissance du Temps, c’est
l’existence. Chaque vague s’élève, danse dans le vent et retombe. Quand elle est
encore la crête bouillonnante, elle peut s’imaginer pouvoir se distinguer de
l’océan. Ce qui n’est bien sûr qu’une
illusion, car la vague est faite de la même eau que l’océan. En réalité, il
n’y a jamais eu que l’océan. C’est la même substance qui danse en surface et qui
demeure immobile en profondeur. Le toujours
changeant, et cela qui ne change jamais sont Un. L’Être
joue le jeu de l’existence mais ne se départit jamais de son statut
éternel d’Être, (texte) même quand il joue le jeu
grisant du Devenir. Rien ne se produit jamais dans l’Être et tout arrive dans le
Devenir et cela simultanément. L’Être et le
Devenir ne sont qu’une seule et même réalité,
totalement dynamique et en même temps complètement insécable. Ce qui est bien
sûr
incompréhensible pour l’intellect conceptuel. A un moment, une fois l’ouverture
rendue possible, il ne peut rester que le Silence. L’embrasement de la
compréhension vient directement de l’Être.
* *
*
La distinction entre l’Être et l’existence a une pertinence et comme thématique, il s’agit bien de deux orientations philosophiques différentes. L’existentialisme est, il est vrai, est passé de mode. En cherchant à approfondir la subjectivité, il a pourtant produit des démarches originales. Une des plus fécondes, mais hélas négligée, est celle de Karl Jaspers. Ce qui est remarquable chez lui, c’est qu’il ne s’est pas resté dans les références occidentales. L’approche existentielle consiste pour Jaspers à chercher dans chaque philosophie l’expérience limite qui la caractérise. Pour le reste, nous avons vu que « l’existentialisme » d’un Sartre démontre à quel point l’intentionnalité est insuffisante pour comprendre la conscience et qu’il y a loin du subjectivisme à l’Être.
La Pensée de l’Être chez Heidegger est une tentative remarquable, mais qui laisse dans l’implicite la dimension spirituelle, elle reste psychologiquement trop limitée et se perd dans des obscurités impénétrables. Hannah Arendt raille Heidegger en disant qu’il s’est enfermé comme un renard dans son terrier, mais qu’il y est tout seul.
Ce qui est tout à fait fascinant, c’est de voir à quel point l’existentialisme, comme la Pensée de l’Être se rejoignent dans l’advaita-Vedanta. Il est regrettable que l’Université cultive encore un ethnocentrisme décidé. Elle verrait que ce qui a semblé n’être que des impasses, débouche ici en réalité sur de profondes perspectives qui mettent en cause la pensée elle-même, sans pour autant nier sa valeur.
* *
*
Questions:
1. L'existentialisme aurait-il encore un sens, si on lui retirait l'idée d'engagement politique?
2. Quelle relations pourrions-nous formuler entre l'existentialisme et la montée des tendances postmodernes?
3. L'existentialisme a-t-il une orientation nihiliste?
4. Pourquoi a-t-on discerné chez Heidegger une philosophie de l'écologie?
5. En toute rigueur, pourrait-on trouver chez Descartes une orientation "existentialiste" de la philosophie?
6. En quoi la pensée de l'Être nous interroge-t-elle sur les limites de la pensée?
7. Que signifie la formule la connaissance véritable est "être-connaissance"?
© Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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